1923

Au lendemain de la révolution, Trotsky aborde les problèmes de la vie quotidienne : rapports travail/loisirs, condition des femmes, famille, gestion des équipements collectifs, logement, culture et cadre de vie...


Léon Trotsky

Les questions du mode de vie

QUESTION N° 5

RÉPONSES

MARININE. – L'intérêt pour la vie des cellules du parti a considérablement augmenté. L'activité individuelle de certains militants et militantes donne de bons résultats. Les difficultés que présentent la formation de militants peuvent être résolues en confiant tel ou tel ouvrier à un ou deux communistes, d'abord pour étudier la théorie, ensuite pour la divulguer.

KOBOZEV. – Les membres du parti appellent les ouvriers sans parti "camarades" uniquement dans les assemblées; mais, dans leur travail quotidien, ils n'ont aucun contact avec eux. On remarque parfois un formalisme bureaucratique qui crée une barrière invisible et qui empêche l'ouvrier sans parti d'adhérer au parti. En me fondant sur mon expérience personnelle, je rapporterai l'exemple suivant. Un jour, j'ai rencontré un ouvrier honnête que je connaissais bien et qui avait toujours soutenu le pouvoir soviétique, et je lui ai dis : "Vassia, passe chez moi après le travail." Je savais qu'il aimait beaucoup pêcher, et je commençais par lui parler de la pêche. Après avoir suffisamment discuté sur ce sujet, je lui ai dit : "Et pourquoi n'adhères-tu pas au parti ? Tu es jeune, il est temps pour toi d'y entrer; assez fainéanté, il est temps de faire quelque chose." "Mais je ne suis pas contre, au contraire, j'ai depuis longtemps envie d'adhérer au parti, mais chaque fois, je remets cela à plus tard. Il y a longtemps que je ne crois plus en Dieu. C'est d'accord, demain je ferai ma demande." La barrière invisible avait disparu; c'est ce que n'arrive pas à faire telle ou telle cellule repliée sur elle-même.
Ma conclusion est que s'il n'existe pas de relations fraternelles avec les sans-parti, si les cellules sont fermées et font preuve de formalisme bureaucratique, aucune idée révolutionnaire, ni dans la littérature économique, ni dans la littérature scientifique, ne donnera de résultats réels. Cette barrière invisible continuera d'exister.

KOLTSOV. – Nous n'avons pas encore trouvé le moyen de toucher les meilleurs ouvriers. C'est une réserve importante pour le parti. J'espère que nous saurons bientôt comment les aborder.

ANTONOV. – Si on organise un enseignement purement technique destiné à des ouvriers hautement qualifiés et de spécialisations diverses, on pourra rapidement former des spécialistes rouges. C'est la voie la plus sûre pour mener au communisme le reste de la masse ouvrière.

FINOVSKI. – Il faudrait que le travail d'éducation politique dans les cellules du parti consiste tout d'abord à regrouper les ouvriers suivant leurs penchants pour tel ou tel aspect de la vie : technique, politique, familial, scientifique, etc. Il me semble que nous allons bientôt y venir... La pensée ouvrière ne peut pas accepter les injustices qu'elle connaît actuellement... L'ouvrier ne peut pas chercher de réponse dans des livres qu'il n'a pas écrits... Il doit lui-même fournir la matière de ces nouveaux livres, c'est-à-dire examiner tous les problèmes douloureux de son mode de vie, au sens large du terme, dans son milieu, et mieux encore, dans la cellule du parti (et là, c'est à nous d'aller vers lui). Tel est, selon moi, le seul moyen de tirer l'ouvrier de sa léthargie dans la cellule et de le pousser à adhérer consciemment au parti.

ZAKHAROV. – La raison principale qui empêche l'ouvrier d'entrer au parti communiste, c'est la discipline. Les ouvriers sont prêts à aider le parti de tout leur coeur, mais ils craignent les obligations et les exigences que cela implique. On entend toujours la même réponse : "Je suis, au fond, communiste, et j'en fais certainement plus que certains qui ont leur carte." La deuxième raison est que, si on peut s'exprimer ainsi, les ouvriers sont intimidés; on entend souvent dire -. "J'aimerais bien adhérer, mais on va me dire : c'est une fois que tout est fini, qu'il n'y a plus de front, que tu te décides à entrer au parti."
Selon moi, le parti doit envisager tous les problèmes et pouvoir résoudre n'importe quelle question. Et je ne suis pas d'accord avec l'idée que nous n'avons pas trouvé le bon moyen d'approche, c'est-à-dire que nous n'avons pas su faire la liaison entre les intérêts économiques, techniques, familiaux, et le communisme.

KOULKOV. – Voici les arguments qu'avancent les ouvriers pour expliquer leur non-adhésion au parti : le soir, ils font du travail noir, les jours de fête, ils se rendent au marché pour acheter et vendre plus cher ce qu'ils ont fait le soir chez eux.
Les ouvriers sont devenus plus exigeants envers eux-mêmes : de retour du travail, ils se lavent et se changent. La journée de travail est de huit heures, mais les conditions de travail, le lieu de l'entreprise, les machines sont restés les mêmes qu'à l'époque du capitalisme; ils n'ont pas changé, il y a peu d'air, peu de lumière, et en été les ouvriers ont très envie de sortir respirer l'air frais.
Il serait souhaitable que les plus conscients et les plus réfléchis des ouvriers sans parti soient associés ne serait-ce qu'à un petit travail économique, politique, syndical. Il faut les faire changer et les associer plus souvent aux différentes activités ?

DOROFEEV. – Aujourd'hui un publie de sans- parti remplit les troquets et les débits de boisson, tandis que les communistes n'y entrent pas, ou bien, lorsqu'ils s'y trouvent, ils sont sur des charbons ardents; c'est pourtant là, qu'ils doivent être, sans que, bien sûr, ils s'enivrent. La Commission de contrôle n'a pas à. être perplexe. C'est là que le communiste doit militer, car c'est là qu'il vivra avec les ouvriers et les empêchera de boire. Et si nous ne vivons pas avec les masses, nous allons nous couper d'elles. Comment faisions-nous de l'agitation autrefois ? Uniquement dans les troquets, quand survenaient des discussions passionnées.

ZAZAKOV. – Quand les problèmes sont bien posés, quand chaque cellule d'usine aborde les ouvriers dans un esprit prolétarien, ceux-ci se rapprochent insensiblement du parti communiste; et lorsqu'ils ont pris connaissance de toute la structure du parti, ils y adhèrent sans aucune résistance. Là où ce travail n'est pas fait, là où l'ouvrier n'est pas informé par la cellule ou par la commission culturelle, les adhésions au parti sont freinée.

FINOVSKI. – Le arguments sont les suivants : c'est la famille qui. nous en empêche. En particulier au cours des dernières années, ce fut une raison impossible à dissimuler. L'ouvrier dit la chose suivante : je sais comment vivent vos camarades communistes et comment vivent les sans-parti. Je ne suis pas au parti. Le soir, je rentre chez moi, je suis libre et j'aide ma femme. Tandis que mon voisin, lui, est au parti; sa femme travaille du matin au soir, et lui, il court Dieu sait où tantôt à la cellule, tantôt à une assemblée. Et lorsque sa femme lui demande de l'aider, il répond : je ne peux pas, j'ai une réunion de cellule. Vider la poubelle, ça, il ne le fait jamais. Ils se disputent sans arrêt, sa femme hurle; tandis que chez moi, cela n'arrive jamais. Je considère que je suis plus utile à la révolution . tout va bien dans, ma famille, ma femme ne crie pas, je l'aide, et j'ai le temps de lire des livres ou des journaux politiques. Tandis que si un communiste ouvre un journal, sa femme lui crie : "Tu ne vas tout de même pas venir semer le désordre ici aussi."

KOLTSOV. – Le principal – c'est la discrétion, parce que lorsqu'un ouvrier adhère au parti, on l'assaille généralement de questions. Imaginez un prolétaire de la ville qui ne connaît absolument pas la vie de la campagne, et auquel on dit : "Toi qui es communiste, dis-nous un peu pourquoi on n'a pas donné à mon père sa part de bois à couper, tandis que le chef du comité exécutif du volostl [1] a eu de quoi se construire une isba et qu'en plus on a donné du bois à son gendre, etc." Il répondra que cela n'est pas légal, que c'est de l'abus de pouvoir, mais, étant novice, il se trouvera dans une situation embarrassante. On pourra aussi lui dire : "Quel communiste es-tu donc, tu n'en sais pas plus que nous !" C'est pourquoi les ouvriers pensent qu'il faut d'abord tout étudier et seulement ensuite adhérer au parti, autrement, on se moquera d'eux.
Ensuite, la chose la plus importante, c'est l'amour du travail. Les ouvriers les plus qualifiés sont la meilleure réserve du parti. Ils sont uniquement préoccupés par leur travail, et sont sans cesse en train de chercher à l'améliorer. Ils sont extrêmement consciencieux. Quand on discute avec eux et qu'on leur demande pourquoi ils n'adhèrent pas au parti, ils répondent qu'ils n'en ont pas le temps : ce qui les intéresse, disent-ils, c'est de trouver le moyen de produire un acier de meilleure qualité ou de mieux couler le béton, etc. lis font preuve d'esprit créatif, ils élaborent de nouvelles machines, etc. C'est ce genre d'ouvriers que nous ne savons pas comment aborder, et pourtant ce sont les ouvriers les plus honnêtes et les plus cultivés. Ils sont toujours en train de réfléchir, de chercher comment ils pourraient améliorer leur production. On doit pouvoir trouver le moyen de toucher ce genre d'ouvriers qualifiés qui sont sans conteste les meilleurs éléments. Ils sont uniquement préoccupés par la production, et comprennent que la force du parti dépend de la façon dont nous approfondissons, renforçons cette production; et ces ouvriers sont très nombreux dans chaque usine.

OSSIPOV. – Quand les ouvriers sans parti trouvent un travail où ils peuvent voir ce qu'est le parti communiste, ils y adhèrent. Les sans-parti n'entrent pas au parti, parce qu'ils ont parfois peur du travail qu'il leur faudra y faire, et qu'ils sont déjà fort occupés à la maison. Tel est le prétexte allégué uniquement par les sans-parti qui ne travaillent nulle part. Mais là où des groupes ont été organisés, on a immédiatement vu se constituer une cellule de sept membres; c'est ce qui s'est passé dans une usine. Je considère qu'il faut avant tout être actif. Les méthodes peuvent varier. On peut faire adhérer les uns par le biais de leur activité professionnelle, les autres par l'intermédiaire de leur travail en atelier. Certains comités de direction objecteront qu'ils ont beaucoup de travail, mais qu'ils ne forceront pas les délégués à travailler. Bien sûr, les membres du parti ne seront pas nombreux dans de telles entreprises. Le principal, c'est d'éveiller l'activité. Ce qui différencie 1919 de 1923, c'est qu'en 1919 la tension était extrême, et qu'on était très fatigué; mais ensuite, les gens se sont reposés, et ils ont tout de suite retrouvé leur activité.

ANTONOV. – L'ouvrier sans parti travaille ou ne travaille pas quand cela lui chante. Quand un travail lui plaît, il travaille, quand il ne lui plaît pas, il l'abandonne et en cherche un autre; mais dans notre milieu, la discipline du parti l'oblige parfois à continuer un travail qui ne le satisfait pas. Il aimerait travailler ailleurs, mais la discipline du parti l'oblige à rester là. Voilà la raison principale de son refus d'adhérer. Il y eut une époque où Dénikine se trouvait près de Toula; alors, les camarades adhéraient en masse. Ils savaient qu'il n'y avait pas d'autre issue, qu'il fallait protéger le pouvoir prolétarien, et ils entraient au parti. Mais la question est de savoir combien d'ouvriers ont été capables de mener un travail de longue haleine ? Certains camarades ont été des militants actifs pendant la première et la deuxième révolution, mais par la suite, beaucoup d'entre eux se sont révélés inaptes à mener une lutte de longue durée, car cela nécessitait de la constance. Il y a eu des malentendus, des erreurs, et un grand nombre de camarades n'ont pas su faire face aux difficultés et se sont révélés incapables d'agir.

LEVITSKY. – Les sans-parti craignent d'avoir des obligations. Un ouvrier qui étudie par exemple l'astronomie ou une autre science dit souvent : actuellement, je lis beaucoup, mais lorsque je devrai me rendre à des réunions, j'aurai moins de temps, et il me sera plus difficile d'étudier. La principale raison pour laquelle on n'adhère pas au parti est qu'on en est empêché par la famille. Il nous est arrivé à l'usine de militer avec des camarades sans parti et d'organiser des assemblées dans des maisons communes. On se réunissait souvent chez des ouvriers sans parti, surtout en hiver. On lisait de la littérature, ou bien le journal, on lisait même "Le journal de l'athée", et les femmes étaient aussi intéressées. Mais quand il s'agissait de les faire adhérer au parti, l'attitude de la famille vis-à-vis du militant et de l'ouvrier lui-même changeait. La femme commençait à vous regarder de travers, elle ne vous faisait plus entrer quand il n'y avait pas de réunion chez elle. Un grand nombre de camarades sans parti ont pris une part active à la révolution et considèrent qu'ils étaient des bolcheviks; puis ensuite, ils sont allés à l'armée, après quoi ils n'ont pas adhéré au parti pour des motifs divers; ils se sont coupés du mouvement révolutionnaire et sont devenus des sans-parti. Aujourd'hui, lorsqu'on leur demande pourquoi ils n'adhèrent pas au parti, ils répondent . à cause de la famille. Et en effet, leur femme commence à être jalouse de leur activité . On a pu remarquer que lorsqu'ils n'étaient pas au parti et qu'ils lisaient le journal, leur femme, ne leur disait rien, mais que dès qu'ils parlaient d'y entrer, c'était d'un tout autre oeil qu'elle les voyait lire. On craint que le communiste, en tant qu'homme discipliné, ne soit très pris, et qu'il ait moins de temps libre.

OSNAS. – Il y a beaucoup de familles où la femme est sans parti et le mari communiste. Et nous n'avons pas l'habitude, dans les cellules, de voir les gens étaler leurs drames de famille. Même parmi nous, nous n'avons pas réussi à faire la liaison entre la cellule et la maison, et il nous est très difficile de trouver ce qui peut relier le parti au mode de vie individuel de l'ouvrier, et de ne pas aborder ce dernier uniquement du point de vue de l'amélioration de ses conditions matérielles. Il nous semble que cela serait très bien, mais je suis assez pessimiste quant au fait d'envisager tous les problèmes des ouvriers, pour les attirer plus rapidement au parti.

STANKIÉVITCH. – Beaucoup d'ouvriers sentent qu'ils ne sont pas de taille à supporter les exigences de la discipline communiste. Ils craignent d'avoir à mener un nouveau mode de vie, d'avoir à modifier leur comportement. Ils se voient obligés de renoncer à baptiser leurs enfants et d'abandonner certaines pratiques religieuses. Ils disent qu'eux-mêmes seraient prêts à rompre avec tout cela, mais qu'ils n'ont pas assez de volonté pour s'opposer ouvertement à leur famille, et cependant ils estiment qu'ils seront de bien piètres communistes s'ils continuent à vivre comme ils ont vécu jusqu'à présent. Et c'est ce qui freine énormément leur adhésion au parti. Par ailleurs, de nombreux ouvriers liés à la campagne disent qu'ils n'ont absolument aucun moment de libre.

TSEITLIN. – Personne ne peut dire que la masse ouvrière soit hostile au parti; elle aime le parti, mais craint d'y adhérer pour de multiples raisons, et principalement parce qu'elle est inculte.

BORISSOV. – Quels sont les points faibles du parti communiste ? Premièrement, nous ne nous intéressons pas suffisamment au mode de vie des ouvriers, nous ne les aidons pas à épouser progressivement des points de vue communistes; deuxièmement, nous militons fort peu à la campagne; troisièmement, nous ne sommes pas au courant des problèmes religieux que nous traitons à la légère ou avec dédain, "en haussant les épaules", etc.; quatrièmement, nous abordons tous les ouvriers de la même manière, nous les obligeons à écouter ce qui ne les intéresse pas pour l'instant, et nous ne cherchons pas à les mener à la politique en nous fondant sur leurs intérêts propres (métier, littérature, science, etc.).


Notes

[1] District rural


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