1923

Source : Trotsky L., La lutte antibureaucratique en URSS – Tome I Les Réformes possibles 1923-1933, Union Générale d’Editions, Paris, 1975, pp. 25-77. Ce texte a été publié dans Rabochaya Moskva (12.13 IV 1923) et republié dans Protocoles du 12e Congrès du PC(b)R (Éd. d’État de littérature politique, Moscou 1968). Dans la mesure où la pensée de l’auteur et le style oratoire le permettaient la traduction a été allégée par rapport à l’original russe (Ndt).


Rapport au 12e Congrès du PC(b)R

Léon Trotsky

20 avril 1923, session du soir



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Camarades, on m'a confié la tâche de vous faire un rapport qui ne sera pas un compte rendu de notre activité industrielle depuis un an. Car si tel était le cas, le Comité Central aurait choisi un rapporteur plus étroitement lié à la Direction de l'Industrie.

Mon rapport aura un caractère plus directif. C'est pourquoi, il ne s'agira pas pour moi de vous faire un exposé exhaustif sur le travail de notre industrie. Cependant afin d'établir les conclusions fondamen­tales mentionnées dans les thèses du Comité Central, j'aurai recours à certaines données statistiques, lesquelles ne serviront pas à tirer un bilan de l'année écoulée, mais serviront de base aux directives pour l'année à venir.

Je dois rappeler certains rudiments de notre Poli­tique Économique que l'on appelle encore « Nou­velle ». Au IVe Congrès de l'Internationale Commu­niste, nous avons abordé avec les partis étrangers la question de savoir s'il leur sera nécessaire de passer par la NEP. Nous leur avons unanimement répondu, en substance, que dans la mesure où la NEP est l'utilisation nécessaire par l'État prolé­tarien des méthodes et des procédés de la société capitaliste, pour construire ou pour passer à la cons­truction d'une économie socialiste, tous les États ouvriers connaîtront une période semblable dont la durée sera plus ou moins longue selon les pays. Étant entendu que la période de NEP sera d'autant plus courte que le niveau culturel du pays considéré sera élevé. Dès lors, pourquoi le jeune État prolétarien doit-il avoir recours aux méthodes du régime capi­taliste, au marché? Parce qu'il n'y a pas encore de nouvelles méthodes de distribution des forces productives, d'investissement entre les différentes branches de l'économie. Nous devons employer les anciennes méthodes du marché aussi longtemps que nous n'en aurons pas créé de nouvelles - centra­lisation, planification, contrôle. Telle est la formu­lation générale de la NEP. Mais elle reste trop générale, trop algébrique pour nous permettre d'en saisir le sens dans les conditions spécifiques de la Russie soviétique.

Chez nous, le problème de la distribution des forces et des moyens de production se heurte au rapport ville - campagne. L'agriculture constitue l'activité principale de la population. Si en Europe les rapports marchands sont indispensables pour promouvoir une distribution correcte des forces et moyens de production (correcte dans la mesure où les méthodes capitalistes permettent d'obtenir bon an mal an une répartition relativement satisfaisante entre les différentes branches de l'économie), chez nous les rapports marchands doivent en premier lieu régler les échanges entre villes et campagnes. Voilà la spécificité de notre NEP russe et maintenant soviétique.

La question qui se pose alors est de savoir si au cours de ces deux années de NEP nous avons résolu, si nous sommes en voie de résoudre, les problèmes au nom desquels nous avons rappelé le démon du marché. Quelles étaient nos tâches? La première et la principale tâche que le parti avait fixée lors de l'adoption de la NEP était d'impulser les forces productives du pays. La seconde tâche, sans précédent dans l'histoire, était d'orienter, selon nos moyens, les forces productives dans le sens des intérêts de l'État ouvrier, du socialisme. Ces deux aspects de notre problème ne doivent en aucun cas être confondus.

Que le marché développe les forces productives, nous le constatons ici et là, et même hors de nos frontières. Le développement culturel et matériel, et le renforcement parallèle de la paysannerie et des artisans, nous l'avons déjà observé en Russie avant la révolution et même avant la guerre ; nous l'avons observé en Inde ; nous l'observons en Chine. Il est évident qu'à un certain stade de développement le marché satisfait à la croissance des forces productives. Mais cela n'est pas déterminant pour nous. Notre véritable travail commence au moment où nous orientons le développement des forces productives sur la voie de la construction du socialisme. Il ne faut jamais perdre de vue ces deux aspects du problème pour ne pas être abusé par les faits et les chiffres que nous tirons de notre vie économique dont la comptabilité n'est d'ailleurs pas très exacte.

Eh bien si nous envisageons le premier aspect et que nous posons la question suivante : durant ces deux dernières années le marché a-t-il accru les forces productives dans le pays? Sans aucune hésitation, la réponse doit être positive. Nos chiffres, je l'ai déjà dit, sont plus qu'approximatifs. Avec l'aide de la Direction Centrale des Statistiques, je me suis efforcé de réunir des chiffres approchants qui rendent compte de nos revenus, des revenus de l'ensemble des branches de notre économie en 1913, 1921 et 1922.



Industrie (valeur des produits finis)

Production agricole totale

Total

Grande et moyenne

Artisanale

Totale

1913

3721

730

4451

6714

11165

1921

669

260

929

3535

4464

1922

954

415

1369

4005

5374


1913 sert de référence pour l'avant-guerre. Les chiffres ne sont pas exacts mais ils traduisent suffisamment bien le changement, le mouvement.

Le produit total de toutes les branches de l'économie (industrie et agriculture) dépasse 11 milliards de roubles-or en 1913. En 1921 il est de moins de 4 milliards et demi et de 5,3 milliards en 1922. Donc de 1921 à 1922 on enregistre un accroissement d'environ 800 millions de roubles.

Je dois préciser qu'en ce qui concerne l'industrie ces chiffres sont à considérer par année calendaire mais qu'en ce qui concerne l'agriculture ils doivent être considérés par année agricole, c'est-à-dire d'octobre à octobre. Certes d'un point de vue administratif, cela n'est pas suffisamment rigoureux, mais c'est, dans notre cas, la méthode la plus juste pour exprimer la dynamique, le mouvement. De toute façon je vous avais déjà mis en garde.

En 1913, la production agricole en valeur a atteint 6,7 milliards de roubles-or ; 3,5 milliards en 1921 ; 4 milliards en 1922. En d'autres termes de 1921 à 1922 on est passé de 3,5 à 4 milliards. Ce qui représente moins des deux tiers de la production de 1913.

Quant à l'industrie, elle a produit, en revenu brut, tous secteurs réunis, 4 400 millions de roubles-or en 1913 contre 929 millions en 1921. En 1922 on observe une augmentation sensible, la production passant à 1,3 milliard de roubles-or.

Mais ce qui nous intéresse, c'est l'industrie lourde et moyenne. C'est pourquoi nous distinguerons d'une part notre industrie nationalisée et d'autre part l'artisanat. Et c'est sur ces chiffres, camarades, que j'attire votre attention. En 1913 l'industrie a donné un revenu brut de 3,7 milliards, de 669 millions en 1921 et de 954 millions en 1922. Autrement dit l'industrie - lourde et moyenne réunies - a connu une croissance de 43 %. D'autres chiffres donnent des résultats différents mais, je le répète, j'utilise ici les dernières données de la Direction Centrale des Statistiques.

Avant la guerre, en 1913 le revenu brut de l'arti­sanat a été de 730 millions. En 1921 il tombe à 260 millions pour remonter à 415 millions en 1922. Telle est la courbe de l'artisanat qui montre l'accrois­sement extraordinaire de son poids spécifique.

Camarades ces faits et ces chiffres nous intéressent au plus haut point. Ils démontrent avant tout que nous avons rempli notre tâche la plus élémentaire. Nous avons assuré la survie économique du pays. Car en effet l'arrêt du développement économique exclut toute possibilité de construction du socialisme ou du capitalisme.

Le socialisme suppose comme condition minimale le développement de l'économie et non sa régression. Eh bien I ce développement la NEP l'a amorcé de façon significative. C'est là le résultat principal. Une progression sans conteste a été enregistrée. Les échanges entre la ville et la campagne ont augmenté. Je pourrais encore citer des chiffres, mais cela est inutile dans la mesure où beaucoup d'entre vous en sont déjà informés. Nos journaux fournissent main­tenant une documentation abondante et même certains d'entre eux sont imprimés de façon à rendre les statistiques compréhensibles. Cela arrive aussi (rires).

Cependant, j'attire votre attention sur un phéno­mène d'une extrême importance. Les échanges entre la ville et la campagne ont eu principalement un caractère d'usage domestique. C'est-à-dire que la ville recevait de la campagne de la nourriture, et la campagne recevait à son tour des biens de consom­mation courante. Cela signifie que la soudure (l'échange entre la ville et la campagne) traverse la phase primitive et reste limitée à l'échange des biens de consommation.

L'étape suivante, une nouvelle et grande étape, sera ouverte lorsque les biens industriels supplan­teront les biens de consommation dans les échanges entre villes et campagnes, lorsque la campagne fournira à la ville des matières premières industrielles, lorsque la ville dotera la campagne d'équipements agricoles, d'engrais, etc. Mais nous ne sommes qu'au seuil de cette deuxième période et nous ne pouvons pas préjuger de son évolution future.

Le caractère primitif de nos échanges avec la campagne est déterminé par deux facteurs. D'une part ils concernent les articles de consommation courante et d'autre part la petite production arti­sanale y joue un rôle énorme. L'industrie artisanale essentiellement tournée vers la paysannerie produit en valeur 415 millions de roubles-or, alors que la grande et moyenne industries en produisent 954 millions soit à peine plus du double.

La question qui se pose alors est fondamentale : dans quel sens les échanges entre ville et campagne se développent-ils? Dans quelle direction s'orien­tent-ils ? Pour être plus précis - vers le capitalisme ou vers le socialisme ?

Les forces productives ont faiblement crû, mais elles ont crû quand même. Le pays est devenu plus riche. Mais qui a bénéficié de cette croissance : l'État ouvrier ou le capital privé ?

Légalement reconnue par nous, la NEP est l'arène où se joue la lutte entre le capital privé et nous. Cette arène nous l'avons bâtie, légalisée et nous y menons une lutte ferme et prolongée. Mais de cette lutte il nous faut tirer le bilan à chacun des tournants, à chacune des étapes. Et le Congrès du Parti cons­titue l'une de ces étapes, quoique non décisive.

La question la plus importante est celle de savoir qui profite le plus de la croissance économique ? Quelle tendance le développement fait-il apparaître ? Qui s'approprie la part du lion ? On ne peut pas se prononcer sur ce point de façon théorique. Là il faut avoir une vue perçante, des mains alertes et tirer les conclusions pratiques de cette question. Au fur et à mesure qu'on la résout pratiquement, il faut la vérifier statistiquement et économiquement. Or voici les chiffres, camarades : 400 et quelques millions de roubles pour la production artisanale, c'est, parallèlement au rôle du capital privé, le fait dont il nous faut prendre conscience.

Lorsque j'ai fait mon rapport sur notre économie au IVe Congrès de l'IC je ne disposais pas encore de ce chiffre, et je ne lui attribuais pas la même signi­fication qu'aujourd'hui. Elle n'était d'ailleurs pas décelable à l'époque. La croissance de l'artisanat et de la petite production agricole est une réalité d'une importance considérable car sur cette base nous pouvons aller de l'avant. Mais si nous restons en retrait, d'autres construiront et construiront contre nous. En effet l'artisanat, c'est ce bouillon de culture dans lequel le capitalisme se développait par le passé. C'était l'un de ses principaux points d'appui, l'autre étant le capital belge, français ou anglo-saxon qui pénétrait notre pays. Ainsi dans nos steppes du Sud, des usines entières jusqu'au dernier clou venaient d'Amérique, de Belgique, etc. Mais le capital étranger ne pouvait révolutionner notre économie que dans la mesure où le capital privé, marchand et industriel, avait déjà fait son appa­rition. Ce dernier a vu le jour principalement par la rencontre de la sphère artisanale et de la sphère marchande. Le marchand a fait « alliance » avec l'artisan soit en le soumettant, soit en se dotant lui-même d'une fabrique. Et de cette fusion du capital marchand et de l'artisanat sont nées des fabriques et des usines russes, authentiquement russes, n'ayant aucune origine étrangère. Cette industrie artisanale, disposant d'un équipement primitif, vit, si l'on peut dire, « légèrement vêtue ». Dès que le marché est apparu, sa production s'est élevée à 415 millions de roubles-or, tandis que la production de l'industrie nationalisée et de l'in­dustrie concédée (laquelle n'intervient que pour une part de 5 % du total) n'ont atteint que 954 mil­lions. Savez-vous que le capital privé n'est quasiment pas infiltré dans notre grande et moyenne industries? La production de l'industrie concédée n'a donné que 68 millions de roubles. Par contre dans le com­merce, le capital privé joue un rôle important et en particulier dans le commerce spéculatif petit et moyen où il est hégémonique.

Il y a donc deux éléments, qu'il nous faut sur­veiller : le capital privé marchand d'une part, et l'artisanat d'autre part. Maintenant, en ce qui concerne les relations de notre industrie et notre commerce, si nous bayons aux corneilles, leur fusion favoriserait la constitution d'un bloc de forces contre-révolutionnaires. Si nous restons passifs le marché des céréales peut également devenir un terrain fertile au développement du capital commer­cial et plus tard à toute sorte de capital privé.

Quelle est la situation dans le domaine des rapports entre l'industrie nationalisée et le marché ? Avons-nous enregistré des succès ? Le but de l'in­dustrie est de produire des objets utiles. Nous pro­duisons actuellement un peu plus et un peu mieux qu'il y a un an. Le rendement du travail s'est accru. Et la conséquence de cela, condition essentielle de nos succès futurs, a été l'augmentation des salaires des travailleurs. C'est une victoire très importante. Mais ce dynamisme de l'industrie signifie-t-il pour autant un enrichissement de l'État ? D'aucuns diront que si l'industrie progresse, l'État ne peut que s'enrichir. Et bien non ! une telle conclusion serait trop hâtive, car il ne s'agit pas du tout de la même chose. Je vais vous en donner un exemple. Il y a encore peu de temps, alors que toute l'Europe traversait une crise terrible, l'Allemagne, elle, connaissait un développement industriel spectacu­laire. Mais en exportant les produits de son travail à l'étranger, l'Allemagne recevait en fait une valeur inférieure à leur coût de production. Les capitalistes individuels et les spéculateurs se sont enrichis, mais les voies ferrées, les conduites d'eau dans les villes, les maisons des travailleurs n'ont pas été recons­truites. Toute l'infrastructure matérielle de l'État s'est peu à peu écroulée, et ses différents éléments ont passé la frontière sous forme de marchandises bon marché. Et cette fièvre spéculative a provoqué la ruine de l'Allemagne. Ce phénomène est lié au développement du pillage dans la vie d'un pays, par des éléments étrangers qui s'en approprient les plus gros morceaux, à la faveur de la guerre. Il n'y a pas si longtemps, l'Allemagne donnait l'impression d'être une puissance économique en pleine crois­sance. En fait elle est ruinée. L'illusion est de la même nature que l'effet produit par un film projeté à l'envers. Ainsi, si normalement un homme descend d'un arbre, la projection inversée de la pellicule le montre en train de monter dans l'arbre. Il en va de même pour l'économie allemande. Elle a tous les dehors de la croissance, alors qu'en réalité elle s'en­fonce dans un abîme. Il faut néanmoins tenir compte dans ce tableau des réparations que l'Allemagne doit payer.

Quant à nous, nous n'avons aucune réparation à payer. Nous avons réglé toutes nos dettes en octobre 1917 (rires et applaudissements). De ce point de vue nous sommes des privilégiés. Par conséquent, si notre industrie d'État subit des pertes - et c'est le cas - ce n'est pas au profit d'étrangers, comme en Allemagne, mais de toute évidence au profit d'élé­ments nationaux. Qui sont-ils ? Ce sont les éléments constitutifs de la petite et moyenne bourgeoisies qui émergent, les spéculateurs et certaines couches de la paysannerie. Mais nous reviendrons sur la paysan­nerie un peu plus loin.

Nous devons nous rendre à l'évidence que pendant la première période de la NEP, notre industrie a travaillé à perte. Il n'y a là encore rien d'effrayant ou de menaçant, mais nous ne devons pas nous masquer la vérité. Si nous envisageons l'industrie dans son ensemble (lourde et légère) - nous pourrions y ajouter ou non les transports que cela ne chan­gerait rien - nous nous apercevons que l'industrie nationalisée a produit à perte. Autrement dit si nous faisons la différence entre les valeurs maté­rielles que possédait l'État dans l'industrie il y a un an et celles qu'il possède aujourd'hui, nous constatons que nous sommes aujourd'hui plus pauvres que l'année dernière.

Certaines de nos branches se flattent de réaliser des bénéfices... J'y reviendrai un peu plus tard.

Cela est peut-être vrai pour certaines d'entre elles mais pour d'autres ces bénéfices sont apparus à la suite d'opérations arithmétiques complexes, qui, je l'espère, font l'objet d'un examen rigoureux de la part de la « Commission Centrale de Contrôle » et du Rabkrin (rires). Mais d'une manière générale l'industrie a vécu sur les caisses de l'État, et ces dernières grâce à l'agriculture. J'ai déjà souligné que la production industrielle totale a augmenté de 43 %. Si nous considérons la branche combustibles, le charbon, le pétrole, l'augmentation est insigni­fiante. Par contre l'industrie du papier a plus que doublé sa production en valeur qui passe de 86 à 151 millions de roubles-or ; et l'industrie lainière a presque doublé la sienne, passant de 72 à 137 millions.

A la lumière de ces chiffres, apparaissent les prin­cipales caractéristiques de la première période de réanimation de notre économie. Les échanges entre la ville et la campagne portent essentiellement sur les biens de consommation. L'Oural surpasse le Sud. L'industrie légère est à l'avant-garde mais l'artisanat l'est encore plus. L'arrière-garde reste l'industrie lourde, dont le retard est considérable, et qui en reste aux balbutiements. Globalement l'industrie, lourde et légère, n'apporte pour le moment que des pertes à l'État.

Sans faire une analyse économique détaillée de l'importance et des causes du déficit, nous pouvons en comprendre la nécessité dans la période actuelle. Nous devons admettre que notre appareil industriel ayant été complètement paralysé, il ait fallu une grande quantité d'énergie supplémentaire pour remettre cette énorme machine en marche. Ce déficit fait partie des sacrifices qu'il a fallu consentir pour réanimer notre industrie. Ainsi compris, je répète que le fonctionnement à perte n'a, en soi, rien de menaçant pour l'instant. Pour préciser ma pensée, je dirai même qu'il était impensable qu'il en soit autrement, qu'il était impossible de réaliser d'emblée des bénéfices. Certes, le déficit aurait pu être moindre mais il était impossible de commencer à travailler de façon rentable avec une industrie à moitié détruite.

Cependant, nous ne devons en aucun cas considérer cette conclusion comme définitive et constante, et prendre l'habitude du déficit (rires). Il s'agit seulement d'une taxe que nous avons dû verser pour entrer dans la période de régénérescence de notre économie. Nous avons payé une fois et ça suffit. Désormais nous devons « nous faire » à l'idée de travailler avec bénéfice. Parmi nos concurrents, l'artisan et le commerçant travaillent déjà avec bénéfice. Et si nous bayons aux corneilles nous irons à la perte non seulement du prolétariat mais aussi du petit artisan.

Quant à nous, afin que notre économie nationa­lisée puisse renaître, nous avons donné la liberté au marchand et à l'artisan, décrété le marché libre des céréales - et nous devions le faire. Mais si nous ne réussissons pas à maîtriser ce processus, il peut dresser contre nous un adversaire dangereux.

Nous proclamons souvent que nous tenons les postes de commande dans l'industrie ce qui est tout à fait exact. Les transports, la métallurgie, l'énergie, les usines les plus importantes, les banques, tous ces points dominants de l'économie sont entre nos mains. Mais ces positions clés, à la différence des hauteurs géologiques peuvent aussi bien croître que tomber. Le Rabkrin n'est pas aussi stable que l'Elbrouz ni même que le « Mont des moineaux ».

Maintenant la question de savoir si les postes de commande que nous contrôlons se sont renforcés par rapport à l'année dernière, appelle une réponse ambiguë. Nos entreprises industrielles commencent à tourner. C'est là le point essentiel, c'est là l'avan­tage le plus important. Par contre en ce qui concerne l'inventaire de leurs valeurs matérielles, elles sont plus pauvres qu'il y a un an. Telle est la réponse contradictoire que nous devons formuler. Réponse qui nous révèle le danger réel que constitue l'exploi­tation déficitaire. La situation n'est pas encore alarmante et la menace peut être déjouée à condition d'en être clairement conscient. Car si nous fermons les yeux, nous périrons infailliblement.

La première conclusion, qui s'impose après cette analyse préliminaire, est la suivante : nous avons atteint le premier stade de relance de notre économie. Cela nous sauvera de l'agonie économique et cultu­relle. Agonie exprimée, entre autres, par les propos vindicatifs des mencheviks qui la caractérisaient de « retour à l'économie agraire » de la Russie c'est-à- dire par la désagrégation des villes et la fuite des ouvriers à la campagne. C'est une première conquête capitale pour nous. La deuxième de nos conquêtes c'est l'augmentation des salaires, condition première du renforcement du prolétariat.

A la question que nous avons soulevée tout à l'heure de savoir à qui profite la phase de démarrage de l'économie, nous répondrons que dans la période qui vient de s'écouler c'est au premier chef le capital commercial, la petite industrie légère (artisanat compris) qui en ont profité. Quant à nous, nous avons dû sacrifier une part importante de notre capital pour mettre en branle notre grosse machine industrielle. Si parmi vous, certains désirent entrevoir clairement une des variantes théoriquement possible du processus en cours, celle qui signifierait notre perte, que ceux-là lisent les chapitres du livre de Vladimir Illitch, le Développement du capitalisme en Russie, qui traitent de la « fécondation » capita­liste de l'artisanat par le capital commercial.

J'ai affirmé que nous avions travaillé à perte. Or ce n'est pas mon avis personnel, car des économistes qui font autorité le partagent aussi. Je vous recom­mande à ce sujet un livre paru avant le Congrès : Du salaire de Cholotov, préfacé par Rykov qui explique : « En entrant dans la 3e année de notre nouvelle politique économique, il est indispensable de reconnaître que les succès des deux années écou­lées sont insuffisants et qu'ils n'ont même pas pu nous assurer un arrêt total du processus de dimi­nution du capital fixe et circulant, sans parler du passage à l'accumulation et à l'accroissement des forces productives de la république. La 3e année doit assurer la rentabilité des principales branches de l'industrie et des transports ». Rykov constate donc que cette année encore, le capital fixe et circulant a diminué. Sur ce point, je me joins à Rykov. Par contre je suis moins optimiste que lui sur les perspec­tives de l'année à venir. Je ne pense pas qu'au terme de la 3e année, les branches principales de l'industrie deviennent rentables. Ce serait un progrès important, si, contrairement à la 2e année, nous évaluions mieux nos pertes et si, au cours de la 3e année, nous pouvions les réduire, dans les branches clés de notre économie. Voilà la méthode : établir une tendance et la favoriser. Et si la perte décroît et que l'industrie se développe, le tour est joué. Nous atteindrons le but c'est-à-dire des bénéfices à condition que la courbe évolue à notre profit.

Tel est le résultat de la première période de NEP, et les tâches de la deuxième période en découlent. Ces tâches, je les ai déjà énumérées : tout faire pour que la réanimation économique continue. Autrement dit, favoriser, par une politique consciencieuse, habile et assidue, le futur développement des forces pro­ductives. Parallèlement les échanges entre la ville et la campagne devront porter de plus en plus sur les biens de production au détriment des biens de consommation. Enfin, le plus important pour nous, c'est le contrôle et la canalisation de toute cette activité économique par l'État ouvrier. Cela signifie que grâce à une politique correcte et à une organi­sation rationnelle de l'économie, nous devons faire entrer dans le moulin du socialisme une part maximale de ce que nous appelons, avec réserves, la valeur ajoutée, créée par l'ensemble de la population labo­rieuse de l'État.

Comment atteindre cet objectif? Nous connaissons déjà le chemin principal : c'est l'alliance de la ville et de la campagne. « Alliance » est un terme excellent, mais nous l'employons tellement que nous en oublions le contenu. C'est pourquoi nous devons aborder cette question de l'alliance plus concrètement. Elle concerne tout d'abord l'échange des produits de l'agriculture contre les produits de l'industrie. Le paysan se trouve confronté d'une part à l'artisan, le petit industriel privé, le marchand, le contre­bandier, et d'autre part à l'industrie nationalisée et unifiée. Mais les produits de cette dernière sont-ils accessibles au paysan? Quel est l'écart entre les prix agricoles et les prix industriels ? Il existe une Com­mission du Commerce Intérieur dirigée par le cama­rade Lejava, qui a calculé que pour obtenir du tissu, du savon, du pétrole, des articles en cuir, des allu­mettes, du sel, du sucre et des huiles végétales, produits de première nécessité, le paysan doit payer 167 % plus cher qu'en 1913. En d'autres termes, au lieu de donner une livre de pain pour une certaine quantité de produits il doit maintenant en donner 2,67 livres, soit plus de 2,5 fois plus. Hier je suis allé m'informer auprès du camarade Léjava de la situation 3 mois plus tard. Et bien, contrairement à notre attente, il y a une aggravation. Le coefficient est passé à 175 %, c'est-à-dire que le paysan paie les produits industriels qui lui sont nécessaires avec 2,75 fois plus de pain qu'en 1913.

Pour que vous vous rendiez à l'évidence, je vais vous présenter ce simple diagramme (c'est le seul que je vous montrerai). Il est très éloquent. Trois courbes décrivent le mouvement des prix. Le mouvement des prix actuels est représenté par les courbes rouges et bleues. La courbe noire indique le niveau général des prix en 1913. La courbe rouge représente les prix des produits industriels. Au mois d'août de l'année dernière, ils étaient plus bas qu'en 1913, puis ils ont monté, ont rapidement dépassé les prix d'avant-guerre et continuent toujours leur ascension. Quant aux prix agricoles indiqués par la courbe bleue, au départ leur niveau était plus élevé qu'en 1913 mais ils sont vite tombés ; et vous pouvez voir où ils en sont maintenant. Et c'est cela, hélas, que nous appelons une « alliance » ! (rires). Il nous faut bien méditer ce phénomène qui consiste en un écart croissant des deux courbes principales, que nous qualifions d'« alliance ». C'est là le problème fonda­mental de la vie économique soviétique. Ce gra­phique nous indique sans détours la clé du futur développement socialiste.

Certaines opinions nous amènent, il est vrai, à relativiser la gravité de la situation révélée par le diagramme (ou ces ciseaux). Ainsi Larine, dans un ouvrage récent, en a émis un certain nombre qui ne sont pas sans valeur. J'en ai lu un seul chapitre qui est bon malgré l'optimisme excessif de Larine. Nous avons beaucoup parlé ici de ses idées fausses sur les relations entre la paysannerie et le prolé­tariat. Larine proposait une augmentation des impôts de 20 %. Cela est possible. Mais la question n'est pas là. J'admets que Larine malgré ses excellentes idées puisse parfois se tromper du tout au tout. En effet, la question des impôts agricoles n'est pas l'aspect fondamental du problème de la paysannerie. La question fondamentale c'est la prise en compte des intérêts du prolétariat comme classe dominante.

L'erreur de Larine ne réside pas dans le fait qu'il dise : « il faut augmenter les impôts de 20 % dans la période actuelle ». Pour résoudre cette question pratique il faut calculer, crayon en main, le niveau d'impôts à partir duquel l'agriculture progressera et le paysan s'enrichira l'année prochaine. Mais si on fait de cette mesure fiscale une « plate-forme », celle-ci peut rapidement devenir une plate-forme classe contre classe. Voilà le cœur du problème.

Pour ce qui est des écarts de prix, Larine fait quelques remarques correctes. En fait retrouver le niveau de 1913 n'est absolument pas le but pour 1923. Larine affirme que le paysan peut supporter l'écart observé sur le graphique pendant une période déterminée qui sera encore plus difficile à surmonter pour l'industrie. Certes il peut le supporter, mais dans quelle mesure et pendant combien de temps ? N'oublions pas l'existence de l'artisanat et du capital marchand qui peuvent s'allier aux paysans. D'autre part, un autre facteur intervient dont la signification n'est pas négligeable : la contrebande. Quand l'écart des prix agricoles et des prix industriels atteint des limites telles que les premiers sont 2,75 fois plus bas que les seconds, nous ne pouvons pas être aussi assurés que Larine. Que nous le voulions ou non, nous ne vivons pas dans une île isolée, nous avons des frontières terrestres et maritimes par lesquelles s'infiltre la contrebande. La contrebande pèse sur le marché, et plus les ciseaux s'écartent plus elle pourra facilement franchir nos frontières, de telle sorte qu'aucun monopole du commerce extérieur, aucune surveillance ne nous préserveront de la pression du marché mondial. Il s'agit donc de refermer les ciseaux, en tout cas de rapprocher la courbe rouge de la courbe bleue. Pour ce faire, la première mesure à prendre c'est l'exportation du blé qui entraînera une augmentation des prix agricoles. En d'autres termes, l'État ouvrier s'adressera au paysan de la façon suivante : « En qualité d'intermédiaire conscien­cieux, entre toi, paysan, et l'Europe capitaliste, je m'engage à vendre ton blé à l'étranger et à acheter les biens nécessaires au développement de notre économie commune ». L'exportation de notre blé est une tâche importante et profitable si nous réalisons un bénéfice et si la plus grande part de ce gain va à l'industrie. Mais notre blé sera-t-il demandé ? Nous vivons une époque de fièvre blanche, de fascisme et de nouveaux blocus peuvent être décrétés par les puissances capitalistes, notamment contre notre blé. L'Amérique regorge de blé, il sert de nourriture aux cochons, les « excédents » sont parfois brûlés. Les Américains peuvent donc vendre à l'Europe un blé aussi bon marché que le nôtre. Pendant la guerre et la révolution, les États-Unis se sont appropriés 90 % de nos anciens marchés agricoles. Pouvons-nous les regagner ? Sans tomber dans un optimisme excessif, je crois, camarades, qu'il y a un espoir, je pourrais même dire que c'est presque une certitude. En effet l'Europe ne peut pas payer le blé américain. Vous devez savoir qu'au cours de cette dernière décennie, l'Amérique s'est appropriée tout l'or mondial. L'Europe lui doit maintenant plus de 20 millions de roubles-or dont, excepté l'Angleterre, elle ne peut rien rembourser, pas même les intérêts. Ainsi l'Europe ne peut pas, sans risquer de dilapider défi­nitivement ses réserves en devises, payer le blé amé­ricain en or ; elle ne peut payer qu'en produits industriels. Or l'Amérique n'a aucun besoin des pro­duits européens, que ce soit des moyens de pro­duction, des biens de consommation ou des objets de luxe. Les États-Unis ont, de plus, instauré des droits exorbitants à l'importation des pierres précieuses et des perles. L'Europe affamée a donc le choix entre le blé américain et le nôtre. Mais pour acquérir le blé d'outre-Atlantique, elle doit payer en or, c'est-à-dire accroître son déficit, saper sa monnaie et courir ainsi à la ruine. Quant à nous, nous sommes prêts à échanger notre blé contre des machines et des biens de consommation manufacturés (bien entendu en moindre quantité pour ces derniers). En conséquence, l'Europe, même fasciste, sera contrainte de manger notre pain (je dis « manger » pour ne pas employer un mot plus grossier) (applaudissements). Notre commerce extérieur s'efforcera d'être excédentaire et la plus grande partie de cet excédent devra ali­menter notre industrie qui. a tant besoin de capital. Ces perspectives sont fort réjouissantes, d'autant plus que les possibilités d'exportation de blé à l'Ouest sont très réelles et qu'elles ont des chances d'aug­menter d'année en année.

Cette annonce de l'exportation, peut être consti­tutive d'une alliance entre, d'une part le paysan russe, ukrainien ou d'une autre nationalité et d'autre part le capital européen. Or nous ne la souhaitons à aucun prix. Du fait de l'exportation de blé, les prix augmenteront sans aucun doute, sans toutefois atteindre le niveau des prix de vente à l'Europe. Car dans ce dernier cas, l'État ouvrier ne retirerait aucun profit de l'opération, les ouvriers paieraient cher leur pain et l'industrie ne progresserait pas. Si d'autre part, seuls le marchand et l'intermédiaire en profitent sans que l'industrie nationalisée ne connaisse une amélioration, un abaissement de ses coûts de production, alors les liens entre notre agri­culture et le capital occidental, se resserreront, ce qui pourrait remettre en cause le monopole du commerce extérieur et avoir des conséquences dangereuses pour nous. Ce qu'il nous faut, nous ne devons pas l'oublier, c'est une alliance entre notre industrie nationalisée et notre marché rural. Le moment est venu d'examiner la question de l'industrie, son organisation interne, ses maladies infantiles, ses faiblesses et ses vices.

L'écart des prix a varié de 2,6 points en faveur des prix industriels par rapport au niveau d'avant-guerre, mais l'industrie travaille à perte. Cela s'explique par le manque d'organisation rationnelle de l'industrie. Aussi paradoxal que cela puisse paraître nous souf­frons non seulement de pauvreté mais aussi de « richesse ». Nous sommes trop lourdement équipés compte tenu de la faiblesse actuelle du marché. Nous avons conservé 75 %, si ce n'est 100 % de l'équipement construit avant et pendant la guerre et nous ne l'utilisons qu'à 17 ou 20 %, au maxi­mum à 25 % de ses capacités. L'ensemble de l'in­dustrie nationalisée demeure une charge difficile à soulever.

A bien des égards nos trusts ressemblent à nos anciennes armées de partisans surchargées de maté­riel : 500 baïonnettes, 3 avions, 2 postes émetteurs... sans parler de la quantité considérable de trains et de wagons-salons. Ils n'en sont pas responsables, nous non plus, mais objectivement l'équipement ne développe pas toutes ses capacités productives. La première mesure à prendre pour lutter contre cette situation, c'est, dans les années qui viennent, de concentrer la production dans les entreprises les mieux équipées et les plus compétitives. Ce travail est déjà en cours, mais il est lent et peu énergique. En réalité nous rencontrons des obstacles difficiles, d'ordre politique, matériel et moral. Nous devons en effet licencier des travailleurs. C'est une noix très dure que le Parti devra casser avec les dents dans le courant de l'année prochaine. Il est impossible de faire autrement. Ce serait faire preuve de lâcheté vis-à-vis de l'ensemble de la classe ouvrière et de son parti que de conserver en surnombre des ouvriers et des ouvrières travaillant à peine à la moitié ou au tiers de leur capacité. Et cela de peur de les condamner au chômage ouvert. Le chômage caché constitue la pire, la moins efficace et la plus onéreuse des formes de garantie sociale. De plus cette fausse garantie sociale désorganiserait notre appareil de production qui ne pourrait faire correctement son bilan, établir ses prévisions dans cet esprit de prodi­galité et d'irresponsabilité stupides. C'est pourquoi notre parti devra être ferme et prudent et aider les syndicats et les organes économiques à accomplir consciencieusement la tâche difficile de concentration industrielle. Nous l'expliquerons franchement aux travailleurs du pays. Nous leur assurerons que les chômeurs recevront une aide de l'État prolétarien par l'intermédiaire des syndicats, des soviets locaux et d'autres canaux. Dans l'état actuel de notre éco­nomie, ne pas faire tourner notre appareil industriel au mieux de ses capacités, supporter des ouvriers travaillant à 75 % à perte est non seulement inad­missible mais criminel. La seule solution, la plus saine, c'est d'aider les chômeurs, sans leur cacher la vérité en les employant inutilement. Nous ne pouvons pas conduire l'économie avec un feu éteint.

Le Conseil National de l'Économie Populaire réorganise actuellement les trusts. Nous devons soutenir ce travail, l'approfondir, l'accélérer. La première réorganisation des trusts a été sommaire, primitive. Nous naviguions à vue et nous avons commis des erreurs grossières. Pouvait-il en être autrement ? Cette réorganisation s'est faite selon des procédés typiquement bureaucratiques en créant par décisions centrales, comme pendant le Commu­nisme de guerre, des entreprises chargées de commer­cialiser elles-mêmes leur production en fonction de leur capacité marchande. Grâce à cela nous avons maintenant une vue plus claire des rapports de nos trusts avec le marché, nous pouvons mieux vérifier la validité des plans élaborés au sommet en les confrontant à l'expérience des entreprises au niveau local. La nouvelle réorganisation en cours sera certai­nement plus complète à condition de lui imprimer un rythme plus soutenu sur la base d'une concen­tration industrielle plus sévère.

La pierre d'achoppement de notre industrie, ce sont les frais généraux (toute notre presse en parle) dont l'ampleur est à l'image de nos carences en matière d'organisation. Ces frais généraux sont la rançon d'une mauvaise organisation de nos usines et de nos trusts où l'on assiste à une multiplication pyramidale d'organes et d'instances, caractéristiques de l'hypertrophie de l'appareil bureaucratique dans le domaine économique. Ces dépenses inutiles n'ont pas seulement de graves conséquences matérielles, mais aussi des conséquences néfastes et méséducatrices. Les directeurs, les administrateurs s'imaginent que les fonds de roulement atteindront leur desti­nation par le simple jeu de leur mouvement « natu­rel ». Ces gens-là occupent des postes importants, ils sont pleins d'assurance mais ils ignorent tout de la production. Un produit qui sort d'un atelier au prix d'un rouble-or, se retrouve à 3 roubles après être passé par toutes les instances en place, et arrive au consommateur au prix de 5 à 6 roubles. Vous voyez donc que toute idée d'économie a disparu, la gestion devient dépensière, le sens des responsabilités des administrateurs s'émousse. Nous devons mieux orga­niser le travail dans les usines, mieux utiliser là force de travail, liquider les organes inutiles, comprimer sans pitié le personnel en particulier les représentants, les intermédiaires et parasites en tout genre. Ces frais généraux ont la plus mauvaise influence sur les tâches culturelles, le commandement (a fortiori militaire), sur ce qu'on appelle la propagande irra­tionnelle, etc. Je prendrai l'exemple du comman­dement. Le 20 novembre 1921 je me suis adressé au Comité Exécutif de Toula pour savoir où en était la division des douanes, nommée division de Toula, dont nous avions décidé de prendre la direction, quant aux casernes, aux soldats de l'Armée Rouge et au dispositif de commandement qui se trouvait dans une mauvaise situation. Eh bien ! le funeste Comité Exécutif de Toula vint me demander, comme une éponge, mon aide pour me fournir les rensei­gnements. C'était l'époque où les calculs économiques étaient encore plus brumeux qu'aujourd'hui.

Mais cet exemple du Comité Exécutif de Toula, d'autres l'ont suivi, notamment les commissariats aux trusts (y compris et je le confesse pendant la période de mon mandat). Si ce fut à une époque une nécessité pour l'armée, si c'est même une chose agréable que de recevoir de l'aide, si nous y réflé­chissons bien, ce n'est certainement pas la bonne méthode pour un fonctionnement juste et rationnel de l'économie.

Faire des économies, encore des économies, partout et sur toute chose, supprimer les dépenses inutiles y compris dans le domaine de l'éducation, tel était le mot d'ordre du camarade Lénine, que nous repre­nons aujourd'hui. Et cela, afin de soutenir l'industrie, en particulier l'industrie lourde, afin de la pourvoir en fonds de roulement qui lui sont indispensables. Mais dès réception de ces fonds, les trusts se voient assaillis de demandes, de suggestions de la part des commissariats au peuple, de l'armée, des autorités locales, des syndicats, des comités de districts, etc. qui ont tous les mêmes excellentes raisons. Ainsi nous n'avons plus affaire à un trust réduisant les dépenses de ses différents départements, mais à une sorte de mari à la Tchékov, surchargé de paquets et de colis. Nous devons renforcer la responsabilité morale et politique de notre administration écono­mique. Les dépenses sur fonds budgétaires gouver­nementaux doivent être réduites au minimum.

La situation actuelle a ceci de particulier qu'il est plus rentable d'investir des sommes plus élevées dans l'armée que de les distribuer aux administrations incontrôlables des trusts. A toutes ces dépenses inu­tiles, s'en ajoutent d'autres encore plus scandaleuses dites dépenses de publicité. Dans un article du cama­rade Kartinia publié dans la Vie économique j'ai trouvé l'expression « publicité irrationnelle ». Cette formulation, comme vous allez vous en apercevoir est beaucoup trop « diplomatique ». Quand le cama­rade Noguine expliquait ici comment on a trouvé des papiers d'affaire dans un divan (ce n'était heureu­sement que des papiers, car d'autres divans sovié­tiques renferment quantité d'autres choses) (rires), il a déclaré : « En m'exprimant avec modération, c'est le chaos total ». Eh bien je déclare aussi avec modération, chez nous fleurit la « publicité irration­nelle ». En fait une grande partie de l'édition vit de cette « publicité irrationnelle ». Et cela dans toutes les villes sans oublier Petrograd. (Des voix de la délé­gation de Petrograd : « on le sait ».) Que vous le sachiez, j'en suis convaincu, mais tout le monde ne le sait pas et je veux en faire profiter les autres (rires). Prenons le « guide des agitateurs et des propa­gandistes ». C'est un excellent guide composé de 180 pages des plus utiles et de 96 pages d'annonces ! 96 pages ! tous les commissariats s'y distinguent, tous veulent être « utiles » au parti. Ainsi tel commis­sariat annonce les ventes aux enchères de tableaux, bronzes, marbres, cristaux et tapis ! Comme si les bronzes et les tapis étaient indispensables à un agi­tateur du parti. Bien entendu, les préoccupations financières ne sont pas absentes puisqu'on publie 86 annonces pour « le rendez-vous des dirigeants d'entreprises industrielles et commerciales ». Je ne connais pas, malheureusement, la proportion de diri­geants d'entreprises commerciales parmi les agita­teurs de Petrograd. En un mot, ce guide contient tout ce dont a besoin un bon agitateur du parti (rires). Mais voilà une autre publication : le Sverdlov. Pouvons-nous nous étonner, camarades, de voir nos plus gentils sverdloviens, notre jeunesse, déclarer dans leurs articles qu'ils ne sont pas concernés par la NEP. Il peut se passer n'importe quoi, mais la NEP ne les concerne pas. Et, n'en doutons pas, c'est la vérité. Par contre, les bilans commerciaux les intéressent, et ils les publient. Regardons un peu. La première annonce émane de la Direction générale des industries automobiles d'État. Pour les sverdlo­viens, la chose est bien sûr indispensable. Aussi indispensable est l'annonce de la Direction du Thé : notre jeunesse se gave de thé parfois... Une autre annonce nous informe des « meilleurs vins »... Cela se passe de commentaires (rires).

Camarades, si nous avons perdu cinq minutes à évoquer cette « publicité irrationnelle », ce n'est pas seulement pour rire un peu mais parce que nous allons, je crois, y mettre fin après le Congrès (applau­dissements). Car la question, qu'on le veuille ou non, a une sanction matérielle grave. Dans le guide indispensable au militant, 100 pages ont été gâchées par des annonces dont nul n'a besoin. On a augmenté le livre d'un tiers et il revient donc un tiers plus cher aux éditeurs qui se targuent pourtant de leur compé­titivité. C'est en ces termes que se pose la question des « prix de revient » et du « bilan commercial ». Gâchis d'argent, gâchis de papier signifient : prix de revient plus élevé. Le propagandiste, l'agitateur doi­vent prendre conscience que, chez nous, sont à l'ordre du jour l'économie, le bilan commercial, la statistique, l'exactitude. Pas un sou de dépense ne doit être injustifié. Or c'est le contraire que lui enseigne son « guide de l'agitateur » en publiant ces annonces sans intérêt. Nous devons mettre radicalement fin à cela de telle sorte qu'il n'en demeure aucune séquelle. Mais nous ne pourrons nous débarrasser de cela et d'autres pratiques scandaleuses qu'en instaurant un régime de bilan et de responsabilités.

La Vie économique a fait paraître, il y a peu de temps, un article titré : « Quand mettrons-nous au point un système de comptabilité d'État? «Cet article diffère de ceux qui, dans toute la presse blanche et une très grande partie de la presse bourgeoise inter­nationale, se réjouissent de nos malheurs. A mon avis, malgré la tristesse qui nous gagne à sa lecture, cet article est très bon. Il nous faut de l'air et de l'eau. Sans comptabilité, un boutiquier ne peut pas vendre son hareng ou son saucisson. Or nous sommes un « boutiquier » qui, comme on le dit souvent, occupe 1/6 de la superficie mondiale, et nous n'avons pas de comptabilité. Ce n'est pas sérieux et c'est pourquoi nous essuyons tant de pertes. On entend souvent dire que la comptabilité est indispensable à l'élaboration des plans et à la fixation des objectifs au sommet. Tout cela est vrai. Mais avant tout, la première fonction de la comptabilité c'est la lutte contre le vol.

L'absence de comptabilité favorise le vol, cette école de la corruption des économistes, des dirigeants d'entreprises ; école qui nous fera périr si le parti ne se donne pas les moyens, que je ne connais pas encore (pendant la NEP, ils ne doivent pas être trop durs), d'obliger tout le monde à se servir de la comptabilité.

La comptabilité, camarades, ne signifie pas immé­diatement, équilibre, calcul statistique. Cela viendra plus tard et sera encore plus compliqué. Pour l'instant il s'agit d'inscrire les diverses opérations afin qu'elles puissent être contrôlées. C'est la condition de toute sagesse économique, le début du salut. La compta­bilité devra être le point de départ de la recherche de l'équilibre et des prévisions. En effet si la première condition d'un commerce bénéficiaire c'est la sup­pression du vol au moyen de la comptabilité, la deuxième c'est le calcul qui tiendra compte du prix de revient de tel produit, de son prix de vente possible sur le marché et qui déterminera s'il y aura profit ou perte.

Selon l'Office des statistiques, 80 % de nos calculs sont arbitraires (nous pouvons deviner, même si elle ne le dit pas que les 20 % restants sont encore pire). Parmi les trusts visités par la Commission Kuybichev (cette méthode d'enquête, même si certaines insuffi­sances sont apparues dans son exécution, reste bonne dans son principe et a donné des résultats valables), l'un d'entre eux laissait apparaître un bénéfice de 3 trillions alors que l'Office des statistiques démontrait qu'il subissait une perte de 750 000 roubles-or. Que trouve-t-on d'autre dans le « livre noir » des comptes d'entreprises ? Notre industrie textile, ce n'est un secret pour personne, est dans son ensemble (laine et coton) déficitaire. Et cela parce qu'elle a écoulé ses produits à des prix fictifs. Je vais vous donner les chiffres d'un des meilleurs trusts du textile, le trust « Draperie de Moscou », il s'agit des chiffres de l'ingénieur-statiticien Cprogué avec lequel j'ai pu m'entretenir de cette question. En 1913, les matières premières entraient pour 70 % dans le prix de vente, pour 26 % en janvier 1922, pour 36 % en avril de la même année, pour 27 % en juin et pour 43 % en septembre. Qu'est-ce que cela signifie ? Cela signifie que le trust avait besoin de fonds de roulement.


Or le marché n'absorbe pas les draps et leur vente est nécessaire pour se procurer de l'argent. Mais vendre en dessous du prix de revient est, comme on dit, contraire aux principes de la NEP. Il faut donc recourir à des artifices comptables. Et l'on fixe des prix fictifs pour les matières premières - comme partout ailleurs - sans tenir compte de la part du capital fixe et du capital circulant. De plus l'amortissement n'intervient jamais dans les calculs ni la rente foncière. Socialisme oblige ! Dans un pays où la terre est nationalisée, tenir compte de la rente foncière serait presque une rupture d'avec le pro­gramme du parti (rires).

Je vais maintenant prendre l'exemple de l'« Entre­prise pétrolière d'Azerbaïdjan », petite entreprise bénéficiaire dit-on ! J'ai reçu d'un travailleur respon­sable de cette entreprise un compte rendu chiffré qui révèle que la location de la terre qui entrait autrefois pour 20 % dans le prix de revient n'est plus maintenant comptabilisée. Pourquoi ? Mais comment donc, pour la simple raison que nous sommes dans une République soviétique (l'Azerbaïdjan est en effet une République soviétique) et que la terre est nationalisée. A quoi cela ressem­blerait-il de payer une rente à nous-mêmes ? J'ai déjà lu dans un article savant de la Vie économique un jugement de ce type : « Si on reconnaît que la question de la rente foncière est discutable dans notre régime, en revanche celle de l'amortissement du capital est indiscutable ». Pourquoi cette question de la rente foncière est-elle discutable ? Si nous la considérons à l'échelle du globe, l'État soviétique est propriétaire de la terre soviétique au même titre que les autres propriétaires à l'étranger. Nous en extrayons du pétrole. Mais nous pouvons aussi louer cette terre pétrolière. Nous accordons d'ailleurs des concessions. Dès lors, si le concessionnaire nous demande : « Quel est le montant de la rente ? » lui répondrons-nous : « La rente ? mais voyons, ce sont seulement les méprisables bourgeois qui prélèvent une rente, nous, nous sommes un État soviétique honnête ». Nous exportons du blé. Eh bien, nous devons inclure la rente foncière dans le prix de ce blé. C'est un préjugé infantile de croire que dans un régime soviétique, il faut ignorer la rente. Nous sommes obligés de raisonner ainsi et de dire à notre travailleur responsable : « Brave homme de l'entre­prise pétrolière d'Azerbaïdjan, tu as un revenu de tant, mais si nous donnions la terre en concession à un étranger, il nous paierait une rente et ce serait sans doute plus avantageux. Il faut prendre en compte, en les distinguant bien, la rente, l'amor­tissement du capital, le bénéfice industriel et le bénéfice commercial ».

Camarades, nous devons liquider cette magie noire des calculs qui est telle que le vol, le pillage, la dilapidation des biens publics s'effectuent grâce à des calculs arbitraires et faux beaucoup plus faci­lement qu'en l'absence totale de comptabilité. Nous avons connu l'époque de la « réquisition » au moment du Communisme de guerre, puis celle de la « spécu­lation », je crains que nous soyons arrivés main­tenant à celle du « calcul ». Créer un système comp­table qui ne soit pas la couverture du pillage, qui permettrait une politique de prix de revient afin d'intervenir efficacement sur le marché. Telle est, camarades, l'une de nos tâches les plus importantes. J'ai dit, il y a quelque temps, que le socialisme c'est la comptabilité, cela reste grosso modo correct dans l'actuelle période transitoire. Mais le calcul est une forme de comptabilité adaptée au marché, c'est-à-dire à la NEP. Sans doute la comptabilité est-elle la voie vers le socialisme, et non une simple tâche de bureau, un détail technique. Mais sans calcul notre industrie ne connaîtra jamais la croissance. Un jour, à un congrès, Vladimir Illitch Lénine a déclaré que le plan d'électrification devait être le 2e programme du parti. Bien entendu aucun d'entre vous n'érigera le calcul à un tel niveau. Nous ne l'introduirons pas dans les statuts. Mais il faudrait l'inscrire sur la carte de membre du parti : c'est là un des moyens d'en révéler l'importance pour l'État et le parti.

Les bases de notre activité économique sont la fabrique et l'usine et au sein de celles-ci, les ateliers, et c'est de là qu'il faut partir pour examiner les problèmes d'organisation et de fonctionnement de notre industrie. L'opinion généralement admise dans le parti relève deux carences pendant la pre­mière période de NEP, au niveau des relations entre les trusts et les usines et le gouvernement. La pre­mière c'est l'indépendance beaucoup trop grande des trusts vis-à-vis de la plus haute instance de l'État en matière économique, le Commissariat Général à l'Économie Populaire. Autrement dit, les trusts agissent à leur guise et dépensent les fonds de roulement en activités secondaires. Si les trusts ont atteint une telle indépendance, incorrecte et illégale, s'ils ont développé de telles tendances centrifuges par rapport à l'État, ils ont parallè­lement développé, par rapport aux entreprises qu'ils contrôlent, des tendances centripètes et ne leur laissent aucune initiative. C'est la deuxième carence. Le règlement élaboré, et maintenant publié, par la Commission Kamenev (à mon avis, il a quelques défauts réels mais dans l'ensemble il constitue un grand progrès) et les instructions à venir en ce qui concerne les entreprises isolées ont pour but d'ins­taurer un équilibre entre l'État, le trust et l'usine. Je ne m'étendrai pas ici sur cette banalité que constitue la norme générale qui régit les relations du trust et de l'entreprise. Elles dépendent du caractère de la production, du degré de concen­tration de l'activité productrice, du volume et des fluctuations du marché ; mais la règle générale veut que le trust centralise et prenne en charge unique­ment les opérations commerciales et industrielles ayant atteint un volume qui exige une telle mesure du fait d'un développement objectif de la pro­duction et du marché. La condition d'un semblable équilibre instable, c'est l'autonomie de chaque usine ou fabrique en matière de calcul et d'équilibre économiques.

Les liens de chaque entreprise au trust doivent être assez souples. L'entreprise doit pouvoir vérifier si les opérations du trust lui sont profitables ou non. Elle doit pouvoir démontrer au trust qu'il est plus avantageux pour elle d'agir de telle façon et non d'une autre. Sinon nous retrouverons au niveau des trusts l'ancienne aristocratie, déguisée à la mode NEP. Ainsi l'autonomie des usines, en matière de calcul et d'équilibre, nous permettra de contrôler, comme à travers du verre transparent, le degré de centralisation qu'autorisent telle branche d'industrie et tel trust.

Dans le domaine des salaires, camarades, il n'y a pas de difficulté de principe. Le temps où les divergences semblaient diviser les économistes et les syndicalistes est révolu. Le Comité Central a créé à cet effet une Commission présidée par le camarade Rykov et qui a accompli un travail sérieux. Mandaté par cette Commission, j'ai, entre autres choses, participé à une enquête sur les salaires à la « Manufacture des 3 Montagnes ». Nous avons déterminé la part respective des salaires et des frais généraux dans le prix de revient. Nous avons analysé la situation d'entreprises de diverses branches et les résultats que nous en tirons semblent maintenant indiscutables. Les voici : une croissance considérable des salaires ; une augmentation encore plus grande de la productivité ; une amélioration de la qualité de la production ; un accroissement rapide des salaires dans l'industrie légère et un retard extraordinaire de ceux-ci dans l'industrie lourde et les transports. Notre conclusion a été unanime : il faut harmoniser le front des salaires. C'est-à-dire empêcher que les spasmes de notre marché, encore instable et capricieux, déterminent les salaires des différentes branches d'industrie. C'est pourquoi il est nécessaire que les syndicats, main dans la main avec l'État et ses organes économiques, s'attellent à cette tâche afin que l'excédent temporaire du bénéfice (si l'on peut parler ainsi à propos de nos entreprises) réalisé dans l'industrie légère aille non seulement aux travailleurs de cette branche mais favorise également l'augmentation des salaires dans l'industrie lourde et les transports.

La question générale des relations entre les unions professionnelles et les organismes économiques ne fait plus problème. La résolution du 11e Congrès, confirmation de la résolution de Vladimir Illitch adoptée unanimement par le Comité Central entre les 10e et 11e Congrès, reste, sans contestation possible, la seule position toujours valable pour la détermination de la politique des syndicats dans les conditions de la période de transition.

Quant à la question du financement, nous espé­rons qu'elle fera l'unanimité. Celui qui finance, commande. En effet financer une entreprise revient à en prendre le contrôle à 75 %, ou au moins à 50 %. N'oublions pas qu'en Europe et en Amérique, au cours de la dernière décennie, la centralisation, l'unification et la reconstruction ont été, avant tout, l'œuvre des banques, du capital financier. Chez nous, l'appareil financier apparaît déjà et apparaîtra de plus en plus, comme la base de direction de notre industrie et cela, du fait de la centralisation de celle-ci (centralisation au sens de propriété d'État, administration unique). Direction ne signifie pas ici administration directe des entreprises, mais possibilité de décider de la disparition ou de la survie de telle ou telle usine et ce, par le biais des banques qui refusent ou acceptent de la financer. S'il ne contrôle pas la totalité de l'appareil de finan­cement de l'industrie, le « Conseil National de l'Économie Populaire » perdra inévitablement tous ses pouvoirs. Cela doit être clair et précis dans nos esprits. Le « Conseil National de l'Économie Popu­laire » pourrait violer la légalité et résoudre unila­téralement ce problème. Mais le « Conseil du travail et de la défense » et d'autres institutions immédia­tement inférieures, ainsi que le parti, ont leur mot à dire. Notre programme donne la prééminence au « Conseil National de l'Économie Populaire ». Il convient donc, me semble-t-il, d'appliquer ce pro­gramme et pour ce faire, transmettre la pompe à finances au « Conseil National de l'Économie Popu­laire ». Ainsi le financement de l'industrie sera concentré dans les mains d'une institution unique de crédit, une banque industrielle et commerciale qui, compte tenu de notre organisation financière, sera une filiale spécialisée de la Gosbank. Le finan­cement devra s'effectuer non pas en fonction du bénéfice réalisé, par exemple par les entreprises de saucisson, et qui en conséquence leur donne droit au crédit, mais en fonction de prévisions à moyen et à long terme.

Passons maintenant au commerce intérieur. Les dirigeants du « Conseil National de l'Économie Populaire » exigent que ce dernier, le « Commis­sariat au Commerce Extérieur » et la « Commission du Commerce Intérieur » fusionnent au sein d'un « Commissariat au Commerce et à l'Industrie ». Je ne pense pas que ce Congrès prendra une telle décision et j'ajoute que je ne suis pas du tout certain que ce soit là la solution. Néanmoins, puisque notre production est aujourd'hui encore une production marchande, nous devons organiser notre industrie en étroite coordination avec notre commerce inté­rieur et extérieur ; coordination dont les formes sont à déterminer. Vous vous souvenez, sans doute, que le 10e Congrès des Soviets a adopté une réso­lution dans laquelle il insiste sur la nécessité de planifier le commerce extérieur, non seulement parce qu'il s'agit de commerce, mais parce qu'il s'agit en outre d'une pièce fondamentale de notre édifice économique soviétique et qui, par conséquent, doit favoriser le développement de l'industrie et non le desservir. C'est pourquoi, nous devons orga­niser le commerce extérieur en fonction des intérêts et des prévisions de l'industrie. Le préalable à tout cela, c'est, bien entendu, le monopole du commerce extérieur. A la suite du rapport du Comité Central, vous avez approuvé clairement la résolution sur le monopole du commerce extérieur. Il fallait le faire afin d'éliminer toute hésitation sur ce point. Mais nous en avons débattu tout au long de l'année, et nous ne pouvons continuer à le faire maintenant, vu la nécessité absolue de ce monopole. Et si l'on nous demande sur quoi se basent nos espoirs de voir un jour le socialisme se développer dans notre pays, nous répondrons : « D'abord sur le pouvoir du parti soutenu par l'Armée Rouge, ensuite sur la nationalisation des moyens de production, enfin sur le monopole du commerce extérieur. » Il suffirait de détruire l'un de ces trois piliers pour que notre édifice s'effondre. Si les moyens de production ne sont pas nationalisés, la dictature du parti serait une formule creuse. Si le commerce extérieur n'est pas monopolisé par l'État, la nationalisation des moyens de pro­duction ne serait qu'un leurre. Car, camarades, nous sommes diablement pauvres et nos ennemis sont riches. J'ai fait un petit exercice d'arithmé­tique que je vais vous soumettre. Si nous comparons les États-Unis d'Amérique et nos États-Unis ; soviétiques, nous constatons une très faible différence quant au nombre d'habitants, mais aussi un affreux contraste entre leur richesse et notre misère. Notre revenu national s'élève à 5 milliards, à peine. Le revenu des États-Unis s'élève, lui, à 130 milliards de roubles-or. Autrement dit, en comptant la jeu­nesse, le revenu par tête et par an atteint en Amé­rique 1 300 roubles et chez nous 38 roubles. Le capital investi dans l'industrie se chiffre à 2,5 milliards de roubles-or chez nous, et à 90 milliards en Amérique, soit 36 fois plus. Les réserves d'or des 31 États, la Russie étant exclue, représentent 16 milliards de roubles-or (combien en comptant la Russie ? Je préfère ne pas en parler) dont 6,4 milliards, reviennent à l'Amérique. Ce qui veut dire que celle-ci possède 40 % des réserves mon­diales en or. Notre industrie nationalisée repré­sente, je le répète, 2,5 milliards de roubles-or. Aussi ne croyez pas qu'il soit difficile aux Américains de nous acheter avec tous nos abattis. En un an, ils peuvent, avec leurs dollars, tuer toute chance de développement socialiste de notre pays. C'est pour­quoi, compte tenu du poids de l'impérialisme et de notre extrême pauvreté, le monopole du commerce extérieur est pour nous une loi aussi inébranlable que la dictature du parti et la nationalisation des moyens de production.

J'ai mentionné tout à l'heure les hésitations qu'il y a eu sur la question et qui persistent ici et là. J'estime que le parti doit en mesurer clairement l'importance. Bien entendu, personne ne déclare ouvertement : « Je suis contre le monopole du com­merce extérieur ». Les opposants au monopole pré­conisent simplement son « perfectionnement ». Le « perfectionnement » est un argument utile qui per­met de manifester son opposition au monopole sans se prononcer clairement sur sa suppression. Personne ne dit franchement qu'il faut soulever le couvercle de ce tonneau. Au contraire, les tenants du « perfec­tionnement » sont « fondamentalement » favorables à son maintien à condition d'y percer quelques dizaines de petits trous. Camarades, c'est contre ces dizaines de petits trous dans ce couvercle vital que nous devons prendre les mesures les plus éner­giques (applaudissements), sinon notre chute sera d'autant plus rapide que ces trous seront nombreux.

Dans le passage du capitalisme à notre construc­tion révolutionnaire, que nous avons appelé Commu­nisme de guerre, nous nous sommes efforcés de rem­placer les mécanismes de l'offre et de la demande par un contrôle centralisé de nos administrations. Nous n'avons pas pu remplir, par ce moyen, toutes les tâches d'organisation de l'économie, c'était impos­sible, mais nous avons pu satisfaire les principaux besoins de l'armée et des travailleurs. Nous avons clairement reconnu qu'il était impossible de cons­truire l'économie par le seul contrôle planifié centralement, compte tenu du faible niveau économique de notre pays. Nous avons, par conséquent, fait appel au démon du marché.

Pendant la première période de la NEP, certains administrateurs ont placé exagérément leurs espoirs dans le marché. Pour la métallurgie, l'industrie du charbon, du pétrole, l'industrie mécanique, les chan­tiers navals (du Communisme de guerre), nous pou­vons emprunter la voie du marché mais très lente­ment et très prudemment. Si nous immergions notre industrie lourde dans le libre jeu du marché, elle échouerait sur un banc de sable. Car notre industrie lourde est justement trop « lourde » pour notre marché. Nous devons la soutenir à l'aide de « verrins » budgétaires pour qu'elle ne s'écroule pas. Camarades, les bases d'une économie planifiée sont : d'abord l'armée qui ne vit pas selon les normes du marché et qui est en elle-même une économie planifiée ; ensuite viennent les transports qui, chez nous, sont entièrement nationalisés ; puis l'industrie lourde qui, chez nous, travaille pour l'armée, les transports ou pour d'autres secteurs de l'industrie d'État. Nous pourrions les comparer à trois baleines et le marché à une mare. Or si nous jetons ces baleines dans la mare, elles s'étoufferont et mourront. Lorsque nous nous sommes rendus compte de la faiblesse de notre marché, nous avons cherché à adapter l'activité planifiée, pensée des organes économiques de l'État à la mobilité du marché. Ce lien entre l'activité pla­nifiée et le marché est élastique, variable mais il est indispensable. Si nous n'avions pas soigneusement élaboré le plan économique, si nous ne l'avions pas réajusté, corrigé au cours de son exécution, nos transports, notre industrie lourde auraient fait naufrage. Bien sûr, le marché permettrait une recons­truction de l'industrie lourde en 10 ou 20 ans. Mais alors nous aurions affaire à une industrie capitaliste privée. C'est là où gît le lièvre, camarades.

Nous avons traversé plusieurs crises ces dernières années: au début de 1921 une crise des combus­tibles ; en 1922 une crise des ventes ; nous connais­sons actuellement une crise des matières premières. Arrêtons-nous quelques instants sur la crise des combustibles. Que révèle-t-elle ? Vous vous souvenez des mots de Vladimir Illitch au 10e Congrès du parti : « Nous nous sommes trompés dans nos prévisions ». Et bien oui, nous nous sommes trompés dans nos prévisions en matière de combustibles. Cela signifie qu'il y a eu absence de coordination entre au moins deux composantes du plan. Le rythme de l'industrie était trop rapide, les combustibles manquèrent, et la déroute fut effrayante. La crise de 1921 est avant tout une crise de planification, d'« adéquation », comme on dit, et non pas une crise de type capitaliste née de la libre concurrence et contre laquelle nous n'aurions aucun pouvoir. C'est une crise spécifique à notre système soviétique née d'un manque de réflexion en matière de planification de l'activité de certaines branches. Il ne s'agit pas là d'une accusation de ma part. Peut-être ne pouvions-nous pas mieux faire à l'époque ; mais, en tout cas, l'erreur de pré­vision fut lourde de conséquences. Au début de l'année 1922, nous avons connu une crise commer­ciale. La production ne trouvait pas de débouchés. Ce phénomène trouve son explication dans la faible capacité d'absorption du marché. Mais cette expli­cation n'est pas suffisante, car la crise a commencé avant que nous ayons épuisé les possibilités du marché. Nous n'avons pu vendre nos marchandises aux consommateurs parce qu'en plus nous n'avions pas d'appareil commercial. La crise de 1922 a illustré notre faiblesse commerciale. La solution à une telle crise passe par la mise en ordre de l'appareil commer­cial étatique et coopératif. Nous traversons actuel­lement une crise des matières premières. L'industrie en manque. Et cela, parce que les produits industriels ont été écoulés à des prix qui n'assurent pas le réapprovisionnement. C'est là un problème très important, car la crise ne procède pas seulement du libre jeu de ce qu'on appelle « les lois d'airain du marché » mais aussi de notre impuissance organisationnelle face à ces mêmes lois. Ce type d'erreur concerne les matières premières telles que la laine, le coton et les combustibles. Vous voyez donc la relation qui existe entre le plan et le marché. Jusqu'ici nos crises proviennent beaucoup plus des défauts de nos méthodes de planification, de notre faiblesse organisationnelle, de l'inadéquation de notre appareil d'État aux nouvelles méthodes de travail, à la NEP, que du marché en tant que tel. Nous n'en sommes pas aux crises que traversent aujourd'hui les pays capitalistes. Mais quand, du fait de l'augmentation de la circulation des marchandises, nous les connaî­trons, alors il faudra que notre planification par­vienne à les surmonter si ce n'est à 100 %, du moins à 50 % d'abord, à 60 % ensuite.

Afin de préciser ma pensée sur la planification et ses méthodes, je rappellerai un vœu du camarade Zinoviev qui désire que le Donbass ne soit plus en crise. Nous partageons tous un tel désir. Essayons de voir comment nous pouvons empêcher les crises dans l'industrie du charbon. Peut-on le faire par décret ? Personne ne le proposera car un décret ne supprimera pas les crises. N'est-ce pas un souhait abstrait que de demander la fin des crises dans le Donbass. Je pense que nous pouvons le demander à Tichoubar. Il connaît la situation économique dans le Donbass. Dans un article publié dans la Vie économique il indique qu'une commission a étudié la situation du Donbass. Ce qui ne signifie pas qu'elle l'ait fait parfaitement. Tichoubar prouve le contraire, il écrit notamment : « A notre avis, il faut commencer l'étude de la situation de l'industrie charbonnière du Donbass par l'étude des institutions centrales desquelles dépendent la réglementation de la vie du Donbass et son approvisionnement en ressources nécessaires à la production ». C'est très bien dit ! Si vous voulez comprendre la crise du Donbass, honorés camarades du Rabkrin, com­mencez donc par enquêter sur les organes de plani­fication centrale qui financent et réglementent le Donbass. Le camarade Tichoubar poursuit son analyse : « Conformément aux directives du plan, le Donbass fournit une part importante de sa pro­duction au prix fixé. Il est obligé en revanche de s'approvisionner en matériaux au moyen de contrats commerciaux, et cette distorsion (vente au prix fixé par le plan et achat au prix du marché) paralyse toujours le Donbass. Mais les organes de planification et de contrôle l'ignorent». Il est clair que l'origine de la crise du Donbass, c'est l'inadéquation du plan aux conditions générales du pays. C'est là la racine du problème. Et pourtant, il ne devrait pas y avoir de crises dans le Donbass puisque l'État en est le principal acheteur et le principal financier. Si nous voulons juguler définitivement la crise du Donbass, qui ébranle les fondements de notre économie, nous devons répondre à l'invitation du camarade Tichou­bar et commencer à remettre de l'ordre dans les organes du plan. Je ne veux pas faire le procès des organes du plan mais tirer les leçons de leur travail.

Plus les activités des différentes branches de l'écono­mie seront parfaitement coordonnées, plus équi­librées seront les sommes que le Donbass reçoit en contrepartie du charbon livré au prix fixé et celles qu'il débourse pour l'achat de ses matériaux indis­pensables au prix du marché. Et plus ce processus sera renforcé, amélioré, par les organes du plan, moins grand sera le danger de crise dans le Donbass. A partir de là, nous pouvons mesurer la naïveté de ceux qui disent : « Ne nous parlez pas de planification, mais organisez mieux pour éviter les crises dans le Donbass ».

J'insiste particulièrement là-dessus, camarades, parce que la question de la planification pose dans son essence la question de la direction. Nous parlons de façon trop générale de la direction de l'économie alors qu'en fait la direction de l'économie c'est avant tout la planification c'est-à-dire la prévision et la coordination. Il n'y a pas d'autre voie que celle de la planification. Ce qui ne veut pas dire rigidité administrative, comme pendant le Communisme de guerre, mais surtout d'une part coordonner et prévoir les conditions du marché, d'autre part travailler pour l'État. Nous devons enfin apprendre à ne pas confondre cette planification souple, immédiatement opératoire sans laquelle nous irons de crise en crise, avec les plans à long terme élaborés pour chaque administration. Il y a certes un lien entre ces deux types de plan mais il ne s'agit pas de la même chose. Je prendrai pour exemple le plus grand plan perspectif à long terme le plus significatif, celui de l'électrification. C'est un plan historique de 10 ans. Quand l'électrification aura pénétré tout le pays, elle deviendra alors la base technique et énergétique du plan économique. Si bien que les roues de l'industrie et de l'agriculture tourneront par une simple pression sur un bouton électrique qui sera aux mains du Comité Central du parti. Si toutefois nous avons encore besoin du Comité Central du parti, ce qui dépendra du rythme de développement du socialisme dans d'autres pays. Ce n'est qu'après avoir doté l'ensemble des unités économiques du pays de l'énergie nécessaire en quantité suffisante que l'électrification sera la base technique et énergétique de tous les plans écono­miques, si entre-temps une nouvelle source d'énergie ne vient pas nous couper la route. Ce que je ne peux pas garantir. Mais, camarades, l'électrification en 1923, et nous sommes en 1923, ne représente malheu­reusement qu'une petite partie de notre plan annuel. En 1924, cette petite partie, je l'espère, sera plus grande surtout si nous avons une bonne récolte cette année. En 1925 elle sera encore plus grande et dans 10 ans elle occupera la plus grande place, En attendant, la planification consiste à coordonner les différentes composantes de l'économie parmi lesquelles les travaux d'électrification tiennent, hélas, une toute petite place. Le camarade Boudieny avait d'ailleurs raison quand il a rappelé, au Congrès des Soviets, que dans notre plan économique au même titre que l'électrification figure la reproduction des chevaux comme facteur déterminant pour l'agriculture et l'Armée Rouge.

Ce que je viens de dire de l'électrification peut être étendu à tout autre plan perspectif dans une même branche quelconque de l'économie : la pro­duction de machines agricoles, de tracteurs par exemple. Nous pouvons utilement établir un plan perspectif sur 10 ans qui, selon le réalisme qui présidera à la fixation du rythme général du déve­loppement économique, se réalisera à 25 % ou à 150 %. Mais la réalisation maximale des objectifs du plan de construction des tracteurs pour l'année 1923 est impensable, sans coordination avec le Donbass, les aciéries du Sud, le Bureau de finan­cement etc. Une telle coordination suppose la prévision, la correction des prévisions non réalisées. C'est cela une planification économique opératoire souple, régulière, sans cassure ; et si elle disparaît ou renferme des erreurs de calcul, surgissent alors les distorsions, c'est-à-dire les crises.

Bien entendu dans ce domaine nous pourrons admettre des errements, des vétilles. Dans nos thèses, il est dit à ce sujet que deux erreurs techniques peuvent apparaître. La première consiste à essayer de planifier une branche économique qui n'est pas encore susceptible de l'être, ce qui, en pratique, reviendrait à écraser à tort la libre initiative, à se fourvoyer dans des impasses, à créer des goulots d'étranglement. Symétriquement, la seconde erreur consiste à ne pas utiliser les méthodes du plan là où les conditions sont mûres et à laisser le marché assumer nos tâches qu'il remplira avec plus de retard et de façon anarchique. Nous n'avons pas inventé la planification. C'est dans son principe, la même méthode qu'utilisent Morgan et son état-major (mieux que nous) pour gérer son trust, à savoir : prévision, coordination, direction. La différence (et elle est de taille) réside dans le fait que nous devons appliquer la méthode du plan à notre trust des trusts qu'est la Russie tout entière.

J'espère maintenant qu'il est clair que la question de la direction planifiée de l'économie ne peut, en aucun cas, être assimilée à une manie planificatrice. Nous n'admettons aucune abstraction telle que le plan universel que nous avons essayé d'établir au 9e Congrès, selon lequel nous devions produire d'abord les moyens de production, nécessaires à la production de moyens de production, puis les moyens de production nécessaires à la production de biens de consommation, enfin les biens de consommation. La même erreur a été commise en ce qui concerne les étapes de l'électrification. C'était la première expérience grossière en matière de planification. Nous apprenions tout juste à marcher sur ce terrain et nous en avons tiré quelques leçons. Si maintenant quelqu'un nous proposait un plan universel du genre 9e Congrès nous lui répondrions qu'il nous ressert là la version, en langage économique, du plan de « culture prolétarienne » ou de la « théorie unique de la guerre révolutionnaire » ou d'autres découvertes doctrinaires de la même veine. J'espère, camarades, que nous sommes radicalement guéris de cette maladie. Nous parlerons désormais de la planification comme d'une méthode de direction des éléments plus ou moins stables de notre économie, de coordination de ces derniers entre eux et avec l'élément chaotique du marché.

Venons-en au « budget », autre composante de la planification. Nous pourrions, sur ce point, adopter l'attitude pessimiste qui consiste à dire : « Puisque nous n'avons rien réussi à faire dans ce domaine (c'est d'ailleurs faux car nous avons réalisé certaines choses), puisque nous n'avons même pas réussi à établir un budget mensuel, pourquoi parlons-nous de plan » ? Mais cela relèverait du défaitisme le plus vulgaire. La régularisation du budget est évidemment un problème très difficile. Le nœud de la question ne réside pas dans le fait que cela soit difficile ou facile, que nous connaîtrons des sursis dans 2 mois ou dans 2 ans, mais dans le fait que si nous ne nous engageons pas sur cette voie, nous n'aurons aucun succès avant 100 ans. Cela doit être très clair pour nous. Sans consolidation de la planification et du budget, sans direction planifiée des différentes branches de notre économie, sans équilibre entre les ressources et les tâches, nous ne progresserons pas. « Il vaut mieux moins, mais de façon stable ». Voilà notre mot d'ordre budgétaire principal. J'ai lu récemment dans la Vie économique un article presque lyrique d'un membre du Collège ukrainien du Gosplan, Chapiro, qui précise : « Pour les 516, le travail de la fédération s'effectue en l'absence de budget. Nous vivons dans une atmosphère de surprises, tantôt bonnes, tantôt mauvaises ». Je demanderais bien au camarade Rakovski de s'inscrire et nous révéler les bonnes surprises car, en ce qui concerne les mauvaises nous en savons nous-mêmes quelque chose. L'article que je viens de citer est en somme une lamentation sur l'absence de planification et de budget dans l'éco­nomie. Nous devons changer cet état de chose. Je répète, il faut saisir cette autocritique d'un point de vue historique. Notre tâche actuelle ne consiste pas à nous lamenter sur les objectifs que nous n'avons pas pu réaliser dans le passé, mais à en tirer les leçons afin de les réaliser à 50, puis 60 et enfin 100 % dans l'avenir. Si vous voulez, nous adopterons comme dicton national pour la plani­fication, le suivant : « Prépare ta télégue en hiver et ton traîneau en été ». C'est la sagesse en agriculture planifiée : prévision et coordination. Cette règle nous devons l'appliquer à toute notre économie. Je pense qu'il serait bon que ce proberve soit gravé au-dessus des portes d'entrée du Gosplan et du « Conseil du Travail et de la Défense ». Ainsi la planification serait une chose plus claire pour tout le monde : prévision, coordination, dépassement de l'adminis­tration quotidienne. Dans l'agriculture, la plani­fication est une tâche relativement simple et dans quelques années, le paysan pourra l'enseigner en détail à son fils (Bogouslavsky de sa place : « Mais dans le sovkhoze c'est difficile »). C'est vrai que c'est difficile dans le sovkhoze et particulièrement dans ce sovkhoze qu'on appelle Union soviétique. C'est pourquoi, camarades, nous avons besoin d'un organisme spécial de planification ou, comme il est dit dans les thèses du Comité Central, d'un « État- major central de l'économie ». Si nous voulons maîtriser les différentes branches de l'économie, qu'elles soient nationalisées, planifiées, à moitié planifiées ou simplement marchandes, qu'elles soient coordonnées, nous devons alors nous doter d'un organe hautement qualifié, qui étudierait sans cesse et à fond les éléments d'un plan dans toutes leurs conséquences pratiques et soumettrait ce matériel traité à l'état-major économique. Cet état-major, nous en avons absolument besoin. C'est la ligne des soviets et la ligne du parti, vous le savez parfai­tement.

Le Gosplan est une pièce très importante de notre édifice et son importance ira croissant. Il ne dirige pas lui-même l'économie. Par contre il prévoit, coordonne, rappelle, modifie, propose, rassemble, traite tous les éléments concernant l'économie, et met en relation les opérations d'approvisionnement, de transport et autres, et crée ainsi les conditions nécessaires à une direction active et efficace de l'économie. Telle est l'importance considérable du Gosplan qui, je le répète, va s'accroître dans le futur, à condition toutefois que notre travail éco­nomique soit satisfaisant. Car, si nous n'obtenons pas de succès, si le paysan, le marchand et l'artisan favorisent le gros capitaliste avant que nous n'harmo­nisions le front économique, le Gosplan se retrouvera certainement dans l'arrière-cour. Mais c'est là une perspective défaitiste. En effet si nous enregistrons une croissance de la production et que nous nous en servons pour alimenter adroitement le moulin socialiste soviétique, le poids de l'organe de plani­fication dans le système économique général, aug­mentera. Le Président du Gosplan, le camarade Krijanovsky a, sur ma demande, rédigé un texte dans lequel il explique parfaitement la nécessité de distinguer les plans perspectifs à long terme, les plans d'orientation et les plans courants opéra­tionnels, ainsi que les tâches et les méthodes du Gosplan qui en découlent. J'insisterai personnel­lement pour que ce petit travail soit publié. Je vous lirai simplement la conclusion organisationnelle que Krijanovsky en tire : « Je pense que la meilleure solution dans le futur sera de renforcer et de déve­lopper le Conseil du Travail et de la Défense comme organe de décision unique de toute l'économie populaire à condition de le libérer des tâches les moins importantes de l'ordre du jour des séances. Ce qui suppose un renforcement et un développement du rôle du Gosplan, des organes de planification sous l'autorité des Commissaires du Peuple des principaux districts économiques et une coordination des travaux du Conseil du Travail et de la Défense avec ceux du Gosplan ». J'approuve totalement cette position. Selon nos principes, le Conseil du Travail et de la Défense dirige seul l'économie. Sous son autorité, le Gosplan vérifie, coordonne, prévoit et oriente mais il ne dirige pas.

Nous avons rétabli le marché, la libre concurrence tout en conservant le pouvoir d'État, les moyens de production nationalisés et le monopole du commerce extérieur. Nous savions qu'il nous faudrait nous mesurer durement aux rapports marchands au sein desquels et contre lesquels nous introduirions habilement de plus en plus de matière planificatrice. Le succès du socialisme pourra se mesurer par l'élargissement de la planification économique sur la base d'un développement croissant des forces productives. Le développement des rapports mar­chands au-delà de la limite fixée nous exposerait au danger de voir le marché gagner l'hégémonie dans la vie économique du pays. Voilà pourquoi l'explication de Zinoviev me semble, à cet égard, trop imprécise. Elle peut conduire à des malentendus quant à la question de nos victoires sur la NEP. Je pense que celle de Rakovski est politiquement et théoriquement plus correcte. Rakovski s'est adressé aux oppositionnels en ces termes : « Vous craignez la NEP parce qu'elle a rétabli le marché; mais lorsque notre industrie sucrière augmentera sa production en qualité et en quantité, qu'elle la vendra avec plus de profit, alors cette victoire de la NEP sera un coup contre elle-même ». Nous avons certes adopté la NEP et pour longtemps, mais certainement pas pour toujours. Nous avons adopté cette « nouvelle » politique pour la vaincre sur son propre terrain, en agissant habilement sur les lois du marché, en introduisant dans le jeu notre production nationalisée, et en élargissant systéma­tiquement l'action du plan. En fin de compte nous étendrons le plan à tout le marché après l'avoir supplanté et anéanti. En d'autres termes, nos succès sur le terrain même de la NEP rapprocheront sa liquidation et sa transformation en une politique encore plus « nouvelle » c'est-à-dire la politique socialiste.

Mais, camarades, notre travail ne consiste pas à analyser la dialectique de nos prochaines victoires, mais de les remporter concrètement. Car nous n'avons pas encore créé les conditions d'une victoire possible. Que nous manque-t-il pour vaincre? Eh bien je m'appuierai ici sur un livre qu'on vous a tous distribué et que vous n'avez sans doute pas eu le temps de lire. On nous a d'ailleurs distribué pour ce Congrès beaucoup de littérature intéressant et j'ai été vraiment heureux de constater à quel point nous avions grandi. Nous demanderons donc au Comité Central du parti de publier les textes pour le prochain Congrès deux semaines avant son ouverture. Revenons au texte en question, Problèmes d'organisation de l'industrie d'État d'après l'exemple du Bassin de Moscou (contribution au débat du 12e Congrès du PCbR). Il ne s'agit pas du tout d'une recherche statistique, mais des résultats d'une enquête menée, par ailleurs, par des gens très perspi­caces qui ont voulu et su faire la lumière sur les bilans de l'industrie. Je ne connais pas les auteurs du texte. J'ai essayé de m'en informer par téléphone mais dans le remue-ménage du Congrès je n'y suis pas arrivé. Je vous demande de prêter une attention particulière au dernier chapitre de la brochure. Si je n'avais pas un temps de parole limité, je vous l'aurais entièrement lu. J'espère que vous le ferez vous-mêmes. Les auteurs se posent la question de savoir où sont nos forces et où sont nos faiblesses. 1 ) Nos forces sont dans le gouvernement qui contrôle les principaux secteurs de l'industrie. Nos forces sont supérieures à nos faiblesses : « Nous disposons (contrairement au capital privé, plus exactement à l'économie capitaliste privée) d'un plan précis grâce auquel nous commençons à gérer notre économie en toute connaissance de nos capacités productives et de nos besoins ». 2) « Nous pouvons, dans une certaine mesure, dans l'intérêt de l'ensemble de l'économie nationale, agir sur les rapports industrie- agriculture » en obligeant tour à tour l'industrie à soutenir l'agriculture (expérience très rare) ou l'agriculture à soutenir l'industrie. Et nous le faisons suivant un plan centralisé, au moyen de l'appareil fiscal, au moyen de notre gouvernement. Autant d'éléments qui permettent de réaliser un tel échange de forces et de moyens de production entre l'agri­culture et l'industrie. Ce qui est évidemment impos­sible en régime capitaliste. 3) « Nous avons la possibilité de répartir consciemment nos ressources entre les divers secteurs de l'industrie de telle sorte que nous pouvons alimenter d'autant mieux les secteurs les plus importants et que nous pouvons condamner ceux dont nous n'avons pas besoin. » 4) Au sein même des secteurs industriels, nous pouvons tout aussi consciemment faire la même chose pour les diverses entreprises, développer les unes et fermer les autres. 5) Nous pouvons, infiniment mieux qu'en régime capitaliste, coordonner l'activité des différentes entreprises. Nous pouvons prendre une usine et l'intégrer à un autre trust et nous pouvons réaliser ainsi une nouvelle combinaison verticale ou horizontale. En Amérique, une telle opération est très compliquée à réaliser, mais chez nous c'est une simple affaire de signature. 6) « La classe ouvrière détient le pouvoir et peut, lorsque ses intérêts de classe sont en jeu, accorder une part du fonds de salaires à l'industrie ». En d'autres termes il peut y avoir des périodes pendant lesquelles l'État ne paie pas l'intégralité du salaire mais la moitié seulement. Et toi, prolétaire, tu fais crédit à ton gouvernement d'une partie de ton salaire. Il ne s'agit pas là d'une formule trade-unioniste, je parle en qualité de responsable du gouvernement, de communiste professionnel et non de producteur. Tels sont nos six principaux avantages dont l'impor­tance est de taille. Et pourtant nous subissons toujours des déficits.

Quelle est l'origine de cette faiblesse ? Les auteurs de la brochure précitée nous fournissent la réponse, qui, à mon avis, est exacte. « Nous considérons, disent-ils, que parmi les difficultés quotidiennes que rencontre notre industrie, une seule est essentielle. » Elle réside dans le fait que « les directeurs de nos trusts et de nos entreprises ne se comportent pas en véritables chefs d'industrie qui contrôleraient tout, économiseraient chaque sou, se soucieraient jour et nuit des besoins des usines, des fabriques, des mines, etc. ». Il n'y a pas de chefs dans l'industrie, ni dans les entreprises, ni dans les trusts. C'est là la cause de nos déficits. Ce sont des professionnels qui nous le disent et ils le démontrent de façon éclatante. Ce serait une erreur de croire que l'expro­priation des anciens patrons de nos entreprises nous empêche d'avoir des chefs d'entreprises car les grands capitalistes ne dirigent pas eux-mêmes leurs entreprises, ils en confient la direction à des spécia­listes qui, eux, contrairement à ce qui se passe chez nous, réalisent des bénéfices. « Nous devons le (le déficit) reconnaître en toute franchise, car c'est le seul moyen de frapper où il faut », explique lu brochure, « Notre industrie d'État est déficitaire, y compris les entreprises qui bénéficient des meilleures conditions de travail, d'une productivité satisfai­sante ; qui sont mieux pourvues qu'avant guerre en moyens de toute nature ; alors que sous l'ancien régime ces mêmes entreprises réalisaient des bénéfices malgré des frais généraux importants auxquels s'ajoutaient des frais d'entretien d'un nombreux personnel et de frais commerciaux. Or il n'y a aucune raison qui nous empêche de faire de même ». Bravo pour la précision, la concision et la manière de restituer la vérité sans embellissement. « Jusque- là nous n'avons pas encore abordé le problème des bénéfices. Mais tôt ou tard, nous serons obligés de le faire car sans accumulation de bénéfices, il n'y aura pas de moyen pour le prolétariat de passer au socialisme ». Une réponse courte mais excellente à la Vérité ouvrière (La « Tromperie » ouvrière lui conviendrait mieux !) qui explique que l'appareil d'État est un appareil d'exploitation de la classe ouvrière. Cela rappelle une vieille théorie d'un certain Machaïsky, le machaïskisme qui soutenait (|ue dans le régime socialiste, l'appareil d'État serait l'instrument d'exploitation de la classe ouvrière. Sur ce point, le Comité Central des mineurs rétorque nettement que si la classe ouvrière n'effectue pas un surtravail au profit de son gouvernement, aucun progrès n'est possible. En effet sans bénéfice, il ne peut y avoir de croissance industrielle, d'élévation de notre niveau culturel, sans parler du socialisme. A chaque fois que nous discutons de l'industrie, dit le CC des mineurs dans sa brochure, nous en restons aux questions générales sans aborder la question cruciale qui seule mérite d'être débattue et qui consiste à savoir : ... «comment dépenser nos ressources avec prudence, comment écono­miser un kopeck dans la production, dans le commerce, etc. ». Nous devrions adopter comme règle de conduite, la suivante : « Épargnons le kopeck soviétique et ce dernier épargnera le rouble socialiste ». Nous devons épargner le kopeck partout sur les matières premières, dans la production, sur l'éclairage, le chauffage. C'est le seul moyen d'accumuler les bénéfices. « Notre point faible - poursuit le CC des mineurs - provient de notre incapacité à obliger nos dirigeants, dans les branches de l'économie nationale, à se conduire en propriétaires et à économiser sérieusement chaque kopeck ». Certes les capitalistes résolvent le problème en distribuant des salaires élevés à leurs directeurs. Mais de plus et c'est là le point le plus important, les directeurs sont soumis à un régime spécial. Ainsi la réputation du directeur constitue son capital. Et ce dernier inscrit sur des fiches, est d'autant plus nul, la réputation du directeur est d'autant plus mauvaise qu'il aura « coulé » l'établissement qu'il dirige. Donc en dehors des salaires élevés, l'opinion générale, la réputation interviennent pour une grande part dans le choix des capitalistes. Selon le CC des mineurs il faut que nous arrivions à connaître nos directeurs d'entreprises les plus compétents au même titre que nous connaissions nos chefs, nos héros de l'Armée Rouge pendant la guerre civile. Il faut créer au sein du parti un nouvel état d'esprit de façon à juger correctement et en permanence des capacités des chefs d'industrie. A cela doivent être liées les diverses formes de récompense. Voilà quelques temps, le parti a pris une décision selon laquelle les primes des directeurs ne doivent pas dépasser une certaine somme. De même le parti précise qu'ils ne peuvent participer aux bénéfices. Et cela est tout à fait correct. Mais parallèlement, il faut discuter, étudier tous les problèmes de l'industrie avec les intéressés eux-mêmes. Ainsi, par exemple, si une entreprise réalise des bénéfices et par conséquent mérite une prime, nous pouvons accorder le droit au directeur à condition qu'il soit communiste, de la distribuer afin de satisfaire les besoins culturels, médicaux et autres du personnel, alors qu'un directeur non communiste pourrait se l'approprier. C'est là un moyen, parmi d'autres, de rendre responsables et de stimuler les directeurs. Les mesures proposées par le CC des mineurs sont globalement correctes. Le choix des hommes et la formation des adminis­trateurs sont des points que Lénine aussi considère comme centraux, dans la période. Il s'en est expliqué au 11e Congrès. Je vais vous lire un important passage de son intervention : « Il doit être compris que ces directeurs doivent être tranquillisés, puisqu'ils consacrent leurs efforts à entretenir de bonnes relations avec la population et les organisations locales (le refus de satisfaire à certaines exigences des organisations, de la population ou des travailleurs, même si ce refus devait se faire au nom des intérêts globaux de la classe ouvrière, nuirait à la poursuite indispensable de bonnes relations). Donc ces direc­teurs, qui sacrifient leurs forces et leur santé à l'industrie d'État et, par là, à l'État prolétarien, doivent faire l'objet d'une attention particulière de la part de l'État ». Les mineurs insistent sur la création d'un régime spécial pour les directeurs communistes. Ils proposent (je me borne ici à commu­niquer cette idée sans la critiquer) qu'une décision soit prise par le Comité Exécutif Fédéral Central, qui définirait les droits et les obligations des directeurs communistes tout en leur laissant une grande liberté d'initiative afin d'en faire des personnes responsables au service de l'État soviétique.

Cet ensemble de mesures, camarades, doit faire l'objet d'une discussion approfondie dans toutes les organisations syndicales, dans notre presse, et ensuite être examinée par le parti. Ainsi nous aborderons nous-mêmes un problème des plus importants. Nous disposons des moyens de production, nous pouvons donc opérer des concentrations ; nous sommes monopolistes ; nous contrôlons l'appareil législatif ; et nous voulons apprendre à produire avec profit. Autant d'éléments essentiels mais il nous manque pour cela des dirigeants de trusts. Nous ne les aurons sûrement pas d'ici un mois ou un an, mais nous les trouverons progressivement au moyen d'une sélection très stricte et en partie naturelle. Une fois sélec­tionnés, nous créerons les conditions qui leur per­mettront de faire preuve d'initiative. Nous n'avons pas beaucoup avancé dans cette voie. Je m'appuie ici sur les résultats du travail de la commission Kuybichev qui a rédigé un rapport très intéressant qui n'est pas encore parvenu au CC mais uniquement au Bureau d'Organisation.

Sans aucun doute le Comité Central, que vous allez élire, comptera, parmi ses tâches principales, l'analyse des résultats de cette commission qui a suivi l'activité de 28 trusts dont la plupart à Moscou. Le point central qui a retenu l'attention de la commission est celui du choix du personnel dirigeant des entreprises et des trusts. Je vous citerai quelques lignes du rapport Kuybichev : « Une part considérable des difficultés et des déficits des trusts est imputable à une sélection maladroite des directeurs des trusts. L'action du parti, en matière de formation des dirigeants des trusts moscovites, peut être considérée comme quasiment nulle. Et cela du fait de l'inexis­tence d'une méthode de sélection d'un solide enca­drement communiste des trusts ». A propos des faiblesses du système de sélection actuel, Kuybichev écrit à la page 52 : « En dehors des défauts indiqués plus haut, qui ont pour conséquence une gestion faible, instable et déficitaire, j'estime indispensable d'examiner un fait de la plus haute importance, étroitement lié au système existant, ou plus exac­tement à l'absence de méthode de choix des direc­tions. Il s'agit de la dispersion des responsabilités politiques et juridiques quant aux résultats du choix des cadres. En effet, le système décrit plus haut (ou plutôt le semblant de système) institue une sélection de l'encadrement économique simul­tanément par les syndicats, les organes économiques et le parti. De ce fait, aucune de ces instances ne porte la responsabilité, ou plus exactement, ne se sent psychologiquement responsable d'un choix ». Si le mot d'ordre principal du parti et de l'État était ces derniers temps, « relèvement de l'économie », il ne s'est pas traduit par un investissement signi­ficatif des forces du parti dans les organes écono­miques. Cela est tellement vrai, que sans exagérer, nous pouvons parler d'une totale passivité du parti en ce qui concerne la redistribution nécessaire de ses forces pour répondre aux besoins économiques de la République. Je suppose que personne ne m'en voudra pour ces longues citations. Elles mettent effectivement l'accent sur la question centrale soulevée franchement par le CC des mineurs et, il y a un an, par Vladimir Illitch.

Revenons au choix des dirigeants. La commission Kuybichev, par ailleurs composée de personnes très qualifiées dont quelques membres du CC, a pu prendre le pouls de nos trusts et se rendre compte directement sur le terrain de la grande faiblesse de ce rouage décisif dans l'industrie, que constitue le poste de directeur. Pour autant que je sache, le Bureau d'organisation du Comité Central, sur la base du rapport de Kuybichev, a décidé que le Comité Central en liaison avec les trusts soviétiques et le Conseil National de l'Économie Populaire nommerait les directions. Je pense que le nouveau Comité Central devra confirmer cette décision et qu'avec la collaboration des trusts des différentes régions, des Comités régionaux et des Conseils d'Économie Populaire régionaux, il nommera les dirigeants des trusts. Cela étant dit, la question se pose également quant au choix des dirigeants d'entreprises et groupes d'entreprises. Il faut établir à cet effet un régime stable qui définisse correc­tement les relations entre les entreprises et les diverses autres instances économiques ; qui puisse fournir des directeurs qui sont des mandataires de l'État, efficaces et pleinement responsables de chaque kopeck soviétique. C'est une question centrale et le parti ne pourra pas l'éviter dans l'année qui vient. Cela signifie que la direction de l'économie, que le parti détient et assume, doit être plus métho­dique, planifiée. En aucun cas, cette dernière phrase ne doit être comprise d'une manière telle qu'en l'occurrence la direction du parti serait vide de sens tant que nous n'aurions pas étendu la planifi­cation à l'ensemble de notre économie. Ce qui reviendrait à marcher sur la tête. Car, en effet, quand le plan couvrira toutes les sphères écono­miques, il sera peu probable que nous ayions encore besoin de la direction du parti ou du parti lui-même. En revanche dans la proche période, c'est le parti qui, en liaison avec les organes économiques, choisira les dirigeants, les contrôlera et décidera de leur avancement selon une norme établie. C'est là l'élé­ment central de nos thèses en matière économique.

Camarades, dans la résolution que nous avons adoptée sur le rapport du Comité Central, vous insistez avec fermeté pour que la direction de l'État et de l'économie par notre parti soit non seulement préservée mais renforcée. J'ajouterai, et c'est en communiste que je parle, que si l'hégémonie du parti dans la direction de l'État et de l'économie était remise en cause, nous nous y opposerions tous. Comme nous nous sommes battus unanimement en 1917 pour la dictature du parti, nous nous battrons aujourd'hui contre toute tentative visant à retirer au parti le monopole de la direction à tous les niveaux (un tel danger persistera tant que la NEP ne sera pas vaincue). C'est là notre tâche de base. Cela suppose parallèlement une amélioration de notre direction qui devra être plus systématique et mieux planifiée afin de répondre aux besoins de notre économie. Ce qui nous ramène à la sélection des dirigeants économiques. Il ressort en effet, des travaux de la commission Kuybichev, qu'un système planifié de sélection des administrateurs nous est nécessaire. Et c'est d'ailleurs une des exigences du CC des mineurs. Dans la mesure où nous avons condamné à ce Congrès toute position visant à affaiblir la direction du parti, je déclare avec la plus grande énergie, car certains camarades pensent que je dévie par rapport à cette ligne, que je ne serai pas le dernier dans nos rangs à défendre la résolution réaffirmant le monopole de direction du parti dans tous les domaines et à mener une lutte sans pitié, contre ceux qui s'y opposeraient (applau­dissements).

Camarades, je sais combien le Congrès est sensible et prudent en ce qui concerne ce genre de question, le comprends son attitude ainsi que celle de tout le parti. Deux raisons expliquent une telle attitude : d'une part la situation mondiale caractérisée par la combinaison de l'encerclement impérialiste et de la montée du fascisme ; d'autre part une raison intérieure qui malgré son caractère personnel n'en est pas moins une affaire nationale et internationale : la maladie de Vladimir Illitch. Ces deux éléments concourent à créer dans le parti un climat d'angoisse et des réflexes de défense. C'est là un symptôme de la vigilance du parti, de sa santé morale et politique, de son sens révolutionnaire. Si dans une telle situa­tion, il a tendance à exagérer les dangers, il a néan­moins raison, car ce qui dans une autre période ne serait pas très dangereux, l'est aujourd'hui deux ou trois fois plus. C'est là une réaction saine d'une organisation révolutionnaire traversant une période difficile, réaction à mille dangers qui sont minimes chacun pris isolément, mais qui accumulés peuvent devenir une force menaçante. Il s'agit là d'un réflexe révolutionnaire d'auto-conservation de notre parti. Mais ceci reste l'aspect défensif des choses. Bien sûr, sans défense, on ne peut vaincre. Si le poste de garde s'assoupit, la défaite peut gagner toute l'armée.

L'aspect offensif c'est l'économie. Nous devons combiner la défensive et l'offensive. Notre stratégie consiste d'une part, sur le plan défensif, à riposter contre toute tentative de remise en cause du mono­pole de direction du parti et d'autre part, sur le plan offensif, à concentrer les efforts du parti sur l'éco­nomie. Sinon nous ne remplirons pas nos tâches économiques. Car les premiers résultats de la NEP sont les suivants : une remise en route certaine, mais déficitaire pour nous. Ce déficit représente le prix qu'il faut payer pour avoir le droit de prendre le train de l'économie en 1re classe. Nous voyagions en 1re classe pendant le Communisme de guerre.

Maintenant en 2e classe, nous devons réduire cette dépense et plus tard réaliser des bénéfices. Nous exporterons du blé et nous aurons en échange des biens manufacturés. Avec un capital fixe et circulant de 2,5 milliards de roubles dans l'industrie natio­nalisée, nous allons accroître les pressions capitalistes sur notre jeune économie. Je ne sais comment sera la moisson - nous espérons qu'elle sera bonne - mais une bonne récolte signifiera, si nous perdons du terrain, un renforcement de notre adversaire. Car une bonne récolte impliquera un élargissement de la capacité du marché non seulement au profit de l'industrie nationalisée mais aussi du capital privé. Notre ennemi relèvera la tête, réalisera des bénéfices si nous travaillons à perte. L'Occident capitaliste sera en contact avec notre paysan par le biais des exportations de blé. Ce sera la guerre du développement du capitalisme. Et peut-être que dans les années qui viennent nous devrons défendre pied à pied chaque pouce de notre territoire socialiste, chaque parcelle de notre industrie nationalisée, contre les tendances centrifuges des capitalistes privés. Tout comme les Hollandais qui, pour défendre leur bande côtière contre la mer, ont reconquis chaque mètre carré de terrain par un réseau de pilotis, d'écluses et de digues, nous, communistes, nous nous battrons pour chaque mètre carré de territoire socialiste, chaque parcelle du capital nationalisé par la planification, la prévision et l'habileté. Et pour ce faire le parti doit faire preuve d'une volonté de fer. Nous nous préparons à franchir le stade de l'accumulation socialiste primitive (l'expres­sion a été employée pour la première fois par Smirnov, un travailleur du Gosplan). Vous vous rappelez la description de Marx de l'accumulation capitaliste primitive et les tensions qu'elle fait subir au petit patron. Ce petit exploiteur réalise des prodiges proches de l'héroïsme, dort quatre heures sur vingt- quatre, se nourrit de pain, exploite sa femme et ses enfants, épargne jusqu'au dernier kopeck. C'est un spectacle écœurant et cela parce qu'il s'agit du petit capitaliste rapace. Mais nous aussi, avons besoin d'un régime de stricte économie, pour lequel nous devons investir toute notre perspicacité, notre énergie et notre volonté. Le mot d'ordre, « économie cl accumulation », dont nous parlons actuellement, n'est pas le mot d'ordre de quelque philosophe de l'épargne petite-bourgeoise dont le but est d'aboutir à l'asservissement par le capital, mais un mot d'ordre ci ne nous lancerons à tout le pays et à tout le parti afin d'assurer le salut économique et le renouveau culturel. Avec la même détermination et la même attention que nous déployions autrefois à garder secrètes les adresses de nos camarades, nous devons aujourd'hui défendre, en accumulant, chaque parcelle du patrimoine socialiste de notre pays.

Camarades, je veux bien croire que la situation est difficile et que le parti est préoccupé par les soucis de préservation de la révolution, mais ce Congrès sera le point de départ d'une offensive économique vigoureuse. Si la détermination que montrent les mineurs dans leur rapport ainsi que de nombreux camarades délégués au Congrès, gagne les instances dirigeantes du parti et des syndicats, alors j'affirme avec une certitude inébranlable que malgré notre lamentable pauvreté et notre inexpé­rience, nous sortirons ce pays de la misère et du sous-développement. Nous ne capitulerons pas devant le capital ! (applaudissements bruyants et très prolongés).

Note

On trouve une traduction abrégée de ce discours ici.


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