1926

Ce livre ne concerne pas que l'Angleterre, même s'il aurait pu s'appeler "L'Angleterre et la Révolution". Il contient des leçons pour bien des pays, surtout sur les illusions du passage "démocratique" au socialisme et sur le "crétinisme parlementaire", comme aurait dit Lénine. Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur Cromwell, le chartisme, les trade-unions, le Labour Party...


Où va l'Angleterre ?

Léon Trotsky

X. Brailsford et le marxisme

L'édition londonienne de ce livre a paru avec une préface inattendue de Mr. Brailsford, ancien radical bourgeois, entré après la guerre dans le Parti Ouvrier Indépendant, dont il rédige à présent l'organe. Mr. Brailsford n'a pas cessé, malgré toutes ses sympathies socialistes, d'être un radical. Et comme le Parti Ouvrier Indépendant est dirigé par des libéraux modérés, Brailsford s'y est trouvé à la gauche.

Que la publication du livre d'un communiste, nanti de la préface protectrice d'un membre du parti Macdonald soit possible, non en Chine arriérée ou même au Japon, où les librairies de la bourgeoisie radicale estiment encore utile à la diffusion des lumières de publier des livres de communistes russes, mais en Angleterre, dans un pays dont les antagonismes sociaux sont flagrants, ce seul fait atteste aux yeux de tout marxiste combien l'idéologie politique des Anglais est en retard sur les relations matérielles. Cette appréciation, qui n'a pas besoin d'être démontrée, implique une condamnation de cette sorte inattendue de " bloc " littéraire. Nous avons besoin de l'unité de front avec les masses ouvrières. L'unité ou la semi-unité du front littéraire avec Brailsford ne signifie que l'aggravation de la confusion des idées, dont le mouvement ouvrier anglais est assez riche, sans cela.

Mais l'erreur n'en incombe pas à Brailsford. Sa destination historique est de " corriger " Thomas et Macdonald, de donner un exutoire aux mécontentements des masses, d'arrondir les angles, de dissoudre les idées nettes en d'amorphes conceptions de " gauche ". Il est conforme aux intérêts politiques de Brailsford, dont nous ne suspectons nullement les intentions, nous souvenant seulement que l'enfer est pavé de bonnes intentions réformistes, de se présenter sous la même couverture que nous. Les masses ouvrières britanniques sont infiniment à sa gauche. " Fraternisant " avec un communiste moscovite, Brailsford masque son adhésion au parti qui exclut les communistes anglais.

Nos tâches sont autres. Nous ne voulons pas de masques. Notre premier devoir est de détruire les camouflages dans le domaine des idées. La masse ouvrière anglaise est infiniment à gauche de Brailsford, mais n'est pas encore en mesure de trouver des expressions adéquates à son état d'esprit. Le fatras du passé sépare encore, de toute sa largeur, cette masse allant à gauche, du programme communiste. Il est d'autant plus inadmissible d'ajouter ne serait-ce qu'un cheveu à ce fatras. Les communistes défendant les intérêts des mineurs, sont disposés à faire quelques pas de conserve avec Mr. Brailsford. Mais pas de " bloc " idéologique d'aucune sorte, pas d'unité de front en matière de théorie et de programme ! Brailsford, précisément, s'est exprimé en ces termes à propos de l'édition américaine de ce livre : " Un abîme nous sépare de ces gens. " Juste, juste, très juste! Or, rien n'est plus criminel du point de vue marxiste que de jeter sur un abîme politique des palmes littéraires : l'ouvrier trompé y mettra le pied et tombera.

Mr. Brailsford a besoin d'un camouflage. Il use d'un livre révolutionnaire, pour combattre la Révolution. Protagoniste des illusions démocratiques et du fétichisme parlementaire, Brailsford dit en somme dans sa préface : Voyez ! Nous ne craignons pas, dans notre démocratie britannique, de publier un livre bolchevik ; nous manifestons ainsi la largeur de vues et la puissance de la démocratie. Brailsford aspire en outre à atténuer, par sa petite manifestation, l'impression, pour lui fâcheuse, du récent procès des communistes. Il en convient tout haut. La condamnation des communistes, - maintenant que la Révolution ne s'esquisse encore que dans une perspective lointaine - constitue une réfutation des illusions démocratiques, beaucoup plus saisissante et plus convaincante que tous nos livres et que toutes nos brochures. Brailsford le comprend. Luttant pour la conservation des illusions démocratiques, il salue, en ces termes la parution de notre livre : " Si ce livre peut librement paraître, s'il peut être discuté… le cauchemar (nightmare) de ce procès sera dissipé. ". Sauvant à si peu de frais les illusions démocratiques, Brailsford entend suggérer au prolétariat anglais, que la libre parution, dans la librairie britannique, d'un petit livre révolutionnaire, accompagné, sous la forme d'une préface pacifiste, d'une dose proportionnée de contre-poison, atteste que les bourgeois anglais baisseront docilement la tête quand on se mettra à leur ravir démocratiquement les banques, les terres, les mines et les docks. En d'autres termes, Brailsford accompagne, sans la moindre gêne, notre livre de réflexions radicalement contraires à son but, à son sens, à son esprit et à sa lettre.

Rien d'étonnant que Brailsford reproche aux méthodes russes de polémique leur caractère impitoyable (ruthless) et forme le vœu qu'elles produiront sur les lecteurs anglais une impression tout à fait différente de celle qu'on en attend. Nous attendrons, quant à cela, pour nous prononcer. Il y a lecteurs et lecteurs. Les méthodes de polémique sont conditionnées par la nature même de la politique. Il est nécessaire d'être impitoyable pour dégager la réalité du mensonge conventionnel. Nulle part en Europe, l'hypocrisie canonisée - le cant - ne joue un rôle aussi grand qu'en Grande-Bretagne. Divers groupements politiques, les plus extrêmes y compris sont accoutumés à ne pas effleurer dans leurs luttes certaines questions et à ne pas appeler certaines choses par leur nom. La cause en est que la vie politique s'est déroulée, depuis toujours, aux sommets des classes possédantes, qui n'oublièrent jamais que des tiers les écoutaient. Le système des conventions, des allusions, des réticences, a été, des siècles durant, inculpé de haut en bas et a reçu son expression la plus réactionnaire dans le parti libéral actuel, y compris son aile d'opposition radicale. Il ne s'agit pas d'une manière littéraire, mais d'une politique. Notre polémique répugne à Brailsford, parce qu'elle, révèle à fond les antagonismes de classe. Il est tout à fait exact que les lecteurs éclairés, formés dans la tradition parlementaire de l'hypocrisie politique seront indignés et non séduits par cette polémique. Mais - n'en déplaise à Brailsford - c'est bien l'impression à laquelle l'auteur s'estime en droit de s'attendre. Il est aussi exact que les hommes politiques pourvus de cette éducation forment encore, une compacte couche intermédiaire entre la classe ouvrière et le programme communiste. Les réalités de la situation des classes sont néanmoins en Angleterre plus fortes que l'hypocrisie traditionnelle. Les ouvriers britanniques éveillés se frayant un chemin à travers les préjugés héréditaires - à partir de ceux de Baldwin, jusqu'à ceux de Brailsford - reconnaîtront dans notre polémique un élément de leur propre action. Et ce sera aussi l'impression que nous comptons produire.

La préface de Brailsford mêle à des éloges sans mesure des blâmes mesurés. Les éloges concernent ce qui est secondaire : la forme du livre. Les blâmes en concernent la substance. Les éloges démesurés sont destinés à donner un relief particulier aux attaques contre le bolchevisme. Brailsford agit dans la pleine conscience de ses fins. Il obéit à sa vocation. Il est intéressé au camouflage. Mais nous avons besoin nous, d'une entière clarté. C'est pourquoi nous repoussons au même titre ses éloges et ses blâmes.

Brailsford agit dans la pleine conscience de ses fins. Et n'en est pas moins impuissant au suprême degré. Mais ce n'est déjà plus sa faute. Il ne faut pas se soustraire à la tâche historique du centrisme : Dissimuler les réalités pour entretenir les illusions. Nous voyons de quelle façon ridicule il envisage la leçon du procès des communistes. La même impuissance est à la base de toute son appréciation de notre livre. Il appert, d'une part, chez lui, que le livre est fondé sur la connaissance des faits et l'intelligence de la logique de leur développement ; d'autre part, que l'auteur du livre est " un homme d'un autre monde ", incapable de concevoir le caractère du protestantisme anglais et la force des traditions parlementaires. Ce n'est pas seulement au Parlement, c'est dans les églises, dans les trade-unions et même dans les clubs, nous expose Brailsford, que le respect de la majorité a été, au cours des générations inculqué aux Anglais, " Qu'en sait le Russe, et comment apprécierait-il la puissance des traditions de notre civilisation la plus vieille ? " La hautaine impuissance de Brailsford est dans sa méthode : Il ne comprend pas les bases matérielles du développement social, qui en sont l'instance décisive. Il s'arrête devant des traditions, devant les alluvions d'idées des vieilles luttes et pense que le dépôt en est éternel. Il ignore les lois élémentaires qui font dépendre l'idéologie des assises mêmes des classes. Il n'est pas plus utile d'en discuter avec lui qu'il ne le serait de chercher à convaincre un inventeur du mouvement perpétuel qui nierait la loi de la conservation de l'énergie. Tout marxiste primaire comprend que les éruptions nouvelles du volcan social feront sauter la croûte des vieilles traditions et des vieilles institutions, avec d'autant plus de violence que les formes conservatrices de la société britannique seront mieux figées.

Les idées et les préjugés transmis de génération en génération deviennent un facteur d'une grande force historique. Cette force autonome des préjugés, condensée par l'histoire, s'observe assez bien sur Brailsford lui-même. Mais les faits matériels sont plus forts que les idées et les traditions qui les reflètent. Il n'est pas difficile de s'en convaincre, aujourd'hui précisément, par le spectacle édifiant de l'agonie du libéralisme anglais.

Trouverait-on tradition plus puissante que la sienne ? Le libéralisme se rattache par ses origines au premier mouvement du protestantisme et, partant, à la Révolution du XVIIe siècle, qui ouvrit l'histoire de l'Angleterre moderne. Or, la puissante tradition libérale se rétrécit et s'évanouit en cendres sous nos yeux comme un parchemin dans un brasier. Les faits vivants ont plus de force que les idées mortes. Le déclin des classes moyennes en Angleterre, le déclin du capitalisme anglais dans le monde, tels sont les faits matériels qui règlent implacablement le sort de la tradition du libéralisme. La physionomie du réformateur agraire Gracchus-Lloyd George, qui nie le soir ce qu'il disait le matin, est déjà par elle-même une dérision magnifique de la tradition libérale. Nous avons entendu Brailsford affirmer qu'un " homme d'un autre monde " ne peut comprendre " combien l'instinct de la soumission à la volonté de la majorité s'est profondément ancré dans la conscience du peuple anglais. " Chose remarquable, quand Brailsford descend des hauteurs de la doctrine jusqu'au domaine des faits politiques vivants, il lui arrive parfois de découvrir à l'improviste, le mystère de la soumission à la volonté de la majorité. C'est ainsi que commentant les débats de la dernière conférence du parti libéral qui a, - malgré toutes les traditions et contre son propre vœu - adopté (à moitié du moins) le charlatanesque programme de nationalisation du sol de Lloyd George, Brailsford écrivait dans le New Leader du 26 février : " Le paiement des frais par la caisse centrale (dont dispose Lloyd George) et les déjeuners gratuits offerts aux délégués ont évidemment créé à la conférence la majorité voulue. " Les déjeuners ont créé la majorité ! Ces paroles réalistes montrent que l'instinct démocratique de la soumission à la majorité, inculqué aux Britanniques par plusieurs générations, et inaccessible aux hommes appartenant à un autre monde, a de temps à autre, besoin, pour manifester sa toute-puissance, d'être appuyé de roastbeefs gratuits et d'autres ressources auxiliaires. Brailsford n'écrira vraisemblablement rien de mieux que ces quelques mots. Notre idéaliste s'est cogné ici à ce qui abîme en général les schémas métaphysiques ; à un morceau de réalité. On sait depuis longtemps que les professeurs kantiens allemands se heurtent dans leurs réalisations d'une morale éternelle à des obstacles, tels que l'insuffisance des traitements, les intrigues des collègues et le mauvais caractère des belles-mères. Le socialiste démocrate Brailsford s'est cogné - et beaucoup plus dangereusement qu'il ne le croit lui-même - à un. roastbeef. Certes, nous sommes, " gens d'un autre monde ", incapables de concevoir la noble vénération inspirée par les méthodes parlementaires à tous les Anglais. Mais pourquoi nous trouble-t-on en nous informant qu'au sein du parti libéral, créateur du parlementarisme, les majorités se font à l'aide de la caisse, de déjeuners en série gratuits, mais, il faut bien le croire, substantiels. La majorité ainsi formée ressemble fort à une majorité achetée et frelatée. Et il n'est encore question que de lutte pour des mandats et des portefeuilles ! Qu'adviendra-t-il quand se posera catégoriquement la question de savoir qui détiendra le pouvoir dans l'État, de la bourgeoisie ou du prolétariat, et qui détiendra la propriété, des capitalistes ou du peuple? Si les dirigeants du parti libéral se servent avec succès, dans l'intérêt de leur carrière parlementaire, de la corruption et de la falsification, devant quelle violence, devant quel crime les classes dirigeantes reculeront-elles quand se jouera toute leur destinée historique ? Je crains fort que, si l'un de nous deux est d'un autre monde et ne comprend pas l'essentiel de la politique anglaise, ce ne soit Mr. Brailsford. C'est un homme d'une autre époque. La nouvelle époque, c'est la nôtre.

Brailsford ne manque pas l'occasion de prendre dans sa préface la défense de la religion. Il est curieux qu'il se qualifie, ce faisant, d'agnostique. Ce terme est employé quelquefois en Angleterre comme un synonyme poli, édulcoré, mondain, du mot athée. Il définit plus souvent encore un demi-athéisme doutant de lui-même, c'est-à-dire cette variété de l'idéalisme qui, en matière de divinité, s'abstient au vote, pour employer le langage parlementaire. Et nous voyons ici la force du cant, de la convention, de la demi-vérité, du demi-mensonge, de l'hypocrisie philosophique. Faisant allusion à son athéisme et se qualifiant agnostique, Brailsford prend sur l'heure la défense de la religion. Voilà bien les mœurs équivoques, que les révolutionnaires anglais doivent impitoyablement bannir du mouvement ouvrier. Assez joué à colin-maillard ! Nommez donc les choses par leur, nom !

Brailsford défend la religion en contestant son caractère de classe. Pas un Russe ne peut, voyez-vous, comprendre ce qu'est la religion anglaise avec ses " traditions de libre discussion, sa forme démocratique, son manque relatif d'esprit de lucre ", etc. Aucun curé démocrate ne ferait mieux que notre agnostique l'apologie du narcotique religieux, son témoignage en faveur de l'Église doit avoir d'autant plus de poids qu'il se déclare lui-même incroyant. Dualité et fausseté à chaque pas. Tentant de révoquer le caractère bourgeois du protestantisme, Brailsford se demande, accusateur, si Trotsky mit jamais les pieds dans une chapelle dissidente du bassin houiller, lu Benian et jeta jamais un coup d'œil dans l'histoire révolutionnaire des anabaptistes et des sectateurs de la Cinquième Monarchie. Je dois reconnaître n'avoir pas visité les chapelles dissidentes de mineurs, et n'avoir, des faits historiques dont parle Brailsford, qu'une connaissance très insuffisante. Je promets de visiter le bassin houiller et ses chapelles, dès que le parti de Brailsford aura pris le pouvoir, et m'aura autorisé, conformément aux principes de la démocratie, à voyager librement sur le territoire de sa Majesté britannique. Je m'efforcerai d'aborder auparavant Benian, l'histoire des anabaptistes et celle de la Cinquième Monarchie. Mais Brailsford se trompe cruellement, s'il pense que les faits et les circonstances qu'il énumère peuvent modifier un jugement général porté sur la religion et, en particulier, sur le protestantisme. Je me rendis une fois, en compagnie de Lénine et de N. K. Kroupskaïa, dans une église libre de Londres, et j'y entendis alterner les discours socialistes et les psaumes. Le prédicateur était un typographe revenu de l'Australie. Il parlait de Révolution sociale. Les psaumes imploraient Dieu d'instituer ici-bas un régime qui ne connaîtrait ni pauvres ni riches. C'est ainsi que je fis pratiquement la connaissance du mouvement ouvrier anglais, il y a presque un quart de siècle (1902). Quel est, me demandai-je, le rôle du psaume par rapport au discours révolutionnaire ? Celui d'une soupape de sûreté. Les vapeurs denses du mécontentement montaient sous la coupole de l'église et, de là, plus haut, vers le ciel. Telle est la fonction essentielle de l'église dans une société divisée en classe.

Il va de soi que les différentes églises remplissent différemment cette fonction. L'Église orthodoxe russe se transformait naguère de plus en plus, sans être venue à bout de la mythologie du christianisme primitif, en un appareil bureaucratique existant à côté de celui du tsarisme. Le pope marchait de pair avec le sous-off et répondait par des mesures de répression à tout mouvement schismatique. C'est pourquoi les racines de l'Église orthodoxe russe se sont révélées si frêles, surtout dans les centres industriels. L'appareil bureaucratique de l'Église écarté, les ouvriers russes ont, dans leur grande majorité, de même que la jeune génération paysanne, écarté du coup la religion. Il en est tout autrement du protestantisme, qui s'est dressé, drapeau de la bourgeoisie et des petites gens des villes et des campagnes, contre la Couronne, la Cour, les privilégiés, les nobles et les évêques. Les origines et le développement du protestantisme se rattachent de si près au développement de la culture urbaine et à la lutte de la bourgeoisie pour une situation plus ferme et plus stable dans la société, qu'il est superflu d'en faire la démonstration. Et la bourgeoisie n'aurait pas pu combattre avec succès et se maintenir ensuite au pouvoir si elle n'avait fait, dans une certaine mesure, de son drapeau celui du bas peuple, c'est-à-dire des artisans, des paysans et des ouvriers. Dans la lutte contre la noblesse, la bourgeoisie s'attacha solidement le bas peuple, grâce à la religion protestante. Le bûcheron écossais prêtait évidemment à ses psaumes un contenu subjectif différent de celui qu'ils avaient pour le respectable Mr. Domby ou qu'elles ont pour l'honorable arrière-neveu de Mr. Domby, qui siège aujourd'hui à la Chambre des Communes, à la droite ou à la gauche de Mr. Macdonald. Il en est de même pour le libéralisme. Les ouvriers libéraux, pas les bureaucrates des syndicats, les prolétaires, entendaient le programme libéral tout autrement que Gladstone. Ils introduisaient dans leur libéralisme un instinct de classe, d'ailleurs impuissant. Brailsford se hasardera-t-il à contester, pour cette raison, que le libéralisme ne soit le programme du commerce petit et moyen, de la bourgeoisie industrielle et de la bourgeoisie intellectuelle en voie de progrès ?

Il est vrai - et Brailsford voudrait avoir là un point d'appui - que beaucoup de radicaux petits-bourgeois, adversaires de la lutte des classes, inclinaient à l'athéisme, tandis que les pionniers du trade-unionisme étaient également partisans du christianisme et de la lutte des classes. Il n'y a là aucune contradiction avec ce qui a été dit plus haut. Le marxisme n'enseigne nullement que chacun reçoit une ration de convictions philosophiques et religieuses proportionnée à l'importance de son revenu ou de son salaire. La question est plus complexe. Les idées religieuses naissant, comme toutes les autres, sur le terrain des conditions matérielles de la vie, c'est-à-dire avant tout sur celui des antagonismes des classes, ne s'ouvrent que peu à peu un chemin, survivent, en raison du conservatisme, aux besoins qui les ont engendrées, et ne disparaissent qu'à la suite de chocs et de bouleversements sérieux. Les petits-bourgeois radicaux anglais, disciples des utilitaires, ou des owenistes, pouvaient être des athées militants tant qu'ils pensaient sérieusement disposer de moyens de résoudre sans douleur toutes les questions sociales. Mais, au fur et à mesure que s'aggravèrent les antagonismes de classes, le radicalisme militant s'évanouit ou se transporta dans le Labour Party, apportant à ce dernier sa hauteur idéaliste malmenée et son impuissance politique. Les organisateurs de trade-unions, portés à de hautes situations par des grèves, ne pouvaient pas renier la base de leur travail et la source de leur influence, c'est-à-dire la lutte des classes. Mais ils demeurèrent dans les étroites frontières du trade-unionisme, se gardant bien de pousser l'action jusqu'aux conclusions révolutionnaires nécessaires, ce qui leur permit et leur permet encore d'accorder le trade-unionisme avec le christianisme, en d'autres termes, avec une discipline inculquée au prolétariat par la croyance et la morale d'une autre classe.

Il est tout à fait indiscutable que la Révolution trouvera une bonne partie des mineurs du pays de Galles sous l'empire des préjugés religieux. On peut ne pas douter que ces mineurs ne remplissent néanmoins leur tâche. Ils se libéreront de certains préjugés dans l'action et de certains autres après l'action. Mais nous nions catégoriquement que les mineurs du pays de Galles, et les prolétaires britanniques, en général, puissent être guidés dans le bon chemin par des hommes qui ne se sont pas encore débarrassés de croyances d'une absurde puérilité, ne connaissent pas la structure de la société humaine, n'en ont pas compris le dynamisme, ne comprennent pas le rôle qu'y joue la religion, et sont disposés à subordonner, dans telle ou telle mesure, leur action à une morale d'Église, unissant les oppresseurs et les opprimés. De tels chefs ne sont pas sûrs. La classe ouvrière peut toujours en attendre, à l'heure la plus décisive, une capitulation ou une trahison - le Sermon sur la Montagne cité à l'appui.

La force traditionnelle du protestantisme britannique nous apparaît clairement, et Brailsford a tort de prétendre que nous jugeons le protestantisme d'après l'orthodoxie russe. Allons donc! Marxistes, nous sommes accoutumés à considérer les phénomènes historiques dans leur déterminisme social, sous leurs formes concrètes, et à en juger, non d'après leur nom, mais d'après le contenu que leur donne la société vivante, c'est-à-dire divisée en classes. La puissance traditionnelle du protestantisme est grande, mais n'est pas illimitée. De par sa nature même de doctrine religieuse et non politique, le protestantisme a plus d'élasticité que le libéralisme, son frère cadet. Mais l'élasticité du protestantisme est limitée. Un profond changement dans les destinées de l'Angleterre les prédétermine. Toutes les traditions nationales sont à l'épreuve. L'œuvre des siècles sera détruite en des années. L'épreuve révolutionnaire, partant de faits inflexibles, atteindra aussi les dernières arcanes de la conscience, où se dissimulent les préjugés religieux héréditaires. Notre devoir est de contribuer à cette œuvre d'assainissement, et non de lui opposer des obstacles, à l'instar des agnostiques équivoques, qui ne font allusion à leur athéisme que pour défendre la religion.

Nous voyons ainsi que nous nous trouvons, Brailsford et nous, à propos des questions essentielles, dont dépendent, dans l'histoire, la vie et la mort du prolétariat, des deux côtés opposés d'une barricade idéologique. C'est pourquoi notre parution devant le lecteur anglais sous la même couverture que lui constitue le malentendu le plus grossier.

J'y remédie de mon mieux par cet article.

 


10 mars 1926.

L. TROTSKY.


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