1930

 

 

Léon Trotsky

MA VIE

 

Appendice par Alfred Rosmer
3 En Norvège

 

Le même petit groupe d'errants : Trotsky, sa femme Natalia, deux amis servant de secrétaires, se mit en route vers le nouvel asile. Il embarqua à Anvers pour Oslo. En France le Détour avait bien commencé mais il avait mal fini. Il en sera ainsi encore en Norvège ; même la fin sera pire. Mais l'arrivée et les premiers temps contrastent si heureusement avec les derniers mois de vie française que Natalia Trotsky se plaira à le noter :

" Calme et avenante Norvège ! écrit-elle. Nous y trouvâmes, pour finir l'année 1935 et commencer 1936, l'illusion de la vraie sécurité, chez d'honnêtes gens qui devinrent vite des amis. Des membres du gouvernement nous avaient recommandé d'accepter l'hospitalité que nous offrait un socialiste, Konrad Knudsen membre du Storting. Nous habitions donc à une soixantaine de kilomètres d'Oslo, le village de Weksal, près Honefos. La maison, spacieuse, était précédée d'une cour dont l'entrée sur la route demeurait ouverte la nuit comme le jour : ce n'était concevable qu'en Norvège. Si nous fûmes l'objet d'une surveillance ou de quelque mesure de précaution, ce fut sans avoir la moindre occasion de nous en apercevoir. Le vieux leader du parti ouvrier, Martin Tranmael, syndicaliste qui avait appartenu quelque temps à l'Internationale communiste, nous fit une visite amicale, le ministre de la justice, M. Trygve Lie, nous en fit une autre: ce lut notre seul contact avec les autorités.

Nous avions chez les Knudsen deux chambres confortables ; nous prenions nos repas en famille ; nous recevions peu de visites : des socialistes norvégiens, quelques étrangers. Nul ne pouvait parvenir jusqu'à nous sans passer par la rédaction du journal ouvrier de Honefos que dirigeait Konrad Knudsen... J'allais faire les achats à Honefos. Quelquefois, en compagnie des Knudsen, nous allions au cinéma de la petite ville où passaient de vieux films... Notre sentiment de sécurité devint tel que Trotsky fit parfois, seul, de longues marches à travers les bois... Il travaillait beaucoup comme toujours et plus particulièrement à un ouvrage auquel il attachait une grande importance et qui devait paraître sous le titre la Révolution trahie. "

 

***

 

Les nouvelles de France annoncent de grandes grèves qui secouent Paris et le pays entier; les ouvriers occupent les usines. La bourgeoisie a peur, elle cède sur tout; en quelques jours une nouvelle législation sociale est adoptée par le Parlement : semaine de travail de quarante heures, relèvement des salaires, congés payés, etc. Sous le titre l’Etape décisive, Trotsky écrit le 5juin :" Le rythme des événements en France s’est brusquement accéléré ... les faits parlent d'eux-mêmes... le sort de la France se décide maintenant dans les usines. " Et quelques jours après, le 9 : "jamais la radio ne s'est trouvée être aussi précieuse que dans ces derniers jours. Elle donne la possibilité de suivre, d'un lointain village de Norvège, les battements du pouls de la révolution française... Les journées de février 1934 avaient marqué la première offensive de la contre-révolution unie ; les journées de mai-juin 36 sont le signe de la première vague puissante de la révolution prolétarienne. " Son enthousiasme révolutionnaire reste, comme aux premiers jours de sa vie politique, toujours prêt à éclater ; il salue ces journées de juin 36 avec d'autant plus de hâte qu’il sait que le salut de la révolution russe dépend plus que jamais d’un mouvement révolutionnaire en Europe. Les bases sont encore là pour un nouveau départ ; une révolution en Europe réveillera les énergies révolutionnaires dans l'Union soviétique, anéantira les formations bureaucratiques, les castes, entraînera le prolétariat allemand dans sa lutte contre l'hitlérisme... Sinon, c'est la guerre. Espoir excessif, dira-t-on, bien que l'alternative le tempère. Mais cet optimisme révolutionnaire se constate chez tous les socialistes, surtout lorsqu’ils sont contraints de vivre en exil, il est la condition même de leur activité.

Dans ces conditions favorables au travail, Trotsky entreprend une vaste étude sur l'état présent de l'Union soviétique : ce qu’elle est devenue et où elle va. Etude rendue difficile par suite du manque d'informations véridiques et précises sans cesse et on risque de se tromper complètement en traçant un tableau d'après des données déjà périmées. Aujourd'hui est toujours très différent d'hier mais l'information sûre ne vient qu'avec retard, et le zigzag de la politique stalinienne complique une étude déjà difficile. Il faut suivre du plus près possible les incessants changements pour faire une esquisse valable et y adapter sa critique.

On a vu qu'au début de l'exil, quand il arrive à Stamboul, Trotsky est convaincu que " l'élasticité du régime soviétique rend possible une réforme intérieure" - c'est la voie que veut suivre l’opposition. Et dans la préface de l'Internationale communiste après Lénine, écrite à Prinkipo le 15 avril 1929, il disait: " Quelle est la conclusion à déduire de ce livre ?  De divers cotés, on cherche à nous attribuer le projet de créer une Quatrième Internationale. C’est là une idée absolument fausse. Nous n’avons nul besoin de construire une Quatrième Internationale" Quatre années auront suffi pour l'amener à modifier radicalement son point de vue, Mais quatre années pendant lesquelles il a pu se rendre compte de l'état réel des sections de l'Internationale communiste, réduites désormais à entériner sans discussion les sottises d'une direction ignorante et incapable, pendant lesquelles il a vu l'effondrement du parti communiste allemand - le " modèle " de l'I. C. - capitulant sans combat devant Hitler.

En octobre 1933, le Bulletin de l'opposition publie un appel signé du parti ouvrier socialiste allemand, du parti socialiste indépendant de Hollande, du parti socialiste révolutionnaire de Hollande, de l'opposition bolchevique russe, en faveur de la prochaine constitution d'une Quatrième Internationale, appelée à reprendre la tradition du marxisme révolutionnaire abandonné par l'Internationale communiste, appel que Trotsky commente ainsi : " Il n'y a plus de parti bolchevik. La réforme du parti communiste russe est devenue une impossibilité... L'Etat ouvrier ne peut être sauvé que par le mouvement révolutionnaire mondial... L'Internationale communiste est morte pour la révolution. " Et dans la préface qu'il écrira pour une réimpression de Terrorisme et Communisme (publiée sous le titre Défense du terrorisme) il précisera sa pensée :

" Après la capitulation honteuse de l'Internationale communiste en Allemagne, les bolcheviks se sont écriés : " La Troisième Internationale est morte !.. " Les deux Internationales, non seulement la Deuxième mais aussi la Troisième sont atteintes jusqu'à la moelle... Les grands événements (Chine, Angleterre, Allemagne, Autriche, Espagne) ont rendu leur verdict... Il s'agit non de " proclamer " d'une façon artificielle la Quatrième Internationale mais de la préparer systématiquement. "

La " proclamation " n'aura lieu que cinq ans plus tard; la période de préparation aura donc été assez longue. C'est qu'elle se heurtait à des résistances. Les groupes ou partis qui étaient susceptibles de la constituer étaient partout numériquement faibles, mais on en trouvait partout, en Europe, en Amérique, en Asie, dans l'Afrique du Sud. Ceux qui résistent disent que les groupes sont vraiment trop faibles, qu'ils n'ont pas encore réussi à montrer aux travailleurs que l'Internationale communiste a perdu tout caractère international et prolétarien, qu'elle n'est qu'un agent de la politique extérieure de la Russie. A ceux-là, mais surtout aux détracteurs socialistes et staliniens, Trotsky répond :

" La Quatrième Internationale se hisse sur les épaules de ses trois devancières. Elle reçoit des coups, de front, de flanc et par-derrière. Les arrivistes, les poltrons et les philistins n'ont rien à faire dans ses rangs. Une portion inévitable au début, de sectaires et d'aventuriers s'en ira au fur et à mesure que le mouvement grandira. Laissons les pédants et les sceptiques hausser les épaules au sujet des " petites organisations " qui publient de " petits journaux " et lancent des défis au monde entier. Les révolutionnaires sérieux passent à côté d'eux avec mépris. La révolution d'octobre, elle aussi, a commencé à marcher dans des souliers d'enfant. "

Voilà pour l'Internationale communiste. Mais la Russie soviétique même qu’est-elle devenue ? Peut-on dire encore qu'elle soit un État ouvrier - sans parler de l'affirmation stalinienne que le socialisme est déjà réalisé ! C'est un sujet qui provoque de vives discussions au sein des groupements de la Quatrième Internationale. La grande étude qu'entreprend Trotsky est destinée précisément à répondre à ces questions.

Dans son introduction, il constate d'abord que, aujourd'hui, les ouvrages pro-soviétiques abondent. Leurs auteurs sont de trois sortes ; des journalistes dilettantes : Duranty et Louis Fischer ; des humanitaires lyriques et pacifistes : Henri Barbusse et Romain Rolland ; des représentants du schématisme économique dans l'esprit vieil allemand des socialistes de la chaire : les Webb. " Ainsi se forme une école internationale qu'on peut appeler celle du bolchevisme à l'usage de la bourgeoisie éclairée, ou socialisme pour touristes radicaux. " Faut-il discuter leurs ouvrages ? Inutile " car pour eux les questions finissent là où en réalité elles commencent ". Il précise alors l'objet de son travail :

" Donner une juste appréciation de ce qui est pour mieux comprendre ce qui se fait. Si l'on considère que le but du socialisme est de créer une société sans classes, fondée sur la solidarité et la satisfaction harmonieuse de tous les besoins, il n'y a pas encore, en ce sens fondamental, le moindre socialisme en U. R. S. S... Les contradictions de la société soviétique diffèrent profondément de celles du monde capitaliste ; elles n'en sont pas moins âpres. Le régime policier assourdit et déforme la lutte politique sans l'éliminer. "

Abordant son sujet, il consacre le premier chapitre à " l'acquis ", montrant l'étendue des résultats déjà obtenus dans le domaine de l'organisation de la production. Mais le livre est d'une telle richesse d'informations et de discussions théoriques, les chapitres en sont si denses qu'il ne saurait être question de les résumer ; on doit se borner à les énumérer : le développement économique et les zigzags de la direction, le socialisme et l'Etat, la lutte pour le rendement du travail, le Thermidor soviétique, l'accroissement de l'inégalité et des antagonismes sociaux, la famille, la jeunesse, la culture; la politique étrangère et l'armée, qu'est-ce que l'U. R. S. S ?, l'U. R. S. S. dans le miroir de la nouvelle Constitution, où va l'U. R. S. S.? Mais quelques citations donneront l'essentiel de la pensée et des conclusions de Trotsky sur ces divers points :

Nous sommes loin de la suppression des classes, reconnaît la presse officielle. Les barrières millénaires de castes, isolant l'homme de toute part, - le citadin policé et le moujik inculte, le mage de la science et le manoeuvre - ne sont pas seulement maintenues sous des formes plus ou moins affaiblies, elles renaissent largement et revêtent un aspect provocant. "

" Il peut paraître qu'aucune différence n'existe, sous l'angle de la propriété des moyens de production, entre le maréchal et la domestique, le directeur de trust et le manoeuvre. Pourtant les uns occupent de beaux appartements, disposent de plusieurs villas en divers coins du pays, ont les meilleures automobiles et, depuis longtemps, ne savent plus comment on cire une paire de bottes. Les autres vivent dans des baraques où souvent manquent même les cloisons, sont familiers avec la faim, et ne cirent pas de bottes parce qu'ils vont nu-pieds. Le dignitaire tient cette différence pour négligeable. Le manoeuvre la trouve, non sans raison, des plus sérieuses. Des " théoriciens " superficiels peuvent se consoler en se disant que la répartition des biens est un facteur de second plan en comparaison avec la production. La dialectique des influences réciproques garde pourtant toute sa force. Le destin des moyens de production nationalisés se décidera en fin de compte selon l'évolution des différentes conditions personnelles. "

" Deux tendances opposées grandissent au sein du régime. Développant les forces productives, il crée les fondements économiques du socialisme. Et poussant à l'extrême, dans sa complaisance envers les dirigeants, les normes bourgeoises de la répartition, il prépare une restauration capitaliste. La contradiction entre les formes de la propriété et les normes de la répartition ne peut pas croître indéfiniment. Ou les normes bourgeoises devront, ainsi ou autrement, s'étendre aux moyens de production, ou les normes de la répartition devront être accordées à la propriété socialiste. La bureaucratie redoute la révélation de cette alternative. Partout, dans la presse, à la tribune, dans la statistique, dans les romans de ses écrivains et de ses poètes, dans le texte enfin de sa nouvelle Constitution, elle emploie les abstractions du vocabulaire socialiste à voiler les rapports sociaux dans les villes et les campagnes. Et c'est ce qui rend si fausse, si médiocre et si artificielle l'idéologie officielle. "

" Les classes sont définies par leur place dans l'économie sociale et avant tout par rapport aux moyens de production. Dans les sociétés civilisées, la loi fixe les rapports de propriété. La nationalisation du sol, des moyens de production, des transports et des échanges, et aussi le monopole du commerce extérieur, forment les bases de la société soviétique. Et cet acquis de la révolution prolétarienne définit à nos yeux l'U. R. S. S. comme un Etat prolétarien. "

" La bureaucratie soviétique a politiquement exproprié le prolétariat pour défendre par ses propres méthodes les conquêtes sociales du prolétariat. Mais le fait même qu'elle s'est appropriée le pouvoir dans un pays où les moyens de production les plus importants appartiennent à l'État, crée entre elle et les richesses de la nation des rapports entièrement nouveaux. Les moyens de production appartiennent à l'Etat. L'État " appartient " en quelque sorte à la bureaucratie. Si ces rapports, encore tout à fait récents, se stabilisaient, devenaient normaux, sans résistance ou contre la résistance des travailleurs, ils finiraient par la liquidation complète des conquêtes de la révolution prolétarienne. Mais cette hypothèse est encore prématurée. Le prolétariat n'a pas encore dit son dernier mot. "

" Les tentatives de présenter la bureaucratie soviétique comme une classe " capitaliste d'État " ne résistent visiblement pas à la critique. La bureaucratie n'a ni titres ni actions. Elle se recrute, se complète et se renouvelle grâce à une hiérarchie administrative sans avoir de droits particuliers en matière de propriété. Le fonctionnaire ne peut pas transmettre à ses héritiers son droit à l'exploitation de l'Etat. Les privilèges de la bureaucratie sont des abus. Elle cache ses revenus. Elle feint de ne pas exister en tant que groupement social. Voilà, ce qui rend la situation des dirigeants soviétiques au plus haut point contradictoire, équivoque et indigne, en dépit de la plénitude du pouvoir et de l'écran de fumée de la flagornerie.

" Ces dirigeants ont trahi la révolution d'Octobre mais ils ne l'ont pas encore renversée. La Révolution a une grande capacité de résistance qui coïncide avec les nouveaux rapports de propriété, avec la force vive du prolétariat, avec la conscience de ses meilleurs éléments, avec la situation sans issue du capitalisme mondial, avec l'inéluctabilité de la révolution mondiale.

" Admettons cependant que ni le parti révolutionnaire ni le parti contre-révolutionnaire ne s'emparent du pouvoir. La bureaucratie demeure à la tête de l'Etat. L'évolution des rapports sociaux ne cesse pas. On ne peut certes pas penser que la bureaucratie abdiquera en faveur de l'égalité socialiste. Dès maintenant elle a dû, malgré les inconvénients évidents de cette opération, rétablir les grades et les décorations; il faudra inévitablement qu'elle cherche appui par la suite dans les rapports de propriété. On objectera peut-être que peu importe au gros fonctionnaire les formes de propriété dont il tire ses revenus. C'est ignorer l'instabilité des droits du bureaucrate et le problème de sa descendance. Le culte tout récent de la famille soviétique n'est pas tombé du ciel. Les privilèges qu'on ne peut léguer à ses enfants perdent la moitié de leur valeur. Or. le droit de tester est inséparable du droit de propriété. Il ne suffit pas d'être directeur de trust, il faut être actionnaire. La victoire de la bureaucratie dans ce secteur décisif en ferait une nouvelle classe possédante. Au contraire, la victoire du prolétariat sur la bureaucratie marquerait la renaissance de la révolution socialiste. "

" L’U. R. S. S. est une société intermédiaire entre le capitalisme et le socialisme. dans laquelle : a) les forces productives sont encore insuffisantes pour donner à la propriété d'Etat un caractère socialiste ; b) le penchant à l'accumulation primitive, né du besoin, se manifeste à travers tous les pores de l'économie planifiée ; c) les normes de répartition, de nature bourgeoise, sont à la base de la différenciation sociale ; d) le développement économique, tout en améliorant lentement la condition des travailleurs, contribue à former rapidement une couche de privilégiés ; e) la bureaucratie, exploitant les antagonismes sociaux, est devenue une caste incontrôlée, étrangère au socialisme ; f) la révolution socialiste, trahie par le parti gouvernant, vit encore dans les rapports de propriété et dans la conscience des travailleurs ; g) l'évolution des contradictions accumulées peut aboutir au socialisme ou rejeter la société vers le capitalisme ; h) la contre-révolution en marche vers le capitalisme devra briser la résistance des ouvriers ; i) les ouvriers dans leur marche vers le socialisme devront renverser la bureaucratie. La question sera tranchée en définitive par la lutte de deux forces vives sur les terrains national et international.

" Les doctrinaires ne seront naturellement pas satisfaits par une définition aussi facultative ; ils voudraient des formules catégoriques : oui et oui, non et non. Les questions de sociologie seraient bien plus simples si les phénomènes sociaux avaient toujours des contours précis. Mais rien n'est plus dangereux que d'éliminer, en poursuivant la précision logique, les éléments qui contrarient dès maintenant nos schémas et peuvent demain les réfuter. Nous craignons par-dessus tout, dans notre analyse, de faire violence au dynamisme d'une formation sociale qui n'a pas de précédent et ne connaît pas d'analogue. La fin scientifique et politique que nous poursuivons n'est pas de donner une définition achevée d'un processus inachevé mais d'observer toutes les phases du phénomène, d'en faire ressortir les tendances progressistes et réactionnaires, de révéler leur interaction, de prévoir les diverses variantes du développement ultérieur et de trouver dans cette prévision un point de départ pour l'action.

" La civilisation socialiste ne s'épanouira qu'avec le dépérissement de l'État. Cette loi simple et inflexible implique la condamnation, sans recours possible, du régime politique actuel de l'U. R. S. S. La démocratie soviétique n'est pas une revendication politique abstraite ou morale. Elle est devenue pour le pays une question de vie ou de mort.

" Un certain Pétrov, membre du parti depuis 1918, combattant de la guerre civile, par la suite agronome soviétique et opposant de droite, s'étant évadé en 1936 de déportation et ayant réussi à passer à l'étranger, écrit dans un journal de l'émigration libérale, sur les trotskystes, ce qui suit : " Éléments de gauche? " Psychologiquement, ce sont les derniers révolutionnaires. Authentiques. Brûlants. Rien de l'affairisme grisaillant, pas de compromis. Des hommes admirables. Des idées idiotes... L'incendie de l'univers et ce genre de visions. " Laissons la question des " idées ". Le jugement moral porté sur les éléments de gauche par leurs adversaires de droite est d'une éloquence spontanée. Ce sont justement ces " derniers révolutionnaires, authentiques et brûlants " que les généraux et les colonels du Guépéou accusent de contre-révolution dans l'intérêt de l'impérialisme. "

" Un État issu de la révolution ouvrière existe pour la première fais dans l'histoire. Les étapes qu'il doit franchir ne sont écrites nulle part. Les théoriciens et les bâtisseurs de l'U. R. S. S. espéraient, il est vrai, que le système souple et clair des soviets permettrait à l'Etat de se transformer pacifiquement, de se dissoudre et de dépérir au fur et à mesure que la société accomplirait son évolution économique et culturelle. La vie s'est montrée plus complexe que la théorie. Le prolétariat d'un pays arriéré a dû faire la première révolution socialiste. Il aura très vraisemblablement à payer ce privilège historique d'une seconde révolution, contre l'absolutisme bureaucratique. "

" Plus que jamais, les destinées de la révolution d'octobre sont liées à celles de l'Europe et du monde. Les problèmes de l'U. R. S. S. se résolvent dans la péninsule ibérique, en France, en Belgique. Au moment où ce livre paraîtra, la situation sera probablement beaucoup plus claire qu'en ces jours de guerre civile sous Madrid. "

" La bourgeoisie polonaise, en cherchant à s'assurer l'avenir par l'alliance avec la France et l'amitié avec l'Allemagne, ne réussira qu'à hâter la guerre pour y trouver sa perte. "

" La population du japon étouffe sous le joug combiné d'une exploitation agraire asiatique et d'un capitalisme ultra-moderne. Au premier relâchement des contraintes militaires, la Corée, le Mandchoukouo, la Chine se lèveront contre la tyrannie nippone. La guerre plongera l'Empire dans un cataclysme social. "

Le polémiste chez Trotsky est à ce point toujours présent qu'il réserve habituellement un appendice à ses ouvrages où, après exposés et discussions théoriques, il s'en prend à quelques personnages qui l'ont particulièrement irrité par leur ignorance, ou par leur duplicité, ou par leur malhonnêteté. Dans le cas présent, il s'agit de " nouveaux amis " de l'U. R. S. S. et, en particulier de Béatrice et Sidney Webb qui, après un voyage en Russie, ont publié un volume de 1500 pages intitulé le Communisme soviétique. Pour des gens comme eux, habitués à travailler uniquement sur des textes, sur de l’imprimé, les dirigeants staliniens les avaient généreusement servis. Le scandale est que cette compilation indigeste lut favorablement accueillie et prise au sérieux. Trotsky la commente en ces termes :

" Au lieu de dire ce qui a été fait et dans quel sens évolue la réalité, ces auteurs emploient 1500 pages à exposer ce qui est projeté dans les bureaux ou promulgué dans les lois. Leur conclusion est que le communisme sera réalisé en U. R. S. S. quand les plans et les intentions auront passé dans le domaine des faits. Tel est le contenu d'un livre qui se borne à transcrire les rapports des chancelleries moscovites et les articles de presse publiés à l'occasion de jubilés... L'amitié qu'on porte à la bureaucratie soviétique ne va pas à la révolution prolétarienne,- c'est même plutôt une assurance contre cette dernière... Les Webb parlent comme d'une chose qui va de soi de la vanité d'espérer des révolutions en Europe dans un avenir rapproché ; ils voient dans cet argument une preuve rassurante du bien-fondé de l'idée du socialisme dans un seul pays. Avec toute l'autorité de gens pour qui la révolution d'octobre fut une surprise, d'ailleurs désagréable, ils nous enseignent la nécessité de bâtir le socialisme dans les frontières de l'U. R. S. S., faute d'autres perspectives... Dès 1923, les Webb ne voyaient pas grande différence entre le bolchevisme et le tsarisme (voir The Decay of Capitalist Civilization). En revanche, ils reconnaissent sans réserve la " démocratie " stalinienne. Ne cherchons pas là de contradiction. Les " fabiens " s'indignaient de voir le peuple révolutionnaire priver les " gens instruits " de liberté, mais ils trouvent naturel que la bureaucratie prive le prolétariat de liberté... Les Webb affirment que la critique est tout à fait libre en U. R. S. S. C'est manquer du sens de l'humour... Candeur ? Ni Engels ni Lénine ne considéraient Sidney Webb comme un naïf. Plutôt respectabilité. Les Webb parlent d'un régime établi et d'hôtes agréables. Ils désapprouvent profondément la critique marxiste du présent régime. Ils se tiennent même pour appelés à défendre l'héritage de la révolution d'octobre contre l'Opposition de gauche. "

Parmi les autres " amis " d'aujourd'hui de l'U. R. S. S., Trotsky détache Léon Blum, à propos duquel il écrit :

" Léon Blum, qui fut l'adversaire du bolchevisme dans sa période héroïque et ouvrit les pages du Populaire aux campagnes contre l'U. R. S. S., n'imprime plus une ligne sur les crimes de la bureaucratie soviétique. De même que le Moïse de la Bible, dévoré du désir de voir la face divine, ne put que se prosterner devant le postérieur de la divine anatomie, les réformistes, idolâtres du fait accompli, ne sont capables de connaître et de reconnaître que l'épais arrière-train bureaucratique de la révolution."

 

***

 

La rédaction de la Révolution trahie était à peine achevée que, dans cette relativement quiète vie norvégienne, tout allait brusquement changer. Le 5 août 1936, Trotsky avait envoyé les deux premiers exemplaires du manuscrit aux traducteurs Français et américain. La préparation de l'ouvrage avait exigé un gros effort de travail, rendu plus pénible par de fréquentes attaques de la maladie. Il avait décidé d'aller passer deux semaines au bord de la mer avec les Knudsen. Mais dès le lendemain, quand il n'était encore qu'en cours de route, il était avisé que des fascistes s'étaient introduits dans la maison de Weksal au milieu de la nuit, dans le but avoué de s'emparer de ses archives. Ils s'étaient présentés déguisés en policiers ; la fille des Knudsen, méfiante, avait alerté le voisinage et ils avaient dû s'enfuir en n'emportant que quelques documents pris au hasard dans la hâte de la fuite. La police établit aisément leur identité et on fut tenté de traiter l'affaire comme le coup d'essai d’apprentis. Les élections générales pour le renouvellement du Storting étaient proches. Trotsky se trouva malgré lui au centre des polémiques électorales. Faisant état d'articles publiés à l'étranger, les adversaires des travaillistes l'accusaient de fomenter la révolution et de troubler les relations internationales de la Norvège, et pour cela, reprochaient au gouvernement de lui avoir ouvert les portes du pays. L'attaque fasciste gênait Moscou, qui préparait alors le premier des grands procès ; elle mettait bas l’échafaudage des accusations longuement médité. Le chef de la police criminelle vint d'Oslo à Weksai pour interroger Trotsky, comme témoin, à propos de l'attentat. En conclusion, il déclara à la presse qu'il n'y avait rien, dans les actes de Trotsky, de contraire aux lois et aux intérêts de la Norvège. On devait considérer "l'incident clos " ; l'affaire ne faisait que commencer. Trotsky ne pouvait s'y méprendre, voici comment il rapporte des faits qui marquent ce début :

" L'agence soviétique Tass annonça, le 14 août, la découverte d'un complot terroriste des trotskystes et des zinoviévistes. Notre hôte, Konrad Knudsen, l'entendit le premier à la radio. Mais il n'y avait pas d'électricité dans l'île, les antennes étaient fort primitives et, par surcroît de malchance, l'appareil fonctionnait mal ce soir-là. " Groupes trotskystes-zinoviévistes... ", activités " contre-révolutionnaires "; Knudsen n'en put saisir davantage. A l'aube, arriva un journaliste ami de Christiansand, petite ville voisine, qui avait pris note du communiqué de l'agence. Bien que prêt à tout, je n'en pouvais croire mes yeux tant, dans ce document, la conjonction de la vilenie, de l'impudence et de la bêtise me parut invraisemblable... je dictai sur-le-champ au journaliste ma première déclaration sur le procès annoncé. Il fallait se préparer à la lutte, quelque coup terrible s'apprêtait. Le Kremlin ne pouvait pas, sans de fortes raisons, se compromettre par une imposture aussi odieuse.

" Le procès prit au dépourvu l'opinion mondiale et même l'Internationale communiste. Le parti communiste norvégien, si hostile qu'il me fût, avait convoqué le 14 août, un meeting de protestation contre l'agression fasciste de Weksal - quelques heures donc avant que l'agence Tass me joignît moi-même aux fascistes. L'organe français de Staline, l'Humanité, publia ensuite un télégramme d'Oslo disant que les fascistes m'ayant fait une " visite amicale ", le gouvernement norvégien avait considéré mon entrevue nocturne avec eux comme une immixtion dans la vie politique du pays.

" Nous étions rentrés à Weksal pour la fin du procès de Moscou. Le dictionnaire à la main, je déchiffrais dans les journaux d'Oslo les comptes rendus de l'agence Tass. je me sentais comme dans une maison de fous. Les journalistes nous assiégeaient. L'Agence télégraphique norvégienne publiait encore consciencieusement mes démentis, qui se répandaient ainsi dans le monde entier... Sans l'exécution des accusés, personne n’eût pris l'accusation au sérieux... J'étais convaincu que tout finirait par des exécutions. J'eus pourtant peine à admettre les faits quand j'entendis le speaker de Paris, dont la voix trembla à ce moment, annoncer que Staline avait fait fusiller tous les accusés, parmi lesquels il y avait quatre membres de l'ancien comité central bolchevik... La machine internationale à fabriquer la calomnie se mit peu à peu en marche; le graissage ne lui faisait pas défaut. Le journal communiste norvégien qui, la veille encore, s'était vu obligé de me défendre contre les fascistes, changea tout à coup de ton. Il exigeait maintenant mon expulsion, et avant tout que l'on me fermât la bouche.

" Le 26 août, tandis que huit agents en bourgeois occupaient la cour de la maison, le chef de la police et un fonctionnaire du bureau des passeports chargé de la surveillance des étrangers, se présentèrent chez nous. Ces visiteurs importants m'invitèrent à signer une acceptation de nouvelles conditions de séjour en Norvège : je devais m'engager à ne plus traiter dans mes écrits des sujets de la politique actuelle ; ne pas donner d'interview ; soumettre ma correspondance à l'arrivée et au départ au visa de la police. je refusai catégoriquement. Le lendemain matin, les agents me conduisirent à Oslo pour y être interrogé, toujours en qualité de témoin, dans l'affaire du raid des fascistes. Le juge d'instruction ne s'intéressait guère aux faits ; par contre il m'interrogea pendant deux heures sur mon activité politique, mes relations, mes visiteurs. Du palais de justice, je fus conduit chez le ministre de la justice qui me reçut entouré de ses hauts fonctionnaires. Je fus de nouveau invité à signer la demande de surveillance policière, très légèrement modifiée, que j'avais refusé de signer la veille. " Si vous voulez m'arrêter, demandai-je, pourquoi voulez-vous que je " vous y autorise? " - " Mais, me répondit le ministre d'un air entendu, il y a, " entre l'arrestation et la liberté complète, une situation intermédiaire. " Ce ne peut être qu'une équivoque ou un piège : je préfère l'arrestation ". Le ministre me fit cette concession et donna sur-le-champ les ordres nécessaires. Quatre policiers, en uniforme cette fois, me ramenèrent à Weksal. Dans la cour j'en vis d'autres qui repoussaient mon secrétaire. Ma femme accourut, alarmée. On me gardait dans la voiture fermée afin de préparer dans la maison notre isolement de la famille Knudsen. Les agents occupèrent la salle à manger et coupèrent le téléphone. Nous étions donc prisonniers. La maîtresse de maison nous apportait nos repas sous la surveillance de deux policiers... Le 2 septembre, nous fûmes transférés à Sundby, village du Storsand, à trente-six kilomètres d'Oslo, au bord d'un fjord. Nous devions passer là trois mois et vingt jours sous la surveillance de treize policiers. Notre courrier passait par le bureau central des passeports. Personne n'était admis à nous voir. Pour justifier ce régime contraire à la constitution norvégienne, le gouvernement dut promulguer une loi spéciale. Quant à ma femme, on l'arrêta sans même tenter d'expliquer son arrestation.

" Les fascistes norvégiens pouvaient, semble-t-il, chanter victoire. En réalité ils n'étaient pas les vainqueurs. Le secret de mon internement était simple. Le gouvernement de Moscou avait menacé de boycotter le commerce norvégien et fait tout de suite sentir par des actes le sérieux de cette menace. Les armateurs s'étaient précipités dans les ministères : " Faites ce qu'il vous plaira, mais rendez-nous les commandes soviétiques ! " La flotte marchande du pays, quatrième au monde par son importance, tient dans la vie publique une place décisive, et ce sont les armateurs qui font la politique, quels que soient les ministres. Staline usait du monopole du commerce extérieur pour m'empêcher de démasquer son imposture. La finance norvégienne lui vint en aide. Les ministres socialistes dirent pour se justifier : " Nous ne pouvons tout de même pas sacrifier à Trotsky les intérêts vitaux du pays ! " Telle lut la cause de mon arrestation.

" ... L'automne était pluvieux et brumeux. Il serait difficile de rendre l'atmosphère de Sundby ; maison en bois dont la moitié de l'étage était occupée par de lourds policiers qui fumaient la pipe, jouaient aux cartes et nous apportaient à midi les journaux débordants de mensonges et de calomnies. "

De cette singulière prison, Trotsky essaie d'avertir les travailleurs et l'opinion publique ; il voudrait dire qu'un second procès suivra, aussi monstrueux que le premier et que cette fois le Guépéou transportera la scène à Oslo. Vains efforts; la censure arrêtait lettres et appels, faisant seulement allusion aux machinations du procès. Quand les agresseurs fascistes comparurent devant le tribunal, Trotsky fut appelé comme témoin, le gouvernement exigea le huis-clos ; Staline était bien protégé. Comme l'avocat des inculpés, faisant état d’articles du témoin, s'écria : " Je souligne que ces choses ont été écrites en Norvège. " - " Et je souligne, moi, riposta aussitôt Trotsky, que l'oligarchie soviétique trouve dans les fascistes norvégiens des défenseurs vigilants et, je l'espère, désintéressés. " Et il prononça alors un nom peu connu mais qui allait entrer bientôt dans le vocabulaire international : " Staline et M. Quisling ont en tout cas collaboré pour me faire interner. "

Sur le bateau qui l'emmenait au Mexique, durant la longue traversée, Trotsky tint une sorte de journal pour consigner les réflexions que lui inspirait sa récente expérience norvégienne, mais surtout pour préparer sa riposte au procès de Moscou, que la police norvégienne ne lui avait pas même permis d'amorcer. Le 28 décembre, il écrivait :

" Les Norvégiens sont, à juste titre, fiers d'Ibsen, leur poète national. Ibsen fut, il y a trente-cinq ans, ma grande admiration. je lui consacrai l'un de mes Premiers articles. Au pays du dramaturge, j'ai relu ses pièces. Bien des choses m'y paraissent naïves et vieillies; niais combien d'auteurs d'avant-guerre subissent victorieusement l'épreuve du temps ? Toute l'histoire antérieure à 1914 nous paraît aujourd'hui un peu simple et provinciale. Ibsen pourtant me sembla plein de fraîcheur nordique et, dès lors, attirant ; je relus avec plaisir Un ennemi du peuple. La haine d'Ibsen pour la bigoterie protestante, la stupide médiocrité, l'hypocrisie rassise, me fut plus compréhensible depuis que je connaissais le premier gouvernement socialiste de la patrie du poète. Le ministre de la justice m'ayant fait, à Sundby, une visite inattendue, me répliqua : " Ibsen, on peut l'interpréter de bien des façons ! " - " De quelque façon qu'on l’interprète, il sera toujours contre vous. Souvenez-vous du bourgmestre d'un ennemi du peuple... " - " Vous pensez que c'est moi ? " - " En mettant les choses au mieux, monsieur le ministre, votre gouvernement a tous les défauts des gouvernements bourgeois sans en avoir les qualités. " En dépit d'une certaine tonalité littéraire, nos entretiens n'étaient pas très amicaux... " Nous avons fait une sottise en vous accordant un visa ", me dit sans détour le ministre de la justice vers la mi-décembre. - " Et cette sottise, vous vous préparez à la réparer en commettant un crime ? Franchise pour franchise - vous agissez à mon égard comme Noske et Scheidemann à l'égard de Liebknecht et de Rosa Luxembourg, vous frayez la voie au fascisme. Si les ouvriers de France et d'Espagne ne vous sauvent pas, vous serez, vous et vos collègues, des émigrés dans quelques années, tout comme vos prédécesseurs social-démocrates allemands ! " [Ecrit en 1936]

" Je n'avais plus espoir de trouver asile dans un autre pays. Les nations démocratiques croient se prémunir contre la dictature en s'assimilant certains des pires usages des dictatures. Pour le révolutionnaire, le droit d'asile s'est depuis longtemps transformé en une sorte de grâce. Le procès de Moscou et l'internement en Norvège aggravaient ma situation. On peut imaginer ce que fut pour nous la nouvelle que nous apporta un télégramme du Nouveau Monde annonçant que le lointain Mexique se déclarait prêt à nous donner l'hospitalité : nous allions sortir de l'impasse, sortir de Norvège. Au retour du tribunal, je dis à l'officier de police qui m'accompagnait que nous étions prêts à partir sans délai ; que je tenais pourtant à m'assurer des conditions de sécurité du voyage et que, dans ce but, je tenais à consulter mes amis. Au ministre de la justice qui se montrait stupéfait de mes " exigences ", je fis remarquer que, même dans les prisons du tsar, on donnait aux déportés la possibilité de voir leurs proches et leurs amis. " Oui, oui, répondit le ministre d'un ton détaché, mais les temps ont changé. " Il revint le 18 décembre pour me dire que les entrevues demandées m'étaient refusées.

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