1933

"Ma Vie" est terminé en septembre 1929. Fin 1933 Trotsky fait publier une édition abrégée [*], pour laquelle il rédige cette postface


Œuvres - décembre 1933

Léon Trotsky

Postface à l'édition abrégée de "Ma Vie"

4 décembre 1933


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Ce livre a été écrit voici environ quatre ans. Depuis, il a passé beaucoup d'eau sous le pont. Il est indispensable de consacrer au moins quelques lignes à la dernière période de cette vie. Quatre ans et demi de ma troisième émigration, jusqu'à ma toute récente installation en France, se sont écoulés en Turquie, dans l'île Prinkipo. Ce furent des années de travail théorique et littéraire, principalement sur l'histoire de la révolution russe. La liaison avec les amis au pays natal se trouva, bien entendu, brisée, non point tout de même au degré que voulaient et espéraient les leaders de la fraction dirigeante. Pour parvenir à m'isoler complètement en Turquie, ils ne s'arrêtèrent devant aucun moyen. Blumkine, qui, en 1918, avait tué Mirbach, ambassadeur d'Allemagne et qui était devenu ensuite un des militants de mon secrétariat militaire, me visita clandestinement à Constantinople, dans le but d'organiser la transmission régulière en U.R.S.S. du Bulletin de l'Opposition russe que j'éditais. A son retour à Moscou, il eut l'imprudence ou le malheur de se confier à un personnage qui le trahit. Blumkine fut exécuté, Ce ne fut pas la seule victime.

Le 11 janvier 1933, j'expédiai de Turquie au Comité central du Parti une lettre d'où je reprends ici quelques lignes :

J'estime indispensable de vous faire savoir comment et pourquoi ma fille s'est suicidée. A la fin de 1930, vous avez permis, sur ma demande, à ma fille tuberculeuse, Zinaïda Volkova, de se rendre pour un temps en Turquie pour se soigner. Je ne soupçonnais pas alors que ce libéralisme pût cacher une arrière-pensée. En janvier 1331, ma fille arriva ici avec des lésions pulmonaires aux deux poumons. Après qu'elle eut séjourné dix mois en Turquie, nous réussîmes – malgré la constante opposition des représentants des Soviets à l'étranger – à obtenir pour elle l'autorisation d'aller se faire soigner en Allemagne. La malade rétablit sa santé et rêvait de rentrer, avec son petit garçon, en U.R.S.S., où étaient restés sa fillette et son mari, ce dernier étant retenu en déportation par Staline comme bolchévik-léniniste.

" Le 20 février 1932, vous avez promulgué un décret d'après lequel non seulement moi, ma femme et notre fils, mais aussi ma fille, Zinaïda Volkova, ont perdu leurs droits de citoyens de l'U.R.S.S. A l'étranger, où vous aviez laissé partir ma fille avec un passeport soviétique, elle faisait seulement une cure. Elle ne prenait et, pour des raisons de santé, ne pouvait prendre aucune part à la lutte politique. La priver de ses droits de citoyenne, c'était un acte vain et absurde de vengeance à mon égard. Mais, pour elle, cet acte signifiait une rupture avec sa fillette, son mari, tous les amis, toute la vie habituelle. Son état psychique, déjà ébranlé, – d'abord par la mort de sa soeur cadette, ensuite par sa propre maladie, – fut sujet à un nouveau coup, d'autant plus pénible qu'il était absolument inattendu et n'avait été provoqué par elle aucunement. Les médecins psychiatres déclarèrent unanimement que c'était seulement un retour urgent aux conditions ordinaires, à la famille, au travail, qui pouvait la sauver. Mais c'est précisément cette chance de salut que lui a enlevée votre décret de février 1932. Le coup fut trop fort pour la malade. Le 5 janvier 1933 elle s'asphyxia par le gaz. Elle avait trente-deux ans.

" En 1928, ma fille cadette, Nina, dont le mari avait été incarcéré dans " un isolateur " par Staline et qui s'y trouve depuis cinq ans, s'alita, bientôt après sa déportation à Alma-Ata, dans un hôpital. On diagnostiqua en elle la phtisie galopante. Une lettre toute personnelle d'elle à moi, sans aucun rapport avec la politique, vous l'avez retenue soixante-trois jours, de sorte que ma réponse ne lui est pas arrivée de son vivant. Elle mourut à vingt-six ans... Je me borne à ce communiqué, sans en tirer d'autres déductions. Pour les déductions, le temps viendra. "

Malgré tous les avantages de la Turquie comme lieu de déportation, l'isolation, dans un sens plus large, ne réussit tout de même pas. Les Russes amis, déportés et emprisonnés, furent remplacés par des amis étrangers, non moins fidèles. De différents pays arrivèrent à Prinkipo de jeunes camarades disposés à passer dans notre famille plusieurs mois, parfois une année et plus. Il y eut parmi eux des Français, des Allemands, des Tchécoslovaques, des Anglais, des Américains, des Chinois, des Hindous. Les nouvelles liaisons et amitiés personnelles qui allégèrent notre existence dans la petite île furent l'expression particulière d'un nouveau groupement politique dans le mouvement ouvrier.

L'opposition russe de gauche prit graduellement un caractère international. Surgirent alors des dizaines de sections nationales et de publications. Une vaste littérature se créa dans toutes les langues de l'humanité civilisée. Au moment où ces lignes sont écrites, le mouvement de l'opposition de gauche a définitivement rompu avec l'Internationale communiste et a mis en avant la tache de préparer une nouvelle Internationale, la IVe...

Ici, un sceptique m'interrompra inévitablement :

– Combien d'années avez-vous appartenu à la IIe Internationale ?

– De 1897 à 1914, par conséquent plus de dix-sept ans.

– Et ensuite ?

– Ensuite, - rupture avec la IIe Internationale au début même de la guerre, et environ cinq années de lutte pour la nouvelle Internationale qui fut fondée en 1919.

– Par conséquent, vous avez appartenu à la IIIe Internationale pendant quatorze ans ?

– A peu près.

– Et maintenant, vous vous disposez à en bâtir une IVe ? Cela ne ressemble-t-il pas au mouvement giratoire d'un écureuil dans sa cage ?

– Non, ce n'est pas pareil. Tout le développement de l'humanité se déroule d'après une ligne non directe, mais complexe, car la voie est indiquée non point au compas et avec la règle, mais par la lutte de forces vives qui tirent de différents côtés. L'orbite historique de la classe ouvrière ne fait pas exception. Pour chaque grand succès, le prolétariat, la seule classe progressiste de l'humanité contemporaine, paie, au prix de nouvelles défaites, désillusions et retraites. La IIe Internationale a rempli, en son temps, une grande tâche éducatrice. Mais elle s'est perdue par un esprit borné de nationalisme et de réformisme. Lorsque le capitalisme passa de l'époque de sa montée à celle de la stagnation, le terrain vint à manquer sous la politique des réformes. D'autre part, les frontières nationales devinrent étroites pour l'évolution économique : le social-patriotisme prit un caractère profondément réactionnaire. La IIe Internationale fut remplacée par la IIIe. La révolution d'Octobre fut son baptême historique. Mais la révolution aussi est un processus profondément contradictoire, dont les étapes sont conditionnées par des circonstances de temps et de lieu. De la révolution sortit une nouvelle couche dirigeante qui défend et, en même temps, dénature le système social créé par la révolution, en prenant les mesures du bureaucratisme le plus myope, le plus borné et le plus conservateur. De par l'autorité de la révolution d'Octobre, la bureaucratie soviétique s'est subordonné l'Internationale Communiste, l'a dépersonnalisée et rendue impuissante. Dans ces dernières années, elle n'a apporté au prolétariat rien d'autre qu'un étouffant régime policier, de mortelles erreurs et de lourdes défaites. En résultat, quoi qu'elle en voulût, elle a contribué à une renaissance temporaire des partis social-démocrates condamnés par l'histoire. Luttant furieusement contre eux en paroles et leur cédant le terrain en fait, elle a ouvert les portes à une réaction inouïe dans l'histoire. La victoire du fascisme allemand est conditionnée par les capitulations combinées des IIe et IIIe Internationales.

De tels crimes ne peuvent être pardonnés. Les partis qui sont coupables de la plus grande catastrophe politique sont condamnés à être mis au rancart. De la terrible réaction actuelle, le prolétariat, tôt ou tard, rentrera de nouveau dans la voie révolutionnaire. Mais il rassemblera ses phalanges sous un nouveau drapeau. Là est le sens historique de la préparation d'un IVe Internationale. Que messieurs les sceptiques ricanent et insultent ! L'histoire n'est pas faite par les sceptiques. En tout cas, ce n'est pas pour les sceptiques que ce livre est écrit.


Note

[*] En exergue :
Cet ouvrage a été écrit en exil, dans l'île de Prinkipo, près de Constantinople, voici quatre ans. On le présente ici à l'attention des lecteurs dans une édition nouvelle, considérablement abrégée. L'auteur veut espérer que l'ouvrage a peu souffert des abréviations et, en tout cas, est devenu, par là même, accessible aux larges cercles de lecteurs auxquels il était, dès le début, destiné.
LÉON TROTSKY. Le 4 Décembre 1933.


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