1910

En 1910 : Trotsky nous donne un aperçu du mouvement socialiste lors de la guerre des balkans. Ce texte est co-signé par K. Kabakchiev qui lors du premier congrès de l'Internationale Communiste à Moscou en 1919, sera l'un de représentants de la Fédération Balkanique.
A propos du mouvement socialiste en Bulgarie voir aussi l'article : «Rakovsky et Kolaroff» dans «Kievskaya Mysl» " n°294, 23 octobre 1915.


Œuvres - nov. 1910

Léon Trotsky

Les sociaux-démocrates bulgares et serbes

"le socialisme dans les balkans"

1er novembre 1910


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Lorsque la réaction européenne succéda à la grande révolution française, donnant naissance à la Sainte-Alliance et, à nouveau, quand la contre-révolution mobilisait toutes ses forces pour en finir avec l'héritage de 1848, la «question d'Orient» apparut sur la scène. Marx le souligna en son temps. Et maintenant, après la défaite de la révolution en Russie (la révolution de 1905), comme pour donner raison aux sceptiques pour qui l'histoire se répète toujours, la question d'Orient est de nouveau à l'ordre du jour. Mais avec quelle immense différence ! Alors les diplomates d'Europe grattant les cartes des Balkans de leurs ongles redessinaient les frontières à leur gré, décidant du sort des nations.

Aujourd'hui, les peuples des Balkans se sont éveillés à l'existence historique et la question des Balkans est devenue leur affaire. La Turquie oppose sa propre révolution au retour du tsarisme dans les Balkans ; le capitalisme dans les Balkans se tient fermement debout et du chaos du temps a finalement surgi la social-démocratie des peuples balkaniques. Et si même pour la diplomatie européenne, le coin sud-est de l'Europe a cessé d'être l'objet passif de ces combinaisons prédatrices, de même pour la social-démocratie européenne, elle doit cesser d'être une expression géographique sans contenu pour devenir une réalité politique vivante. La section balkanique de la social-démocratie se développe et acquiert sans cesse une forme plus précise.

Le développement capitaliste dans le Proche-Orient est marqué de traits coloniaux. La Bourse européenne ayant enserré les Etats balkaniques dans le filet de la dette publique, pille les paysans et les ouvriers de la péninsule balkanique sans distinction de nation ou de race par les systèmes d'imposition «nationale». Les produits européens donnent la production locale et l'artisanat. Enfin, le capitalisme industriel européen, se subordonnant le capitalisme local, installe dans les Balkans un réseau ferroviaire et des entreprises des plus modernes. Ce développement étrangle la petite-bourgeoisie dès le début de son existence historique. Sa désintégration économique est complétée par sa décomposition politique. En compagnie de la paysannerie ruinée, elle fournit la «chair à canon» politique des aventuriers politiques, des démagogues de trottoir, des charlatans dynastiques et anti-dynastiques qui prospèrent comme des champignons sur le fumier du parlementarisme agraire et colonial.

L'étroite couche intermédiaire des grands bourgeois commence sa carrière avec à la bouche les mots «cartel» et «lock-out», politiquement totalement séparée des masses et cherchant un appui auprès des banquiers d'Europe. Le caractère colonial du développement capitaliste qui est encore plus accentué qu'en Russie, place le prolétariat dans la position d'avant-garde combattante, met entre ses mains les forces productrices les plus concentrées du pays et lui donne une importance politique dépassant de loin sa force numérique. Tout comme en Russie le poids principal de la lutte contre le régime patriarcal et bureaucratique retombe sur les épaules du prolétariat, dans les Balkans, c'est le prolétariat seul qui assume la tâche immense d'établir des conditions normales pour la coexistence et la coopération des peuples et des races diverses de la Péninsule. Le problème est de créer sur un territoire dont les limites ont été tracées par la nature, des formes étatiques assez larges et flexibles pour permettre sur la base de l'autonomie nationale des différentes composantes, un marché interne unifié et des organes de gouvernement communs à toute la population de la péninsule.

Nous libérer du particularisme et de l'étroitesse, abolir des frontières qui divisent des peuples en partie identique par leur langue et leur culture, en partie liés ensemble au plan économique ; finalement, balayer les formes de domination étrangère, directe et indirecte qui dénient aux peuples le droit de décider eux-mêmes de leurs destinées, c'est par ces formulations négatives que le congrès des partis et groupes sociaux-démocrates du Sud de l'Europe définissaient leur programme lorsqu'ils se réunirent à Belgrade du 7 au 9 janvier.

Le programme positif qui en découle est celui d'une République fédérale balkanique.

Les exigences du développement capitaliste se heurtent dans les Balkans en permanence aux limitations étroites du particularisme et la fédération est une idée qu'évoquent les cercles dirigeants eux-mêmes. Il y a plus : le gouvernement tsariste, incapable de jouer un rôle indépendant dans la péninsule, essaie de se mettre en avant comme initiateur et parrain «une ligue bulgaro-serbo-turque dont la pointe serait tournée contre l'Autriche-Hongrie. Mais ce ne sont là que des plans imprécis pour une alliance temporaire des dynasties balkaniques et de partis politiques qui, par leur nature même, sont incapables de garantir la liberté et la paix dans les Balkans.

Le programme du prolétariat n'a rien de commun avec tout cela. Il est dirigé contre les dynasties balkaniques et les cliques politiques, contre le militarisme des Etats des Balkans, tout autant que contre l'impérialisme européen ; contre la Russie officielle, tout autant que contre l'Autriche-Hongrie des Habsbourg. Sa méthode n'est pas celle des combinaisons diplomatiques, mais de la lutte des classes. Ce n'est pas celle des guerres balkaniques mais bien celle des révolutions balkaniques.

Il est vrai que pour l'heure, les ouvriers des Balkans sont trop faibles pour mettre en œuvre leur propre politique. Demain, toutefois, ils seront plus forts. Le développement du capitalisme dans les Balkans s'opère sous la forte pression du capital financier européen et le prochain «boom» industriel dont l'imminence est révélée dans la fièvre de construction immobilière à Sofia peut, en quelques années, conduire à l'industrialisation d'une région richement dotée par la nature et favorablement située. Etant donné cette base, la première secousse sérieuse en Europe peut faire du mouvement social-démocrate dans les Balkans le centre de développements décisifs comparables à ceux dans lesquels furent impliqués en 1905 les sociaux-démocrates de Russie. Toutefois, même aujourd'hui, le programme d'une République fédérale balkanique a une signification pratique sérieuse. Il ne guide pas seulement l'agitation politique quotidienne en lui donnant une base de principe unifiante, il forme aussi (et c'est encore plus important) la base sur laquelle les organisations ouvrières nationales de la péninsule se rapprochent les unes des autres et de cette manière crée une section balkanique unifiée du mouvement social-démocrate international.

 

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Le mérite d'avoir pris l'initiative pour unifier le prolétariat des balkaniques revient aux partis sociaux-démocrates de Serbie et de Bulgarie. En dépit de leur jeunesse -si nous mettons de côté leur passé idéologique et les envisageons seulement comme organisations ouvrières-, ils n'ont l'un et l'autre que sept ou huit ans d'activité derrière eux, ils ont déjà rendu de grands services à l'Internationale. A un moment critique, après l'annexion de la Bosnie et de l'Herzégovine, quand tous les Serbes étaient saisis par une soif de revanche, les sociaux-démocrates de Serbie se dressèrent avec audace face au courant dominant. Le camarade Kaderovic, le seul député du parti, eut le courage de dire leur fait aux nationalistes intoxiqués comme aux intrigants plus sobres. Radnicke Novine, l'organe central du parti lança une campagne contre le dirigeant de la clique militariste de Belgrade, le prince Georges que les sociaux-démocrates forcèrent en quelques jours à renoncer à ses prétentions au trône. Ces tactiques conjuguant le réalisme politique et le courage révolutionnaire renforcèrent le parti sur le terrain de l'organisation et élargirent son influence politique.

Il en est de même pour la social-démocratie bulgare qui a combattu sans compromis, tout d'abord contre l'amertume patriotique qui transforma le «prince vassal» de pacotille en «Roi de Bulgarie» puis contre l'intervention de la Russie dans la querelle turco-bulgare. La lutte contre la démagogie néo-pan-slaviste, libérale dans ses apparences mais réactionnaire jusqu'à la moelle, constitue un grand service rendu par les sociaux-démocrates serbes et bulgares. Le plus récent congrès du parti bulgare, tenu du 24 au 26 juillet, a été transformé en une réconfortante manifestation «pan-socialiste» opposée au «panslavisme», par la présence à ce congrès de délégués russes, polonais, tchèques et serbes, représentant le prolétariat des peuples dont les porte-parole de la bourgeoisie avaient, quelques semaines auparavant, prétendu célébrer la «fraternité slave».

Et bien que la presse russophile se soit montrée assez lâche et assez stupide pour faire le silence sur le congrès du parti social-démocrate, celui-ci affirma par lui-même et avec force sa signification. La manifestation de rue du 24 juillet rassemblant de trois à quatre milles travailleurs ; les discours prononcés par les délégués étrangers lors de la séance ouverte du congrès, tenue devant plusieurs centaines de personnes, devant les locaux du parti ouvrier ; la conférence publique sur la révolution russe annoncée dans toute la ville par des affiches rouges ; la discussion sérieuse et publique sur les problèmes des Balkans, ouverte par une introduction de Blagaev. Tout cela, malgré les tentatives d'étouffement de la presse bourgeoise firent du congrès du parti social-démocrate le centre de l'intérêt politique et un épisode significatif dans l'histoire du jeune parti bulgare.

J'ai mentionné la conspiration du silence de la presse bourgeoise. Il faut ajouter que le seul quotidien qui puisse dans une certaine mesure se réclamer du socialisme, Kambana [1] est lui aussi resté silencieux à l'égard de la manifestation internationale contre le «panslavisme», plus pour des motifs d'ordre fractionnel que pour des raisons d'orientations politiques. C'est pourquoi il est nécessaire à ce point de donner quelques détails sur les regroupements fractionnels qui jouent un grand rôle dans la vie de la social-démocratie bulgare.

En 1903, le parti bulgare se sépara en deux fractions : les Tesnyaks [2], dirigés par Blagaev, Kirkov, Rakowsky et Bakalov ; et les larges, conduits par Sakazov et Babrovsky. Contrairement aux Tesnyaks qui préservaient de stricts principes de classe, la fraction large tendait à préconiser ce qu'elle appelait «l'approche indirecte», c'est-à-dire la collaboration avec des éléments démocrates bourgeois et le révisionnisme dans la sphère théorique. Les deux partis ont gardé le nom, le programme et les statuts de l'ancien parti unifié.

En 1905, une nouvelle rupture a eu lieu parmi les Tesnyaks, avec à leur tête Bakalov et Kharlakov, un groupe de libéraux quitta l'organisation, accusant les partisans de Blagaev de conservatisme, d'étroitesse dans le domaine de l'organisation, conduisant à isoler le parti de la classe ouvrière et menaçant de le transformer en «société secrète». En 1908, un autre groupe de dissidents abandonna les Tesnyaks, les progressistes, eux aussi mettant en cause le conservatisme et appelant à l'unité de tous les socialistes. Leur leader se nommait Ilyev. Une tentative de réunification d'ensemble échoua du fait de l'opposition des Tesnyaks. Il se forma face à aux ce qu'on nomma le «parti unifié», regroupant les larges, les libéraux et les progressistes.

Le seul lien entre les deux organisations est désormais une âpre polémique qui se mène entre eux dans la presse et dans les meetings. Kambana, bien qu'il ne soit pas formellement un organe de parti, est néanmoins lié au «parti unifié» et lui sert largement de porte-parole semi-officiel. Ce qui explique son silence au sujet de la manifestation anti-slavophile, organisée par les Tesnyaks.

La nature et la forme des groupements et des divisions au sein du mouvement socialiste bulgare sont largement dues à l'immaturité politique du pays : le faible degré, de différenciation dans la vie sociale, l'absence complète de traditions politiques, l'insuffisante indépendance de l'avant-garde prolétarienne et le nombre démesuré de représentants de l'intelligentsia radicale et sociale.

Dans tous les partis politiques de Bulgarie, les intellectuels jouent un rôle disproportionné et la seule tradition de pensée dont ils se réclament est le socialisme. Le fondateur du parti «démocratique» Petko Karavelov (aujourd'hui décédé), fut naguère en Russie un partisan de la Narodnaya Volya [3]. Les journalistes — et même les ministres — de tous les partis bourgeois bulgares ont fait leurs classes comme socialistes, même pour peu de temps. Le socialisme fut leur école élémentaire mais pour utiliser les connaissances rudimentaires ainsi acquises, ils sont passés dans l'autre camp. La fraction qui demeura fidèle au socialisme le plus longtemps était constituée par les enseignants (hommes et femmes) des écoles populaires. Le besoin d'éducation du pays combiné à son caractère arriéré leur donnait un caractère de missionnaire et les poussait à faire leur l'idéologie la plus radicale qui se présentait.

Ainsi, le mouvement socialiste bulgare n'englobe-t-il pas que les organisations politiques et syndicales de la classe ouvrière mais aussi une composante mal définie d'intellectuels socialistes et semi-socialistes.

Les lignes de séparation entre les partis en Bulgarie sont des plus floues. A vrai dire, elles n'existent pas. La démagogie est la sagesse suprême dans le domaine politique en Bulgarie et en comparaison avec cela, la corruption n'est qu'un détail. C'est la démagogie qui gagne les cœ;urs, les sièges au Parlement et les portefeuilles ministériels. Dans ce chaos politique, la prédominance excessive des intellectuels prêts à prendre la barre comme quelque divinité, crée un sérieux danger de tentation et de corruption pour le jeune parti ouvrier. L'armée prolétarienne grandit. Mais elle encore faible : son état-major est disproportionné car la possibilité pour les dirigeants d'exercer une véritable influence politique est limitée par la taille réduite de leur armée. Et pourtant, d'une manière générale, il est aisé pour qui possède le moindre talent, de jouer un rôle politique en Bulgarie. Il suffit de faire un petit saut de côté. Même cet effort peut être évité, car l'intelligentsia radicale où brillent toutes les couleurs de l'arc-en-ciel, constitue un pont naturel pour passer de l'idéologie socialiste à la pratique bourgeoise.

«L'approche indirecte» donne précisément forme à cette entreprise par les intellectuels socialistes qui entendent devancer le processus historique et obtenir pour les sociaux-démocrates, par le moyen de combinaisons politiques artificielles, l'influence qu'ils ne peuvent acquérir sur la base de la force numérique actuelle du prolétariat et de son degré d'organisation. En Bulgarie, «l'approche indirecte», c'est-à-dire la collaboration avec les bourgeois-démocrates, est plus dangereuse que nulle part ailleurs. Car où commence et où finit cette «démocratie» bulgare, appelée à la vie comme une source par un coup de baguette magique sur une roche, source qui peut se tarir aussi instantanément qu'elle est apparue ?

Par ailleurs, les démocrates au pouvoir à Sofia — qui hier étaient des Républicains et des conspirateurs — ne le cèdent en rien aux radicaux français dans le domaine de la corruption politique. C'est ainsi que nous voyons aujourd'hui tel ou tel partisan de «l'approche indirecte», ancien responsable du syndicat des enseignants ou des chemins de fer, casé dans de confortables niches des cabinets «démocratiques». D'autre part, ces mêmes conditions, créent le danger symétriquement opposé, celui de transformer le parti politique de la classe ouvrière en un «séminaire» socialiste. Nous avons signalé que le parti bulgare avait connu trois scissions, ce qui fait qu'il existe deux partis et des clivages au sein du parti «unifié». Les Tesnyaks ne voient dans ces scissions qu'un processus d'«épuration» du parti ouvrier en relation aux intellectuels bourgeois. Il n'est cependant pas possible de partager cette conclusion sans réserve. Non seulement parce que les intellectuels jouent aussi un rôle dominant parmi les Tesnyaks et pas seulement parce que des éléments socialistes de valeur (autant que je puisse en juger) se trouvent aussi chez les «larges» mais surtout parce que nous ne pouvons ignorer le trait le plus négatif du mouvement ouvrier bulgare, à savoir la division dans le mouvement syndical, entraînée par la rupture entre les Tesnyaks et le parti «unifié».

 L. Trotsky et K. Kabakchiev, (Scènes de la vie politique bulgare).


Notes

[1] «La Cloche»,note L.T.

[2] ou «étroits» en français, note L.T.

[3] «La Volonté du peuple»


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