1924

En 1924, Trotsky publie ce texte, qui tire les premiers enseignements d'Octobre. Sa publication est évidemment liée au combat qui s'est engagé en Russie face à la montée de la bureaucratie. Ces "leçons" seront d'ailleurs à l'origine de la première campagne anti-trotskyste menée en URSS.


Les leçons d'Octobre

Léon Trotsky

La dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie:
Février et Octobre

Par son développement et son issue, la Révolution d'Octobre a porté un coup formidable à la parodie scolastique du marxisme qui était très répandue dans les milieux social-démocrates russes (à commencer par le Groupe de l'Emancipation du Travail) et qui a trouvé son expression la plus achevée chez les mencheviks. Ce pseudo-marxisme consistait essentiellement à transformer la pensée conditionnelle et limitée de Marx : Les pays avancés mon­trent aux pays arriérés l'image de leur développement futur en une loi absolue, supra-historique, sur laquelle il s'efforçait de baser la tactique du Parti de la classe ouvrière. Avec cette théo­rie, il ne pouvait naturellement être question de la lutte du pro­létariat russe pour le pouvoir tant que les pays économiquement plus développés n'auraient pas donné l'exemple et créé en quel­que sorte un précédent. Il n'est pas douteux que chaque pays arriéré trouve quelques-uns des traits de son avenir dans l'his­toire des pays avancés, mais il ne saurait être question d'une répétition générale du développement des événements. Au contraire, plus l'économie capitaliste revêtait un caractère mon­dial, plus l'évolution des pays arriérés, où les éléments retarda­taires se combinaient avec les éléments les plus modernes du capitalisme, acquérait un caractère spécial. Dans sa préface à la Guerre paysanne, Engels écrivait : "A une certaine étape - qui n'arrive pas nécessairement partout en même temps ou à un degré identique de développement - la bourgeoisie commence à remarquer que son compagnon, le prolétariat, la dépasse.” L'évo­lution historique a obligé la bourgeoisie russe à faire cette cons­tatation plus tôt et plus complètement que n'importe quelle autre A la veille de 1905 déjà, Lénine avait exprimé le caractère spé­cial de la Révolution russe dans la formule de la dictature démo­cratique du prolétariat et de la paysannerie. Par elle-même, cette formule, comme le montra le cours ultérieur des événements, ne pouvait avoir d'importance que comme étape vers la dictature socialiste du prolétariat s'appuyant sur la paysannerie. Entièrement révolutionnaire, profondément dynamique, la position de la question par Lénine était radicalement opposée au schéma menchevik, d'après lequel la Russie ne pouvait prétendre qu'à répéter l'histoire des peuples avancés, avec la bourgeoisie au pouvoir et la social-démocratie dans l'opposition. Mais, dans la formule de Lénine, certains cercles de notre Parti mettaient l'accent non pas sur le mot "dictature", mais sur le mot "dé­mocratique" pour l'opposer au mot "socialiste". Cela signifiait qu'en Russie, pays arriéré, seule, la Révolution démocratique était concevable. La Révolution socialiste devait commencer en Occi­dent. Nous ne pouvions nous engager dans la voie du socialisme qu'à la suite de l'Angleterre, de la France et de l'Allemagne. Mais ce point de vue déviait inévitablement vers le menchevisme, et c'est ce qui apparut nettement en 1917 lorsque les tâches de la Révolution se posèrent, non pas comme des questions de prognose, mais comme des questions d'action.

Vouloir, dans les conditions de la Révolution, réaliser à fond la démocratie contre le socialisme (considéré comme prématuré), c'était, politiquement, dévier de la position prolétarienne à la position petite-bourgeoisie, passer à l'aile gauche de la Révolu­tion nationale.

Prise à part, la Révolution de février était une révolution bour­geoise. Mais comme révolution bourgeoise, elle était venue trop tard et ne renfermait en elle-même aucun élément de stabilité. Déchirée par des contradictions qui se manifestèrent immédia­tement par la dualité de pouvoir, elle devait, ou bien se trans­former en introduction directe à la Révolution prolétarienne - ce qui arriva - ou bien, sous un régime d'oligarchie bourgeoise, rejeter la Russie à un état semi-colonial. Par suite, on pouvait considérer la période consécutive à la Révolution de février soit comme une période de consolidation, de développement ou de parachèvement de la Révolution démocratique, soit comme une période de préparation de la révolution prolétarienne. Le premier point de vue était adopté non seulement par les mencheviks et les s.-r., mais aussi par un certain nombre de dirigeants bolche­viks. Toutefois, ces derniers se distinguaient des mencheviks et des s.-r. en ce qu'ils s'efforçaient de pousser le plus possible à gauche la Révolution démocratique. Mais au fond leur méthode était la même : elle consistait à exercer sur la bourgeoisie diri­geante une pression qui ne sortît pas du cadre du régime démo­cratique bourgeois. Si cette politique avait triomphé le dévelop­pement de la Révolution se serait effectué en dehors de notre Parti et nous aurions eu en fin de compte une insurrection des masses ouvrières et paysannes non dirigée par le Parti, en d'au­tres termes, des journées de Juillet sur une vaste échelle, c'est-à-dire une catastrophe.

Il est évident que la conséquence directe de cette catastrophe eût été la destruction du Parti. C'est ce qui montre toute la profondeur des divergences de vues existant alors.

 

L'influence des mencheviks et des s.-r. pendant la première période de la Révolution exprimait les illusions des masses petites-bourgeoises et avant tout des masses paysannes dans la population russe et le manque de maturité de la révolution. C'est précisément ce manque de maturité qui, dans les conditions spéciales créées par la guerre, donna aux révolutionnaires petits-bourgeois, défendant les droits historiques de la bourgeoisie au pouvoir, la possibilité de diriger, apparemment tout au moins, le peuple. Mais cela ne signifie pas que la Révolution russe dût suivre nécessairement la voie qu'elle suivit en réalité de février à octobre 1917. Cette voie découlait non seulement des rapports de classe, mais des conditions tem­poraires créées par la guerre. Grâce à la guerre, la paysannerie se trouva organisée et armée sous la forme d'une armée de millions d'hommes. Avant que le prolétariat eût le temps de s'orga­niser sous son drapeau, pour entraîner à sa suite les masses rurales, les révolutionnaires petits-bourgeois avaient trouvé un appui naturel dans l'armée paysanne révoltée contre la guerre. De tout le poids de cette armée innombrable, dont tout dépendait directement, ils pressèrent sur le prolétariat et, les premiers temps, l'entraînèrent à leur suite. La marche de la Révolution eût put être différente sur les mêmes bases de classe : c'est ce que montrent, mieux que tout, les événements qui précèdent la guerre. En juillet 1914, Petrograd fut secoué par des grèves révo­lutionnaires qui aboutirent même à des combats de rue. La direction de ce mouvement appartenait incontestablement à l'organisation clandestine et à la presse légale de notre Parti. Le bolchevisme consolidait son influence dans la lutte directe contre les liquidateurs et les partis petits-bourgeois en général. Le déve­loppement du mouvement eût entraîné en premier lieu la crois­sance du Parti bolchevique : les Soviets des députés ouvriers de 1914, s'ils avaient été institués, auraient été vraisemblablement, dès le début, bolcheviques. L'éveil de la campagne se fût effectué sous la direction des Soviets urbains, dirigés eux-mêmes par les bolcheviks. Cela ne veut pas dire nécessairement que les s.-r. eussent perdu immédiatement toute influence dans les campagnes; selon toutes probabilités, la première étape de la Révolution pro­létarienne eût été franchie sous le drapeau des narodniki. Mais ces derniers auraient été forcés de mettre en avant leur aile gauche pour être en contact avec les Soviets bolcheviks des villes. L'issue directe de l'insurrection, dans ce cas également, eût dépendu avant tout de l'état d'esprit et de la conduite de l'armée liée à la paysannerie. Il est impossible et d'ailleurs inutile d'es­sayer de deviner maintenant si le mouvement de 1914-1915 eût amené la victoire au cas où la guerre n'aurait pas éclaté. Mais il y a bien des chances que si la Révolution victorieuse s'était développée dans la voie inaugurée par les événements de juillet 1914, le renversement du tsarisme eût amené l'avènement au pouvoir des Soviets ouvriers révolutionnaires qui, par I' intermé­diaire (les premiers temps) des narodniki de gauche, eussent entraîné dans leur orbite les masses paysannes.

 

La guerre interrompit le mouvement révolutionnaire, l'ajourna, puis l'accéléra à l'extrême. Sous la forme d'une armée de plu­sieurs millions d'hommes, la guerre créa pour les partis petits-bourgeois non seulement une base sociale, mais une base d'orga­nisation exceptionnelle inespérée : en effet, il est difficile de transformer la paysannerie en base d'organisation même lors­qu'elle est révolutionnaire. S'appuyant sur cette organisation toute prête qu'était l'armée, les partis petits-bourgeois en impo­saient au prolétariat et l'enserraient dans les mailles du défen­sisme. Voilà pourquoi Lénine, dès le début, combattit avec achar­nement l'ancien mot d'ordre "dictature démocratique du prolé­tariat et de la paysannerie”, qui, dans les nouvelles conditions, signifiait la transformation du Parti bolchevik en gauche du bloc défensiste. Pour Lénine, la tâche principale consistait à tirer l'avant-garde prolétarienne du marais défensiste. A cette condi­tion seulement, le prolétariat pouvait, à l'étape suivante, devenir le centre de ralliement des masses laborieuses rurales. Mais quelle attitude fallait-il avoir envers la Révolution démocratique ou, plus exactement, envers la dictature démocratique du prolé­tariat et de la paysannerie ? Lénine donne de vigoureux coups de boutoir à ces "vieux bolcheviks" qui, "maintes fois déjà, dit-il, ont joué un triste rôle dans l'histoire de notre Parti en répétant inintelligemment une formule apprise au lieu d'étudier les particularités de la nouvelle situation réelle". "Il faut, ajoute-t-il, s'aligner non pas sur les vieilles formules, mais sur la nouvelle réalité. L'ancienne formule bolchevique de Kamenev : La Révolution démocratique bourgeoise n'est pas terminée, em­brasse-t-elle cette réalité ? Non, cette formule est vieille. Elle n'a plus aucune valeur. Elle est morte. Vains seront les efforts pour la ressusciter."

 

Lénine, il est vrai, disait parfois que les Soviets des députés ouvriers, soldats et paysans, à la première époque de la Révolu­tion de février, réalisaient jusqu'à un certain point la dictature révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie. Cela est vrai dans la mesure où ces Soviets exerçaient le pouvoir. Mais, comme l'a maintes fois expliqué Lénine, les Soviets de la période de fé­vrier n'exerçaient qu'un demi-pouvoir. Ils soutenaient le pouvoir de la bourgeoisie tout en exerçant sur elle une pression sous forme de demi-opposition. C'est précisément cette situation équi­voque qui leur permettait de ne pas sortir du cadre de la coali­tion démocratique des ouvriers, des paysans et des soldats. Cette coalition, dans la mesure où elle s'appuyait non pas sur des rap­ports étatiques régularisés, mais sur la force armée et la conjonc­ture révolutionnaire, tendait à la dictature, mais en restait encore très loin. C'est dans le caractère démocratique non-officiel de cette coalition des ouvriers, des paysans et des soldats exerçant un demi-pouvoir, que résidait l'instabilité des Soviets concilia­teurs. Ces derniers devaient, ou bien voir leur rôle diminuer jusqu'à l'effacement complet ou bien prendre véritablement le pouvoir en mains. Mais ils pouvaient le prendre non pas comme coalition démocratique des ouvriers et des paysans représentés par différents partis, mais comme dictature du prolétariat dirigé par un parti unique et entraînant à sa suite les masses rurales, à commencer par les couches semi-prolétariennes. En d'autres ter­mes, la coalition démocratique ouvrière et paysanne ne pouvait être considérée que comme une forme préliminaire avant l'acces­sion au pouvoir, comme une tendance, mais non comme un fait. La marche au pouvoir devait inévitablement faire éclater l'enve­loppe démocratique, mettre la majorité des paysans dans la né­cessité de suivre les ouvriers, permettre au prolétariat de réaliser sa dictature de classe, et, par là même, mettre à l'ordre du jour, parallèlement à la démocratisation radicale des rapports sociaux, l'immixtion socialiste de l'Etat ouvrier dans les droits de la propriété capitaliste. Continuer dans ces conditions à s'en tenir à la formule de la "dictature démocratique”, c'était en réalité renoncer au pouvoir et acculer la Révolution dans une impasse. La principale question litigieuse, autour de laquelle pivotaient tou­tes les autres, était celle-ci : faut-il lutter pour le pouvoir ? Faut-il ou ne faut-il pas prendre le pouvoir ? Cela seul montre déjà que nous étions en présence non pas de divergences de vues épi­sodiques, mais de deux tendances de principe. L'une d'elles était prolétarienne et menait à la voie de la Révolution mondiale, l'autre était “démocratique", c'est-à-dire petite-bourgeoise, et menait en dernière analyse à la subordination de la politique proléta­rienne aux besoins de la société bourgeoise qui se réformait. Ces tendances se heurtèrent violemment dans toutes les questions tant soit peu importantes de l'année 1917. L'époque révolution­naire, c'est-à-dire le moment où le capital accumulé par le Parti est mis en action, devait inévitablement faire apparaître des désaccords de ce genre. Dans une mesure plus ou moins grande, avec des différences motivées par la situation, ces deux tendances se manifesteront encore, à maintes reprises, en période révolu­tionnaire, dans tous les pays. Si, par “bolchevisme", on entend une éducation, une trempe, une organisation de l'avant-garde prolétarienne rendant cette dernière capable de s'emparer par la force du pouvoir; si, par "social-démocratie”, on entend le réformisme et l'opposition dans le cadre de la société bourgeoise, ainsi que l'adaptation à la légalité de cette dernière, c'est-à-dire l'éducation des masses dans l'idée de l'inébranlabilité de l'Etat bourgeois; il est clair que, même dans un Parti Communiste, qui ne surgit pas tout armé de la forge de l'histoire, la lutte entre les tendances social-démocrates et le bolchevisme doit se mani­fester de la façon la plus nette, la plus ouverte en période révo­lutionnaire quand la question du pouvoir se pose directement.


La tâche de la conquête du pouvoir ne s'est posée devant le Parti que le 4 avril, c'est-à-dire après l'arrivée de Lénine à Petrograd. Mais, même à partir de ce moment, la ligne du Parti n'a pas un caractère continu, indiscutable pour tous. Malgré les décisions de la conférence d'avril 1917, une résistance, tantôt sourde, tantôt déclarée, au cours révolutionnaire se manifeste pendant toute la période de préparation.

L'étude du développement des divergences de vues entre fé­vrier et la consolidation de la révolution d'Octobre non seulement présente un intérêt théorique exceptionnel, mais a une impor­tance pratique incommensurable. Lénine, en 1910, avait qualifié d'anticipation les désaccords qui s'étaient manifestés au II° Congrès en 1903. Il importe de suivre ces désaccords depuis leur source, c'est-à-dire depuis 1903, et même depuis l'“écono­misme ". Mais cette étude n'a de sens que si elle est complète et embrasse également la période où les divergences de vues furent soumises à l'épreuve décisive, c'est-à-dire Octobre.

Nous ne pouvons, dans ces pages, entreprendre un examen approfondi de tous les stades de cette lutte. Mais nous jugeons nécessaire de combler partiellement la lacune inadmissible qui existe dans notre littérature sur la période la plus importante du développement de notre Parti.

Comme nous l'avons déjà dit, la question du pouvoir est le nœud de ces divergences de vues. C'est là le critérium permettant de déterminer le caractère d'un parti révolutionnaire (et même d'un parti non révolutionnaire). Dans la période que nous étudions, la question de la guerre se pose et se résout en connexion étroite avec la question du pouvoir. Nous examinerons ces deux ques­tions dans l'ordre chronologique : position du Parti et de sa presse dans la première période après le renversement du tsa­risme, avant l'arrivée de Lénine; lutte autour des thèses de Lénine; conférence d'avril; conséquences des journées de juillet; émeute de Kornilov; conférence démocratique et Pré-parlement; question de l'insurrection armée et de la crise du pouvoir (sep­tembre-octobre); question d'un gouvernement socialiste "ho­mogène".

L'étude de ces divergences de vues nous permettra, nous l'es­pérons, de tirer des conclusions qui pourront servir aux autres partis de l'Internationale Communiste.


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