1936

Archives Victor Serge, Musée Social. La première lettre de ce dossier, écrite par Trotsky dès qu'il reçut la nouvelle de la sortie d’U.R.S.S. de Victor Serge, est datée du 24 avril.

Trotsky

Léon Trotsky

Un rapprochement est-il possible avec Nin ?

(Extraits de lettres à Victor Serge)

30 juillet 1936

3 juin 1936

 

Cher Victor Lvovitch,

(...) Si j'ai bien compris votre lettre de Paris, vous êtes mécontent de notre comportement à l'égard d'Andrés Nin, comportement que vous trouvez « sectaire ». Vous ne connaissez pas et ne pouvez connaître l'histoire politique et personnelle de ces relations.

Vous pouvez imaginer sans peine combien je me suis réjoui à l'époque de la venue de Nin à l'étranger. Pendant plusieurs années, j'ai correspondu avec lui très régulièrement. Certaines de mes lettres étaient de véritables « traités » : c'est qu'il s'agissait de la révolution vivante dans laquelle Nin pouvait et devait jouer un rôle actif. Je pense que mes lettres à Nin pendant deux ou trois ans pourraient constituer un volume de plusieurs centaines de pages : cela suffit à vous montrer quelle importance j'accordais à Nin et à des relations amicales avec lui. Dans ses réponses, Nin affirmait tant et plus son accord théorique, mais évitait absolument les problèmes pratiques. Il me posait des questions abstraites sur les soviets, la démocratie, etc., mais ne disait pas un mot des grèves générales qui secouaient la Catalogne.

Bien entendu, personne n'est obligé d'être un révolutionnaire. Mais Nin était à la tête de l'organisation bolchevique-léniniste en Espagne, et par là même, il avait pris des engagement sérieux auxquels il se dérobait en pratique tout en me jetant par lettre de la poudre aux yeux. Croyez, cher ami, que, dans ce domaine, j'ai un certain flair. Si l'on peut m'accuser de quelque chose par rapport à Nin, c'est d'avoir trop longtemps nourri des illusions sur son compte et de lui avoir donné par là même la possibilité d'entretenir sous le drapeau du bolchevisme-léninisme la passivité et la confusion qui sont déjà bien suffisantes comme cela dans le mouvement ouvrier espagnol, je veux dire, dans ses sommets. S'il y avait eu en Espagne, à la place de Nin, un révolutionnaire ouvrier sérieux, comme Lesoil ou Vereecken [1], il aurait été possible pendant ces années de révolution d'y accomplir une œuvre grandiose.

Poussé par l'ambiguïté de sa position, Nin soutenait systématiquement, dans chaque pays, tous ceux qui, pour une raison ou pour une autre, entreprenaient la lutte contre nous et finissaient généralement en purs et simples renégats. Comment la rupture se produisit-elle? Nin proclama qu'il était absolument opposé à l'entrée tactique de nos camarades dans le parti socialiste français, puis, après de longues hésitations, il déclara que les Français avaient raison et qu'il fallait agir de la même façon en Espagne. Mais, au lieu de cela, il s'allia à l'organisation provinciale de Maurin, qui n'a aucune perspective mais lui permet de mener une existence tranquille. Notre Secrétariat international lui écrivit une lettre de ·critiques. Nin répondit en rompant les relations et publia quelque chose à ce sujet dans un bulletin spécial [2].

Si je ne craignais pas d'abuser de votre temps, je vous enverrais le paquet de ma correspondance avec Nin : j'ai gardé des doubles de toutes mes lettres. Je suis sûr que, comme l'ont fait d'autres camarades qui ont pris connaissance de cette correspondance, vous m'accuseriez d'avoir fait preuve d'une patience excessive, d'un « esprit de conciliation », et non de sectarisme.


(...) 5 juin 1936

(...) Dans ma dernière lettre, il y a des oublis. Commençons par Nin. Si vous pensez qu'il est susceptible de revenir à nous, pourquoi n'essayeriez-vous pas de le faire revenir? Je ne nourris personnellement aucun espoir de voir Nin redevenir un révolutionnaire, mais je peux me tromper. Vérifiez par vous-même si vous le jugez nécessaire. Je ne pourrai qu'approuver cette démarche [3].

Bien entendu, on ne saurait attendre de Nin des assurances verbales (dont il est très prodigue), mais des actes bien précis. En ce moment, Nin est l'allié des ennemis acharnés de la IVème Internationale qui cachent leur haine petite-bourgeoise du marxisme révolutionnaire derrière des phrases creuses au sujet de divergences « organisationnelles », comme si des gens sérieux pouvaient rompre avec les révolutionnaires et s'allier aux opportunistes à cause de divergences secondaires [4].

Si Nin veut revenir à nous, il lui faut déployer ouvertement en Espagne le drapeau de la IVème Internationale. Les prétextes qu'il invoque pour le refuser sont du même ordre que ceux que Blum invoque à propos de la lutte des classes, qui, selon lui, tout en étant une bonne chose de façon générale, n'est pas adaptée à notre époque. La politique de Blum consiste en une collaboration de classes, alors que, sur le plan « théorique », il reconnaît la lutte de classes. Nin reconnaît en paroles la IVème Internationale, mais, en fait, il aide Maurin, Walcher, Maxton et ses autres alliés à mener contre la IVème Internationale une lutte acharnée, tout à fait du même type que celle que les pacifistes à la Longuet et à la Ledebour [5] ont menée durant la dernière guerre contre les internationalistes révolutionnaires partisans de la IIIème Internationale (...).


30 juillet 1936

Examinons encore la question de Nin. Certains - dont Rosmer - considèrent ma vigoureuse critique de sa politique comme du sectarisme. S'il en est ainsi, le marxisme tout entier n'est que sectarisme, puisqu'il est la doctrine de la lutte des classes, et non de la collaboration de classes. Les événements actuels en Espagne montrent en particulier à quel point était criminel le rapprochement de Nin avec Azana [6] : les travailleurs espagnols vont maintenant payer de milliers de vies la lâcheté réactionnaire du Front populaire qui a continué à entretenir avec l'argent du peuple une armée commandée par les bourreaux du prolétariat [7]. Il n'est pas question ici, mon cher Victor Lvovitch, de légères nuances, mais de l'essence même du socialisme révolutionnaire. Si Nin aujourd'hui se ressaisit et comprend combien il s'est discrédité devant les travailleurs, nous l'accueillerons comme un camarade, mais nous ne pouvons pas admettre l' " esprit de copinage " en politique.

J'ai retenu, des amendements que vous avez faits à mes thèses sur la montée révolutionnaire [8], l'idée que des groupes importants se détacheront sur la gauche des partis socialiste et communiste (j'y faisais allusion, mais de façon trop succincte). Je n'ai malheureusement pas pu retenir les autres, car je les crois erronés. Remarquable historien de la révolution russe, vous vous refusez, je ne sais pourquoi, à en appliquer les leçons essentielles aux autres pays. Tout ce que vous dites du Front populaire est vrai de l'union des mencheviks et des S.R. avec les cadets (les radicaux russes). Or, nous avons mené contre ce Front populaire-là une lutte implacable et c'est seulement grâce à cette lutte que nous avons vaincu [9].

Vos propositions pratiques sur l'Espagne sont excellentes et répondent tout à fait à notre ligne [10]. Mais essayez de trouver, en dehors de notre organisation « sectaire », une dizaine d'hommes susceptibles d'accepter vos propositions, non en paroles, mais en actes ! Le fait que vous fassiez ces excellentes propositions pratiques prouve à mes yeux que nous avons bien un terrain commun, et j'attendrai patiemment que vous ayez confronté vos idées a priori à l'expérience politique vivante et que vous en ayez tiré les conclusions nécessaires. Je ne doute pas un instant que ces conclusions seront les mêmes que les nôtres, formulées collectivement, dans différents pays, selon l'expérience de grands événements (...).

Je vous serre la main fort et cordialement.

Votre

L. Trotsky.

 

Notes de P. Broué

[1] Léon Lesoil était né en Belgique en 1902. Engagé volontaire, soldat en Russie en 1916, il était devenu communiste pendant la révolution. Un des fondateurs du P.C. belge, membre de son comité central en 1921, dirigeant de la Fédération de Charleroi, il avait été exclu en 1927 et était devenu l'un des dirigeants de l'opposition de gauche belge. Dirigeant - élu - de la grève des mineurs de Charleroi en 1932, cet homme au caractère indépendant - il avait conservé des relations amicales avec Rosmer pendant ces années - s'était en 1934 prononcé pour l'entrisme dans le parti ouvrier belge où il était devenu, avec Walter Dauge, issu, lui, des rangs socialistes, l'un des principaux animateurs de la tendance « Action socialiste révolutionnaire », qui était à l'époque sur le point d'être exclue. Georges Vereecken, né en 1896, chauffeur de taxi, était également un vétéran du communisme belge, membre du P.C. depuis 1922, de son comité central en 1925. Il avait été exclu en 1927 et était depuis lors l'un des dirigeants de l'opposition de gauche, membre du Secrétariat international. Trotsky l'appréciait beaucoup personnellement depuis que sa traversée de la France, au cours du voyage vers Copenhague, leur avait permis de faire connaissance. Mais il s'était déclaré adversaire résolu de l' « entrisme » dès l'été 1934, et, .refusant en 1935 l'entrée de ses camarades, avait fondé le groupe « Spartacus . Les deux ailes étaient en train de se rapprocher et allaient fusionner 1936 dans le nouveau « parti socialiste révolutionnaire « . Trotsky, tout en jugeant Vereecken « sectaire » , et parce qu'il avait pour lui estime et amitié, comptait bien le convaincre et le regagner à ses vues.

[2] Ces documents, notamment la résolution du C.E. de la I.C.E. d'avril 1935 préconisant l'entrisme dans le P.S. et les J.S. à l'exception de la Catalogne, la lettre du S.I., signée de Martin, et la réponse de Nin, ont été publiés dans les bulletins intérieurs de l' I.C.E.

[3] Au cours d'un débat dans le C. C. du P.S.R. en novembre 1936, Vereecken devait affirmer : « L. D. a mis le couteau dans le plaie et a écrit que le P.O.U.M. avait trahi la classe ouvrière. Evidemment, on n'a rien à redire à cela. Serge était en rapport avec L. D., Nin et les anarchos. Il correspondait avec le "Vieux". Dans une lettre du "Vieux" à Victor Serge, le "Vieux" dit en somme qu'il s'était exprimé trop violemment '" (Bulletin intérieur, du P.S.R. n° 1). Nous avons vainement cherché dans les lettres de Trotsky à Serge le passage qui permettrait une telle interprétation. C'est celui-ci qui s'y prêtait le mieux : Serge peut penser que, du moment que Trotsky approuve son idée de tenter auprès de Nin une nouvelle démarche, c'est qu'il admet « en somme » avoir été trop violent.. Mais Georges Vereecken interrogé par nous, maintient qu'une autre lettre existe, bien qu'elle ne figure pas dans le dossier des archives. A l'appui de son affirmation, le fait que. lors de ce débat, Erwin Wolf, porte-parole du S. I, laisse passer sans la discuter son affirmation. D'autre part, lors de la session du Bureau élargi du mouvement pour la IVème Internationale, à Amsterdam, en janvier 1937, Sneevliet, retour de Barcelone, déclare que Nin voulait connaître « la lettre de L. D. à Victor Serge corrigeant ses fautes ». Là non plus, il n'est pas démenti, alors que les membres du S.I. sont présents.

[4] Allusion au fait que le P.O.U.M. était membre du Bureau de Londres, mais aussi au fait que Nin trouvait juste que les partisans de la IV°, en tant que tels, fassent partie de ce bureau.

[5] Jean Longuet au sein du parti socialiste en France, Georg Ledebour, dans le parti social-démocrate puis le parti indépendant U. S. P. D., avaient fait partie de l'aile « centriste », dite aussi « pacifiste », « longuettiste » ou encore « reconstructeurs ». L'un et l'autre, adversaires de la droite pendant la guerre, avaient combattu la scission et refusé de rejoindre l'Internationale communiste, s'opposant à l'adhésion de leurs partis respectifs.

[6] Allusion à la signature par le P.O.U.M. du programme électoral des gauches.

[7] Le général Franco, qui avait en 1934 conduit la répression contre l’insurrection ouvrières des Asturiens avait été simplement déplacé par le gouvernement du Front populaire, pourtant informé de son rôle dans le complot, et exerçait un commandement aux Canaries.

[8] Ces thèses, adoptées en juillet lors de la conférence dite de Genève, devaient paraître dans le n° I de Quatrième Internationale sous le titre « La montée révolutionnaire ». il faut donc admettre qu’au moment où elles étaient discutées dans le mouvement international Trotsky en avait adressé un exemplaire à Victor Serge.

[9] Nous ne possédons pas la ou les lettres de Serge, qui ne conservait pas de double. On peut supposer, par le contexte, qu'il avait sur le Front populaire une position plus nuancée que Trotsky et qu'il y voyait des « aspects positifs », comme ceux des B.·L. qui réclamaient un « Front populaire de combat ».

[10] Nous ne savons pas avec certitude de quelles propositions pratiques il s'agit. Cependant, le 8 août 1936, Victor Serge avait adressé à Léon Sédov, pour le S. I. une lettre dans laquelle il proposait des initiatives pour une « réconciliation «  et une « alliance » avec les anarchistes, par une déclaration très nette sur la signification de la démocratie ouvrière dans le cadre de la dictature du prolétariat. Victor Serge y fait allusion dans ses Carnets : « J'eus avec Trotsky une correspondance au sujet des anarchistes espagnols que Léon Sédov disait « destinés à poignarder la révolution ». Je pensais qu'ils joueraient un rôle capital dans la guerre civile et je conseillai à Trotsky et à la IVème Internationale de publier une déclaration de sympathie envers eux dans laquelle les marxistes révolutionnaires se seraient engagés à combattre pour la liberté. L. D. me donna raison, me promit que cela se ferait, mais rien ne fut fait en ce sens. En écrivant ces lignes, Victor Serge ignorait la lettre écrite par Trotsky le 16 août.