1924

Rapport présenté devant le cinquième Congrès de l’lnternationale communiste le 7 juillet 1924. Procès-verbal du Congrès

Clara Zetkin

Le problème des intellectuels

7 juillet 1924

Le problème de l’intelligentsia, nous le voyons posé dans des dizaines de milliers de regards inquiets et avides, nous l’entendons dans le cri de détresse de dizaines de milliers d’hommes qui, confrontés aux difficultés de l’existence, ont perdu leur idéal, leur force d’âme et ne sont plus à même de comprendre que leur expérience et leurs souffrances personnelles s’insèrent dans un ensemble historique, ni d’en tirer l’énergie nécessaire pour vivre. Mais, à coté de cette détresse des intellectuels qui a provoqué une crise de l’intelligentsia, nous voyons apparaître un autre phénomène: l’agonie de la culture bourgeoise. La crise de l’intelligentsia est aussi la crise du travail intellectuel dans la société bourgeoise. Cette crise, nous en constatons l’existence dans tous les pays capitalistes. elle n’a certes pas partout la même gravité ni la même extension, mais elle est identique quant à sa signification historique et à son évolution. Nous la rencontrons également dans les Etats socialistes soviétiques parce que – si le capitalisme y a bien été politiquement terrassé – la transformation de la société vers le communisme n’en est qu’à ses débuts et ne se fait qu’au prix des pires difficultés.

Dans la société bourgeoise, le problème de l’intelligentsia s’avère être en dernier ressort une crise du travail intellectuel et de la culture elle-même. La société bourgeoise n’est plus en mesure de sauvegarder ni de développer sa propre culture. Et ainsi le problème de l’intelligentsia cesse d’être exclusivement celui des intellectuels ou de la société bourgeoise, il devient celui du prolétariat dont la mission historique est de permettre à toutes les forces productives et culturelles de briser les barrières que leur oppose le système en place. Si le prolétariat veut accomplir cette tache, il doit d’abord prendre clairement conscience des rapports existants entre les forces déterminantes du devenir historique.

La crise de l’intelligentsia et la crise du travail intellectuel sont symptomatiques de l’ébranlement profond et irrémédiable de l’économie capitaliste, de l’Etat et de la société dont cette économie constitue la base. La crise du travail intellectuel n’est pas seulement un signe annonciateur de la fin du capitalisme elle est partie intégrante de la crise générale qui secoue celui-ci. Dans les Etats soviétiques, elle est l’expression de l’écart qui existe encore entre le pouvoir politique conquis par le prolétariat et les transformations dans la production et la structure idéologique d’une société en marche vers le communisme. En gros, la crise du travail intellectuel et la crise de l’intelligentsia qui en découle indiquent qu’il existe une très forte tension entre le processus déjà très avancé d’ébranlement et de désagrégation du système bourgeois et le processus de création d’une production et d’une culture communistes.

L’intellectuel vit dans le système de production capitaliste

La crise de l’intelligentsia révèle que ce n’est pas l’opposition entre travail manuel et travail intellectuel qui détermine la situation économique et la position sociale des intellectuels. Nombreux sont ceux qui pensent que cette opposition est déterminante pour le sort des intellectuels et que la situation de classe du prolétariat en est une preuve, mais c’est une erreur. La différence sociale entre prolétaires et intellectuels vient de ce que le travail de ces derniers ne peut être effectué par la machine et qu’il nécessite une formation plus longue. Le travailleur intellectuel ne peut pas être "dressé" aussi rapidement que le travailleur manuel pour satisfaire aux nécessités de l’exploitation capitaliste.

Mais la différence sociale qui en découle est secondaire et provisoire. Elle passe à l’arrière-plan si l’on considère les éléments qui sont réellement à l’origine de l’opposition entre travail manuel et intellectuel. C’est l’antagonisme entre la propriété et l’être humain, entre le capital et le travail ou, en termes sociaux, entre riches et pauvres, entre exploiteurs et exploités, l’antagonisme qui a trouvé son expression historique classique dans l’opposition de classes entre la bourgeoisie et le prolétariat. La situation du travailleur ne résulte ni de son talent ni des connaissances et des capacités qu’il a acquises au cours d’un cycle de formation long et pénible, mais finalement de l’opposition entre capital et travail. L’intellectuel vit dans le système de production capitaliste, il est soumis à ses lois. De producteur de valeurs culturelles il s’est vu transformé soit en vendeur de "marchandises" comme le petit artisan, soit, comme le prolétaire, il se présente sur le marché en tant que "salarié" pour y vendre la seule marchandise dont il dispose: sa force de travail et trimer au service des capitalistes, au service de leur Etat, dans l’intérêt de la culture bourgeoise. Que l’intellectuel vende ses produits ou sa force de travail, il est soumis de toute façon aux lois du marché capitaliste. Dans le Manifeste communiste, Marx a déjà démontré de façon éclatante que le savant comme l’artiste ne sont plus aujourd’hui que des vendeurs de marchandises.

Contrairement à ce qu’imaginent la plupart du temps les intellectuels, leurs rapports économiques avec le capital ne les placent nullement en situation d’opposition insurmontable vis-à-vis du prolétariat et de liaison étroite avec la bourgeoisie sur le plan social. C’est exactement l’inverse. L’intellectuel est en réalité lié au prolétaire par son opposition au capital; il est irrémédiablement séparé de la bourgeoisie par son rôle de vendeur de ses produits ou de sa force de travail. Qu’il joue sur le marché l’un ou l’autre de ces rôles, de toute façon il est perdant, le grand capitaliste l’emportera sur lui. Le souci du pain quotidien l’asservit tout autant que le travail manuel asservit le prolétaire. L’exploitation, l’esclavage qu’il subit ne sont qu’un aspect particulier de l’exploitation et de l’asservissement de quelque travail que ce soit par le capital. C’est donc seulement en brisant la puissance du capital, en supprimant la propriété privée des moyens de production qui deviennent propriété collective qu’on pourra mettre fin à cet état de choses. Seule la révolution prolétarienne rendra sa liberté à l’intellectuel comme au travailleur manuel. Son intérêt supérieur exige qu’il lutte aux cotés du prolétariat pour en finir avec la production capitaliste et la domination de classe bourgeoise.

Les intellectuels, une couche sociale particulière

Les intellectuels se sentent en général fortement et étroitement solidaires de la société bourgeoise. Ceci s’explique par l’évolution qui en a fait une couche sociale particulière dont le représentant type est le spécialiste formé dans le cadre étroit de sa discipline, ce qui correspond aux conditions de la production capitaliste avec sa division du travail, et à la structure atomisée de la société bourgeoise avec la séparation des fonctions sociales. La constitution des intellectuels en une couche sociale est intimement liée au développement de la production capitaliste et de la société bourgeoise de classe. Aux origines de la production capitaliste, on trouve les découvertes de la science, de la technique et des grands navigateurs. Elle est impensable sans les inventions des savants et des techniciens, sans l’activité et les capacités gestionnaires des commerçants, sans l’audace des navigateurs. Mais de même que la science et la technique, la gestion et l’administration ont été des facteurs indispensables de la naissance du capitalisme, celui-ci a, en retour, exercé la plus grande influence sur le développement des sciences, en particulier des sciences naturelles. On peut pratiquement dire que la chimie est la science de la production capitaliste, car c’est grâce à cette dernière que la fantastique alchimie du Moyen Age s’est formée en une science révolutionnaire. Il en va de même de l’électrotechnique et d’autres disciplines techniques. La bourgeoisie n’a pas pu libérer la production des structures féodales sans la collaboration décisive des intellectuels.

Seulement elle avait également besoin d’eux pour atteindre ses objectifs d’hégémonie politique et sociale. Il lui a fallu leur aide pour pouvoir, sur la base des nouveaux rapports, transformer la superstructure idéologique de la société féodale pour en faire celle de la société bourgeoise. En tant que classe possédante, la bourgeoisie avait déjà pu accéder, dans le cadre du système féodal, à une culture qui dépassait celle des maîtres en place et lui a attaché étroitement les intellectuels. Ceux-ci sont devenus ses hérauts, ses pionniers dans sa lutte contre les modes de pensée de la société féodale et de ses castes privilégiées: l’Eglise, la noblesse et les monarques absolus. Les intellectuels ont forgé les armes nécessaires et s’en sont servis pour abattre ces pouvoirs. Leurs porte-parole se sont appuyés d’abord sur la Bible, sur les sciences et les arts de l’antiquité; plus tard, leur arme principale a été le rationalisme anglais et surtout la philosophie des Encyclopédistes. On trouvait des intellectuels à la tête de tous les mouvements réformateurs ou révolutionnaires qui ont transformé la société féodale en société bourgeoise. Ce sont aussi des intellectuels qui ont dirigé les plus importantes des sectes social-révolutionnaires et les grands mouvements paysans. La lutte des intellectuels a libéré les sciences, les arts et la culture des entraves du système féodal et les a arrachés au service des puissances en place pour les mettre au service de la bourgeoisie et de la société bourgeoise. L’art et la science ont été "laïcisés".

“Des travailleurs improductifs, des bouches inutiles”

La contribution des intellectuels au développement de l’économie capitaliste, à l’émancipation de la bourgeoisie et à la mise en place de sa domination a gagné en importance au fur et à mesure que celle-ci se renforçait grâce à la production capitaliste, que sa position dominante s’affermissait dans le cadre même de la société féodale et qu’elle accédait finalement au pouvoir par la lutte révolutionnaire. Les tâches des intellectuels et leur importance pour le développement de l’économie s’en sont trouvées accrues, mais simultanément on a vu se renforcer aussi les forces qui poussaient à la transformation de la superstructure idéologique, à la création de l’appareil politique dont la bourgeoisie avait besoin pour s’imposer et s’affirmer. Les intellectuels n’ont pas été seulement les organisateurs et les dirigeants de la production capitaliste, ils ont fourni aussi à l’Etat bourgeois et à ses organes le personnel nécessaire à la législation et l’administration dans tous les domaines et toutes les institutions ou s’exerçait le besoin de domination de la bourgeoisie sur les classes moins riches, voire pauvres, et tout particulièrement sur le prolétariat.

Toutefois, la récompense des intellectuels n’a pas été à la mesure de leur contribution historique à l’établissement de cette domination. La bourgeoisie a oublié en particulier que les créateurs du libéralisme et de la démocratie bourgeoise, grâce auxquels elle a leurré et enchaîné si longtemps les travailleurs, étaient des intellectuels. Elle ne s’est intéressée à eux que dans la mesure où ils étaient directement producteurs de plus-value. Les intellectuels qui exerçaient d’autres fonctions sociales étaient finalement considérés par la bourgeoisie comme des "travailleurs improductifs", des bouches inutiles. Les grands économistes de la bourgeoisie montante ont expliqué sans aucune ambiguïté que seul celui qui vit pour accroître le capital peut être considéré comme productif, mais non celui qui vit des revenus du capital. Adam Smith a déclaré par exemple: "Certaines catégories très considérées de la société fournissent tout aussi peu de travail productif que le personnel de maison". Et parmi ces catégories qu’il mettait sur le même plan que les gens de maison, il comptait: les princes régnants, les officiers de l’armée et de la marine, tout l’appareil militaire, les juristes, les médecins, d’autres intellectuels et finalement les chanteurs d’opéra, les acteurs, les écrivains, et les danseuses de ballets.

Dans cette optique, la bourgeoisie a donc regardé les travailleurs intellectuels avec mépris, comme une classe inférieure de consommateurs inutiles. C’est seulement lorsque la plus-value obtenue par l’exploitation du prolétariat a atteint un chiffre très élevé que la bourgeoisie s’est offert le luxe de jeter des miettes de sa richesse aux intellectuels improductifs, c’est-à-dire à ceux qui n’étaient pas directement engagés dans la production. L’expression historique de ce mépris de la bourgeoisie pour les intellectuels est la situation misérable de la plupart d’entre eux, alors qu’ils ont créé la superstructure idéologique de la société bourgeoise, l’idéologie dominante. Ils ont dû chercher protection auprès de petits souverains et ont été contraints d’accepter des emplois mal rémunérés, souvent aussi des emplois ecclésiastiques bien qu’ils fussent libres penseurs. Ils ont été réduits au rang de précepteurs et ont dû se réfugier dans les salons des dames de la noblesse. L’histoire de la bourgeoisie et de sa lutte contre l’aristocratie ou plus exactement l’histoire de ceux qui ont mené cette lutte en Angleterre, en France et en Allemagne, en fournit la preuve.

De ce flagrant mépris de leur travail, les intellectuels n'ont pas tiré les conséquences nécessaires. Ils n’ont pas eu l’impression d’être séparés de la bourgeoisie, mais d’en faire partie. Ils ont vécu dans l’illusion qu’exerçant une "profession libérale", ils représentaient une science "libre", un art "libre", une culture "libre". Et la plupart d’entre eux en sont resté là. Comment cela s’explique-t-il? A l’intérieur de l’intelligentsia s’est opérée une stratification sociale beaucoup plus significative que la classification utilisée habituellement, c’est-à-dire: employés de l’industrie privée, fonctionnaires de l’Etat et des services publics, professions libérales. La couche supérieure de l’intelligentsia était proche de la bourgeoisie ou en était issue. Grâce à sa situation de premier plan dans le procès de production, dans la vie politique ou dans divers domaines culturels, une minorité s’était "hissée" par le travail ou l’ambition jusqu’à la bourgeoisie, dont elle faisait désormais partie. Au-dessous de ces privilégiés, on trouvait une large couche d’intellectuels qui vivaient certes traditionnellement dans la tranquillité d’un monde petit-bourgeois, mais aussi en partageaient l’étroitesse tant sur le plan économique que culturel. Puis venait un troisième groupe de travailleurs intellectuels qui n’étaient favorisés ni par la chance, ni par leur étoile et qui se situaient à la frange du lumpenproletariat dans lequel ils disparaissaient très souvent. Car c’est là un trait caractéristique: lorsqu’un intellectuel n’arrive pas à se maintenir dans l’orbite de la bourgeoisie en occupant une situation supportable ou privilégiée, il ne tombe pas dans la plupart des cas dans les rangs du prolétariat, mais plonge dans le lumpenproletariat.

La situation privilégiée des intellectuels

Cependant, par comparaison avec les conditions de vie et la situation sociale de la classe ouvrière, on peut dire que l’intelligentsia jouissait d’une position privilégiée au sein de la société bourgeoise. En conséquence les intellectuels se sentaient séparés du prolétariat.

Mais cette position privilégiée de l’intelligentsia était tout à fait incompatible à la longue avec les intérêts de la bourgeoisie, c’est-à-dire la recherche du profit et de l’accumulation, la domination dans l’Etat et la société. Par nature, la bourgeoisie devait donc tendre à briser les privilèges de l’intelligentsia. Et elle les a brisés en équilibrant l’offre et la demande dans le domaine du travail intellectuel.

La situation privilégiée des intellectuels sur le plan social provenait en partie de ce que, longtemps après l’émancipation politique de la bourgeoisie, le développement de l’éducation et de la culture continuait à être freiné et entravé par des survivances du système féodal.

Le nombre des intellectuels dont disposait la bourgeoisie pour parvenir à ses fins dans les domaines de la production et du pouvoir était assez réduit. Elle avait besoin qu’un plus grand nombre de chercheurs et de techniciens consacrent leurs forces à l’essor de la production. Elle avait besoin d’une culture supérieure pour maintenir son commandement sur les esclaves intellectuels de l’Etat, dont la tâche consistait à fournir un fondement idéologique à son pouvoir. Il fallait donc qu’elle dispose d’un excédent de travailleurs intellectuels. C’est alors qu’elle a commencé à multiplier, à promouvoir les établissements d’enseignement supérieur et à améliorer même l’école primaire. Le résultat de cette politique a été une surproduction d’intellectuels ou plus exactement une surproduction relative. En effet, dans la mesure où les universités formaient plus de gens que la bourgeoisie n’en avait besoin pour réaliser ses objectifs de profit et de domination, il y avait bien surproduction; en revanche, il n’y en avait pas si l’on considère le problème sous l’angle de l’énorme besoin culturel des masses. La bourgeoisie disposait dès lors de l’armée de réserve nécessaire pour abaisser la rémunération des travailleurs intellectuels et aggraver leur situation. Elle a pleinement usé de ce moyen.

La classification sociale de l’intelligentsia dont j’ai parlé précédemment s’est alors accentuée, entre les trois groupes les différences se sont aggravées. Le nombre des travailleurs intellectuels qui participaient à l’existence brillante et au bien-être de la bourgeoisie a diminué relativement, même s’il croissait dans l’absolu. Il n’est pas possible d’établir statistiquement dans quelle mesure les rapports de grandeurs entre le deuxième et le troisième groupe se sont modifiés. Avant la guerre déjà, devant l’augmentation du nombre des intellectuels dans l’économie, l’Etat, etc., ces messieurs les réformistes, Bernstein en tête, ont conclu à la formation d’une « nouvelle classe moyenne » qui devait servir à la bourgeoisie de rempart contre le prolétariat. Selon cette théorie, de nombreux travailleurs intellectuels étaient appelés à gravir l’échelle sociale. Les statistiques n’ont pas permis de prouver l’exactitude de cette théorie. Le montant du traitement ou des revenus n’est pas un élément suffisant pour déterminer la situation sociale des diverses catégories d’intellectuels. Il faut également tenir compte du mode de vie habituel et des possibilités matérielles et culturelles que le revenu de son travail donne à l’intellectuel. Sous cet angle, on doit conclure à une aggravation de la situation de l’intelligentsia dans tous les domaines et dans les pays les plus divers. C’est alors que s’est trouvé posé le problème de l’intelligentsia.

Lutte de l’intellectuel contre la concurrence et l’émancipation des femmes

Il signifiait que la bourgeoisie n’était plus en mesure d’assurer aux travailleurs intellectuels une position correspondant au niveau de vie qui, en fonction de leur "rang", leur était assuré jusqu’alors. La première manifestation de masse caractéristique prouvant qu’un tel problème se posait dans la société bourgeoise a été la lutte acharnée et passionnée des intellectuels contre l’accès des femmes à l’enseignement supérieur et aux activités professionnelles. Que cachaient donc les platitudes idéologiques des professeurs, docteurs et autres "eurs" qui partaient en guerre contre l’émancipation des femmes? Essentiellement la peur de la concurrence.

La lutte pour la formation professionnelle et le travail des femmes a révélé deux choses: d’abord, l’incapacité de la bourgeoise à assurer aux intellectuels un revenu leur permettant de "tenir leur rang". Dans ces milieux, les familles ne pouvaient assurer l’existence matérielle des femmes ni leur donner un but, un idéal dans l’existence. Ensuite, la crainte des intellectuels de voir s’aggraver leur situation propre, si les femmes accédaient à l’enseignement supérieur et à la vie professionnelle. Les faits le prouvent. Dans la Russie des tsars par exemple, cette lutte n’a pas opposé – comme en Europe occidentale – les maris à leurs femmes, mais les générations, les pères aux fils, les tenants de l’ancienne idéologie du système féodal et despotique aux défenseurs de l’idéologie libérale de la société bourgeoise montante.

A l’heure actuelle, alors que la crise de l’intelligentsia a atteint une acuité insoupçonnée, la lutte contre le travail des femmes, qui s’était presque éteinte avant-guerre, s’est déchaînée de nouveau et non seulement chez les "vaincus" mais chez les soi-disant "vainqueurs", aux Etats-Unis, par exemple où la lutte pour l’égalité des femmes a remporté ses premières grandes victoires. On décèle actuellement dans certains milieux (professeurs, etc.) un courant assez fort contre l’élargissement du champ des activités féminines; on y propage le slogan suivant: "toute avance de la femme est un recul de l’homme."

Réformes et conciliation ou appel à la bonne volonté patronale

Mais il y a encore un autre phénomène de masse prouvant qu’un problème de l’intelligentsia se développe dans la société bourgeoise. Depuis 1880 environ, on voit apparaître une véritable épidémie de réformateurs sociaux de toutes nuances: socialistes de la chaire [1], réformateurs agraires, pacifistes, esthètes, néo-malthusiens, réformateurs sexuels, etc. Qu’est-ce qui caractérise ces courants? L’un de leurs points communs est la découverte soudaine qu’il existe un problème social et, se profilant derrière lui, la silhouette géante du prolétariat qui s’engage dans la lutte révolutionnaire. La position des intellectuels entre les classes, leur statut hybride entre les deux principales classes de la société qui se préparent au grand règlement de comptes entre travail et capital, fait surgir dans leurs rangs des apôtres de la réconciliation des classes. Ils invitent la bourgeoisie et le prolétariat à faire la paix; ceci est nouveau et caractéristique: jadis les réformateurs de la société – à quelques exceptions près – mettaient tous leurs espoirs dans la compréhension et le bon coeur des possédants et dirigeants.

Ces réformateurs refusent la lutte des classes et à fortiori la révolution. Ils attendent tout de la raison aussi bien de la part des bourgeois exploiteurs que des prolétaires exploités qui commencent à se rebeller. Il est intéressant de constater que c’est justement en Allemagne, pays de la "théorie", que les courants réformateurs, expressions du problème des intellectuels, trouvent leur formulation typique sous forme du "socialisme de la chaire" et de ses multiples variantes de caractère plus ou moins scientifique. En France, pays de la "politique", ils se traduisent par la mode de plus en plus répandue qui consiste pour les partis radicaux bourgeois à faire un peu dans le "social". On voit donc surgir des partis ou embryons de partis, qui se nomment démocrate-socialiste, radical-socialiste ou n’importe quoi d’autre, l’important est qu’il y ait le mot socialiste dans le titre.

Le plus brillant représentant de cette tendance en France était notre camarade Jaurès. Partant de là, il a évolué de façon logique jusqu’au socialisme sans toutefois se débarrasser totalement des vestiges de la démocratie bourgeoise, de l’idéologie bourgeoise. En Angleterre, l’expression classique des mouvements réformateurs liés au problème de l’intelligentsia est la Fabian Society [2] qui s’intitule socialisme constructif et est représentée aussi au sein du parti travailliste, en particulier par des intellectuels. Dans tous les pays capitalistes, les réformateurs sociaux issus de l’intelligentsia ont influencé l’aristocratie ouvrière et leurs idées ont trouvé leur prolongement le plus radical dans l’opportunisme et le réformisme du mouvement ouvrier.

Des réformateurs aux protagonistes de l’impérialisme

Quel que soit le programme des intellectuels saisis par la fièvre réformatrice, ils sont tous d’accord pour ne pas toucher aux fondements du système bourgeois, pour se refuser à supprimer la propriété privée et, par conséquent, la domination de classe et les antagonismes de classe qu’ils rêvent d’atténuer. Mais ces messieurs avaient besoin d’une base à partir de laquelle réaliser leurs réformes. Il existe une ligne directe entre les réformateurs sociaux et l’impérialisme. Le célèbre impérialiste anglais Cecil Rhodes a lancé la formule caractéristique: "l’impérialisme ou la révolution". De fait: les réformateurs bourgeois qui voulaient éviter la révolution, sans toutefois toucher au sacro-saint profit ou à la domination bourgeoise, ont dû chercher une autre base économique pour leurs réformes. Ils l’ont trouvée hors de leur patrie, dans l’exploitation des peuples coloniaux et semi-coloniaux qui, grâce au pillage sans scrupule et à l’asservissement inhumain des indigènes, rapportait d’énormes bénéfices sur lesquels les capitalistes prélevaient quelques miettes pour financer les rares concessions syndicales et réformes sociales qu’ils accordaient à leurs "compatriotes". Mais cette transformation des réformateurs sociaux en pionniers de l’impérialisme a eu un autre motif: le souci de leur propre existence. Nombre de travailleurs intellectuels ne trouvaient plus d’occupation rémunératrice dans leur pays, ne pouvaient plus y vivre selon leur "rang". Les colonies leur ont offert la perspective de carrières brillantes, de revenus élevés et assurés, d’aventures et de gloire. Dans ces conditions, il n’est pas surprenant que l’impérialisme ait trouvé parmi les intellectuels ses plus ardents protagonistes. Du veilleur de nuit au ministre, de l’instituteur de village au professeur d’université, de l’obscur reporter d’un quotidien au chercheur, tous ont découvert l’impérialisme et sont allés au "peuple" pour le propager.

De même que les intellectuels avaient jadis forgé l’idéologie bourgeoise, l’idéologie de l’Etat national, la nouvelle génération a fourni les chantres de l’impérialisme, les sophistes de théories raciales pseudo-scientifiques, qui justifiaient toutes les contradictions et les atrocités de la politique coloniale; des intellectuels se sont faits les propagandistes les plus fanatiques et les organisateurs de l’impérialisme, les défenseurs les plus cruels de l’exploitation et de l’asservissement dans les colonies et les semi-colonies. Des intellectuels ont montré que, s’agissant de piller et d’asservir les peuples coloniaux, ils savaient allier l’ignoble brutalité des conquistadores de l’époque de l’accumulation primitive du capital au raffinement de conquérants modernes et civilisés.

Les intellectuels sont avec les grands capitalistes de l’industrie et des finances les grands responsables de la course aux armements, de la guerre mondiale et de sa prolongation. S’il y a, aux côtés des grands bourgeois, aux côtés des traîtres réformistes, des gens couverts du sang répandu au cours des quatre années de massacre, ce sont bien les intellectuels qui ont prôné l’idée de la "plus grande patrie". En tant que pionniers de l’idée impérialiste, ils sont responsables de cette escroquerie, de cette duperie des masses qui a permis la course aux armements de toutes les nations dites civilisées. Ils ont développé cette fatale psychose des masses qui a permis de prolonger la guerre pendant des années.

L’expropriation de la petite et moyenne bourgeoisie et la paupérisation du prolétariat

La Némésis de l’histoire a voulu qu’aucune autre couche sociale n’ait été plus durement frappée par les conséquences de la guerre mondiale que celle des intellectuels, car aucune des puissances dont ils souhaitaient si ardemment le triomphe n’en est sortie victorieuse. Seule a été gagnante la grande bourgeoisie de tous les pays, les vaincus ont été en vérité les prolétaires et les petits-bourgeois, c’est-à-dire également les travailleurs intellectuels dans les pays vainqueurs comme dans les pays battus. Leur situation économique a été dès lors déterminée par la combinaison de deux facteurs: l’expropriation de la petite et moyenne bourgeoisie et la paupérisation du prolétariat.

La conjonction de ces deux facteurs a entraîné une sensible aggravation du sort des intellectuels. Leur situation est devenue une situation de détresse. Elle est caractérisée par l’absence de sécurité, l’instabilité de l’emploi et du revenu, de longues périodes de chômage, la baisse du salaire, sinon en chiffres absolus pour tous les pays et toutes les professions, mais en tous cas partout par rapport au coût de la vie, la nécessité de changer de profession et bien souvent d’abandonner celle à laquelle l’intellectuel s’est préparé pendant de nombreuses années, l’obligation de trouver un gagne-pain complémentaire, à l’usine, dans le commerce, sur un chantier, dans un café, bref dans n’importe quel domaine sauf celui du travail intellectuel, l’impossibilité d’élever ses enfants "selon son rang" et même de les nourrir convenablement, le glissement vers le prolétariat.

Il me faut souligner le caractère international de cette situation catastrophique de l’intelligentsia. Certes, elle est particulièrement pénible en Allemagne parce que les conséquences générales de la guerre y sont aggravées par les conséquences de la défaite. Mais rien n’est plus fallacieux que d’imaginer qu’elle est spécifique aux Etats vaincus. Les faits contredisent cette interprétation. En voilà déjà un: c’est justement en Allemagne que se sont d’abord manifestées les difficultés de l’intelligentsia et ce dès avant la guerre, à une époque où l’économie capitaliste était en plein essor et où le pouvoir politique était à l'apogée de sa puissance. Dès avant la guerre, de jeunes ingénieurs, des techniciens, des chimistes avaient un revenu inférieur à celui des travailleurs très qualifiés. Dès avant la guerre, il y avait un excédent important d’intellectuels et de semi-intellectuels qui n’avaient pas d’emploi ou tout au moins pas d’emploi stable et qui ne mangeaient pas à leur faim. Mais un autre fait s’élève encore contre une interprétation nationaliste de la misère des travailleurs intellectuels qu’utilisent les fascistes et les réformistes pour attiser les passions chauvines: la France compte parmi les vainqueurs et pourtant on y constate les mêmes phénomènes. Là aussi, les revenus des intellectuels ont considérablement diminué et sont très souvent inférieurs à ceux des prolétaires qualifiés. En Allemagne, on dénonce comme un méfait particulièrement scandaleux des forces capitalistes de l’Entente qui ont mis l’Allemagne en coupe réglée, l’apparition de "l’étudiant salarié", c’est-à-dire l’étudiant contraint pour pouvoir vivre d’exercer un travail manuel à côté de ses études. Cinquante-trois pour cent des étudiants de neuf universités étaient dans ce cas pendant le semestre d’hiver 1922-1923, soixante pour cent même selon d’autres sources. Mais quelle est la situation dans le pays qui encaisse les réparations et où une reprise relative s’est manifestée dans certains secteurs de la production? En France aussi il y a un nombre important et croissant d’étudiants qui travaillent comme balayeurs, garçons de café, garçons d’écurie aux abattoirs et même font concurrence aux ouvrières dans la confection pour dames, etc.

Il y a plus encore. La crise de l’intelligentsia existe aussi dans le plus grand et le plus riche de tous les pays vainqueurs, les Etats-Unis – certes sous une forme plus bénigne et dans d’autres conditions qu’en Europe. Elle a commencé à l’époque de la grande crise économique d’après guerre pour régresser pendant la période de haute conjoncture, mais de nombreux signes indiquent qu’elle n’est pas complètement terminée et qu’elle resurgit avec l’amorce de la nouvelle crise économique.

Au demeurant, il faut tenir compte des conditions particulières qui influent sur la crise de l’intelligentsia aux Etats-Unis. Les ingénieurs, techniciens, etc. sont en général intéressés aux bénéfices, si bien qu’en cas de chômage ils ont tout de même quelques ressources. La formation pour les professions dites supérieures se déroule suivant des schémas totalement différents de ceux qui ont cours dans les pays d’ancienne culture capitaliste. Les universités ne sont pas un monopole d’Etat et l’accès n’en est pas réservé à des castes privilégiées, on y entre plus facilement que chez nous, l’enseignement y est organisé autrement, il permet de concilier travail manuel et travail intellectuel et d’interrompre provisoirement ses études pour se livrer à une autre activité. Bref, la formation "supérieure" est conçue de façon moins étroite. Dans les entreprises, on ne constate pas de séparation stricte entre travail intellectuel et travail manuel. Au contraire, les intellectuels sont en général aptes à effectuer un travail manuel et c’est pourquoi aux Etats-Unis, le passage d’une de ces deux activités à l’autre est relativement facile.

Enfin, il faut tenir compte de la conception qu’ont les Américains du travail en général: pour eux, il sert essentiellement à gagner de l’argent, sa nature est secondaire. C’est pourquoi, en Amérique – contrairement à la conception qui prévaut en Europe – le fait qu’un intellectuel exerce provisoirement un travail manuel n’est nullement ressenti comme un déclassement sur le plan social, à condition qu’il puisse en vivre.

En Amérique centrale et en Amérique du Sud, l’aggravation de la situation des intellectuels se traduit par une lutte croissante contre la concurrence des Européens immigrés possédant une formation scientifique et technique. Les conditions d’immigration sont de plus en plus difficiles. Nous sommes donc fondés à affirmer que la crise de l’intelligentsia est un phénomène propre à tous les pays capitalistes. C’est en Angleterre qu’elle semble sévir le moins, bien que le nombre des "nouveaux pauvres" s’y soit considérablement accru. Mais l’exploitation des colonies constitue un soutien pour l’économie capitaliste et les profits supplémentaires réalisés par la bourgeoisie anglaise dans les pays coloniaux ont bénéficié jusqu’à un certain point sous forme d’intérêts, etc., à la classe moyenne, permettant ainsi à certains intellectuels de survivre au plus fort de la crise. Pourtant, même en Angleterre, la situation des travailleurs intellectuels s’aggrave; il ne manque pas de gens qui sont au chômage ou n’ont que des emplois occasionnels – en particulier dans les secteurs de la production et du commerce – et l’écart entre les ressources et le coût de la vie se fait durement sentir.

Il ne m’est malheureusement pas possible aujourd’hui d’évoquer même succinctement le problème de l’intelligentsia dans les colonies. J’espère pouvoir le faire ultérieurement.

La politisation des intellectuels et le fascisme

La crise de l’intelligentsia a entraîné la politisation des intellectuels. Celle-ci est le résultat de la forte politisation de la petite bourgeoisie à laquelle on assiste actuellement dans tous les pays capitalistes et qui atteint un degré inconnu jusqu’ici. Les intellectuels abandonnent le terrain des réformes sociales pour aborder celui de la lutte politique. Ils ne comptent plus sur l’attitude compréhensive de la bourgeoisie pour aboutir à la transformation des conditions sociales, mais sur la pression de la lutte politique, sur la conquête de pouvoir et, le cas échéant, sur l’édification de la dictature.

La plus forte expression de la politisation des intellectuels est le fascisme. Non seulement ils le soutiennent massivement dans tous les pays, mais ils sont les principaux créateurs de son idéologie, qui prolonge l’idéologie impérialiste rajeunie et agrémentée d’ingrédients nationalistes et sociaux.

L’impact du fascisme sur le plan social est lié à la paupérisation croissante qui frappe de très larges masses de petits bourgeois et d’intellectuels. Son programme est varié et séduisant, mais sa réalisation ne résoudra aucune des contradictions sociales et économiques qui l’habitent, car lui aussi désire conserver les racines des contradictions sociales: la propriété privée des moyens de production et par conséquent le règne de l’exploitation capitaliste.

A l’heure actuelle, la bourgeoisie ne peut pratiquement aller guère plus loin dans l’exploitation et l’expropriation économiques de la petite et moyenne bourgeoisie, mais sous la forme du fascisme elle peut désormais les exploiter sur le plan politique. Elle utilise conjointement la force illégale du fascisme et les moyens légaux dont elle dispose, et serait éventuellement prête à accepter que le fascisme installe sa dictature et se constitue en pouvoir légal, à condition qu’il la protège contre le prolétariat. Ce seul fait suffit à montrer – et l’Italie en est la preuve – qu’il n’y a pas de différence fondamentale entre fascisme et capitalisme. Les intellectuels ont été les pionniers idéologiques de la société bourgeoise et ils l’ont également défendue les armes à la main. En tant que fascistes, ils constituent l’arrière-garde de la bourgeoisie, sans parler des réformistes dont une partie s’engage déjà sur la voie du fascisme.

La politisation de l’intelligentsia et le pacifisme bourgeois

Outre le fascisme, la politisation de l’intelligentsia a engendré un autre phénomène de masse: le pacifisme démocratique bourgeois. Il est, tout comme le fascisme, issu du mouvement réformateur. Toutefois il ne s’appuie pas sur une importante couche de la population, victime de la paupérisation mais sur des groupuscules isolés répartis dans tous les milieux, y compris dans la bourgeoisie; on y trouve des gens qui se meuvent à la périphérie des grands trusts, petits industriels, petits capitalistes du commerce, etc., puis des diplomates au rancart dont l’horizon, contrairement à celui des généraux, dépasse les limites d’une cour de caserne, de hauts fonctionnaires auxquels s’applique la même remarque, et finalement des gens issus de milieux catholiques, sensibles au caractère supranational de cette idéologie, et enfin les derniers tenants de l’aile libérale et pacifiste de l’ancienne génération d’intellectuels que les crimes de la guerre et l’incapacité du militarisme à résoudre les problèmes politiques consolent de la perte de leurs illusions et incitent à échanger des baisers de paix avec amis et ennemis héréditaires au cours de conférences internationales et de braves petits colloques. Ce pacifisme est bien bourgeois. Il persiste à croire à la force des sermons et des appels à la raison pour atteindre ses objectifs et il refuse la violence, la lutte, surtout la lutte de classe révolutionnaire du prolétariat et la lutte pour sa dictature.

Chaque jour apporte la preuve par l’absurde que cette idéologie s’arrête à mi-chemin. En voici un exemple: les pacifistes, on le sait, ne jurent que par la Société des Nations. Or qu’est-ce que la Société des Nations, sinon une caricature, un produit bâtard du pacifisme et de l’impérialisme, né de la phraséologie pacifiste et de la pratique impérialiste? Compte tenu de ses caractéristiques et de sa nature bourgeoise, il est évident que la vague de pacifisme démocratique sur laquelle certains bourgeois, et les réformistes avec eux, fondent tant d’espoirs est condamnée par son inconséquence à retomber. Elle finira comme le pacifisme lui-même. La phraséologie pacifiste et démocratique se soumettra au diktat impérialiste de la grande bourgeoisie et du capitalisme financier.

Le capitalisme: une entrave au développement des techniques, des sciences et des arts

La crise de l’intelligentsia est le symptôme d’un état de choses d’une grande importance historique. Elle dévoile la crise qui frappe le travail intellectuel en soi dans la société bourgeoise. L’une de ses caractéristiques les plus marquantes est la misère et même le délabrement des instituts de recherche. Dans tous les pays – à l’exception des Etats-Unis – retentit l’appel à l’aide des chercheurs: il faut remédier à la situation catastrophique de ces instituts. Les moyens disponibles ne permettent pas de couvrir les frais de fonctionnement, il ne saurait donc être question d’extension ni de perfectionnement. Les musées, les bibliothèques et les collections sont laissés à l’abandon, en premier lieu les instituts de recherche en sciences humaines, et – c’est caractéristique – les éditions scientifiques régressent également. Il s’agit là aussi d’un phénomène international. Un autre facteur apparaît: la surcharge de travail, l’impossibilité croissante où sont les chercheurs de se vouer librement à leurs études, sans occupation secondaire et sans soucis. Il y a de moins en moins de jeunes chercheurs et la sélection est plus mauvaise, car elle se fait uniquement selon des critères de fortune et non en fonction des capacités travail. Le professeur salarié [3] a fait son apparition, le professeur qui obtient son poste et ses titres par son mariage est un phénomène bien connu.

Sur ce point aussi on affirme que cette regrettable évolution n’existe qu’en Allemagne et qu’elle est consécutive à la défaite, mais les lamentations qu’on entend même en France et en Angleterre sur l’état catastrophique des instituts de recherche, notamment dans le domaine des sciences humaines, est bien la preuve du contraire. Ce recul de la recherche se répercute sur les universités, les écoles polytechniques, les écoles supérieures de tous genres et bien entendu sur la formation de la génération montante d’intellectuels.

Ces phénomènes sont symptomatiques de la décadence de la société bourgeoise. Ils mettent en lumière les conséquences de la propriété privée des moyens de production et de la domination de classe de la bourgeoisie fondée sur celle-ci. A une certaine époque, la production capitaliste a été une forme historique nécessaire du développement des forces productives sur le plan humain et matériel. A l’heure actuelle en revanche, le maintien des rapports de production capitaliste n’a plus pour effet de promouvoir le développement des techniques, des sciences et des arts, de la civilisation bourgeoise dans son ensemble, il est devenu pour eux une entrave et leur est très préjudiciable. C’est flagrant même dans le domaine où la recherche capitaliste du profit joue encore un certain rôle moteur: celui des techniques. Dès avant la guerre, on a pu constater que le capitalisme en freinait le développement, ce phénomène étant en particulier lié à la concurrence que se livrent les firmes géantes et les trusts.

On sait pertinemment que, dans tous les pays capitalistes d’Europe aussi bien qu’aux Etats-Unis, les grands trusts achètent souvent des brevets et des inventions, non pas pour les exploiter, mais pour empêcher leurs concurrents de le faire. Eux-mêmes estiment pour une raison ou une autre qu’il n’est pas rentable de les exploiter. Cette attitude met en lumière l’opposition insurmontable qui existe dans le système bourgeois entre les intérêts de la société et ceux du capital. La première est intéressée avant tout à une amélioration, un allégement des conditions de travail et une augmentation du rendement, mais dès lors que les intérêts privés de quelques puissants capitalistes s’y opposent, les tentatives pour développer des processus plus rationnels et plus rentables n’arrivent pas à s’imposer. Qui sait combien d’inventeurs et de chercheurs géniaux meurent sans que le fruit de leur recherche et de leur travail ait enrichi l’héritage culturel de la société, sans qu’il ait même été connu ? Des découvertes de grande portée pour la santé et la protection des travailleurs, pour l’hygiène de la collectivité restent inexploitées si leur réalisation pratique ne présente pas un haut degré de rentabilité ou va même jusqu’à coûter de l’argent. Dans le système capitaliste, la vie humaine est bon marché !

Les sciences et, en particulier, les sciences de la nature sont devenues en réalité des servantes de la technique. Le professeur parisien Janet [4] a eu une belle formule pour caractériser cette évolution. Dans une lettre qu’il a publiée pour protester contre l’abandon de la recherche, il écrit: "L’usine se dresse au-dessus du Parthénon et menace de l’écraser."

Voici une autre conséquence de la domination du capital et de la chasse au profit: la recherche scientifique se scinde en petits secteurs isolés et il est de plus en plus rare de voir s’effectuer un travail de coordination et de synthèse couvrant un vaste secteur. Le mot du chimiste Berthollet [5] caractérise cet état de choses: "Avec moi meurt le dernier chimiste." En tant que non-spécialiste, j’ignore s’il s’est trouvé quelqu’un après lui pour démentir cette affirmation. Bien sûr les résultats des recherches particulières sont immenses, mais tous les secteurs souffrent de cette absence de coordination et de synthèse.

Un autre trait mérite d’être mentionné. Les sciences et les techniques axent tous leurs efforts sur trois domaines principaux qui ne concernent pas la vie, mais la mort: la fabrication de gaz toxiques pour la guerre, l’aéronautique militaire et la construction de sous-marins, de torpilleurs et de contre-torpilleurs. Cela caractérise de façon très éloquente ce que la société bourgeoise entend par développement de "la science pour la science" dont elle parle tant.

La culture bourgeoise devient caricature

Les sciences humaines sont nettement désavantagées par rapport aux sciences de la nature. En France, pays d’élection des sciences humaines et de la culture, on assiste à la même évolution. Grâce à sa victoire, ce pays de rentiers et de banquiers est en train de se transformer en pays industriel. Depuis que l’impérialisme est arrivé au pouvoir et que l’industrie lourde prend de l’essor, il est patent qu’on favorise les sciences de la nature et leurs applications techniques. Les grands noms de la science française comme Aulard et Luchaire [6], etc., constatent à regret un désintérêt croissant pour les sciences abstraites. Dans ce domaine, on assiste en France à la même évolution qu’en Allemagne après la guerre de 1870. Cette désaffection pour les sciences humaines pourrait paraître assez surprenante puisque la société bourgeoise a besoin dans ce domaine d’intellectuels qui constituent une sorte de troupe de protection scientifique destinée à défendre son système et son Etat. Mais la bourgeoisie sent sa domination de classe à tel point ébranlée qu’actuellement les matraques et les mitraillettes lui inspirent plus confiance que les prestations professorales.

Malgré d’étonnants progrès en tel et tel domaine particulier, la civilisation bourgeoise est actuellement incapable de réunir en une synthèse organique les conquêtes des sciences naturelles et humaines pour en tirer une conception du monde liée à la vie et qui se transforme en énergie sociale. Lorsque la science risque un regard au-delà des barrières étroites de la recherche spécialisée, elle est horrifiée de ne voir que le vide et ne trouve d’autre issue que de se cramponner à un relativisme résigné ou cynique, ou encore de s’aventurer sur les sables mouvants du mysticisme.

Tant que la bourgeoisie était une classe révolutionnaire en plein essor, elle cherchait le sens de son existence historique dans une conception du monde globale, dans une grande philosophie. Actuellement la science bourgeoise est incapable de développer une pensée philosophique. Ce qu’elle offre n’est qu’une froide et sèche imitation des systèmes de la philosophie classique, un éclectisme fait de pièces et de morceaux, sans élan ni grandeur, une philosophie de salon, une mode littéraire pour snobs. La bourgeoisie n’a plus de conception du monde homogène et globale qui lui permette de justifier vis-à-vis d’elle-même – ne parlons pas du prolétariat – sa position de classe dominante et de guide vers une civilisation plus avancée. La bourgeoisie n’a plus la foi et elle a perdu le droit de savoir, car ce savoir serait si écrasant pour elle qu’elle ne pourrait supporter de voir son vrai visage dans le miroir de quelque philosophie que ce soit. Elle remplace l’ancienne philosophie par un ersatz de religion, une caricature d’idéologies empruntées à des civilisations disparues ou condamnées.

Ce sont les intellectuels qui ressentent le plus vivement la décadence de la culture bourgeoise et ses conséquences. Comme rien ne constitue plus pour eux une incitation à penser, à espérer, à agir, ils se réfugient dans les profondeurs obscures du passé, du mysticisme, du bouddhisme, etc., dans la pénombre de ces zones limitrophes entre conscience et inconscient, sensations et connaissance, rêve et éveil, science et charlatanisme comme la théosophie, le spiritisme, etc., ou manifestent leur refus de la civilisation bourgeoise en constituant, à la campagne ou sur une île [7], des colonies qui ressemblent plus ou moins à des sectes.

Le pseudo-art devient un commerce

L’art est soumis à la même évolution. Il n’est plus l’expression sur le plan artistique de grands sentiments ou de grandes expériences collectives, c’est-à-dire un instrument efficace d’éducation populaire. Il est devenu un commerce, une entreprise capitaliste qui doit rapporter de gros intérêts; le peintre, le dessinateur doivent produire en fonction de la demande. Le poète, l’écrivain doivent tenir compte du marché et de la clientèle de leur éditeur. Et il en est ainsi dans tous les domaines de la création artistique.

On assiste à la naissance d’un pseudo-art devenu une entreprise capitaliste rentable, et la société bourgeoise fait naître les producteurs de ce pseudo-art. Elle attire des incapables en leur faisant miroiter la position privilégiée d’un petit nombre d’individus, et la recherche du profit fait surgir des instituts de formation artistique dont les portes sont ouvertes à tous, qu’ils aient ou non du talent. Par la faim, elle contraint des créateurs doués à se mettre au service du mauvais goût et de l’inculture. Mais elle engendre simultanément les acheteurs de ce pseudo-art en la personne de parvenus blasés et jouisseurs, tandis qu’elle développe par ailleurs l’absence de culture des larges masses. Elle produit l’exploiteur capitaliste qui vole aussi bien les artistes – ou ceux qui se font passer pour tels – que les consommateurs. Le pseudo-art le plus rentable dans tous les pays capitalistes est la pornographie, qu’elle soit dessinée, peinte, sculptée, parlée ou chantée. Le capitaliste exploite l’artiste et le prolétaire avec la même absence de scrupules et il vend de fausses valeurs artistiques avec le même sourire cynique que le fabricant de produits alimentaires qui "refile" à ses clients un ersatz sans valeur nutritive, voire nocif.

Voici un exemple pour vous montrer à quel point l’art a peu de liens avec la vie et les sentiments de la collectivité. La guerre a été une expérience épouvantable, la pire de toutes pour la plupart des gens. Or, dans aucun domaine artistique, dans aucun pays, cette expérience n’a donné naissance à une œuvre qu’on puisse qualifier de monument. Certes, Le Feu de Barbusse est bouleversant, La Nuit de Martinet aussi. Mais ni l’une ni l’autre de ces oeuvres n’appréhende de façon vivante et dans toute son horreur la signification et l’absurdité historique du génocide impérialiste. Un seul document possède une véritable grandeur sur le plan de l’histoire mondiale, mais il n’est ni du domaine de l’art, ni de celui de la science, il est politique: c’est la révolution prolétarienne russe. Elle est l’oeuvre collective de millions d’hommes, elle exprime leur désir de liberté et de culture, elle est remplie de leur foi en l’idéal communiste et c’est pourquoi, dans ces jours sombres, elle porte la promesse d’un avenir lumineux.

De même que la bourgeoisie n’a plus d’idéologie directrice tournée vers l’avenir, l’art de la société bourgeoise ne saurait être source de vie et d’énergie. Les artistes cherchent fiévreusement à compenser l’absence d’une grande idée par des formes et des styles nouveaux. Mais il ne suffit pas d’avoir l’esprit subtil pour inventer des formes capables d’unir l’art aux masses, à l’ensemble des travailleurs. Les formes artistiques neuves et convaincantes naissent d’idées neuves. Ce sont tous ces tâtonnements à la recherche de formes et de styles nouveaux qui ont conduit à la désagrégation de l’art bourgeois. Et celle-ci n’est que le reflet de la décomposition de l’idéologie et de la culture bourgeoises. Formes et styles se succèdent selon la mode, rien n’est satisfaisant, l’oeuvre d’art est absente. Il manque le contenu qui en ferait un événement artistique. Les artistes sentent que les masses rejettent l’art de la période écoulée. Ils s’efforcent de rétablir un lien organique entre l’art et la vie. Pour y parvenir, ils ont recours dans le futurisme, l’expressionnisme, etc., à des formes du passé, en oubliant que celles-ci étaient des symboles, les moyens d’expression d’une idéologie ancienne et de caractère magique qui constituait un lien entre des communautés et dont le sens était accessible à tous. Mais à notre époque individualiste, ces formes ne sont pas comprises et il est inévitable qu’elles séparent davantage encore l’art du public. Celui-ci les ressent comme des enfantillages, l’expression de l’humeur de l’artiste ou de son incapacité.

L’école bourgeoise est destinée au dressage, non à l’éducation

Il est un domaine dont la décadence est particulièrement caractéristique de l’état actuel de la culture bourgeoise, un domaine dans lequel devrait se faire la synthèse des conquêtes de la science, de la technique et de l’art, bref de toute la culture pour qu’elle soit transmissible à tous, c’est celui de l’éducation. La pédagogie en tant que science a fait d’immenses progrès. Elle s’appuie sur les découvertes fondamentales des sciences naturelles et humaines, elle sait combien l’art peut l’aider à éduquer les hommes. Le système bourgeois est hostile à toute mise en pratique d’une pédagogie fondamentalement nouvelle. Pour lui, l’éducation est placée sous le signe de la lutte de classe entre le prolétariat et la bourgeoisie. Son but n’est pas de former des hommes, mais de "dresser" les ressortissants des différentes classes sociales. Education populaire est synonyme d’éducation des pauvres. L’école est destinée au dressage, non à l’éducation. L’organisation scolaire, la formation et la rémunération des maîtres, les moyens d’enseignement: tout porte le sceau de l’antagonisme de classe. Et tout cela hypothèque gravement l’avenir. L’éducation ne contribue pas à l’épanouissement de dispositions naturelles, elle leur fait violence. Elle laisse inexploité l’immense potentiel intellectuel de la jeunesse, elle détruit une inestimable richesse culturelle. L’impéritie et le crime dans le domaine scolaire se retrouvent dans ce qu’il est convenu d’appeler l’éducation populaire, qu’elle soit organisée et financée par l’Etat bourgeois ou l’oeuvre "d’hommes de bonne volonté" qui s’imaginent qu’avec quelques bribes de culture bourgeoise, ils pourraient combler l’abîme qui sépare les classes et attirer ainsi les travailleurs hors du grand champ de bataille de la lutte de classe révolutionnaire pour les faire pénétrer dans le modeste jardin d’une culture de pasteurs et de maîtres d’école. Le déclin de l’éducation populaire débouche sur la corruption de la presse capitaliste, qui est un des signes les plus repoussants de la décomposition de la culture bourgeoise .

L’alliance entre les intellectuels et le prolétariat révolutionnaire

La société bourgeoise a perdu tout droit à l’existence. Telle est la signification historique de l’état de choses que je viens d’esquisser. En déniant le droit de vivre à des dizaines de milliers de travailleurs intellectuels, elle nie son rôle qui est de promouvoir la vie culturelle, de réaliser et de protéger le progrès social. Le voilà bien, le grand mensonge de la société bourgeoise et des intellectuels lorsqu’ils affirment que la science et l’art, que toute la culture trouve en soi sa propre fin. La société bourgeoise a besoin de ce mensonge, pour se cacher à elle-même son hideuse réalité, résultat de la recherche du profit. Mais les intellectuels aussi ont besoin de ce mensonge pour oublier les contradictions criantes de leur existence: contradiction bien sûr entre leurs désirs, leurs connaissances, leurs capacités et leur situation misérable, leur aliénation; mais contradiction énorme, et non moins grave, entre leur idéal de formation et d’activité professionnelle d’un côté, et de l’autre la finalité et les résultats de leur travail, comparés aux possibilités et aux nécessités sociales.

On pourrait penser que les travailleurs intellectuels tireraient de cet état de choses les conclusions qui s’imposent et la force de lutter passionnément contre la société bourgeoise afin qu’en aidant à libérer le travail intellectuel et le travail tout court des chaînes du capitalisme, ils soient eux aussi délivrés de leurs souffrances physiques et morales. Or nous assistons au phénomène inverse. Les intellectuels ne veulent pas comprendre ce qui constituerait le début de leur émancipation. Ils rejettent sans appel ces conclusions et se refusent à apprécier correctement la tâche révolutionnaire du prolétariat aux côtés duquel ils doivent lutter. Leur position vis-à-vis du prolétariat est aussi ambiguë que leur position sociale. Ceux qui sont en haut de l’échelle jouent aux seigneurs et jettent un regard condescendant sur le troupeau misérable et exploité des prolétaires. Ils n’ont que haine pour le prolétariat en révolte, cet ennemi, ce "barbare", dont le "poing brutal" menace d’anéantir la science et l’art.

La large couche de travailleurs intellectuels qui vivaient encore récemment en moyens et petits-bourgeois et sont maintenant précipités dans l’abîme d’une existence prolétarienne commencent à soupçonner qu’il existe une relation entre leur asservissement et la puissance des possédants et que leurs intérêts et ceux de la grande bourgeoisie exploiteuse sont incompatibles. Mais c’est avec force hésitations et à contrecoeur qu’ils parviennent à ces conclusions. Trop nombreux sont ceux qui nourrissent encore l’illusion d’être une caste à part, privilégiée, qui n’a rien de commun avec le prolétariat. Bien qu’encore divisés et déchirés intérieurement, les intellectuels de la couche intermédiaire sont de plus en plus poussés dans le camp de la révolution. Nul doute qu’ils n’abandonnent plus d’une fois les rangs des combattants et pourtant nous ne devons pas mépriser et repousser leur alliance.

Les rapports du prolétariat vis-à-vis des intellectuels ne sont pas non plus homogènes. Le prolétaire hait l’intellectuel à l’usine parce que celui-ci est chargé de le commander et de le surveiller, de fixer les cadences; il le hait dans l’Etat parce qu’il est gendarme, sbire ou juge. Il l’admire par ailleurs pour sa supériorité intellectuelle, son savoir, sa facilité de parole, ses "belles" manières. Simultanément, il arrive souvent que le prolétaire méprise l’intellectuel parce que c’est un homme qui, grâce à son savoir et à ses capacités, pourrait combattre victorieusement le capitaliste, mais qui renonce à la lutte par lâcheté et vanité.

La position de l’lnternationale communiste vis-à-vis des intellectuels qui souffrent est celle d’un "grand tribun populaire" qui, fidèle et inébranlable, défend contre la grande bourgeoisie toutes les couches exploitées et opprimées. Elle reconnaît en outre l’importance que peuvent avoir les intellectuels comme alliés du prolétariat dans la lutte pour le pouvoir, importance que nous ne devons d’ailleurs pas surestimer. Etant donné la psychologie, la position de classe des intellectuels, nous savons bien que, dans leur ensemble, ils ne seront pas les champions, les troupes d’élites de la révolution, comme ils ont été ceux de la bourgeoisie. Ils ne constitueront jamais l’avant-garde des masses travailleuses. Pourtant nous ne devons pas sous-estimer leur alliance. Ils peuvent nous être utiles; non seulement en raison de leur nombre, mais surtout en raison de l’influence considérable qu’ils exercent sur de larges couches non prolétariennes, en particulier sur les paysans, la petite bourgeoisie urbaine, etc. Ils peuvent être importants pour la lutte révolutionnaire à cause des fonctions qu’ils occupent dans la production et l’Etat. Que de plus grandes masses d’intellectuels se rallient à nous dans la lutte pour le pouvoir, et des organisations contre-révolutionnaires telles que la "Technische Nothilfe" [8], etc., seraient impossibles. Que ces masses soient convaincues que la défaite de la bourgeoisie, la conquête du pouvoir politique et l’édification de la dictature du prolétariat sont pour elles synonymes de libération, et tout l’appareil du pouvoir dirigé contre le prolétariat est grippé. Les intellectuels peuvent jouer un rôle primordial dans la désagrégation de l’Etat capitaliste .

Nous autres communistes, nous devons porter nos regards au-delà de l’actualité immédiate. Dans l’allié d’aujourd’hui pour la conquête du pouvoir, nous devons déjà reconnaître et tenter de conquérir l’allié potentiel de demain; car il sera alors de la plus haute importance pour le maintien et le développement de la production que les scientifiques et les techniciens soient présents en nombre suffisant. C’est ce que la Révolution russe nous a enseigné. Mais il nous faut tenir compte d’un autre facteur plus important encore. Lorsque nous aurons conquis le pouvoir, il ne suffira pas de maintenir la production actuelle, il faudra la transformer dans le sens du communisme. Mais plus il restera de vestiges capitalistes sous la dictature du prolétariat, plus cette transformation sera difficile. Elle ne pourra se faire que dans la mesure où ceux qui en sont chargés seront pénétrés de l’esprit du communisme. L’économie aura un autre but et un autre contenu si elle n’est plus axée sur le profit capitaliste, mais sur la satisfaction des besoins dans l’esprit du communisme.

Les intellectuels communistes doivent édifier une nouvelle superstructure

Ceci montre bien à quel point les idées communistes sont importantes, décisives, car seule la conception communiste du monde peut fournir une base correcte pour la transformation de l’économie. Malgré les concessions qu’il faudra peut-être faire au capitalisme encore en place, l’essentiel sera de garder le cap sur le grand objectif du communisme. L’intellectuel prêt à soutenir le prolétariat dans son œuvre de construction et de transformation pendant la période de transition sera précieux dans les pays qui souffrent d’une relative absence de richesses naturelles, comme l’Allemagne, par exemple, ou encore dans les pays à dominante agraire, bloqués et isolés par leurs voisins capitalistes.

Mais le problème qui nous occupe est d’une plus grande portée. Le communisme ne se propose pas seulement de créer une nouvelle production, il veut édifier sur la base de celle-ci une nouvelle superstructure idéologique. En transformant les rapports entre les hommes à l’intérieur de la production, il doit aussi les modifier fondamentalement dans l’ensemble de la superstructure idéologique. Cela implique que toutes les mentalités, les relations interpersonnelles soient transformées, que l’esprit du communisme se manifeste dans toute l’idéologie. Or cette tâche soulève le problème dont j’ai parlé tout à l’heure: celui du rapport entre les forces fondamentales du devenir historique, des échanges entre superstructure et rapports de production. Cette superstructure ne peut être édifiée dans le sens du communisme que dans la mesure où elle sera façonnée par une conception du monde neuve et clairement définie. Imaginer qu’une production qui passe du capitalisme au communisme engendrera automatiquement une nouvelle conception du monde et la superstructure idéologique correspondante n’a rien de marxiste. Il y aura interaction. L’évolution vers le communisme dans la superstructure de la société et dans la totalité d’une culture communiste nouvelle ne s’effectuera pas par une succession mécanique: production d’abord, idéologie ensuite, mais dans une simultanéité vivante, dans une interaction permanente entre la production et le monde des idées.

Le prolétariat qui lutte sous le drapeau du marxisme l’a compris et en a fait la ligne directrice de son action dans le domaine de l’organisation du pouvoir d’Etat et du droit, dans la mesure où la production trouve dans ce domaine son expression et son soutien. Sur ce plan, l’expression théorique et pratique la plus élaborée dont nous disposions à ce jour dans la ligne de pensée de Marx et d’Engels, c’est la théorie de l’Etat de Lénine et le système des Soviets. Toutefois, bien que le matérialisme historique de Marx et d’Engels nous ait fourni les bases permettant de transposer la lutte pour la nouvelle conception du monde dans les autres domaines, nous ne l’avons pas encore fait. Or c’est une nécessité. Certes, personne ne niera que la dissolution de l’idéologie bourgeoise traduit la dissolution de la production capitaliste. Personne ne niera non plus que les idées nouvelles ne se développent que sur la base d’une production complètement transformée. Mais la dissolution de l’idéologie bourgeoise et son remplacement par la conception du monde communiste ne peut se faire qu’au niveau de la superstructure existante. Et la nouvelle conception du monde ne pourra jouer un rôle agissant et créateur au sein de la superstructure idéologique, elle ne pourra se développer, devenir dominante et remplacer l’idéologie bourgeoise que dans une lutte incessante contre celle-ci. D’où l’importance considérable que nous devons accorder au développement et à l’efficacité de l’idéologie révolutionnaire après la conquête du pouvoir.

Les intellectuels communistes doivent engager un débat avec l’idéologie bourgeoise

La IIIème Internationale doit accomplir en ce domaine une tâche que la IIème Internationale a lamentablement négligée. Cette dernière s’est en effet refusée à engager un débat idéologique à grande échelle avec l’idéologie bourgeoise. Elle a considéré comme neutres de vastes secteurs de la vie culturelle. Elle a surtout renoncé au débat sur la religion en déclarant que celle-ci était une affaire privée. Quelles sont les conséquences de cette attitude? La IIème Internationale s’est imaginé que la destruction de la production capitaliste et l’établissement d’un mode de production communiste engendreraient fatalement, automatiquement une superstructure communiste et une idéologie communiste complètement élaborées. Elle a cru qu’une culture et une idéologie neuves allaient lui tomber du ciel un beau jour comme un fruit mûr. Elle a renoncé à contribuer à la maturation des hommes qui devaient recueillir ces fruits; elle a renoncé à accélérer le processus historique en développant l’idéologie. Les conséquences en ont été catastrophiques. L’idéologie bourgeoise a trouvé d’innombrables refuges dans les propres rangs de l’lnternationale, demeurant l’idéologie dominante, enlevant ainsi à la plus grande partie des adhérents social-démocrates la force intérieure, les connaissances théoriques qui pouvaient et devaient se transformer en volonté révolutionnaire, en activité révolutionnaire. La IIème Internationale s’est en outre privée de la force d’attraction qu’elle aurait pu exercer sur les couches d’intellectuels que leurs intérêts professionnels ou intellectuels ont mis en contradiction avec l’idéologie bourgeoise. Elle a empêché que le socialisme, en tant que conception du monde et de la société, ne devienne une force créatrice dans la vie des individus et des masses, c’est-à-dire une énergie sociale qui "transforme le monde". L’effondrement de la IIème Internationale au début de la guerre a constitué la capitulation patente de l’idéologie socialiste devant l’idéologie bourgeoise. L’histoire du réformisme depuis lors est simplement venue confirmer que la IIème Internationale a totalement renoncé à dépasser l’idéologie bourgeoise et à la remplacer par l’idéologie révolutionnaire du prolétariat.

Enseigner aux travailleurs intellectuels les principes du communisme

C’est ici que doit intervenir en toute clarté l’lnternationale communiste. Elle n’a pas le droit d’assister en simple spectatrice à la crise de la vie intellectuelle, de la culture bourgeoise. Elle doit donner à cette crise un contenu positif. Au processus anarchique et aveugle de destruction et pourrissement de la culture bourgeoise, il faut substituer une lutte énergique et consciente pour répandre la conception révolutionnaire du prolétariat. Cette tâche met en lumière combien il est important d’avoir les intellectuels pour alliés. Ils pourront être très précieux quand il s’agit de vaincre l’idéologie bourgeoise et de la remplacer par les idées communistes. Cette conviction doit nous inciter à en faire nos alliés dans la lutte pour la révolution prolétarienne. Mais pour y parvenir, nous devons combattre avec la plus grande énergie leur idéologie bourgeoise.

Il est primordial que nous commencions par enseigner aux travailleurs intellectuels les principes du communisme, c’est-à-dire le communisme en tant que conception globale du monde, sans la moindre concession à une quelconque idéologie bourgeoise. Nous devons leur montrer le communisme aussi bien en tant qu’idéologie de lutte révolutionnaire du prolétariat dans toute sa dureté et son intransigeance avec ses objectifs précis qu’en tant que théorie créatrice et constructive. Nous devons leur faire comprendre que le communisme doit détruire pour pouvoir construire. Nous devons leur faire prendre conscience que seul le communisme défend les intérêts des intellectuels et de la culture en supprimant la propriété privée des moyens de production et en brisant la domination de classe de la bourgeoisie. Mais il faut aussi que nous manifestions notre compréhension pour les difficultés des intellectuels et que nous soyons les loyaux défenseurs de celles de leurs revendications qui vont dans le sens de l’évolution historique. Ce faisant, nous devons montrer sans ambiguïté aucune que, dans l’état actuel du conflit entre les intérêts de l’intelligentsia et ceux de la grande bourgeoisie, on ne peut envisager ni des réformes profondes qui adouciraient la misère actuelle, ni, à fortiori, une solution à la crise de la culture dans le cadre du capitalisme. Cependant nous autres communistes devons rejeter très fermement toute politique corporative ou élitiste en faveur des intellectuels (exclusion des femmes, etc.). Une telle politique serait en contradiction totale avec l’esprit du communisme dont le but est de supprimer et de détruire castes et classes.

Pour notre action de propagande auprès des intellectuels, nous devons utiliser tous les antagonismes sociaux qui existent parmi eux, partir de leur attitude nationale en l’approfondissant et en leur montrant qu’actuellement le prolétariat révolutionnaire est la seule classe qui, unie et étroitement solidaire de par le monde, soit en mesure de pratiquer une politique vraiment nationale. Nous devons expliquer aux intellectuels pourquoi la question nationale ne saurait être réglée que dans le contexte de la lutte de classe révolutionnaire internationale, lorsque le prolétariat se constituera en nation en conquérant le pouvoir et en établissant sa dictature.

Le rôle des intellectuels et le rôle du parti communiste

La position fondamentale des partis communistes vis-à-vis des intellectuels en tant que couche s’établit sur cette base. L’action des communistes parmi les travailleurs intellectuels doit se limiter à gagner des compagnons de lutte pour les grandes actions politiques et éventuellement des alliés pour une action unitaire. Il faut empêcher à tout prix que les partis ne soient submergés par les intellectuels. Mais sur ce point, nous n’avons pas grand chose à redouter. Un afflux massif d’intellectuels dans les partis communistes en fausserait totalement le caractère, favoriserait et renforcerait les tendances à l’embourgeoisement et à l’opportunisme. Cela veut-il dire que nos partis doivent se fermer aux intellectuels ? Nullement! Mais seuls ceux qui ont vraiment fait leurs preuves doivent être acceptés. Nous devons être certains qu’ils ont effectivement arraché les barrières qui, dans leur esprit, les séparaient du prolétariat. Ceci suppose non seulement qu’ils reconnaissent et ressentent l’actuel martyre du prolétariat, mais encore qu’ils voient en lui, dans la perspective historique, un héros, un combattant révolutionnaire, le vainqueur du vieux monde et le constructeur d’un monde nouveau. S’il en est ainsi, nous pourrons être sûrs qu’ils participeront à toutes les luttes du prolétariat et aussi à toutes ses inévitables défaites avec une fidélité inébranlable. Nous n’encenserons pas les intellectuels qui adhèrent au parti communiste, nous ne leur témoignerons pas une admiration aveugle, mais nous ne pratiquerons pas non plus envers eux la politique des mains calleuses. Et ce qui est valable pour notre comportement avant la prise du pouvoir l’est d’autant plus pour la période qui lui succédera.

Pendant la lutte pour le pouvoir, le prolétariat aura mainte occasion de constater que les intellectuels sont en général des alliés hésitants et peu sûrs. Il leur arrivera souvent de rejoindre le camp contre-révolutionnaire jusqu’à ce que le combat du prolétariat soit victorieux et décisif. Après la conquête du pouvoir, nombreux seront les "communistes pragmatiques" et les "démocrates idéalistes" qui voudront rester "réalistes". Combien de temps ces compagnons nous resteront-ils fidèles? C’est une autre question. Nous devons nous attendre à voir des intellectuels déserter si le pouvoir prolétarien semble tant soit peu vaciller et il ne faudra pas en éprouver de déception. Pendant la difficile période de transition on trouvera parmi les intellectuels plus de "Realpolitiker" mesquins et parfois ridicules que de héros. Pourtant, quoi qu’il en soit, camarades, il ne nous est pas permis d’oublier ce que le prolétariat révolutionnaire doit à certains d’entre eux, ni qu’au cours de la révolution il se formera une équipe d’intellectuels conscients et loyaux. Ceux-ci rendront de précieux services au prolétariat non seulement en luttant et oeuvrant à ses côtés au mépris des dangers et des sacrifices, mais en servant d’exemples et de guides à des groupes nombreux d’intellectuels. Mais comme ce peut être le cas avant la prise du pouvoir, il n’est pas nécessaire pour autant que ces derniers adhèrent en grand nombre au parti; ceux d’entre eux qui veulent servir le prolétariat, le devenir historique, peuvent se regrouper dans des associations de sympathisants et y avoir une activité sociale (Secours Ouvrier, Secours Rouge International, Amis de la Russie nouvelle, Centre d’information sur les sciences et l’art russes, Union des écrivains prolétariens, etc.).

Le rôle des intellectuels sous le socialisme

Nous avons peu de précédents historiques quant à la façon dont s’établissent les relations entre prolétariat révolutionnaire et intellectuels après la conquête du pouvoir. Pendant la République des Conseils à Munich, on a vu au début beaucoup d’intellectuels se mettre bruyamment en avant et semer la confusion. Mais, lorsqu’elle fut écrasée, la plupart d’entre eux sont partis ou sont même passés à l’ennemi. N’oublions pas pour autant les intellectuels connus qui firent d’immenses sacrifices, qui végètent aujourd’hui encore dans les cachots [9], vivent en exil ou sont morts au combat. Deux d’entre eux ont combattu et sont morts pour la République des Conseils de Munich: Landauer, social-révolutionnaire utopiste, et Leviné, communiste conscient.

Pendant les 131 jours de son existence, la République hongroise des Conseils [10] a pu mesurer tous les aléas d’une alliance avec l’intelligentsia. La crise dont souffrait celle-ci avait son origine principale dans le "Diktat" de l’Entente [11] qui avait réduit la Hongrie "à ses frontières nationales naturelles" et sérieusement mutilé la monarchie. Dans la Hongrie des Habsbourg, la noblesse terrienne avait considéré l’Etat comme son fief et y avait installé ses fils plus ou moins "cultivés". Le nombre des intellectuels nobles dans la fonction publique était énorme. Ces messieurs attendaient du nouvel Etat à la superficie réduite qu’il les entretienne sur le même pied qu’auparavant. Sur ces problèmes sont venues se greffer les dissensions entre intellectuels nobles et intellectuels bourgeois, ces derniers ayant fait leur apparition en Hongrie avec l’essor du capitalisme. Ils étaient victimes de la crise économique qui s’aggravait de jour en jour. Les intellectuels hongrois commencèrent par jurer de leurs deux mains de travailler de toutes leurs forces au rétablissement des Habsbourg. Après la révolution, ils se sont ralliés au plus vite à la République de Karolyi [12] et finalement, après la mise en place de la République des Conseils, à celle-ci. Le nationalisme a été déterminant dans cette démarche. Ils espéraient que le nouveau régime rétablirait la Hongrie dans ses anciennes frontières. Il est très caractéristique que plus la République des Conseils semblait devoir durer, plus le nombre d’intellectuels ralliés augmentait, même parmi les officiers. Après sa chute, ils devinrent les accusateurs, les juges, les tortionnaires les plus vils et les plus cruels et les agitateurs les plus effrénés contre le prolétariat révolutionnaire. C’est de leurs rangs que sont issus les membres de l’association "Hongrois, réveille-toi" [13]. Mais ce sont aussi des intellectuels qui, à la tête de la République des Conseils, se sont fait les porte-drapeau des masses ouvrières et paysannes asservies et exploitées. Ils ont combattu, ils ont connu la faim, ils ont donné leur sang, ils sont morts, se faisant assassiner et massacrer pour elle dans des conditions atroces. D’autres sont encore en prison ou en exil. Ces intellectuels, dirigeants de la République hongroise des Conseils, sont parmi les champions les meilleurs et les plus loyaux de la révolution mondiale prolétarienne et de l’lnternationale communiste.

L’attitude de l’intelligentsia sous la dictature du prolétariat en URSS est naturellement beaucoup plus significative et instructive. En Russie soviétique la dictature du prolétariat a porté le premier coup décisif au noeud gordien du problème des intellectuels. Elle a créé le système des Soviets et a proclamé la propriété commune des moyens de production; elle a donc délivré tous les travailleurs, y compris les intellectuels, du joug des propriétaires et capitalistes et a posé le principe de leur indépendance économique et de leur liberté. Les chaînes sont tombées qui entravaient les intellectuels et le travail intellectuel lui-même dans le système bourgeois. Cependant, historiquement, tout changement fondamental commence par une difficile période de transition avec ses peines, ses renoncements et ses sacrifices pour tous. Elle comporte aussi des peines, des renoncements et des sacrifices pour les intellectuels. Dans la majorité des cas, leur idéologie bourgeoise prend le dessus. Ils ne voient pas clairement ce que la dictature du prolétariat leur a apporté, mais regrettent d’avoir perdu une position privilégiée qui, pour beaucoup, était pourtant plus illusoire que réelle.

Dans l’ancienne Russie, une partie de l’intelligentsia jouissait effectivement de certains privilèges en raison des conditions sociales et culturelles qu’on connaît. Ceux-ci allaient de pair avec le bâillonnement de la vie publique et intellectuelle par le tsarisme. Censure, prison, Sibérie, etc., étaient des notions inséparables du travail intellectuel dans tous les domaines. La majorité des intellectuels étaient donc des opposants, ce qui s’explique également par leurs origines: beaucoup d’entre eux venaient en effet de la petite bourgeoisie, de la noblesse pauvre ou du bas clergé. Ils ont pris la tête de la lutte contre le tsarisme et se sont fait les champions de l’impérialisme au profit de la bourgeoisie montante.

Mais c’est aussi de leurs rangs que sont issus les dirigeants de la démocratie petite-bourgeoise. Certains voyaient plus loin, au-delà de la révolution bourgeoise, ils visaient la révolution sociale. Les social-révolutionnaires, les mencheviks, etc., ont été partisans de la révolution sociale jusqu’au moment où le prolétariat, soutenu par les paysan pauvres, a pris les choses sérieusement en main et fait la révolution. Ils ont alors eux aussi rejoint le camp de la contre-révolution avec la majorité des intellectuels bourgeois. La plupart des travailleurs intellectuels ont commencé par saboter le système soviétique dans tous les domaines où leur travail était important. Ce sont eux qui ont transmis à la presse étrangère les mensonges et les calomnies antibolcheviques les plus pernicieux et les plus vils. En Russie même et dans les Etats capitalistes, ils se sont faits les agents et les espions de la contre-révolution. Le pouvoir soviétique s’est donc vu dans la nécessité de sévir et de ne pas se laisser aveugler par les slogans sur la liberté de l’art et de la science au point d’accorder la liberté politique de tout faire qui serait devenue la liberté de commettre des crimes. Il était en état de légitime défense et a dû agir fermement et sans faiblesse .

Le parti communiste doit former des intellectuels prolétaires

Il va de soi que l’attitude hostile de l’intelligentsia au lendemain de la prise du pouvoir a fortement influé sur les positions du prolétariat à son égard. Les masses ouvrières et paysannes nourrissaient encore contre "les hommes aux mains blanches" une vieille haine qui identifiait les intellectuels aux propriétaires terriens et aux bourgeois. Cette haine a été attisée par l’attitude hésitante ou hostile des premiers au début de la révolution, puis par la crainte de les voir profiter de leur supériorité intellectuelle pour se constituer en nouvelle caste dominante. Cette crainte s’est faite d’autant plus vive qu’en Russie le problème de l’intelligentsia est étroitement lié à celui du bureaucratisme et que parallèlement entre en ligne de compte la réalité de l’analphabétisme.

Il est donc compréhensible qu’on ait vu se développer, dans l’attitude du prolétariat vis-à-vis des intellectuels, des positions qui tendaient à s’écarter de la ligne communiste correcte. Elles consistent à voir dans les intellectuels une catégorie à part – on serait tenté de dire inférieure et dangereuse – qu’il faut écarter à la fois des cycles de formation et de la vie politique. Il est arrivé qu’on interdise à des intellectuels l’exercice de leur profession, qu’on les exclue du parti et qu’on refuse à leurs enfants l’accès à l’université, uniquement parce qu’ils étaient des intellectuels. Certes, c’étaient des cas isolés, mais significatifs d’une tendance. Cette attitude est en contradiction avec la politique générale du pouvoir soviétique vis-à-vis des intellectuels. Celui-ci ne se propose pas de les isoler, mais au contraire de les insérer dans le processus d’édification de la nouvelle société en fonction de leurs capacités et de leur formation.

Par ailleurs, pour éviter qu’ils puissent constituer une nouvelle classe dirigeante, il s’efforce d’élever le niveau intellectuel des masses et plus particulièrement de promouvoir une intelligentsia prolétarienne en lui facilitant au maximum l’accès aux cycles de formation et l’exercice de la profession. Certes, une telle intelligentsia disposant de la culture générale et des connaissances professionnelles nécessaires ne se crée pas du jour au lendemain. On peut craindre que des études trop intensives concentrées sur un laps de temps très court – surtout dans les conditions de vie actuelle et avec la somme de travail que requiert le parti – mènent au surmenage avec le risque d’épuiser et de détruire prématurément les précieuses forces intellectuelles des jeunes prolétaires. La politique d’éducation du gouvernement soviétique cherche à éviter ces dangers et d’autres de ce genre. Il sait pertinemment qu’un cloisonnement entre le prolétariat et les intellectuels est contraire au communisme. Celui-ci n’a pas pour but de créer de nouvelles castes, mais de supprimer castes et classes. D’ailleurs politiquement, enfermer les intellectuels dans un ghetto modernisé serait une faute, ce serait faire surgir en marge de notre société un groupe de mécontents, de saboteurs, d’ennemis oeuvrant dans l’ombre.

A propos de l’évaluation sociale et de la rémunération du travail

L’intégration de l’intelligentsia dans le processus d’édification du communisme soulève de graves problèmes, tels que l’évaluation sociale et la rémunération du travail intellectuel et manuel. Selon la conception communiste, chaque travail, s’il est utile et nécessaire à la société, peut prétendre à la même rémunération sociale. De ce point de vue, l’équilibre entre les revenus des intellectuels et ceux des prolétaires devrait être obtenu par une augmentation rapide et substantielle de la rémunération du travail manuel. Mais l’économie de transition est une économie d’austérité qui impose d’étroites limites tant à la rémunération des manuels qu’à celle des intellectuels.

Ces derniers en sont très mécontents. Il n’est pas rare de voir un travailleur intellectuel qui ne veut pas profiter de la NEP, gagner légèrement moins qu’un ouvrier qualifié. A mon avis, la politique des Etats soviétiques doit avoir pour but d’assurer à tous les travailleurs des conditions d’existence qui leur permettent d’avoir un minimum de rendement dans leur tâche. Simultanément, la situation des intellectuels ne doit pas évoluer vers un statut de Nepman de telle façon que le sentiment de justice et d’égalité du prolétariat en soit blessé.

Il faut faire comprendre aux intellectuels et aux prolétaires que la rémunération de leur travail dans les circonstances actuelle n’est nullement l’expression de l’évaluation sociale de celui-ci. Un salaire modeste peut très bien aller de pair avec la plus haute considération sociale. Compte tenu de l’actuelle situation historique, avec sa grandeur et ses difficultés, prolétaires et intellectuels devront renoncer à satisfaire un certain nombre de besoins, non seulement d’ordre culturel, mais aussi de première nécessité. Cela leur sera plus facile à supporter s’ils comprennent que c’est à eux de créer rapidement des richesses matérielles et culturelles en quantité suffisante.

C’est en collaborant avec énergie et dévouement à l’édification de la production et de la vie culturelle qu’ils se rendront maîtres de leur destin, garantiront aux futures générations une vie heureuse et confortable et auront la force, pour l’amour de l’avenir, de supporter le présent avec joie et fierté.

Priorité à l’élévation de la culture générale populaire

Un problème se pose, celui des priorités: faut-il favoriser l’éducation primaire générale, la formation professionnelle ou l’art et la science. A mon avis, la politique des Républiques soviétiques dans ce domaine est tout à fait correcte. Elle met nettement l’accent sur l’élévation de la culture générale populaire. La formation et la culture des masses les plus larges constitue la base essentielle de la formation professionnelle. Elle est aussi la garantie que la sélection au niveau de la formation professionnelle, des études scientifiques et artistiques se fait selon des critères d’aptitudes et non d’origine sociale ou autres. Elle a pour effet de supprimer les concepts de "gens cultivés" ou "incultes" qui séparent les travailleurs intellectuels des travailleurs manuels, et elle facilite le passage d’une profession à une autre. Elle crée la base nécessaire à l’essor des sciences et des arts et elle est essentielle pour que de larges masses deviennent capables en un premier temps de les comprendre et de les apprécier, puis en un second temps de participer au processus créateur.

Mais si nous voulons régler l’ensemble des problèmes posés par l’éducation populaire et créer une culture neuve de haut niveau, nous ne devons pas négliger un élément essentiel: l’éducation par et pour le travail communautaire. Elle contribuera au plus haut point à effacer l’opposition entre intellectuels et manuels. Elle leur fera comprendre qu’ils dépendent les uns des autres et doivent être unis par une indestructible solidarité. Elle leur permettra de passer d’une activité à l’autre, elle les amènera à se sentir solidaires de l’ensemble de la société. Malheureusement de nombreux obstacles se dressent sur la voie de l’éducation par et pour le travail communautaire en tant que méthode optima pour permettre à chacun de développer harmonieusement ses capacités et de les exercer dans tous les domaines. Elle est bien acceptée dans son principe, mais on manque de moyens et de matériel et surtout d’éducateurs et de maîtres capables de mener cette tâche à bien, sans parler des autres difficultés.

Marx : former des hommes nouveaux

Cet état de choses met en lumière à quel point Marx avait raison lorsqu’il disait dans sa polémique avec Stirner [14] que la réalisation du communisme demanderait des décennies. Il ne s’agissait pas seulement, disait-il, de créer des rapports sociaux nouveaux, mais aussi de former des hommes nouveaux capables de donner forme à ces nouveaux rapports. Lénine a maintes et maintes fois insisté sur ce point. Pour lui la réalisation du communisme était synonyme d’intervention active et autonome des masses organisées. Or, pour que ces dernières puissent agir de la sorte, il faut un processus de développement, une évolution, une croissance, une éducation planifiée à long terme et aussi une auto-éducation et une autodiscipline des masses.

Cette prise en charge des masses par elles-mêmes dans le but de réaliser le communisme n’est possible que dans le cadre d’une collaboration totale, planifiée des intellectuels et des manuels. Or cette collaboration nécessite des méthodes nouvelles qui n’existent pas encore toutes prêtes mais, tout comme les relations et modes de vie nouveaux, ne se constituent que progressivement à partir de la pratique. C’est pourquoi il est nécessaire d'être extrêmement attentif à tout ce surgissement d’idées novatrices dans le domaine des modes de vie, des méthodes sociales de travail, de l’éducation, des relations humaines, etc. C’est pourquoi aussi il est nécessaire de veiller avec beaucoup de fermeté et de conséquence à ce que les forces libérées par la révolution prolétarienne se développent dans le sens du communisme. Lénine désirait que des travailleurs manuels et des intellectuels soient chargés de cette tâche, des gens qui, ayant des connaissances pratiques et une formation théorique, se consacreraient corps et âme à suivre l’évolution sociale et étudieraient de façon approfondie l’ensemble des problèmes qu’elle pose.

La Commission centrale de Contrôle devait constituer la première tentative pour créer un organisme de ce genre. L’Inspection ouvrière et paysanne devait oeuvrer dans le même sens

Le socialisme donne un objectif à l’intelligentsia

Nous pouvons nous attendre à ce que la collaboration des intellectuels et des prolétaires communistes se réalise de façon plus rapide en Union Soviétique que dans d’autres pays après la révolution prolétarienne et que la crise de l’intelligentsia y soit surmontée dans un délai relativement bref. Nous pouvons constater dès maintenant qu’un grand nombre d’intellectuels ont adopté une position de soutien ferme et loyal du système soviétique et sont décidés à collaborer avec le gouvernement.

Une circonstance particulière jouera dans ce sens. L’idéologie bourgeoise n’a jamais eu de racines profondes dans l’ancienne Russie, elle n’a jamais joué le même puissant rôle unificateur que dans les pays de l’Occident européen et aux Etats-Unis. C’est pourquoi l’opposition des intellectuels avait un caractère nettement social qui s’exprime dans la littérature et lui confère la place particulière, la place d’honneur qu’elle occupe dans la littérature mondiale.

Qu’est-ce qui donne à la critique réaliste et naturaliste de la société qu’on trouve dans la littérature russe son originalité? C’est la pensée sociale qui s’y manifeste, cette sensibilité à l’aspect social, cette réflexion et cette volonté de le montrer qui ont donné aux oeuvres des intellectuels russes sous le tsarisme tant de force révolutionnaire et ont eu une influence mobilisatrice et transformatrice. C’est dans l’oeuvre de Tolstoï, malgré tous ses aspects réactionnaires, qu’on trouve l’expression artistique la plus haute de la pensée sociale et révolutionnaire de la littérature russe d’avant-guerre. Il n’est pas exclu que la tradition sociale des intellectuels ressuscite et qu’avec leur aide, l’oeuvre édificatrice progresse et la crise de l’intelligentsia soit surmontée. Faudrait-il, face à l’extrême complexité des problèmes, prôner la nécessité et le rôle décisif d’une science, d’une culture et d’un art spécifiquement prolétariens? Il m’est malheureusement impossible d’aborder ce problème ici de manière exhaustive, mais avec Lénine et Trotski, j’y réponds par la négative. L’art et la culture ne sont pas des êtres artificiels que des esthètes fabriqueraient dans des éprouvettes selon de subtiles et savantes formules.

Le gouvernement soviétique fournit la preuve de ce qui peut être réalisé sous la dictature du prolétariat contre la crise de la vie intellectuelle et de la culture malgré de très grandes difficultés économiques. Si l’on compare le rapport entre le budget de l’éducation et les moyens disponibles en URSS et dans les pays capitalistes, on constate qu’il n’y a pas un seul Etat qui puisse se vanter de manifester, et de loin, autant de sollicitude pour la culture que les Républiques socialistes soviétiques. Ceci montre bien que sous la dictature du prolétariat, la science, l’art et la culture sont devenus des fins sociales, des fins en soi, qu’ils n’ont plus pour but de servir la recherche du profit capitaliste. Ceci explique toutes les mesures visant à édifier une nouvelle superstructure idéologique: financement des voyages d’études et des expériences scientifiques, promotion des différentes disciplines scientifiques, des arts, etc., amélioration dans les domaines de la santé publique et du droit.

Le socialisme réalise la synthèse organique entre travail, science et art

Nous savons que l’Union des Républiques socialistes soviétiques paie très cher l’honneur d’être à l’avant-garde du prolétariat révolutionnaire mondial. Animées du désir ardent de créer une nouvelle société, conduites par le parti communiste, les masses laborieuses portent un poids immense de responsabilité, de soucis, de peines, de privations et de sacrifices. Le grand idéal communiste leur en donne la force. Grâce à lui, le désir devient connaissance, confiance, volonté et engendre une formidable somme d’énergie sociale qui s’emploie à la défense et à la construction de l’Etat soviétique. Là, sur son sol, a commencé ce que la société bourgeoise et sa culture n’ont pas réussi à réaliser: la synthèse organique du travail, de la science et de l’art en un processus social vivant et homogène où chacun se sent solidaire de tous et où, chacun travaillant à la satisfaction des désirs et au bonheur de l’individu, travaille simultanément à la satisfaction et au bonheur de tous. Ce développement rapide réalisera ce que Richard Wagner a caractérisé comme le but de l’évolution historique en disant: "Le but de l’histoire est l’homme fort et beau; que la révolution lui donne la force, l’art, la beauté." [15] Il va naître, cet homme de l’avenir qui ne porte ni les stigmates de l’intellectuel ni ceux du prolétaire, qui n’aura d’autre signe distinctif qu’une humanité pleinement développée et épanouie tant sur le plan physique qu’intellectuel. Hâtons la venue de cet homme en réalisant ce qui n’était chez Richard Wagner que l’inspiration d’un instant: que la force de la révolution précède la beauté de l’art et lui prépare la voie ! C’est sous cet angle aussi que nous devons considérer la crise de l’intelligentsia et du travail intellectuel.

La détresse si pénible qu’ils connaissent contraint les intellectuels à s’allier au prolétariat révolutionnaire et leur crie: "Il le faut." Hésitants, à contrecoeur ils répètent: "Il le faut!" Nous autres communistes, qui comprenons le sens du devenir historique, nous avons déjà conquis en esprit cette liberté que seule la société communiste donnera à tous: celle de vouloir ce qui est nécessaire. C’est pourquoi nous ne répondrons pas à l’appel de notre temps par un "il le faut" hésitant et incertain mais par un "nous le voulons" joyeux et décidé.

Notes

[1] Les socialistes de la chaire, "Kathedersozialisten", étaient des professeurs d’économie politique qui préconisaient certaines réformes sociales. Principaux représentants: Gustav Schmoller, Lujo Brentano, Werner Sombart.

[2] Association socialiste anglaise fondée à Londres en 1883 par Edward Pease. Ses membres étaient surtout des intellectuels dont Bernard Shaw et Wells.

[3] Il s’agit du professeur qui donne des cours, sans être rémunéré, et qui gagne sa vie en exerçant une autre profession.

[4] Le Dr. Pierre Janet fut un élève de Charcot, il travailla dans les domaines de la neurologie et de la psychologie.

[5] Claude Berthollet (1748-1822).

[6] Alphonse Aulard (1849-1928), historien, spécialiste de la Révolution française. A publié une Histoire politique de la révolution française, en 1901.
Achille Luchaire(1846-1908), historien, spécialiste du Moyen Age.

[7] Allusion probable à l’espèce de phalanstère qu’avaient constitué, au lendemain de la guerre à Worpswede, non loin de Brême, quelques peintres et écrivains allemands: A. Vogeler, Friedrich Wolf, etc.

[8] Organisation antigrève fondée en 1919 en Allemagne. Elle recrutait parmi les jeunes ingénieurs et techniciens des volontaires capables de faire fonctionner les secteurs clés des services publics : eau, électricité, téléphone, communications, etc.

[9] C’était le cas notamment de Ernst Toller, condamné à cinq ans de forteresse.

[10] Proclamée le 2 avril 1919 par Bela Kun, la République hongroise des Conseils fut renversée le 1er août par les troupes contre-révolutionnaires de l’amiral Horthy.

[11] Au traité de Trianon signé le 4 juin 1920, la Hongrie fut réduite au centre de la plaine pannonienne, ce qui représentait une amputation de près des deux tiers de son territoire antérieur.

[12] Mihaly Karolyi fut nommé président de la République hongroise en janvier 1919 après la chute de la monarchie, puis son gouvernement fut remplacé par la République des Conseils.

[13] Il s’agit de l’une des nombreuses organisations fascistes fondées au début des années 20 en Hongrie.

[14] Max Stirner (1806-1856). Cf. "L’idéologie allemande" de K. Marx et F. Engels.

[15] Richard WAGNER, L’Art et la Révolution.