2000

Texte publié dans la revue « Estrategia Internacional », n°16, Hiver 2000.

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Pour l’enrichissement de la théorie du développement inégal et combiné de Trotsky

Luis Vitale

 


Avec quelle catégorie globale d’analyse faut-il investiguer notre évolution historique particulière ? Telle fut l’une des questions épistémologiques centrales que nous nous sommes posé dans le processus d’élaboration de notre « Histoire générale de l’Amérique latine ». La catégorie de développement inégal et combiné nous a permit une première approche, mais au cours de nos recherches nous avions noté qu’il était nécessaire de la compléter avec les catégories d’« articulation », de « spécifico-différentié » et de multilinéaire car, pris dans leur ensemble, elles peuvent rendre compte avec plus de précision d’un des plus importants phénomène du développement historique.

Le développement inégal ne se constate pas seulement à l’ère capitaliste mais aussi dans les sociétés précapitalistes, comme on peut l’étudier dans le cas de l’Indo-Amérique (l’Amérique précolombienne, NdT) en comparant l’état culturel des formations sociales inca et aztèque avec les communautés de chasseurs-cueilleurs et d’agro-artisans de cette même époque. Le développement inégal a permit aux Espagnols et aux Portugais d’imposer colonisation et, ultérieurement, au capitalisme européen (particulièrement britannique), d’imposer les règles du marché international aux républiques latino américaines naissantes.

Pendant la phase impérialiste, la différence entre les nations hautement industrialisées, exportatrices de capitaux financiers, et les pays coloniaux et semi-coloniaux, qui ont « contribué » avec leur excédent économique au renforcement du capital monopoliste métropolitain, s’est approfondie.

Ce développement inégal – déjà analysé par Marx et Lénine, prend différentes formes combinées. C’est ainsi qu’en analysant la Russie tsariste, Trotsky insistait sur l’aspect combiné de son développement qui s’exprimait dans l’interrelation entre les formes les plus modernes du capitalisme avec les rapports de production les plus arriérés. Nous pouvons également constater cette combinaison contradictoire en Amérique latine aujourd’hui, où des milliers d’ateliers artisans au côté d’usines utilisant la plus haute technologie.

Le développement inégal et combiné s’observe non seulement dans l’économie, mais aussi dans la formation et l’évolution des classes sociales, dont les segments s’entremêlent, particulièrement dans la classe dominante, au rythme du développement capitaliste et de la lutte pour l’hégémonie au sein du bloc au pouvoir. Ce phénomène peut aussi s’observer à l’époque de la colonisation espagnole, où des propriétaires terriens se firent exploitants de mines et la bourgeoisie commerciale investissait dans les terres et les mines. Sur le plan des rapports de production se combinèrent des formes esclavagistes, de servage et même de travail salarié embryonnaires. Mais l’esclavagisme en Amérique latine et dans les Caraïbes fut distinct de celui de l’époque greco-romaine car il s’est produit au moment du décollage du capitalisme mercantiliste. Il s’est cependant maintenu à Cuba et Puerto Rico jusqu’à la fin du XIXe siècle alors que la prépondérance du mode de production capitaliste était manifeste.

Le développement inégal et combiné se reflète également dans le rapport entre ethnicité et classe sociale et dans le syncrétisme des cultures où se combinent des coutumes et des croyances de formations sociales antérieures avec d’autres, généralement de caractère exogène. Cette détermination est claire dans l’Amérique latine coloniale, mais elle peut également s’observer dans la pénétration culturelle imposée par l’Europe occidentale et les Etats-Unis au cours des XIXe et XXe siècles. En tous les cas, le développement inégal est préexistant à toute forme combinée.

Selon nous, le concept de développement inégal et combiné acquérait une plus grande précision si on le complète avec les catégories « articulé », « spécifique/différencié » et « multilinéaire ».

Nous introduisons le concept d’articulé car il établit une claire interrelation réciproque entre les formes qualifiées de « modernes » et d’« arriérées », éliminant toute interprétation d’une coexistence statique ou d’un dualisme structurel entre elles. Dans l’actualité latino américaine s’articulent plusieurs formes d’économie de subsistance avec le marché capitaliste, comme on peut le constater dans les régions andines et en Amérique centrale. Rosa Luxemburg avait raison d’affirmer que le secteur précapitaliste a un rôle fonctionnel dans le capitalisme, en remarquant l’intégration forcée et la subordination de tous les rapports de production au mode de production dominant. Le concept d’articulé permet ainsi d’apprécier dans toute sa dimension la complémentarité conditionnée par le régime de domination de classe des divers rapports de production, tant au niveau national qu’international. En résumé, la mondialisation de l’économie capitaliste et son impact en Amérique latine pourrait être mieux comprise en complétant l’analyse des aspects combinés avec les diverses formes d’articulation. De la même manière, nous pourrions mieux comprendre les phénomènes de transferts et d’acculturation qui, initialement exogènes, deviennent rapidement des éléments actifs des formations sociales.

Ces développements inégaux, articulés et combinés ont également un caractère spécifique/différencié. Il est fondamental d’analyser ce qui s’articule et se combine dans les formations historiques de développement inégal, mais aussi ce qui les différencient. Il n’existe pas d’unité sans diversité. C’est pour cette raison que la catégorie de spécifique/différencié devient une catégorie clé dans le recherche sur la multiplicité des processus dans notre sous continent indo-afro-latino.

La singularité fait partie de la généralité. Il ne peut y avoir d’analyse des processus historiques sans tenir compte de la spécificité des déterminations singulières. « Non qu'il ne faille distinguer, disaient Pelletier et Globot, l’universel du particulier (…). Les « particularités » - les conditions, les circonstances, le « milieu historique » – ne peuvent donc se réduire à une « logique universelle » du développement social, ni s'en déduire, mais elles ne peuvent pas davantage être séparées d’elle, ni lui être opposées, ni simplement les y ajouter comme supplément, comme un accessoire empirique »1.

De cette manière, on verra plus clairement la singularité de l’histoire de l’Amérique latine, brutalement incorporée au système mercantiliste mondial à partir de la colonisation hispano-portugaise et, ultérieurement, au système capitaliste. Nous comprendrons mieux à leur tour les hétérogénéités de chacun des pays d’Amérique latine, considérée par certains comme un sous continent homogène.

La catégorie de continuité historique doit être utilisée en tenant compte de la discontinuité et du développement inégal, articulé, combiné et spécifique/différencié, en insistant surtout sur l’unité contradictoire des processus concrets que sur une continuité supposément linéaire.

A la conception unilinéaire de l’histoire, il faut opposer le caractère multilinéaire réel des processus d’évolution des sociétés. C’est précisément le cours différent que suivent chacun d’elle ce qui détermine leur spécificité. Le développement multilinéaire des cultures précolombiennes fut drastiquement brisé par la conquête ibérique, mais il continue à s’exprimer dans l’existence de peuples agro-artisans, bien que subordonnés à la société globale dominante.

Cependant, adhérer de manière acritique au concept de multilinéaire peut mener à nier les tendances générales de l’histoire en fonction d’un « relativisme culturel » abstrait. Adhérer à un évolutionnisme multilinéaire généralisé pour tous temps, y compris l’époque contemporaine, revient à passer à côté de l’interconnexion et de l’interdépendance de processus qui, dans la diversité, accélèrent la continuité/discontinuité historique. Il est donc nécessaire d’analyser le développement des cultures et la pluralité de ses lignes d’évolution d’une manière critique vis-à-vis de la conception unilinéaire de l’histoire, sans tomber dans l’autre forme de dogmatisme qui conduit et à un éventail d’évolution multilinéaires sans connexions entre elles, et donc à l’inintelligibilité du processus d’unicité contradictoire de l’histoire.

Les idéologues du néolibéralisme - qui n’ont pas de théorie pour interpréter le fonctionnement de leur système – ont eu la prétention d’effacer les pensées accumulées dans l’histoire et, en particulier, le marxisme.

Selon eux la théorie du développement inégal et combiné est devenue obsolète face au phénomène de la globalisation ; le « village global » ayant mit fin au processus inégal des nations.

A notre avis, c’est le contraire qui se passe, puisque le bilan de vingt années de néolibéralisme démontre concrètement que le développement des pays du dit tiers monde est plus inégal que jamais car il y a plus d’inégalité économique et sociale entre les pays impérialistes et ceux d’Asie et d’Afrique.

Sans parler de ce que nous connaissons et vivons : l’Amérique latine. Les statistiques montrent que le taux de croissance y est inférieur à celui de la décennie 1950-1960, que les chiffres du chômage sont plus élevés que jamais et que les niveaux de dégradation de l’environnement sont plus aigus tandis que celui de la santé est inférieur au passé. Il suffirait de dire que la seconde économie d’exportation du monde est la drogue.

Mais dans notre Amérique latine, ce n’est pas seulement le développement inégal qui est évident, mais aussi son caractère combiné. Ce développement inégal et combiné peut se constater aujourd’hui plus que jamais dans la prolifération de petites entreprises fonctionnelles au système qui coexistent avec des entreprises filiales des multinationales, phénomène qui prend une plus grande signification en appliquant la catégorie de spécifique/différencié dans chacun de nos pays.

Cependant, et de manière contradictoire, il se produit un processus qui se développe avec des hauts et des bas vers un nouvel internationalisme, à l’échelle régionale pour l’instant, parmi les travailleurs et les mouvements sociaux, comme on l’observe dans les zones suivantes : Amérique centrale, Caraïbes, Andes et Cône Sud. Cette nouvelle forme d’internationalisme, dans lequel il n’y a pas que des ouvriers, n’est pas identique à la conception de Marx, Lénine et Trotsky, mais elle évolue vers leur objectif mondial.

Pour conclure, nous pouvons dire que la théorie du développement inégal et combiné, intimement liée à la théorie de la révolution permanente, est plus actuelle que jamais.

Note

1 Antoine Pelletier et Jean-Jacques Globot, Matérialisme historique et histoire des civilisations, 1969, p. 69.


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