1924

En 1924, Trotsky publie ce texte, qui tire les premiers enseignements d'Octobre. Sa publication est évidemment liée au combat qui s'est engagé en Russie face à la montée de la bureaucratie. Ces "leçons" seront d'ailleurs à l'origine de la première campagne anti-trotskyste menée en URSS.


Les leçons d'Octobre

Léon Trotsky

L'insurrection d'Octobre et la "légalité" soviétiste

En septembre, aux jours de la Conférence Démocratique, Lénine exigeait l'insurrection immédiate.

" Pour traiter l'insurrection en marxistes - écrivait-il - c'est-à-dire comme un art, nous devons en même temps, sans perdre une minute, organiser un état-major des déta­chements insurrectionnels, répartir nos forces, lancer les régiments fidèles sur les points les plus importants, cerner le théâtre Alexandra, occuper la forteresse Pierre-et-Paul, arrêter le grand état-major et le gouvernement, envoyer contre les élèves-officiers et la "division sauvage” des détachements prêts à se sacrifier jusqu'au dernier homme plutôt que de laisser pénétrer l'ennemi dans les parties centrales de la ville; nous devons mobiliser les ouvriers armés, les convoquer à la bataille suprême, occuper simul­tanément le télégraphe et le téléphone, installer notre état-major insurrectionnel à la station téléphonique centrale, le relier par téléphone à toutes les usines, à tous les régiments, à tous les points où se déroule la lutte armée, Tout cela, certes, n'est qu'approximatif, mais j'ai tenu à prouver qu'au moment actuel on ne saurait rester fidèle au marxisme, à la révolution sans traiter l'insurrection comme un art."

Cette façon d'envisager les choses présupposait la préparation et l'accomplissement de l'insurrection par l'intermédiaire du Parti et sous sa direction, la victoire devant être ensuite sanctionnée par le Congrès des soviets. Le Comité Central n'accepta pas cette proposition. L'insurrection fut canalisée dans la voie soviétiste et reliée au 2° Congrès des soviets. Cette divergence de vues exige une explication spéciale; elle rentrera alors natu­rellement dans le cadre non pas d'une question de principes, mais d'une question purement technique, quoique d'une grande importance pratique.

Nous avons déjà dit combien Lénine craignait de laisser passer le moment de l'insurrection. En présence des hésitations qui se manifestaient dans les sommités du Parti, l'agitation reliant for­mellement l'insurrection à la convocation du 2° Congrès des Soviets lui paraissait un retard inadmissible, une concession à l'irrésolution et aux irrésolus, une perte de temps, un véritable crime. Lénine revient à maintes reprises sur cette pensée à partir de la fin de septembre.

« Il existe dans le C.C. et parmi les dirigeants du Parti - écrit-il le 29 septembre - une tendance, un courant en faveur de l'attente du Congrès des soviets et contre la prise immédiate du pouvoir, contre l'insurrection immédiate. Il faut combattre cette tendance, ce courant." Au début d'octobre, Lénine écrit "Temporiser est un crime, attendre le Congrès des soviets est du formalisme enfantin, absurde, une trahison à la révolution." Dans ses thèses pour la conférence de Petrograd du 8 octobre, il dit : "Il faut lutter contre les illusions constitutionnelles et les espoirs au Congrès des Soviets, il faut renoncer à l'intention d'attendre coûte que coûte ce Congrès. ” Enfin, le 24 octobre, il écrit : "Il est clair que maintenant tout retard dans l'insurrection équivaut à la mort", et plus loin : "L'Histoire ne pardonnera pas un retard aux révolution­naires qui peuvent vaincre (et vaincront certainement) aujourd'hui, mais risquent de tout perdre, s'ils attendent à demain."

Toutes ces lettres, où chaque phrase était forgée sur l'enclume de la révolution, présentent un intérêt exceptionnel pour la carac­téristique de Lénine et l'appréciation du moment. Le sentiment qui les inspire, c'est l'indignation contre l'attitude fataliste, expectative, social-démocrate, menchevique envers la révolution, considérée comme une sorte de film sans fin. Si le temps est en général un facteur important de la politique, son importance est centuplée en temps de guerre et de révolution. Il n'est pas sûr que l'on puisse faire demain ce que l'on peut faire aujourd'hui. Aujourd'hui, il est possible de se soulever, de terrasser l'ennemi, de prendre le pouvoir, demain, ce sera peut-être impossible. Mais prendre le pouvoir, c'est modifier le cours de l'histoire; est-il possible qu'un tel événement puisse dépendre d'un intervalle de 24 heures ? Certes, oui. Quand il s'agit de l'insurrection armée, les événements se mesurent, non pas au kilomètre de la politique, mais au mètre de la guerre. Laisser passer quelques semaines, quelques jours, parfois même un seul jour, équivaut, dans certaines conditions à la reddition de la révolution, à la capitulation. Sans la pression, la critique, la méfiance révolution­naire de Lénine, le parti, vraisemblablement, n'aurait pas redressé sa ligne au moment décisif, car la résistance dans les hautes sphères était très forte et, dans la guerre civile comme dans la guerre en général, l'état-major joue toujours un grand rôle.

Mais, en même temps, il est clair que la préparation de l'insur­rection sous le couvert de la préparation du 2° Congrès des Soviets, et le mot d'ordre de la défense de ce congrès nous confé­raient des avantages inestimables. Depuis que nous, Soviet de Petrograd, nous avions annulé l'ordre de Kerensky concernant l'envoi des deux tiers de la garnison au front, nous étions effec­tivement en état d'insurrection armée. Lénine, qui se trouvait alors en dehors de Petrograd, n'apprécia pas ce fait dans toute son importance. Autant que je m'en souvienne, il n'en parla pas alors dans ses lettres. Pourtant, l'issue de l'insurrection du 25 octobre était déjà prédéterminée aux trois quarts au moins au moment où nous nous opposâmes à l'éloignement de la garnison de Petrograd, créâmes le Comité Militaire Révolutionnaire (7 octobre), nommâmes nos commissaires à toutes les unités et institutions militaires et, par là même, isolâmes complètement, non seulement l'état-major de la circonscription militaire de Petrograd, mais aussi le gouvernement. En somme, nous avions là une insurrection armée (quoique sans effusion de sang) des régiments de Petrograd contre le Gouvernement Provisoire, sous la direction du Comité Militaire Révolutionnaire et sous le mot d'ordre de la préparation à la défense du 2° Congrès des Soviets qui devait résoudre la question du pouvoir. Si Lénine conseilla de commencer l'insurrection à Moscou où selon lui elle était assurée de triompher sans effusion de sang, c'est que, de sa retraite, il n'avait pas la possibilité de se rendre compte du revirement radical qui s'était produit, non seulement dans l'état d'esprit, mais aussi dans les liaisons organiques, dans toute la hiérarchie militaire, après le soulèvement "pacifique” de la garnison de la capitale vers le milieu d'octobre. Depuis que, sur l'ordre du Comité Militaire Révolutionnaire, les bataillons s'étaient refusés à sortir de la ville, nous avions dans la capitale une insurrection victorieuse à peine voilée (par les derniers lambeaux de l'Etat démocratique bourgeois). L'insurrection du 25 octobre n'eut qu'un caractère complémentaire. C'est pourquoi elle fut si indolore. Au contraire, à Moscou, la lutte fut  beaucoup plus longue et plus sanglante, quoique le pouvoir du Conseil des Commissaires du Peuple fût déjà instauré à Petrograd. Il est évident que si l'insurrection avait commencé à Moscou avant le coup de force de Petrograd, elle eût été encore de plus longue durée et le succès en eût été fort douteux. Or, un échec à Moscou eût eu une grave répercussion à Petrograd. Certes, même avec le plan de Lénine, la victoire n'était pas impossible, mais la voie que suivirent les événements se trouva beaucoup plus écono­mique, beaucoup plus avantageuse et donna une victoire plus complète.

 

Nous avons eu la possibilité de faire coïncider plus ou moins exactement la prise du pouvoir avec le moment de la convocation du 2° Congrès des Soviets, uniquement parce que l'insurrection armée “silencieuse" presque "légale" - tout au moins à Petrograd - était déjà aux trois quarts, sinon aux neuf dixièmes, un fait accompli. Cette insurrection était "légale", en ce sens qu'elle surgit des conditions "normales” de la dualité du pou­voir. Maintes fois déjà, il était arrivé au soviet de Petrograd, même lorsqu'il était aux mains des conciliateurs, de contrôler ou de modifier les décisions du gouvernement. C'était là une façon de faire cadrant entièrement avec la constitution du régime connu dans l'histoire sous le nom de kérenkysme. Quand nous, bolche­viks, nous eûmes obtenu la majorité au soviet de Petrograd, nous ne fîmes que continuer et accentuer les méthodes de dualité du pouvoir. Nous nous chargeâmes de contrôler et de réviser l'ordre de l'envoi de la garnison au front. Par là même, nous couvrîmes des traditions et des procédés de la dualité de pouvoir, l'insur­rection effective de la garnison de Petrograd. Bien plus, unis­sant dans notre agitation la question du pouvoir et la convocation du 2° Congrès des Soviets, nous développâmes et approfondîmes les traditions de cette dualité de pouvoir et préparâmes le cadre de la légalité soviétiste pour l'insurrection bolchevique dans toute la Russie.

Nous ne bercions pas les masses d'illusions constitutionnelles soviétistes, car, sous le mot d'ordre de la lutte pour le 2° Congrès, nous gagnions à notre cause et groupions les forces de l'armée révolutionnaire. En même temps, nous réussîmes, beaucoup plus que nous l'espérions, à attirer nos ennemis, les conciliateurs, dans le piège de la légalité soviétiste. Ruser politiquement est toujours dangereux, surtout en temps de révolution, car il est difficile de tromper l'ennemi et l'on risque d'induire en erreur les masses qui vous suivent. Si notre "ruse" réussit complè­tement, c'est parce qu'elle n'était pas une invention artificielle de stratège ingénieux, désireux d'éviter la guerre civile, parce qu'elle découlait naturellement de la décomposition du régime conciliateur, de ses contradictions flagrantes. Le Gouvernement Provisoire voulait se débarrasser de la garnison. Les soldats ne voulaient pas aller au front. A ce sentiment naturel, nous don­nâmes une expression politique, un but révolutionnaire, un couvert "légal".  Par là, nous assurâmes l'unanimité au sein de la garnison et liâmes étroitement cette dernière aux ouvriers de Petrograd. Nos ennemis, au contraire, dans leur situation désespérée et leur désarroi, étaient enclins à prendre pour argent comptant cette légalité soviétiste. Ils voulaient être trompés et nous leur en donnâmes entièrement la possibilité.

Entre nous et les conciliateurs se déroulait une lutte pour la légalité soviétiste. Pour les masses, les Soviets étaient la source du pouvoir. C'était des Soviets qu'étaient sortis Kerensky, Tsérételli, Skobelev. Mais, nous aussi, nous étions étroitement liés aux Soviets par notre mot d'ordre fondamental : tout le pouvoir aux Soviets. La bourgeoisie tenait sa filiation de la Douma d'Empire; les conciliateurs tenaient la leur des Soviets, mais ils voulaient réduire à rien le rôle de ces derniers. Nous, nous venions des Soviets, mais pour leur transmettre le pouvoir. Les conciliateurs ne pouvaient encore rompre leurs attaches avec les Soviets; aussi s'empressèrent-ils d'établir un pont entre la légalité soviétiste et le parlementarisme. A cet effet, ils convoquèrent la Conférence Démocratique et créèrent le pré-Parlement. La participation des Soviets au pré-Parlement sanctionnait en quel­que sorte leur action. Les conciliateurs cherchaient à prendre la Révolution à l'appât de la légalité soviétiste pour la canaliser dans le parlementarisme bourgeois.

Mais, nous aussi, nous avions intérêt à utiliser la légalité soviétiste. A la fin de la Conférence Démocratique, nous arra­châmes aux conciliateurs leur consentement à la convocation du 2° Congrès des Soviets. Ce congrès les mit dans un embarras extrême : en effet, ils ne pouvaient s'opposer à sa convocation sans rompre avec la légalité soviétiste; d'autre part, ils se ren­daient parfaitement compte que, par sa composition, ce congrès ne leur promettait rien de bon. Aussi, en appelions-nous d'autant plus instamment à ce congrès comme au maître des destinées du pays et, dans toute notre propagande, nous invitions à le soutenir et à le protéger contre les attaques inévitables de la contre-révolution. Si les conciliateurs nous avaient attrapés sur la légalité soviétiste par le pré-Parlement sorti des Soviets, nous les attra­pions à notre tour sur cette même légalité soviétiste au moyen du 2° Congrès des Soviets. Organiser une insurrection armée sous le mot d'ordre de prise du pouvoir par le Parti était une chose, mais préparer, puis réaliser l'insurrection, en invoquant la néces­sité de défendre les droits du Congrès des Soviets, en était une autre.

De la sorte, en voulant faire coïncider la prise du pouvoir avec le 2° Congrès des Soviets, nous n'avions nullement l'espoir naïf que ce congrès pouvait par lui-même résoudre la question du pouvoir. Nous étions complètement étrangers à ce fétichisme de la forme soviétiste. Nous menions activement le travail nécessaire dans le domaine de la politique, de l'organisation, de la technique militaire pour nous emparer du pouvoir. Mais nous couvrions légalement ce travail en nous référant au prochain congrès qui devait décider la question du pouvoir.

Tout en menant l'offensive sur toute la ligne, nous avions l'air de nous défendre. Au contraire, le Gouvernement Provisoire, s'il avait voulu se défendre sérieusement, aurait dû interdire la convocation du Congrès des soviets et, par là-même, fournir à la partie adverse le prétexte de l'insurrection armée, prétexte qui était pour lui le plus avantageux. Bien plus, non seulement nous mettions le Gouvernement Provisoire dans une situation politique désavantageuse, mais nous endormions sa méfiance.

Les membres du gouvernement croyaient sérieusement qu'il s'agissait pour nous du parlementarisme soviétiste, d'un nouveau Congrès où l'on adopterait une nouvelle résolution sur le pouvoir à la manière des résolutions des soviets de Petrograd et de Moscou, après quoi le gouvernement, se référant au Pré-parle­ment et à la prochaine Assemblée Constituante, nous tirerait sa révérence et nous mettrait dans une situation ridicule. C'était là la pensée des petits-bourgeois les plus raisonnables, et nous en avons une preuve incontestable dans le témoignage de Kerensky.

Dans ses souvenirs, ce dernier raconte la discussion orageuse qu'il eut dans la nuit du 24 au 25 octobre, avec Dan et autres, au sujet de l'insurrection qui se développait déjà à fond.

"Dan me déclara tout d'abord - raconte Kerensky - qu'ils étaient beaucoup mieux informés que moi et que j'exagérais les événements sous l'influence des commu­nications de mon état-major réactionnaire. Puis il m'assura que la résolution de la majorité du soviet, résolution désa­gréable "pour l'amour-propre du gouvernement", contri­buerait indiscutablement à un revirement favorable de l'état d'esprit des masses, que son effet se faisait déjà sentir et que maintenant l'influence de la propagande bolchevique "tomberait rapidement”.

"D'autre part, d'après lui, les bolcheviks dans leurs pourparlers avec les leaders de la majorité soviétiste s'étaient déclarés prêts à "se soumettre à la volonté de la majorité des soviets" et disposés à prendre "dès demain” toutes les mesures pour étouffer l'insurrection qui “avait éclaté contre leur désir, sans leur sanction". Dan conclut en rappelant que les bolcheviks "dès demaiin" (toujours demain !) licencieraient leur état-major militaire et me déclara que toutes les mesures prises par moi pour répri­mer l'insurrection ne faisaient qu'"exaspérer" les masses et que, par mon "immixion", je ne faisais qu' “empêcher les représentants de la majorité des soviets de réussir dans leurs pourparlers avec les bolcheviks sur la liquida­tion de l'insurrection".

Or, au moment où Dan me faisait cette remarquable communication, les détachements armés de la garde rouge occupaient successivement les édifices gouvernementaux. Et, presque aussitôt après le départ de Dan et ses cama­rades du Palais d'Hiver, le ministre des Cultes, Kartachev, revenant de la séance du Gouvernement Provisoire, fut arrêté sur la Millionnaïa et conduit à Smolny où Dan était retourné poursuivre ses entretiens avec les bolcheviks. Il faut le reconnaître, les bolcheviks agirent alors avec une grande énergie et une habileté consommée. Alors que l'in­surrection battait son plein et que les "troupes rouges” opéraient dans toute la ville, quelques leaders bolcheviks spécialement affectés à cette tâche, s'efforçaient, non sans succès, de donner le change aux représentants de la "démocratie révolutionnaire". Ces roublards passèrent toute la nuit à discuter sans fin sur différentes formules qui devaient soi-disant servir de base pour une réconcilia­tion et la liquidation de l'insurrection. Par cette méthode de “pourparlers”, les bolcheviks gagnèrent un temps extrêmement précieux pour eux. Les forces combatives des s.-r. et des mencheviks ne furent pas mobilisés à temps. Ce qu'il fallait démontrer!" (A. Kerensky, Deloin.)

Voilà, en effet, ce qu'il fallait démontrer ! Comme on le voit, les conciliateurs se laissèrent prendre complètement au piège de la légalité soviétiste. La supposition de Kerensky, d'après laquelle des bolcheviks spécialement affectés à cette mission induisaient en erreur les mencheviks et les s.-r. au sujet de la liquidation prochaine de l'insurrection, est fausse. En réalité, prirent part aux pourparlers, ceux des bolcheviks qui voulaient véritable­ment la liquidation de l'insurrection et la constitution d'un gou­vernement socialiste sur la base d'un accord entre les partis. Mais, objectivement, ces parlementaires rendirent à l'insurrec­tion un certain service en alimentant de leurs illusions les illu­sions de l'ennemi. Mais ils ne purent rendre ce service à la révolution que parce que en dépit de leurs conseils et de leurs avertissements, le Parti, avec une énergie infatigable, menait et parachevait l'insurrection.

 

Pour le succès de cette large manœuvre enveloppante, il fallait un concours exceptionnel de circonstances grandes et petites. Avant tout, il fallait une armée qui ne voulait plus se battre. Tout le développement de la révolution, particulièrement dans la première période, de février à octobre inclus, aurait eu un tout autre aspect si, au moment de la révolution, nous n'avions pas eu une armée paysanne vaincue et mécontente de plusieurs millions d'hommes. Ce n'est que dans ces conditions qu'il était possible de réaliser avec succès avec la garnison de Petrograd l'expérience qui prédéterminait la victoire d'Octobre. Il ne saurait être question d'ériger en loi cette combinaison spéciale d'une insurrection tranquille, presque inaperçue, avec la défense de la légalité soviétiste contre les korniloviens. Au contraire, on peut affirmer avec certitude que cette expérience ne se répétera jamais et nulle part sous cette forme. Mais il est nécessaire de l'étudier soigneusement. Cette étude élargira l'horizon de chaque révolutionnaire en lui dévoilant la diversité des méthodes et moyens susceptibles d'être mis en action, à condition qu'on s'assigne un but clair, qu'on ait une idée nette de la situation et la volonté de mener la lutte jusqu'au bout.

A Moscou, l'insurrection fut beaucoup plus prolongée et causa plus de victimes. La raison en est, dans une certaine mesure, que la garnison de Moscou n'avait pas subi une préparation révolutionnaire comme la garnison de Petrograd (envoi des bataillons sur le front).

L'insurrection armée, nous le répétons, s'effectua à Petrograd en deux fois : dans la première quinzaine d'octobre, lorsque, se soumettant à la décision du soviet qui répondait entièrement à leur état d'esprit, les régiments refusèrent d'accomplir l'ordre du commandement en chef, et, le 25 octobre, lorsqu'il ne fallait déjà plus qu'une petite insurrection complémentaire pour abattre le gouvernement de Février. A Moscou, l'insurrection se fit en une seule fois. C'est là, vraisemblablement, la principale raison pour laquelle elle traîna en longueur. Mais il y en avait une autre : une certaine irrésolution de la part de la direction. A plusieurs reprises, on passa des opérations militaires aux pourparlers pour revenir ensuite à la lutte armée. Si les hésitations de la direction, hésitations que sentent parfaitement les troupes, sont en général nuisibles en politique, elles deviennent mortellement dangereuses pendant une insurrection. A ce moment, la classe dominante a déjà perdu confiance en sa propre force, mais elle a encore en mains l'appareil gouvernemental. La classe révolutionnaire a pour tâche de s'emparer de l'appareil étatique; pour cela il lui faut avoir confiance en ses propres forces. Du moment que le Parti a entraîné les travailleurs dans la voie de l'insurrection il doit en tirer toutes les conséquences nécessaires. A la guerre comme à la guerre, et là, moins que partout ailleurs, les hésitations et pertes de temps ne sauraient être tolérées. Piétiner, tergiverser, ne serait-ce que pendant quelques heures, rend partiellement aux dirigeants confiance en eux-mêmes et enlève aux insurgés une partie de leur assurance. Or, cette confiance, cette assurance détermine la corrélation des forces qui décide de l'issue de l'insurrection. C'est sous cet angle qu'il faut étudier pas à pas la marche des opérations militaires à Moscou dans leur combinaison avec la direction politique.

 

Il serait extrêmement important de signaler encore quelques points où la guerre civile se déroula dans des conditions spéciales (lorsqu'elle se compliquait par exemple de l'élément national). Une telle étude basée sur un examen minutieux des faits est de nature à enrichir considérablement notre conception du méca­nisme de la guerre civile, et, par là même, à faciliter l'élabora­tion de certaines méthodes, règles, procédés ayant un caractère suffisamment général pour que l'on puisse les introduire dans une sorte de statut de la guerre civile [1] . Toujours est-il que la guerre civile en province était prédéterminée dans une large mesure par son issue à Petrograd, quoiqu'elle traînât en longueur à Moscou. La Révolution de Février avait endommagé considéra­blement l'ancien appareil; le Gouvernement Provisoire qui en avait hérité était incapable de le renouveler et de le consolider. Par suite, l'appareil étatique entre février et octobre ne fonction­nait que par l'inertie bureaucratique. La province était habituée à s'aligner sur Petrograd : elle l'avait fait en février, elle le fit de nouveau en octobre. Notre grand avantage était que nous préparions le renversement d'un régime qui n'avait pas encore eu le temps de se former. L'instabilité extrême et le manque de confiance en soi-même de l'appareil étatique de février facilita singulièrement notre travail en maintenant l'assurance des masses révolutionnaires et du Parti lui-même.

En Allemagne et en Autriche, il y eut, après le 9 novembre 1918, une situation analogue. Mais là, la social-démocratie combla elle-même les brèches de l'appareil étatique et aida à l'établissement du régime bourgeois républicain qui, maintenant encore, ne peut être considéré comme un modèle de stabilité, mais qui pourtant compte déjà six années d'existence. Quant aux autres pays capitalistes, ils n'auront pas cet avantage, c'est-à-dire, cette proximité de la révolution bourgeoise et de la révolution prolé­tarienne. Depuis longtemps déjà, ils ont accompli leur révolution de février. Certes, en Angleterre, il y a encore pas mal de sur­vivances féodales, mais on ne saurait parler d'une révolution bourgeoise indépendante en Angleterre. Dès qu'il aura pris le pouvoir, le prolétariat anglais, du premier coup de balai, débar­rassera le pays de la monarchie, des lords, etc. La révolution prolétarienne en Occident aura affaire à un Etat bourgeois entiè­rement formé. Mais cela ne veut pas dire qu'elle aura affaire à un appareil stable, car la possibilité même de l'insurrection prolétarienne présuppose une désagrégation assez avancée de l'Etat capitaliste. Si, chez nous, la révolution d'Octobre a été une lutte contre un appareil étatique qui n'avait pas encore eu le temps de se former après février, dans les autres pays, l'insur­rection aura contre elle un appareil étatique en état de dislo­cation progressive.

En règle générale, comme nous l'avons dit au IV° Congrès de l'l.C., il est à supposer que la résistance de la bourgeoisie dans les anciens pays capitalistes sera beaucoup plus forte que chez nous; le prolétariat remportera plus difficilement la victoire; par contre, la conquête du pouvoir lui assurera une situation beau­coup plus ferme, beaucoup plus stable que la nôtre au lendemain d'Octobre. Chez nous la guerre civile ne s'est véritablement développée qu'après la prise du pouvoir par le prolétariat dans les principaux centres urbains et industriels et a rempli les trois première années d'existence du pouvoir soviétiste. Il y a beaucoup de raisons pour que, en Europe centrale et occidentale, le pro­létariat ait plus de peine à s'emparer du pouvoir; par contre, après la prise du pouvoir, il aura beaucoup plus que nous les mains libres. Evidemment, ces conjonctures ne peuvent avoir qu'un caractère conditionnel. L'issue des événements dépendra dans une large mesure de l'ordre dans lequel la révolution se produira dans les différents pays d'Europe, des possibilités d'in­tervention militaire, de la force économique et militaire de l'Union Soviétique à ce moment. En tout cas, l'éventualité, très vraisemblable, que la conquête du pouvoir se heurtera en Europe et en Amérique à une résistance beaucoup plus sérieuse, beaucoup plus acharnée et réfléchie des classes dominantes que chez nous, nous oblige à considérer l'insurrection armée et la guerre civile en général comme un art.


Notes

[1] Voir L. Trotsky : Les questions de la guerre civile, Pravda, 6 sept.1924.


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