1938

Le marxisme face aux questions de morale.... et aux cafres.


Leur morale et la nôtre

Léon Trotsky

Amoralisme marxiste et vérités éternelles

Le reproche le plus commun et le plus impressionnant que l'on adresse à l'"amoralisme" bolchevik emprunte sa force à la prétendue règle jésuitique du bolchevisme : La fin justifie les moyens. De là, aisément, la conclusion suivante : les trotskystes, comme tous les bolcheviks (ou marxistes), n'admettant pas les principes de la morale, il n'y a pas de différence essentielle entre trotskysme et stalinisme. Ce qu'il fallait démontrer.

Un hebdomadaire américain, passablement vulgaire et cynique par ailleurs, a ouvert sur la morale du bolchevisme une petite enquête destinée, selon l'usage, à servir à la fois la morale et la publicité. L'inimitable Herbert Wells, dont l'homérique suffisance dépassa toujours l'imagination extraordinaire, s'est empressé de se solidariser avec les snobs réactionnaires de "Common Sense". C'est dans l'ordre des choses. Mais ceux-là mêmes qui ont répondu à l'enquête en prenant la défense du bolchevisme ne l'ont pas fait sans de timides réserves. Les principes marxistes sont, bien sûr, mauvais, mais on trouve néanmoins parmi les bolcheviks des hommes excellents (Eastman). En vérité, il est des "amis" plus dangereux que les ennemis.

Si nous voulions prendre MM. nos censeurs au sérieux, nous devrions tout d'abord leur demander quels sont leurs propres principes de morale. Question qui resterait sans doute sans réponse... Admettons que ni la fin personnelle ni la fin sociale ne puissent justifier les moyens. Il faudrait alors chercher d'autres critériums en dehors de la société telle que l'histoire la fait et des fins suscitées par son développement. Où? Au ciel si ce n'est sur la terre. Les prêtres ont depuis longtemps découvert dans la révélation divine les canons infaillibles de la morale. Les petits prêtres laïcs traitent des vérités éternelles de la morale sans indiquer leur référence première. Nous sommes en droit de conclure que si ces vérités sont éternelles, elles sont antérieures à l'apparition du pithécanthrope sur la terre et même à la formation du système solaire. Mais d'où viennent-elles donc? La théorie de la morale éternelle ne peut pas se passer de Dieu.

Les moralistes du type anglo-saxon, dans la mesure où ils ne se contentent pas d'un utilitarisme rationaliste -- de l'éthique du comptable bourgeois -- se présentent comme les disciples conscients ou inconscients du vicomte de Shaftesbury qui -- au début du XVIIIe siècle -- déduisait les jugements moraux d'un sens particulier, le sens moral inné à l'homme. Située au-dessus des classes, la morale conduit inévitablement à l'admission d'une substance particulière, d'un sens moral absolu qui n'est que le timide pseudonyme philosophique de Dieu. La morale indépendante des "fins", c'est-à-dire de la société -- qu'on la déduise des vérités éternelles ou de la "nature humaine" -- n'est au bout du compte qu'un aspect de la "théologie naturelle". Les cieux demeurent la seule position fortifiée d'où l'on puisse combattre le matérialisme dialectique.

Toute une école "marxiste" se forma en Russie à la fin du siècle dernier, qui entendait compléter la doctrine de Marx en lui ajoutant un principe moral autonome, supérieur aux classes (Strouvé, Berdiaeff, Boulgakov et autres...). Ses tenants commençaient naturellement par Kant et son impératif catégorique. Comment finirent-ils? Strouvé est aujourd'hui un ancien ministre du baron de Wrangel et un bon fils de l'Eglise ; Boulgakov est prêtre orthodoxe ; Berdiaeff interprète en plusieurs langues l'Apocalypse. Des métamorphoses aussi inattendues à première vue ne s'expliquent pas par "l'âme slave" -- l'âme de Strouvé étant du reste germanique -- mais par l'envergure de la lutte sociale en Russie. L'orientation essentielle de cette métamorphose est en réalité internationale.

L'idéalisme classique en philosophie, dans la mesure où il tendait à séculariser la morale, c'est-à-dire à l'émanciper de la sanction religieuse, fut un immense progrès (Hegel). Mais, détachée des cieux, la morale avait besoin de racines terrestres. La découverte de ces racines fut l'une des tâches du matérialisme. Après Shaftesbury, il y eut Darwin, après Hegel, Marx. Invoquer de nos jours les "vérités éternelles" de la morale, c'est tenter de faire rétrograder la pensée. L'idéalisme philosophique n'est qu'une étape : de la religion au matérialisme ou, au contraire, du matérialisme à la religion.


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