1923

Au lendemain de la révolution, Trotsky aborde les problèmes de la vie quotidienne : rapports travail/loisirs, condition des femmes, famille, gestion des équipements collectifs, logement, culture et cadre de vie...


Léon Trotsky

Les questions du mode de vie

L'attention doit porter sur des détails [1]

Nous devons remettre sur pied notre économie détruite. Il faut construire, produire, réparer, raccommoder. Nous gérons l'économie sur des bases nouvelles qui doivent garantir le bien-être de tous les travailleurs. Mais la production, dans son essence, se résume à la lutte de l'homme contre les forces hostiles de la nature, à l'utilisation rationnelle des richesses naturelles. La politique, les décrets, les consignes peuvent seulement régulariser l'activité économique en leur imprimant une direction générale. Mais c'est uniquement la production de biens matériels, un travail systématique, obstiné, opiniâtre, qui peuvent réellement satisfaire les besoins de l'homme. Le processus économique est composé de morceaux et d'éléments divers, de détails, de petits riens. On ne peut remettre une économie sur pied qu'en portant une énorme attention à ces détails. Or, chez nous, cet intérêt est nul ou presque. La tâche principale de l'éducation et de l'auto-éducation dans le domaine de l'économie est d'éveiller, de développer, de renforcer cette attention vis-à-vis des exigences particulières, insignifiantes et quotidiennes de l'économie; il ne faut rien négliger, tout noter, agir en temps voulu, et exiger que les autres en fassent autant. Cette tâche s'impose à nous dans tous les domaines de la vie politique et de la construction économique.

Vêtir et chausser l'armée, étant donné l'état actuel de la production, n'est pas une mince affaire. L'approvisionnement est souvent fort irrégulier. Par ailleurs, on se soucie fort peu dans l'armée de réparer ou de maintenir en bon état les chaussures et les vêtements dont on dispose. On ne graisse presque jamais les chaussures. Lorsqu'on demande pourquoi, on vous fait les réponses les plus diverses : tantôt c’est parce qu'on manque de cirage, tantôt parce qu'on ne l'a pas attribué à temps, ou alors parce qu'on porte des bottes marron et que le cirage est noir, etc. Mais la raison principale est que ni les soldats, ni les cadres de l'Armée Rouge ne prennent soin de leurs affaires. Des bottes non cirées, surtout si elles sont trempées, sèchent et sont bonnes à jeter au bout de quelques semaines. Et comme on n'arrive pas à en fournir suffisamment, on commence à en produire n'importe comment. Les bottes s'usent encore plus vite. C'est un cercle vicieux. Mais pourtant, il y a un moyen de s'en sortir, et un moyen tout simple : il faut que les bottes soient graissées à temps, il faut qu'elles soient lacées avec soin, sinon elles perdent leur tenue et se déforment. Nous abîmons de bonnes chaussures américaines uniquement parce que nous n'avons pas de lacets. On peut s'en procurer si l'on insiste un peu; et s'il n'y a pas de lacets, c'est précisément parce qu'on ne fait pas attention aux détails de la vie quotidienne. Or, ce sont ces petits riens qui finissent par faire un tout.

Il se passe la même chose, et pire encore, avec les baïonnettes. Il est difficile de les fabriquer, mais facile de les abîmer. Il faut prendre soin de sa baïonnette, la nettoyer et la graisser. Et cela demande une attention soutenue et permanente. Cela nécessite tout un apprentissage, toute une éducation.

Ces petits riens qui s'accumulent et qui se combinent finissent par donner ou bien... par détruire quelque chose d'important. Les petites dégradations de la chaussée qui ne sont pas réparées à temps s'agrandissent et forment des nids-de-poule et des ornières qui rendent la circulation difficile, abîment les charrettes, les voitures et les camions, endommagent les pneus.

Une chaussée en mauvais état entraîne des dépenses d'argent et des efforts dix fois plus importants qu'il n'en aurait fallu pour la réparer. Et c'est aussi pour des petits riens de ce genre que les machines, les usines, les immeubles se détériorent. Pour les maintenir en bon état, il faut porter une attention quotidienne et permanente à des détails. Cette attention nous fait défaut, car l'éducation économique et culturelle est insuffisante.

Il est fréquent que l'on confonde l'intérêt porté aux détails avec le bureaucratisme. C'est, là une grave erreur. Le bureaucratisme consiste à porter attention à une forme vide au détriment du contenu, au détriment de l'action. Le bureaucratisme s'enlise dans le formalisme, dans des peccadilles, sans régler aucun détail pratique. Au contraire, le bureaucratisme évite en général les détails pratiques qui constituent l'ensemble d'un problème, se contentant uniquement de joindre les deux bouts de sa paperasserie.

Demander que l'on ne crache pas ou que l'on ne jette pas de mégots dans les escaliers ni dans les couloirs, c'est un " petit rien ", une exigence minime, et qui a cependant une signification éducative et économique énorme. Celui qui crache sans se gêner dans un escalier ou sur un parquet est un bon à rien et un irresponsable. Ce n'est pas lui qu'il faut attendre pour remettre l'économie sur pied. Il ne cirera pas ses bottes, cassera un carreau par inadvertance, il aura des poux...

Certains trouveront, je le répète, qu'une attention obstinée à ce genre- de détails relève de la chicanerie et du "bureaucratisme". Mais bien souvent les bons à rien et les irresponsables cachent leur nature en luttant soi-disant contre le bureaucratisme. "Quelle histoire pour un mégot jeté dans l'escalier !" – disent-ils. C’est là une véritable ineptie. Jeter des mégots par terre, c'est mépriser le travail d'autrui. Et celui qui ne respecte pas le travail des autres est aussi négligent envers le sien propre. Or, pour que les maisons-communes puissent se développer, il faut que chaque locataire, homme ou femme, fasse attention à ce que la propreté et l'ordre règnent dans la maison tout entière. Autrement, on se retrouve, et c'est souvent le cas, dans des trous pouilleux, pleins de crachats, et pas du tout dans des maisons-communes. Il faut inlassablement et impitoyablement combattre cette désinvolture, ce manque d'éducation, cette négligence, combattre en expliquant, en donnant l'exemple, en faisant de la propagande, en exhortant les gens et en les amenant à être responsables. Celui qui monte sans rien dire un escalier souillé, ou qui traverse une cour sale, est un mauvais citoyen, et un constructeur sans conscience.

L'armée réunit les aspects positifs aussi bien que les aspects négatifs de la vie populaire. Cela se vérifie entièrement en ce qui concerne l'éducation économique. L’armée doit à tout prix s'élever dans ce domaine ne serait-ce que d'un degré. Ce niveau peut être atteint grâce aux efforts conjugués des cadres dirigeants de l'armée elle-même, du haut en bas de l'échelle en corrélation avec les meilleurs éléments de la classe ouvrière et de la paysannerie dans leur ensemble. A l'époque où l'appareil gouvernemental soviétique était en train de se former, l'armée était pénétrée d'un esprit partisan [2] dont elle appliquait les méthodes. Nous avons mené une lutte opiniâtre et impitoyable contre cette mentalité, ce qui a sans aucun doute donné d'importants résultats : on créa non seulement un appareil de direction et d'administration centralisé, mais, ce qui est encore plus essentiel, cet esprit partisan lui-même a été profondément remis en cause dans la conscience des travailleurs. Aujourd'hui nous devons mener une lutte tout aussi importante : il nous faut combattre toutes les formes de nonchalance, de négligence, d'indifférence, de malpropreté, le manque de ponctualité, le laisser-aller, le gaspillage. Ce sont là des degrés et des nuances diverses d'une même maladie : d'un côté, une attention insuffisante, et de l'autre, une effronterie de mauvais aloi. Il est nécessaire de mener dans ce domaine une action d'envergure, un combat quotidien, opiniâtre et sans relâche, où l'on mette en œuvre, comme lorsqu'il nous a fallu anéantir la mentalité partisane, tous les moyens dont on dispose – l'agitation, l'exemple, l'exhortation et le châtiment.

Le plan le plus grandiose qui ne tient pas compte des détails n'est que pure frivolité. A quoi servira, par exemple, le meilleur décret si, par négligence, il n'arrive pas à temps à destination, ou bien s'il est recopié avec des fautes, ou encore s'il est lu sans attention ? Ce qui est juste au niveau inférieur le sera aussi au niveau supérieur.

Nous sommes pauvres, mais dépensiers. Nous ne connaissons pas la ponctualité. Nous sommes, négligents. Nous sommes malpropres. Ces tares trouvent leurs racines dans un passé servile, et nous ne pourrons nous en défaire que progressivement, grâce à une propagande obstinée, grâce à l'exemple, à la démonstration, à un contrôle minutieux, à une vigilance et une exigence de chaque minute.

Pour réaliser des projets grandioses, il faut porter une grande attention aux plus petits détails ! – c'est ce mot d'ordre qui doit rassembler tous les citoyens conscients du pays et qui abordent une nouvelle période de construction et de développement culturel.


Notes

[1] Ce chapitre a été écrit il y a deux ans (Pravda – 1er octobre 1921). A présent, on accorde dans l'armée une attention infiniment plus grande qu'alors à l'entretien des baïonnettes et des chaussures. Mais dans l'ensemble, le mot d'ordre : "l'attention doit porter sur des détails", conserve, aujourd'hui encore, toute sa valeur. (Note de l'auteur).

[2]En russe : "partizanssina" : terme péjoratif désignant les cadres du parti qui veulent être "plus partisans que le parti lui-même", aboutissant finalement à l'anarchie et à l'absence de discipline. (Note du traducteur).


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