1913

Source : « Trotski et le trotskisme — Textes et documents », Bureau d'Editions, 1937 pour la première partie. Deuxième partie (à partir de « Et là est à mon avis le danger principal. » traduite par la MIA à partir du texte russe en 2014.

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Trotsky

Léon Trotsky

Lettre à Tchkheidze

1er avril 1913

Vienne, le 1er avril 1913.

A Nicolas Sémionovitch Tchkheidzé, Membre de la Douma d'Empire, Palais de Tauride, Saint-Pétersbourg.

Cher Nicolas Sémionovitch,

Permettez-moi tout d'abord de vous exprimer ma reconnaissance pour le plaisir — politique et esthétique — que me procurent vos discours et, en particulier, votre dernier discours sur le brigandage. Oui, on est heureux quand on lit les discours de nos députés, les lettres d'ouvriers à la rédaction du Loutch, ou quand on enregistre des faits symptomatiques du mouvement ouvrier. Et la misérable division que Lénine, maître en cet art, exploiteur professionnel de la routine du mouvement ouvrier russe, entretient systématiquement, apparaît comme un cauchemar absurde. Aucun socialiste européen de bon sens ne croira que les divergences de vues fabriquées par Lénine à Cracovie soient de nature à provoquer une scission.

Les « succès » de Lénine, quoiqu'ils soient pour nous une entrave, ne m'inspirent plus aucune inquiétude. Maintenant, nous ne sommes plus en 1903 ni en 1908.

Avec de l'« argent d'origine suspecte » intercepté chez Kautsky et Zetkin, Lénine a monté un organe, s'est approprié l'enseigne d'un journal populaire1, a inscrit le mot « unité » sur sa bannière et a attiré ainsi les lecteurs ouvriers qui, naturellement, ont vu dans l'apparition d'un quotidien ouvrier une grande victoire. Puis, quand le journal a pris de l'influence, Lénine en a fait un instrument pour ses intrigues de cercle et ses tendances scissionnaires. Mais l'aspiration des ouvriers à l'unité est si forte que Lénine est obligé de jouer à cache-cache avec ses lecteurs, de parler de l'unité par en bas en réalisant la scission par en haut, d'assimiler la lutte de classe à des chamailleries de groupes et de fractions. En un mot, tout le léninisme en ce moment est fondé sur le mensonge et la falsification et porte en lui le germe de sa propre décomposition.

Il n'est pas douteux que, si la partie opposée sait se conduire, la gangrène ne tardera pas à se mettre parmi les léninistes, et cela précisément à propos de la question : unité ou scission.

Mais, je le répète : si la partie opposée sait se conduire. Et si le léninisme par lui-même ne m'inspire aucune crainte, je dois reconnaître que je ne suis nullement sûr que nos amis, les liquidateurs, n'aideront pas Lénine à se remettre en selle.

A présent, il peut y avoir deux politiques : destruction idéologique et organique des cloisons fractionnelles qui subsistent encore, et, par suite, destruction des bases mêmes du léninisme, incompatible avec l'organisation des ouvriers en parti politique, mais qui peut parfaitement s'épanouir sur le fumier des scissions ; ou, au contraire, sélection fractionnelle des anti-léninistes (menchéviks ou liquidateurs) au moyen d'une liquidation complète des divergences de tactique. Et là est à mon avis le danger principal.

D'après ce que je connais de l'humeur de la majorité de la fraction à la Douma, elle me semble salutaire pour l'évolution du parti pour le moment. Mais il me semble que cette majorité est trop petite pour prendre faire connaître au parti son point de vue sur la crise dans le Parti. L'action propre de la fraction (la résolution sur la coopération dans les deux organes, etc.) était très importante, mais bien anecdotique. Dans le chaos que la « Pravda » crée autour de la fraction, celle-ci perd la face pour de larges cercles...

Elle doit déclarer avec décision et autorité qu'elle continue de se battre pour certains objectifs internes (c.-à-principalement l'unité) et n'est pas prête à être un matériau passif pour des expériences menées par des cercles . Un manifeste de la fraction susciterait une réaction vigoureuse de la part de larges cercles ouvriers et mettrait immédiatement la fraction au centre de tous les éléments progressistes et vivants de la social-démocratie. Mais le principale est une autre tâche constante — le contrôle vigilant du « Loutch ». Le travail du « Loutch » depuis deux ou trois mois — pour les deux ou trois derniers mois — le polonisme mesquin et pointilleux, l'empressement à la protection formelle de la plate-forme plutôt que son application politique ; la défense de l'autorité de la conférence d'août de tous les liquidateurs passés et même identification du « Loutch » et de la majorité de la fraction de la Douma avec les liquidateurs — ce travail a grandement aidé Lénine dans son œuvre de démoralisation du parti et de destruction de la fraction (dans les tout derniers temps le « Loutch » s'est fortement redressé). Et dans l'esprit des travailleurs, pour lesquels la majorité de la faction et « Loutch » étaient des drapeaux, il s'ensuit beaucoup de confusion. Et cette confusion ne concerne pas seulement le journal mais aussi la fraction, parce que les travailleurs ne connaissent pas la rédaction, et ils savent que les responsables journal sont les huit députés qui ont déclaré leur solidarité avec la plate-forme du « Loutch ». Si l'on considère tout ce qui précède, il convient de dire ceci : la condition la plus importante pour quelque succès que ce soit dans la construction de la sociale-démocratie est maintenant une politiques "interne" plus active de la majorité de la fraction de la Douma. Active non dans le sens de l'ingérence dans des querelles mesquines (à Dieu ne plaise), mais en termes 1), de la présentation décidée de son « vade-mecum » — sous la forme, par exemple, d'un manifeste dans les pages du « Loutch », 2) du contrôle vigilant du « Loutch » afin d'éliminer des méthodes politiques « ataviques » dans cet organe, qui doit être l'organe de la fraction, car il ne me semble pas certain que demain ou le jour suivant il n'y ait pas un nouveau « saut de côté ». Et un tel saut serait salvateur pour Lénine et mortel pour nous tous.

La fraction pourrait en particulier utiliser à des fins agitatoires l'initiative allemande pour l'unification de la sociale-démocratie. Si vous pourriez personnellement aller à Berlin à Pâques, cela serait à tous points de vue une chose très utile (en particulier, aussi pour la sociale-démocratie du Caucase).

Je vous souhaite un complet succès et vous serre la main chaleureusement.


N. Trotsky


Adresse: L. Bronstein, XIX Rodlergasse, 25-P, Vienne.

Note

1 Trotsky fait référence à la Pravda qu'il animait à Vienne. (Note de la MIA)