1930

 

 

Léon Trotsky

MA VIE

 

Appendice par Alfred Rosmer
4 Au Mexique (première partie)

 

La sévérité de l'internement et de la surveillance policière fut maintenue jusqu'à la dernière minute du séjour en Norvège : secret absolu d’une part ; de l'autre, communiqués aux journaux rédigés de façon à égarer l'opinion. Tout cela n'était guère rassurant. " Notre sécurité, note Trotsky, coïncidait en l'occurrence avec celle d'un bateau norvégien et de son équipage. " L'écrivain Helge Krog sut trouver l'accent qui convenait pour exprimer l'indignation des militants ouvriers et d'intellectuels que tant de servilité choquait. Les secrétaires avaient été éloignés ; cette fois, Trotsky et sa femme partaient seuls, n’ayant de compagnie que le policier Jonas Lie. L'équipage ne manifesta d'abord que de la curiosité. L'armateur vint lui-même au bateau et mit aimablement sa cabine à la disposition des déportés. Trotsky put ainsi travailler durant les vingt et un jours que dura la traversée. Sa pensée était accaparée par le monstrueux procès. Si pénible qu’il soit de reprendre les grossiers mensonges et falsifications de l’accusation et du réquisitoire, il faut les réfuter un à un ; tâche d'autant plus nécessaire que si l'odieuse machination est tolérée, si on la laisse passer, ce procès ne sera qu'un prélude, d'autres suivront. Il faut répondre le plus vite possible.

Trotsky utilise les longs loisirs de la traversée pour rédiger des notes qui pourront être publiées dès l'arrivée au Mexique. Il s'arrête sur les deux principaux accusés, Zinoviev et Kaménev, esquisse en ses traits essentiels, leur biographie politique, décrit leur attitude durant ces dernières années, montre comment et pourquoi ils sont devenus les victimes de Staline. " Je n’ai pas de raison, dit-il, d'assumer pour eux une responsabilité morale ou politique quelconque. A l'exclusion d'une courte période (1926-1927) ils me furent toujours hostiles. je n'avais jamais grande confiance en eux. Intellectuellement ils étaient, il est vrai, l’un et l'autre supérieurs à Staline, mais ils manquaient de caractère. " Cependant il faut comprendre que ces deux hommes, lorsqu'ils arrivent devant le tribunal, sont complètement différents des leaders bolcheviks qu'ils ont été : " Depuis dix ans, ils avaient vécu au milieu des lourdes nuées de la calomnie stipendiée ; depuis dix ans ils avaient oscillé entre la vie et la mort, d'abord au sens politique du mot, puis au sens moral, enfin au sens physique. Trouverait-on, dans l'histoire, beaucoup d'exemples d'une destruction aussi raffinée, aussi systématique des facultés de résistance, des nerfs, de toutes les fibres de l'âme ? " C'est pourquoi " la comparaison, si fréquente, sous la plume des écrivains, avec Danton, Robespierre et d'autres héros de la Révolution française, est dépourvue de sens ; les tribuns de la Révolution française tombaient sous le couperet de la justice en sortant du combat, dans la force de l’âge, les nerfs quasi intacts et n'ayant plus le moindre espoir de salut ".

Mais le grand problème restait : pourquoi ont-ils avoué des crimes qu'ils n'ont pas commis ? Pour ceux qui refusaient de l'approfondir et pour ceux enclins à se dérober, c'était l'argument massue. Trotsky en donne de pénétrantes explications (après avoir noté que " les deux sirènes du pétrolier ont tout à coup retenti cette nuit ; le canon d'alarme a tiré deux fois - le Ruth saluait la nouvelle année ; personne ne nous a répondu. Au cours de toute la traversée, nous n'avons rencontré, je crois, que deux bateaux. Nous suivons, il est vrai, une route inaccoutumée. Mais l'officier de police fasciste qui nous accompagne a reçu de son ministre socialiste, Trygve Lie, un télégramme de félicitations; il ne lui manque que les félicitations de lagoda et de Vychinsky ! " Pour pouvoir répondre à la question, il faut suivre le déroulement des événements depuis la formation de l'opposition, en 1923. Au cours des années suivantes, pour des raisons diverses et à différents moments, certains opposants abjuraient, trouvant juste la politique nouvelle, fixée par un " tournant ". Mais l’approbation pure et simple de la nouvelle politique était jugée insuffisante pour leur réadmission dans le parti; ils devaient s’accuser publiquement de " déviations ", affirmer qu'ils s'étaient trompés hier : Staline avait toujours eu raison; et leur déclaration cette infaillibilité. Les " confessions ", les " aveux " des futurs procès sont en germe dans ces abjurations. A partir de l'assassinat de Kirov (1er décembre 1934) ce fut une progression constante dans la bassesse.

" Les naïfs demandent : comment Staline n'a-t-il pas peur de voir ses victimes dénoncer le faux à l'audience ? Ce risque est tout à fait insignifiant. La plupart des accusés tremblent non seulement pour eux-mêmes, mais aussi pour leurs proches. Il n'est pas si simple de se décider à un effet d'audience quand on a une femme, un fils, une fille entre les mains du Guépéou. D'ailleurs comment dénoncer l'imposture ? Les aveux "passés de plein gré " par chaque accusé ne font que continuer et confirmer ses abjurations précédentes ; comment faire croire à l'assistance et à l'humanité entière que l'on n'a fait depuis dix ans que se calomnier soi-même ? Smirnov a tenté de démentir à l'audience les " aveux " qu'il avait consentis à l'instruction. On lui a aussitôt opposé le témoignage de sa femme, ses propres dépositions, les affirmations des autres accusés... Tout a été prévu, les rôles étudiés. L'accusé qui, à l'instruction, s'est résigné à sa tâche déshonorante, ne voit pas de raison de changer d'attitude à l'audience. "

Le 9 janvier, le pétrolier norvégien entrait dans le port de Tampico. Le voyage avait été arrangé dans de telles conditions que Trotsky signifia à Jonas Lie qu'il ne consentirait à débarquer que s'il y avait au port des amis pour l'accueillir.

" L'arrivée d'une vedette dissipa notre souci, écrit Natalia Trotsky. Des visages, connus au inconnus, mais tous honnêtes, nous souriaient. Diego Rivera, immobilisé dans une clinique, n'avait pu venir, mais sa femme, Frida Kahlo, était là et aussi des journalistes, des fonctionnaires mexicains, des camarades, amicaux et affectueux, heureux de nous accueillir. Un flot de nouvelles encourageantes nous arrivait de New-York. Plus qu'ailleurs, de ce côté du monde le crime troublait les consciences. Nous respirions un air purifié... Un train offert par le gouvernement mexicain nous emporta à travers des champs de palmiers et de cactus ; une auto nous prit à la gare, nous emmenant dans la banlieue de Mexico ; une maison bleue, un patio rempli de plantes, des salles fraîches, des collections d'art précolombien, des tableaux à profusion : nous étions sur une nouvelle planète, chez Frida Kahlo et Diego Rivera. "

Le Mexique " arriéré " donnait une sévère leçon à la Norvège et aux grandes nations d'Occident. Il avait alors un président d'une qualité exceptionnelle : le général Lazaro Cardenas. Continuant et approfondissant l'oeuvre de ses prédécesseurs, il avait entrepris la réalisation d'un vaste plan de réformes fondamentales, libérant le paysan du semi-esclavage dans lequel il était depuis longtemps maintenu, multipliant des " écoles rurales " dont un éducateur put dire qu'elles étaient des modèles d'écoles socialisées. Ces réformes devaient consolider le régime et lui permettre d'édifier une société nouvelle, hors d'atteinte des pressions du capitalisme international, car une mesure audacieuse, revendiquant les champs pétrolifères pour la nation, avait abouti à l'expropriation des puissantes compagnies anglaises et américaines. Londres avait rappelé son ambassadeur, rompu les relations diplomatiques, les compagnies menaient une guerre sourde, tentant, sans succès, d'intimider le gouvernement.

Dans cette atmosphère sympathique, Trotsky se met aussitôt au travail., Il sait que le temps presse ; un second procès est certainement en préparation, précisément, parce que, entre autres raisons, le premier s'est heurté en Occident à l'incrédulité, même chez ceux qui voudraient croire. A ceux-là, Staline veut administrer une dose renforcée. Ce procès vient encore plus tôt qu'on ne pouvait l'attendre, et toujours selon la même technique. Le premier câblogramme l'annonçant atteint Mexico le 19 janvier, - exactement dix jours après l'arrivée à Tanpico - et il commencera quatre jours plus tard, le 23, à Moscou. Le 21, Trotsky écrit:

" Tass a annoncé le début d'un nouveau procès de " trotskystes " (Piatakov, Radek et autres). On savait qu'il se préparait mais on se demandait si le gouvernement se déciderait à le monter après l'impression défavorable produite par le procès Zinoviev. Il répète la manoeuvre précédente - en quatre jours, les organisations ouvrières et socialistes internationales n'auront pas le temps d'intervenir, les témoins gênants qui se trouvent à l'étranger ne pourront pas se faire connaître, les étrangers " indésirables " ne pourront pas même tenter de se rendre à Moscou. Quant aux " amis " éprouvés et rétribués, ils ont été invités à temps, de manière à pouvoir louer, par la suite, la justice de Staline-Vychinsky. Au moment où ces lignes paraîtront dans la presse, le procès sera déjà fini et les sentences peut-être exécutées. Le dessein est tout à fait clair : surprendre l'opinion et lui faire violence. "

De cette " justice ", on peut dire, en tout cas, qu'elle est expéditive ; elle ne laisse pas les condamnés à mort attendre longtemps le bourreau et pas davantage le temps nécessaire pour un appel ou une révision possible, pour la reconnaissance d'une erreur ; elle est infaillible comme l'est le chef de l'État. Mais c'est qu'elle n'a d'une justice que la mise en scène, les accusés ont été cent fois condamnés avant que les "juges " prononcent une sentence dictée par le chef. Contre ce grossier simulacre de justice, la meilleure défense est l'offensive. De Norvège, quand s'organisait et se déroulait le procès Zinoviev, Trotsky avait mis Staline au défi de demander son extradition, demande cependant tout à fait normale puisque tout le procès avait tourné autour de Trotsky, instigateur d'attentats qui n’avaient pas reçu même un commencement d'exécution mais pour lesquels les inculpés avaient été condamnés. Le défi n'avait pas été relevé : une demande d'extradition devrait venir devant un vrai tribunal, selon des règles établies, provoquer un débat public et contradictoire, précisément ce dont Staline ne veut à aucun prix. Du Mexique, la même demande, le même défi est répété : même dérobade.

Pourtant, il faudrait l'imposer ce débat dont Staline a peur. Après le premier procès, des comités s'étaient spontanément formés dans divers pays; en Angleterre et en Amérique sous le nom de " comité pour la défense de Léon Trotsky "; en Tchécoslovaquie, " pour le droit et la vérité " ; en France, c'est le " comité pour l'enquête sur le procès de Moscou ". Ils ne comptent, nulle part, de nombreux membres, car la plupart des intellectuels se dérobent; en privé ils avouent leur trouble; publiquement ils refusent même de s’associer à ce qui n'est qu'une demande d'enquête . ils sont " antifascistes " et Staline vient de mettre la Russie dans le camp des démocraties. C'est en vain qu'on leur rappelle qu'à l'époque où l'alliance franco-russe était à son apogée, les " antifascistes " ne craignaient pas de dénoncer les crimes tsaristes, et que les gouvernements français, même les plus réactionnaires, donnaient asile aux auteurs d'attentats politiques " réels ", et refusaient l'extradition demandée par le gouvernement allié. Ces comités ne disposent que de faibles ressources ; ils publient des bulletins ronéotypés, de temps à autre une brochure, organisent des réunions publiques. Le fils aîné de Trotsky, Léon Sédov, inculpé et condamné au côté de son père, réfute, en une solide étude publiée comme le " Livre Rouge " du procès, les charges de l'accusation. Dans sa note du 21 janvier, Trotsky remarquait qu'après le procès Zinoviev, il y avait eu, fin novembre 1936, un autre procès de " trotskystes ", complétant le précédent et préparant celui de Piatakov-Radek ; ce procès doit être considéré comme une répétition générale en province avant de revenir à Moscou. Le principal chef d'accusation n'était plus le terrorisme mais le sabotage de l'industrie, la préparation de la guerre pour le compte de Hitler et du Japon. Trotsky rappelait que, dès le 15 septembre de l'année précédente, il avait écrit, dans un message à la presse :

" Le procès de Moscou, vu dans le miroir de l'opinion mondiale, est un fiasco... La coterie dirigeante ne s'y résignera pas. De même qu'après l'échec du premier procès Kirov (janvier 1935) elle dut en préparer un second (août 1936), elle ne manquera pas de découvrir maintenant, pour soutenir les accusations qu'elle formule contre moi, de nouveaux attentats et de nouveaux complots. Le gouvernement norvégien confisqua ma déclaration mais les événements la confirmèrent. Il fallait un deuxième procès pour sanctionner le premier, combler les lacunes, masquer les contradictions déjà révélées par la critique. "

Au procès Zinoviev, l'accusation reposait sur des rencontres des conjurés à Copenhague. Or, il avait été facile de prouver que Léon Sédov n'était pas allé à Copenhague et que l'hôtel où il donnait, soi-disant, des instructions à ses complices, n'existait plus. Cette fois, pour empêcher les vérifications, on avait imaginé un voyage clandestin de Piatakov, par avion, à Oslo où Trotsky, après lui avoir donné l'ordre d'étendre l'action terroriste et le sabotage, l'a " informé de ses négociations avec Rudolf Hess, second personnage de la hiérarchie hitlérienne, en vue de la prochaine guerre contre l'U. R. S. S. ". Assertion aussitôt réfutée par des témoignages concordants dont celui du directeur de l'aérodrome de Kyeller, près d'Oslo, où l'avion aurait dû atterrir. (Dix années plus tard, au procès des criminels de guerre, à Nuremberg, Hess était au banc des accusés; il eût été facile de l'interroger sur ces " négociations ". Des écrivains et des journalistes américains et anglais adressèrent une requête au président, aux membres du tribunal et aux procureurs, demandant que Hess fût questionné sur ce point particulier. C'était un défi aux Russes ; ceux-ci se gardèrent de le relever. Reprenant la formule célèbre du président Delegorgue au procès Zola, pendant l'affaire Dreyfus, ils exigeaient que les questions, qui les auraient contraints d' " avouer ", de reconnaître publiquement leurs mensonges, ne fussent pas posées - celles-ci et aussi celles rapportant au pacte Staline-Hitler de 1939, entre autres.)

Après ce second procès qui répéta en les aggravant les machinations du premier, le comité américain décida de convoquer un rand meeting à New-York pour porter l’affaire devant l'opinion. Le 9 février, 6500 personnes avaient pu trouver place dans la vaste salle de l'Hippodrome. On avait annoncé que Trotsky y prendrait la parole par téléphone. Les staliniens n'osèrent pas troubler la réunion (pas plus qu'ils n'apportèrent leurs " preuves ") mais ils se livrèrent à un sabotage, réel celui-là. Quand le président appela Léon Trotsky, la radio resta muette. Plusieurs vaines tentatives révélèrent que les appareils de transmission avaient été mis hors d’usage. Mais ce sabotage ne prit pas les Organisateurs au dépourvu. Ils avaient pris la précaution de se munir par avance du texte du discours, et si les assistants n'entendirent pas la voix de Trotsky, ils entendirent ses explications, ses arguments, ses réfutations décisives des accusations absurdes portées contre lui. " Je veux en appeler, dit-il en débutant, à la seule raison. " Mais les procès de Moscou " sont fondés sur l'absurde ". Contradictions, invraisemblances. Hier, les accusés ne songeaient qu'à tuer Staline et voilà que tout à coup ils chantent ses louanges ; Trotsky est toujours l’instigateur d'attentats qui n'ont jamais lieu, donne des ordres par des lettres qui ne sont jamais produites :

" Le faux complot, les confessions, le procès théâtral, les exécutions - tout à fait réelles - une seule main a tout fait. Laquelle ? Is fecit cui prodest. La main de Staline ! Assez de bavardages, de mensonges, de déclamations sur l'âme russe ! Nous avons vu juger non des militants, non des conspirateurs, mais des mannequins qui étaient entre les mains du Guépéou. Ils jouaient des rôles appris d'avance. L'objet de ces honteuses représentations ? Écraser toute opposition, empoisonner à sa source même toute pensée critique, consacrer à jamais le régime totalitaire de Staline. "

On ne trouvera nul homme de bonne foi pour nier que ces procès troublent et inquiètent l'opinion publique consciente. Par deux fois Trotsky s'est déclaré prêt à répondre à une demande d'extradition. Pourquoi le gouvernement russe se dérobe-t-il ? Il redoute un débat public. Mais ce débat doit avoir lieu, et Trotsky demande la constitution d'une commission internationale d'enquête sur les procès, composée d'hommes dont nul ne pourra contester l'honnêteté et la sincérité. Devant une telle commission, impartiale et publique, il est prêt à comparaître, à soumettre des documents et des faits qui aideront à la découverte de la vérité. Puis il fait une déclaration qui émeut profondément l'assemblée : " Si cette commission me trouve coupable d’une faible partie des crimes que m'impute Staline, je prends devant vous l'engagement de me livrer aux bourreaux du Guépéou. Vous l'avez tous entendu. je le déclare à la face du monde. " Immédiatement imprimé et publié en brochure sous le titre I stake my life (Mon enjeu est ma vie) ce discours eut un écho en Amérique et au-dehors. Comment serait-il possible de repousser une demande ainsi formulée ? Des commissions de ce genre ont été instituées dans le passé et leurs décisions ont toujours été considérées valables - sauf évidemment par ceux dont elles dévoilent les forfaits.

John Dewey, philosophe et pédagogue, jouissait, non seulement en Amérique mais dans le monde, d'une autorité exceptionnelle ; il était unanimement vénéré et respecté pour son intégrité, pour une longue vie de labeur. Il accepta de faire partie de la commission et de la présider. Suzanne La Follette eut la charge du secrétariat. Les autres membres étaient : John Chamberlain, journaliste ; E. A. Ross, professeur de sociologie, auteur de deux ouvrages sur les débuts de la révolution russe, résultats d'enquêtes faites sur place ; Ben Stolberg, auteur et journaliste ; Otto Ruelhe, membre du Reichstag en 1914 et, avec Liebknecht, un des premiers opposants à la guerre ; Wendelin Thomas, leader de la révolte de Wilhelmshaven le 7 novembre 1918 ; Carlo Tresca, militant anarcho-syndicaliste, directeur d'Il Martello, organe antifasciste et antistalinien ; Francisco Zamora, journaliste, ancien membre du comité national de la Confédération des Travailleurs Mexicains. Le comité français m'avait désigné pour aller en Amérique participer aux travaux de la commission.

Dès qu'elle fut constituée, la commission décida d'entendre Trotsky. Comme celui-ci ne pouvait venir à New-York, l'Amérique de Roosevelt, refusant, elle aussi, d'accorder une autorisation de séjour même temporaire, une commission préliminaire, ou commission rogatoire fut formée pour se transporter à Mexico; elle comprenait avec John Dewey et Suzanne La Follette, Ben Stolberg, Carleton Beals, journaliste s'adjoignit sur place Otto Ruelhe, fixé alors à Mexico.

La commission tint ses séances à Coyoacan, dans la maison que le peintre Diego Rivera avait mise à la disposition de Trotsky. Des lettres avaient été envoyées à l'ambassade russe à Washington, aux partis communistes américain et mexicain, à la Société des Nations, aux organisations syndicales, leur demandant de désigner un représentant qui aurait pleine liberté de produire tout document et de poser toute question. Seuls, les staliniens se dérobèrent : l'occasion cependant était belle pour eux de produire leurs preuves. La première audience eut lieu le 10 avril 1937, à dix heures du matin, dans une pièce, ordinairement le bureau de Trotsky, assez grande pour recevoir les représentants des organisations invitées, les journalistes et les photographes. En ouvrant la séance, le président Dewey déclara :

" Le fait que ces débats, dans lesquels un étranger se défendra devant des étrangers, vont avoir lieu en territoire mexicain est tout à l'honneur du Mexique et un reproche pour ces nations dont le régime politique ou la politique présente nous empêchent de nous réunir sur leur territoire... Cette commission, comme des milliers de travailleurs de la ville et des champs, manuels et intellectuels, estime que nul homme ne doit être condamné sans avoir eu la possibilité de se défendre... Aux États-Unis, en vertu d'une longue coutume, des citoyens imbus d'esprit civique organisent des comités afin d'assurer des procès réguliers chaque fois qu'une suspicion existe au sujet de l'impartialité d'un tribunal. Je ne citerai que deux exemples : les comités de défense de Torn Mooney et de Sacco-Vanzetti, avec lesquels la plupart des membres du comité de défense de Léon Trotsky ont collaboré. Le cas présent diffère de ceux que j'ai cités en un point important : il n'existe pas de tribunal légalement constitué devant lequel l'accusé puisse plaider son cas. Deux fois en leur absence, Léon Trotsky et son fils Léon Sédov, dont la culpabilité dépend de celle de son père, ont été déclarés coupables par le tribunal suprême de l'Union soviétique. Et les appels réitérés de Trotsky pour que le gouvernement soviétique demande son extradition ont été ignorés. En conséquence, le comité de défense eut, comme tâche particulière, à procéder à la formation d'un organisme impartial devant lequel les accusés pourraient être entendus. "

Du 10 au 17 avril, la commission tint treize séances. Tous les chefs d'accusation, même les plus étranges ou les plus absurdes, furent examinés minutieusement. Il n'y eut qu'un incident quand un des membres, Carleton Beals, se fit provocant pour couvrir sa retraite. Pro-stalinien à l'époque, ne pouvant reconnaître l'évidence, il ne lui restait que la fuite... Dès son retour à New-York, la commission organisa un meeting pour mettre le public au courant de ses investigations ; il eut lieu le 9 mai au Mecca Temple. John Dewey pris pour thème de son discours : la vérité est en marche - tant le rapprochement avec l’affaire Dreyfus - crime de raison d'État – s’imposait. Les hommes qui s’étaient constamment efforcés d'entraver la formation du comité, redoublèrent d'activité quand ils constatèrent que l'enquête se poursuivant, démasquait leurs mensonges. Dewey stigmatisait leur attitude sans avoir besoin de hausser la voix : " Tenir Trotsky pour coupable, dit-il, à cause de son opposition bien connue aux maîtres actuels de l'Union soviétique, n’est ni loyal ni juste. " Aux libéraux, il reprocha "une dérobade bien proche d'une malhonnêteté intellectuelle, car si le libéralisme signifie quelque chose c'est un dévouement total et courageux à la totale investigation ". La sténographie de cette patiente instruction fut ensuite publiée à New York, aux Éditions Harper, sous le titre : The Case of Leon Trotsky. La dimension du volume - 620 pages in-8° - atteste l'ampleur prise par l'enquête. Comme Vychinsky avait invoqué " une connexion historique qui confirmait les thèses de l'accusation sur la base de l'activité politique passée de Trotsky ", la commission s'était plongée dans l'histoire du bolchevisme depuis ses origines.

Au début de décembre, le travail était achevé, et au cours d'un meeting tenu à New-York le 12, John Dewey put proclamer le verdict de la commission : Trotsky et Sédov étaient reconnus non coupables.

" Les implications de notre décision unanime, dit-il, sont profondément troublantes... L'actuel régime de l'Union soviétique cherche à identifier toute opposition politique contre lui à une activité criminelle contre l'Union soviétique et contre son peuple. Il est révoltant de voir l'emploi systématique, par les partis communistes dans le monde entier, de l'odieux amalgame " trotskyste-terroriste-fasciste " pour détruire une opposition politique et justifier les machinations les plus grossières et les assassinats. Même dans ce pays, le parti communiste et ses sympathisants libéraux ont recours à cette tactique profondément amorale, exactement semblable à celle du fascisme, pour calomnier et persécuter l'opposition. "

Il qualifia cette attitude " d'extraordinaire corruption de l'héritage idéaliste de la révolution russe " ; elle révèle " un danger contre lequel notre peuple doit se défendre, sans illusion et sans compromis. "

 

***

 

Les télégrammes de New-York apportent une rare joie dans la maison de Coyoacan. La première grande joie depuis le dur exil. L'imposture est définitivement démasquée; les travaux de la commission et sa décision sont pour Trotsky un immense soulagement ; la presse stalinienne, obéissant aux consignes, pourra continuer de le diffamer, répéter mensonges et falsifications, ne seront trompés désormais que ceux qui veulent l'être et contre lesquels il n'y a rien à faire. Le rapport de la commission est pour aujourd'hui et pour demain. Les Éditions Harper le publieront au début de 1938 sous le titre Not Guilty. John Dewey avait tenu à ce que chaque allégation du procureur fût examinée et traitée selon les règles habituelles de la procédure ; les témoignages recueillis étaient groupés autour de chaque charge ; les grossiers subterfuges de la machination étaient, l’un après l’autre dévoilés. L’accusation s'effondrait par morceau ; même si le résultat de ce labeur devait être limité dans le présent, le rapport resterait, ainsi que le nota l'écrivain James T. Farrell, comme " un modèle pour toute future entreprise de ce genre, un exemple de procédure, de raisonnement et de pensée démocratiques, répondant aux exigences des méthodes de libre investigation établies par Dewey. "

Cette joie devait être de courte durée. Dès les premières semaines de 1938, deux coups terribles allaient frapper Trotsky et sa fidèle compagne. Leur fils aîné, devenu depuis la déportation en Asie centrale leur collaborateur de tous les instants, et connu désormais comme Léon Sédov, mourut à Paris le 16 février. Il était entré dans une clinique quelques jours auparavant pour subir une opération sans risques - appendicite - il n'y avait eu nulle complication; il allait sortir et, soudain, ce fut la fin. Imprudence, négligence d'infirmière, ou crime du N. K. V. D.? Les moyens dont disposaient ses et amis ne permirent pas de répondre à ces interrogations, et les autorités judiciaires ne se montrèrent guère disposées à favoriser une enquête sérieuse qui eût aidé à découvrir la vérité... Ce fut Diego Rivera qui se chargea de la douloureuse mission d'informer les parents. Bouleversé, Trotsky lui fit répéter ses paroles, puis le poussa avec rudesse hors de son cabinet. Il voulait être seul, pendant plusieurs jours il ne vit personne. Quand il put accepter l'irrémédiable, il écrivit, en souvenir de ce fils, des pages uniques où il laissa libre cours à sa douleur.

" A l'instant où j'écris ces lignes, à côté de la mère de Léon Sédov, des télégrammes me parviennent de divers pays m'apportant l'expression de condoléances. Et chacun de ces télégrammes suscite la même et insupportable question : " Ainsi tous mes amis de France, de Hollande, d'Angleterre, des États-Unis et du Canada - et d'ici, du Mexique - admettent comme définitif que Léon Sédov ne soit plus ? "

" Chaque télégramme est une preuve nouvelle de sa mort. Et pourtant, nous ne pouvons encore y croire...

" De cette génération dans les rangs de laquelle nous sommes entrés à la fin du siècle dernier, sur la route de la révolution, tous les chefs, sans exception, ont été balayés de la scène. Ce que n'avaient pu faire les bagnes du tsar, la déportation rigoureuse, la misère des années d'émigration, la guerre civile et les maladies, Staline, fléau le plus malfaisant de la révolution, l'a accompli au cours des dernières années.

" Après la génération aînée, a été anéantie la meilleure partie de celle qui la suivit immédiatement, c'est-à-dire celle que 1917 avait suscitée et qui a reçu sa formation dans les vingt années du front révolutionnaire. Léon n'avait échappé que par miracle, du fait qu'il nous avait accompagnés en déportation et ensuite en Turquie. Au cours des années de notre dernière émigration, nous avons trouvé de nombreux amis et quelques-uns sont entrés étroitement dans la vie de notre famille, jusqu'à pouvoir être considérés comme ses membres. Mais tous ne nous ont rencontrés pour la première fois que dans ces dernières années, quand nous avions atteint le seuil de la vieillesse. Seul, Léon nous a connus jeunes, a participé à notre existence depuis le temps où il a pris conscience de lui-même. Il a traversé avec nous notre deuxième émigration : Vienne, Zurich, Paris, Barcelone, New-York, Amherst (le camp de concentration canadien) et, finalement, Pétrograd.

" ... De sa propre volonté, Léon quitta le Kremlin pour le logis commun des étudiants prolétariens, afin de ne pas se distinguer des autres. Il refusait de prendre place avec nous dans l'auto, ne voulant pas profiter des privilèges des bureaucrates. En revanche, il prenait jalousement sa part de tous les " samedis communistes " et autres " mobilisations de travail ", balayant la neige des rues de Moscou, déchargeant le pain et le bois des wagons, et ensuite, en qualité d'étudiant polytechnicien, travaillait à la réparation des locomotives. S'il ne s'est pas trouvé sur le front des opérations, c'est seulement parce que l'addition de deux et même de trois années n'aurait pu l'aider : la guerre civile s'est terminée quand il n'avait encore que quinze ans. Mais plus d'une fois il m'avait accompagné au front, en rapportant de rudes impressions et comprenant bien les raisons de ces luttes sans merci.

" Chez ce garçon et plus tard chez l'adolescent et chez le jeune homme, le sentiment du devoir et du sacrifice s'est éveillé de bonne heure. En 1923, Léon s'est brusquement et entièrement plongé dans le travail de l'opposition. Il serait injuste de ne voir là que l'influence des parents. Son orientation politique a été déterminée par ce même instinct qui le poussait à préférer les tramways surchargés de voyageurs aux limousines du Kremlin. Le programme de l'opposition n'a fait que donner une expression politique aux traits organiques de son caractère; Léon rompait inflexiblement avec les étudiants amis que leurs pères bureaucrates arrachaient au " trotskysme ", et reprenait le chemin de ses camarades du travail volontaire. Ainsi, à dix-sept ans, commençait sa vie pleinement consciente et révolutionnaire; il assimila vite l'art de la conspiration, des réunions illégales, de la presse clandestine et de la diffusion des écrits oppositionnels... Dans ses études, il se distinguait par une capacité remarquable de mathématicien, toujours prêt à aider les étudiants prolétariens n'ayant pas fait d'études secondaires. Et dans ce travail, il mettait toute son ardeur, expliquait, corrigeait, grondait les paresseux ; il considérait son jeune enseignement comme un effort consacré à sa classe... Pendant l'hiver de 1927, quand commença la destruction politique de l'opposition, il achevait sa vingt-deuxième année. Il avait déjà un enfant qu'il venait nous montrer avec fierté, au Kremlin. Sans une minute d'hésitation, il s'est arraché à sa jeune famille et à son école pour partager notre sort en Asie centrale. Il agissait non seulement comme un fils mais avant tout comme un camarade d'idées : il fallait à tout prix assurer notre liaison avec Moscou.

" ... Dans le chaos de la bibliothèque publique d'Alma Ata, Léon avait étudié les collections de la Pravda des années soviétiques et en avait tiré, avec un esprit d'investigation sans faille, les citations et les extraits indispensables. Sans cette documentation précieuse et sans les recherches ultérieures faites par lui dans les archives et les bibliothèques, d'abord en Turquie puis à Berlin et à Paris, pas un des ouvrages que j'ai écrits au cours de ces dix dernières années n'eût été possible... La plupart de mes livres, à partir de 1923, devraient en toute justice porter le nom de mon fils à côté du mien... Une aussi étroite collaboration ne signifiait pas toutefois qu'il n'y eut jamais de frictions entre nous, ni même parfois des différends aigus. je ne m'élevais pas seulement contre ses appréciations catégoriques à l'égard de certains " vieux " de l'opposition par des rectifications et des semonces énergiques, mais encore je laissais apparaître dans mes rapports avec lui l'exigence et le formalisme qui me sont inhérents dans les questions pratiques. Ces traits, utiles et même indispensables pour des travaux de grande envergure mais assez insupportables dans les relations privées, ont rendu la tâche difficile aux êtres qui me furent le plus proches. Et comme le plus proche de tous les jeunes était mon fils, il a eu plus à supporter que tous les autres. A un observateur superficiel, il eût même pu sembler que nos rapports étaient empreints de sévérité ou d'indifférence ; mais sous cette apparence existait un profond attachement réciproque fondé sur quelque chose d'incomparablement plus grand que la communauté du sang : la communauté de vues et de jugements, les sympathies et les haines, les joies et les souffrances vécues ensemble.

" ... Mais les affaires russes restaient au centre de ses préoccupations. Déjà à Prinkipo il devint l'éditeur actif du Bulletin de l'opposition russe dès son apparition (mi-1929) et avait définitivement pris la charge de ce travail depuis son installation à Berlin (début 1931) d'où le Bulletin fut ensuite transféré à Paris. La dernière lettre de Léon que nous ayons reçue, écrite le 4 février 1938, douze jours avant sa mort, commence par ces mots: " je vous envoie les épreuves du Bulletin, car le prochain bateau ne partira pas de sitôt et le Bulletin ne sera prêt que demain matin... " Le 16 février, les journaux du soir publièrent un court télégramme annonçant la mort de Léon à la suite d'une intervention chirurgicale. Pris par un travail urgent, je n'avais pas vu ces journaux. De sa propre initiative, Diego Rivera contrôla l'information par radio et vint m'apporter la terrible nouvelle. C'est moi qui devais apprendre à Natalia la mort de notre fils en ce même mois de février pendant lequel, trente-deux ans plus tôt, elle m'avait appris - j'étais alors en prison - sa naissance. Ainsi s'acheva ce 16 février, journée la plus noire de notre vie privée. "

 

***

 

Après la mort du fils, la fin de l'ami. Coup non moins dur et, dans un sens, pire. Christian Rakovsky était l'ami le plus ancien, le plus proche, le plus cher. Trotsky l'avait rencontré pour la première fois en 1903 et l'avait retrouvé pendant la guerre des Balkans ; il avait vécu auprès de lui dans sa Roumanie natale où il menait l'âpre lutte des pionniers du socialisme. Il l'avait rencontré de nouveau durant la guerre mondiale à la Conférence internationaliste de Zirnmerwald, et plus tard en Russie après la révolution. Un des premiers opposants au stalinisme et le premier frappé. Staline l’enleva à l'Ukraine où il accomplissait d'énormes tâches et l'envoya comme ambassadeur à Londres où il n'y avait alors rien à faire. Trotsky ne pouvait pas ne pas comprendre que, à travers Rakovsky, c'était lui et l'opposition qu'on voulait atteindre ; il en était irrité : pourquoi ne pas s'en prendre à lui, franchement... Et ce Christian, cet ami de toujours, avait mis sa signature au bas d'une déclaration où on lisait : " je savais depuis 1926 que Trotsky était l’agent de l’Intelligence Service ; lui-même me l'a dit. " Qu'il ne l'eût pas écrit lui-même, qu'il n'eût fait que signer, ne pouvait atténuer la peine, non plus le fait qu'il se trouve au milieu d'autres hommes qui signaient, eux aussi, des déclarations analogues, toutes dirigées contre l’homme absent du tribunal mais toujours présent dans l'accusation. Ceux-là continuaient les Zinoviev, les Piatakov, les Radek ; ils avaient été des compagnons de lutte. Christian Rakovsky, c'était l'ami.

Le 2 mars 1938, une nouvelle fournée de vieux bolcheviks était amenée devant ce même tribunal " suprême ". C'étaient ceux qui avaient été dans la lutte contre le trotskysme les auxiliaires les plus sûrs et les plus constants de Staline. Ils occupaient les plus hauts postes : Rykov était le successeur de Lénine, à la présidence du conseil des commissaires du peuple . Boukharine dirigeait l'Internationale communiste et le journal du parti, la Pravda ; Tomsky était à la tête de l'organisation syndicale. Ils avaient compris trop tard, quand Staline leur eut coupé toute retraite ; aujourd'hui c'est en vaincus qu'ils venaient devant le tribunal (pour s'épargner la honte des " aveux ", Tomsky s'était suicidé). Les audiences se prolongèrent jusqu'au 13 mars. Le procureur avait fabriqué un " bloc antisoviétique des trotskystes et des droitiers ", mais ce n'était plus Iagoda ; celui-ci avait changé de rôle et était maintenant au banc des accusés... Dès les premiers interrogatoires, un des inculpés, Krestinsky, avait révélé, indirectement, le mécanisme des aveux. Pendant toute une audience, il avait tenu tête à Vychinsky : " Oui, j'ai signé ces déclarations à l'instruction mais ce ne sont que mensonges ! " Il avait fallu remettre son interrogatoire au lendemain. Quand il revint devant le tribunal, il avoua tout ce que voulait Vychinsky.

Ainsi, Staline pouvait tout oser. Il exploitait à fond une situation internationale qui lui permettait de se débarrasser, l'un après l'autre, des hommes de la Révolution et d'instaurer son pouvoir personnel par des moyens abjects que les "antifascistes " trop délicats feignaient d’ignorer ; d’autres invoquaient " l'âme russe " et Dostoïevsky, et il s’en trouvait pour affirmer que c’était la vraie justice démocratique. Cependant les procès publics s'espaçaient : entre le premier et le second, cinq mois seulement, mais quatorze mois s’étaient écoulés entre le second et le troisième. Les travaux de la commission d'enquête avaient eu peut-être quelque effet. Mais les exécutions ne cessaient pas. De temps à autre, les journaux signalaient la découverte de " foyers de trotskysme, de sabotage, d'espionnage " - la formule consacrée ; s'il y a des procès, la presse n'en dit rien ; elle annonce seulement que, entre mai et juin, quatre-vingt-trois exécutions ont eu lieu en Extrême-Orient.

De ces exécutions sans procès publie ou sans procès du tout, il en est, si habitué qu'on commence à l'être, qui provoquent une véritable stupeur : celles de Toukhatchevsky et des grands chefs de l'armée. " Après avoir décapité le parti et les cadres de l'État, Staline décapite l'armée ", constate Trotsky; mais, rappelant les faits depuis le jour, 11 mai, où Toukhatchevsky fut relevé de ses fonctions et envoyé en province, et ce qu’étaient ces hommes qu'il connaissait bien, il en est cependant réduit à faire des hypothèses sur les causes de ce massacre tant le secret était bien gardé.

" A bien considérer leur passé et leur caractère, dit-il, il devient difficile d'admettre qu'ils aient été liés par un programme politique... La menace de la guerre se rapprochant, les plus autorisés des chefs militaires ne pouvaient voir sans inquiétude Vorochilov à la tête des forces armées. Il n'y a pas lieu de douter que ces hommes aient proposé de remplacer Vorochilov par Toukhatchevsky. Le " complot " des généraux dut, dans sa première phase, rechercher l'appui de Staline qui jouait depuis longtemps son double jeu coutumier, exploitant la rivalité Toukhatchevsky-Vorochilov. Toukhatchevsky et ses partisans surestimèrent visiblement leurs forces. Mis en demeure de choisir, Staline préféra Vorochilov qui ne fut jusqu'ici pour lui qu'un instrument docile, et se débarrassa de Toukhatchevsky, capable de devenir un rival. "

Staline ne daigna pas informer l'opinion, pas plus que les sections de l'Internationale communiste. Il se contenta de faire dire par des " antifascistes " " bien informés " que Toukhatchevsky et les généraux s'étaient liés à Hitler.

"Il faut rappeler ici que les diplomates soviétiques ne ménageaient pas les déclarations aimables à l'égard des nouveaux dirigeants hitlériens du Reich et que Staline lui-même formulait ainsi sa politique : d'abord sauvegarder la construction du socialisme dans notre pays ; le fascisme et la démocratie sont des jumeaux et non des contraires ; la France ne nous attaquera pas ; la menace de l'Allemagne, en peut y parer en collaborant avec ce pays. "

 

***

 

Cherchant à dégager les causes de ces procès, des exécutions, de la situation qui les a permis, Trotsky écrit que :

" les époques révolutionnaires donnent de la cohésion aux masses populaires ; par contre les forces de dispersion l'emportent dans les périodes de réaction : depuis quatorze ans, pas une lézarde n'a pu être comblée dans le parti bolchevik, pas une blessure ne s'est cicatrisée, pas un conflit ne s'est terminé par une réconciliation ; les capitulations et les humiliations n'ont servi de rien ; la moindre faille était élargie en brèche irréparable : quiconque y mettait le doigt était perdu sans rémission... Staline ne vise pas les idées de l'adversaire mais sa nuque."

Accusé et condamné par son tribunal, Trotsky lui échappe et reste libre de dénoncer l'imposture. Par une cruauté dont l'histoire offre peu d'exemples, Staline se vengera en lui prenant ses enfants, ses amis, ses secrétaires : ses deux filles, Nina et Zinaïda; ses deux garçons, l'ainé mourant dans les conditions mystérieuses que nous avons dites, tandis que le cadet, Serge, incarcéré sous la monstrueuse inculpation d'empoisonnement d'ouvriers de l'usine où il travaille, disparaîtra dans les bagnes et la déportation ; ses secrétaires : les Russes Glazman, Sermux, Poznansky, Boutov pour lesquels l'expression parfois conventionnelle de fidélité et dévouement jusqu’à la mort sera littéralement vraie ; l'Allemand Rudolf Klement, enlevé en France ; le Tchèque Erwin Wolf, pris à Barcelone ; Walter Held, réfugié allemand naturalisé Norvégien, dans sa hâte à rejoindre Trotsky au Mexique sera arrêté dans la traversée du territoire russe, et avec lui sa femme et son enfant ; Ignace Reiss, marqué pour la mort quand la honte du premier procès de Moscou lui commande de rompre publiquement avec le parti, est attiré dans un guet-apens dans la banlieue de Lausanne ; Andrés Nin et Rurt Landau pris par le Guépéou en Espagne pendant la guerre civile (des divergences politiques les avaient éloignés de Trotsky mais ils restaient des opposants irréductibles). La liste est longue. Elle s'allongera encore après la mort de Trotsky. Walter Krivitsky, ami d'Ignace Reiss et comme lui indigné par le procès de Moscou, sera trouvé mort dans une chambre d'hôtel à Washington ; un membre de la commission internationale d'enquête, Carlo Tresca, sera assassiné en plein New-York sans qu'on puisse toutefois affirmer qu'il s'agit d'un crime stalinien, car Tresca combat également dans son journal Staline et Mussolini.

Les uns, incapables de vivre hors du parti ou hors de Russie ou déprimés par la maladie se suicident . Ioffé, vieil ami ; Glazman, secrétaire et la fille aînée Zinaïda. Il ne restait à Trotsky qu'un petit- fils, Sieva, fils de Zinaïda. Après la mort de sa mère, il avait vécu avec Léon Sédov. Il était encore en France ; Trotsky voulut l'avoir auprès de lui. Des amis arrangèrent le voyage et accompagnèrent l'enfant au Mexique peu de temps avant qu’éclata la guerre, au début de juillet 1939.

 

***

 

Trotsky avait à cette époque grand besoin de repos. Si résistant et si courageux qu'il fût, les procès, les coups que Staline lui avait portés, avaient aggravé cette maladie contre laquelle les médecins s'étaient montrés impuissants; le travail, incessant, l'épuisait. Dès qu'il fut possible de partir, toute la maisonnée alla s'installer à Taxco, au-delà des montagnes qui, à l'ouest, dominent Mexico et où le climat est moins rude, dans une villa où un professeur américain réserve un accueil amical aux réfugiés. C'était un spécialiste des questions mexicaines ; pendant la période des vacances universitaires, il organisait une sorte de séminaire à Mexico et, en fin d'études, il venait avec ses étudiants à Coyoacan pour une longue conversation générale ; professeur et étudiants, profitant de cette occasion unique, questionnaient Trotsky sur toutes sortes de sujets se rapportant aux grands problèmes du moment. En échange, il mettait sa maison à la disposition de Trotsky qui allait s'y reposer quand les circonstances le permettaient. Le matin, on fait un grand tour dans les environs ; après déjeuner, la terrasse, abritée du soleil, permet un repos agréable ; Trotsky fait de longues parties de dames et d'échecs avec son petit-fils ou se plonge dans les livres français que les visiteurs lui ont apportés. Journées de détente et de vrai repos ; on ne donne qu'un regard distrait aux journaux ; la France et les inquiétudes européennes sont loin.

Mais en cette fin du mois d'août où en est-on ? Je descends en ville chaque soir pour voir les titres de la feuille qui s'imprime ici dans l’après-midi. Un soir, pas plus agité que les autres, une manchette prend toute la largeur de la première page : Ribbentrop est parti pour Moscou. Je regagne la maison en hâte, et à peine ai-je communiqué la nouvelle que Trotsky s'écrie : " C'est la guerre ! " Sans doute l’a-t-il écrit maintes fois et expliqué : au moment critique, Staline traitera avec Hitler ; on ne voulait pas le croire.

Finie la cure de repos. Les télégrammes, les câbles se succèdent; le téléphone appelle. " Que pense Trotsky du pacte Staline-Hitler ? Quelles vont en être les conséquences ? Pour la guerre ? Pour le communisme ? " Le " réalisme " stalinien provoque sur le moment du dégoût, mais le Mexicain juge la situation nouvelle avec un certain détachement; il a des griefs contre tous les belligérants et ne veut prendre parti pour aucun. Aux journalistes qui s'étonnent et l'interrogent, Trotsky répond : " Vous découvrez un peu tard la duplicité Stalinienne, ses mensonges et ses crimes. Vous avez cependant pu la voir à l’œuvre lors des procès de Moscou et des " purges "; mais vous regardiez tout cela en spectateurs que ces machinations ne touchaient pas directement, parfois même avec contentement vous croyiez que c'était la révolution qui se dévorait elle-même… "

 

***

 

La maison de Frida Kahlo que Diego Rivera avait mise à la disposition de Trotsky ne pouvait être qu'une résidence provisoire. Il n'avait pas été facile d en trouver une autre, car il la fallait assez grande, d'un loyer abordable, et surtout qu'il fût possible de l’agencer pour s'assurer le maximum de sécurité qu'on pou espérer : les staliniens avaient déclenché des attaques d'une violence inouïe qui ne cessaient jamais. On s'était finalement décidé pour une maison du voisinage, à l'extrémité de l'avenue Viena, assez éloignée malheureusement de l'artère centrale reliant Mexico-city à Coyoacan, à la fois incomplètement et dangereusement isolée, dans la partie où l'avenue aboutissait à des terrains vagues. Le bâtiment d’habitation était un rez-de-chaussée comprenant trois pièces en enfilade, tombant perpendiculairement sur deux autres pièces converties en bibliothèque et salle à manger ; le couloir les continuant menait à une sorte de tour carrée haute de deux étages, en retour, au long d'un mur, une construction légère comportait quatre cases réservées aux secrétaires. Le jardin se prolongeait jusqu’à la propriété mitoyenne séparée seulement par un mur de clôture ordinaire.

Une surprise était réservée au visiteur venant pour la première fois. Sitôt sorti du garage, il trouvait devant lui un alignement de clapiers peuplés uniquement de lapins blancs : un tableau imprévu ; Trotsky en prenait grand soin, distribuait la nourriture, veillait sur eux, suivait les portées; cet ensemble de blancheur l'enchantait. Parfois, quittant son bureau, il se plaisait à venir le voir. Plus utilitaire, des poulaillers avaient été installés derrière et en retrait des clapiers pour les trois groupes : blanches leghorns, cochinchinoises et une variété de houdans, qui ravitaillaient maison en oeufs pour le breakfast : la plupart des secrétaires-gardes étaient Américains.

Dès le retour de Taxco, la maison reprit son animation et, si possible, à un rythme accéléré. Un électricien était venu fixer une antenne sur le toit : il fallait songer à recueillir le maximum d’informations sur les mouvements politiques, diplomatique et sur les opérations militaires. La magnifique installation ne donna rien, d'ailleurs ; on restait réduit aux postes mexicains, mais durant les premiers mois il n'y avait rien à capter que les lamentations des correspondants de guerre partis tout équipés pour une campagne qui ne s'engageait pas - ils devaient être bien dédommagés plus tard. Debout dès sept heures comme à l'ordinaire, Trotsky avait déjà lu les deux grands quotidiens de Mexico quand il venait à table pour le déjeuner. Il avait un mot cordial pour ses secrétaires, puis résumait les nouvelles qu’il avait glanées dans les journaux, les commentait. Ses prévisions, qui semblaient souvent pessimiste aux yeux de ceux que les succès hitlériens inquiétaient – comment la Pologne pourrait-elle tenir contre la ruée allemande quand rien ne bouge à l'Ouest ? - se réalisaient régulièrement. L'hystérie hitlérienne avait pu tromper sur la réalité de la force allemande - et à la longue, elle conduira l'Allemagne une nouvelle fois au désastre, mais seulement à la longue. Aux secrétaires américains, enclins parfois à railler trop vite les adversaires que l'armée allemande écrase, et surtout à ne pas même entrevoir l'entrée de l'Amérique dans la guerre, il disait : " Votre tour viendra et plus vite que pendant la Première Guerre mondiale. " Il écrivait des articles pour des agences de presse, pour des journaux, s'assurant toujours qu'ils seraient publiés intégralement, sans suppressions ni déformations. Les grands journaux américains ne craignaient pas de soumettre à leurs lecteurs des conceptions différentes et même opposées à leur ligne politique, quitte à leur répondre dans la page éditoriale. Un journal, comme The St. Louis Post-Dispatch qui jouit d'une renommée méritée d'intégrité, publia intégralement des réponses de Trotsky aux questions qu'il lui avait posées et qui prirent toute une page de l’édition dominicale. Trotsky gagnait ainsi le pain de la maison par ses écrits comme il l'avait fait toute sa vie.

 

***

 

Un télégramme arrive un jour de New-York qui provoque une vive effervescence dans la ruche de l'avenue Viena. Le secrétariat du " Dies Committee " demande à Trotsky de se préparer à venir répondre à un interrogatoire. Ce comité a été formé par la Chambre des représentants pour enquêter, en particulier, sur le communisme. La politique tortueuse de Staline, son pacte avec Hitler succédant à la tactique du front populaire antifasciste, posaient toutes sortes de questions aux Américains mal préparés à se reconnaître dans les développements d'une politique dont ils ignoraient les premiers éléments et dans des situations nouvelles, compliquées, pouvant trouver leur aboutissant dans la participation de l'Amérique à la guerre. De telles investigations sont un des traits de la politique américaine ; Sénat ou Chambre décide de les entreprendre quand un problème d'importance nationale ou internationale se pose devant le pays. Selon les temps et les situations existantes, ces comités peuvent être du type McCarthy - celui qui opère au moment où ces lignes sont écrites - ou, par exemple, du type du comité La Follette qui, enquêtant sur les violations du droit syndical, mit à nu, par les dépositions mêmes des intéressés, leurs pratiques illégales de mouchardage et d'espionnage des ouvriers, leurs organisations de polices auxiliaires et de briseurs de grève, et, en les rendant publiques, contribua à en entraîner la disparition. Ces comités disposent de pleins pouvoirs et toute personne citée par eux est tenue de comparaître et de répondre aux questions qui lui sont posées. Aux yeux de Trotsky, sa comparution devant le comité Dies présentait de précieux avantages. D'abord, sortir du Mexique, prendre l'air d un grand pays industriel actuellement hors de la guerre mais qui n'y restera pas longtemps. Ensuite il aurait ainsi la disposition d'une tribune retentissante pour l'exposé de ses idées qu'il saurait faire sans Même avoir besoin d'en atténuer l'expression, comme il le faisait dans les articles qu'il écrivait pour les journaux et pour les agences. Son attitude à l’égard de l'U. R. S. S. déroutait à la fois ses adversaires et certains de ses partisans ; la fermeté inflexible qu'il mettait à poser toujours au premier plan la défense inconditionnelle de l'U. R. S. S. paraissait de nature à justifier l'affirmation de ceux qui prétendaient qu'au fond il était d'accord avec Staline, que leurs querelles publiques n'étaient qu'un camouflage destiné à duper l'opinion publique hors de Russie... Sa garde-robe étant plus que sommaire, il commande un vêtement pour se présenter décemment devant le comité... Le tailleur n'avait pas fini son travail qu'un nouveau télégramme anéantissait tous ces espoirs : le gouvernement américain n'était pas du tout disposé à accorder l'autorisation de séjour nécessaire, pas plus qu’il ne l'avait été lorsqu'il s'était agi de l'enquête sur les procès de Moscou. Les staliniens qui avaient trouvé dans la convocation un prétexte à nouvelles injures se trouvaient donc au côté de l'impérialisme yankee.

 

***

 

Une rupture devenue inévitable avait éloigné Diego Rivera de l’avenue Viena. Trotsky lui était si reconnaissant qu'il fit tout pour l'éviter. Les rapports avaient été au début et pour un temps excellents. Lors du séjour d'André Breton au Mexique, les trois hommes avaient longuement examiné la situation des artistes révolutionnaires et ils avaient élaboré en commun une déclaration. Mais grand peintre, Diego Rivera était politiquement très instable. C'était en tant qu'artiste, et à cause de la condition faite aux artistes en Russie à l'époque du stalinisme telle qu'il l'avait vue lors d'un assez long séjour à Moscou, qu'il s'était rangé dans l'opposition. Quand s'amorça la campagne électorale pour la désignation du nouveau président qui succéderait au général Cardenas, Diego Rivera, au grand étonnement de ses amis, prit parti publiquement et activement, pour l'homme qui était le candidat de la réaction, le général Almazan, contre celui du parti de la révolution mexicaine - le parti de Cardenas. Trotsky n'avait naturellement nulle envie de s'engager dans cette campagne électorale, et surtout pas de soutenir Almazan; et il essaya à maintes reprises de convaincre Diego Rivera qu'il faisait fausse route. Mais le peintre s'entêtait. Il fallut rompre.

Trotsky aurait aimé se mêler librement à la vie mexicaine, aller au cinéma quand il y avait un film intéressant, aux spectacles variés que donnaient des artistes de passage, aux concerts de la Philharmonie dirigée par Carlos Chavez qu'il avait eu l'occasion de connaître. Toutes ces simples distractions lui étaient interdites. Les staliniens, aux ordres du N. K. V. D, exerçaient autour de la maison une surveillance constante ; ils étaient toujours prêts à provoquer des incidents publics pour écrire ensuite que a présence de Trotsky était une cause permanente de trouble, qu'il fallait l'expulser... Les sorties devaient être préparées et organisées comme de véritables expéditions vers un point choisi du pays. On profitait ordinairement de la présence d'ouvriers américains venus pour quelques jours en auto, car trois voitures étaient nécessaires pour la sécurité. On partait de grand matin avec les provisions pour un pique-nique. Tandis que les secrétaires se mettaient en quête de bois, s'occupaient du feu, préparaient les hot dogs, Trotsky partait à la recherche de cactus, heureux quand il pouvait trouver de nouvelles variétés et les ramener à la maison. Ces journées de plein air dans des régions désertiques brûlées de soleil sont des journées de pleine liberté, une rupture avec le labeur quotidien accompli dans de harassantes conditions ; travail et discussions chôment. Journées trop rares, une chaque mois, mais parfois un empêchement survient.

Beaucoup de révolutionnaires espagnols ont trouvé refuge au Mexique : des socialistes, des anarcho-syndicalistes, des membres du POUM (parti ouvrier d’unification marxiste - celui d'Andrés Nin). Quelques-uns viennent à Coyoacan individuellement pour discuter et étudier avec Trotsky les causes de la débâcle, en tirer les leçons. Un après-midi, c’est tout un groupe, une trentaine de militants d'opinions diverses. Trotsky parle maintenant un espagnol précis, correct, qui fait l’étonnement des visiteurs. " Il fallait bien, puisque le Mexique veut de moi. " Mais il a trop souci de la perfection pour ne pas voir les limites de sa connaissance de la langue. Ce qui le sert dans ses exposés et dans les discussions, c’est la clarté de sa pensée, l’aisance avec laquelle il organise ses démonstrations. Un jeune socialiste s'émeut d’un jugement sévère de la politique de Largo Caballero ; il ne faudrait pas oublier, dit-il, qu'il a su résister aux exigences des envoyés staliniens et a préféré se retirer plutôt que d'exécuter leurs consignes. " Je ne l’oublie pas, répond Trotsky, et si j'avais à écrire une biographie de Caballero, je mentionnerais certainement ce fait qui est à sa louange. Mais, maintenant, nous discutons la politique générale des dirigeants de la République espagnole dans son ensemble et nous ne pouvons fermer les yeux sur les fautes graves qu'ils ont commises. "

De telles visites lui sont particulièrement agréables ; elles coupent, utilement aussi, un labeur qui, commencé tôt le matin, ne finit dans la soirée qu'à dix heures. Ses méthodes de travail sont les mêmes qu'en Russie. Il peut dicter des lettres en anglais, en français, en allemand, en espagnol, mais il n'est tout à fait à l'aise qu'avec le russe et il doit avoir recours alors au dictaphone; une secrétaire russe se charge de transcrire les articles enregistrés sur les rouleaux. Premier état qu'il reprend, remanie, corrige, allongeant les feuillets qui prennent parfois par leur longueur l'aspect des lettres d'amour des estampes japonaises.

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