1930

 

 

Léon Trotsky

MA VIE

 

22 New York

Je me trouvais à New-York, cité fabuleusement prosaïque de l'automatisme capitaliste, où triomphent, dans les rues, la théorie esthétique du cubisme, et, dans les coeurs, la philosophie morale du dollar. New-York m'en imposait parce qu'il exprime au mieux l'esprit moderne.

Le plus grand nombre des légendes que l'on a inventées à mon sujet se rapporte, je crois, à mon séjour aux États-Unis. En Norvège, où je n'avais fait que passer, des journalistes inventifs ont prétendu que je m'étais livré au nettoyage de la morue; mais pour New-York, où j'ai passé deux mois, la presse m'a attribué une série de professions toutes plus intéressantes les unes que les autres. Si nous rapportions les aventures dont les journaux m'ont fait le héros, nous aurions, probablement, une biographie plus intéressante que celle que j'écris ici. Mais je me vois obligé de décevoir mes lecteurs américains. La seule profession que j'aie exercée à New-York fut celle d'un révolutionnaire socialiste. Et comme on n'en était pas encore à la guerre "libératrice", "démocratique", cette profession n'était pas réputée, aux États-Unis, plus criminelle que celle d'un contrebandier de l'alcool. J'écrivis des articles, fus rédacteur en chef d'un journal et parlai dans des meetings ouvriers. J'étais extrêmement occupé et ne me sentais pas dépaysé.

Dans une des bibliothèques de New-York ; j'étudiai avec application la vie économique des États-Unis. Les chiffres qui exprimaient la croissance de l'exportation américaine depuis le début de la guerre me frappèrent. Ils furent pour moi une véritable révélation. Non seulement ils déterminaient d'avance l'entrée de l'Amérique dans la guerre, mais ils annonçaient le rôle décisif que devaient jouer dans le monde les États-Unis, lorsque la guerre serait finie.

J'écrivis dès alors plusieurs articles et fis quelques conférences sur ce sujet. Dès ce temps-là, le problème "Europe et Amérique" fut inscrit pour toujours dans le cercle de mes principales préoccupations. Actuellement encore, j'étudie cette question, espérant pouvoir y consacrer un livre. Si l'on peut comprendre les destinées prochaines de l'humanité, il n'y a pas de thème plus significatif que celui-là.

Le lendemain de mon arrivée, j'écrivais dans le journal russe Novyi Mir :

"C'est avec une profonde confiance en la révolution qui vient que j'ai quitté l'Europe ensanglantée. Et c'est sans aucune illusion "démocratique" que j'ai pris pied sur le rivage de ce Nouveau Monde, qui a déjà assez vieilli."

Dix jours plus tard, dans un meeting international de "bienvenue", je disais :

"Le fait économique qui a la plus haute importance, c'est que l'Europe se ruine aux sources mêmes de sa fortune, tandis que l'Amérique s'enrichit. Et contemplant avec envie New-York, moi qui ne me suis pas encore défait de mes sentiments d'Européen, je me demande, angoissé, si l'Europe pourra tenir... Ne va-t-elle pas se transformer en cimetière ?... Le centre de gravité de la vie économique et culturelle ne va-t-il pas passer de ce côté, en Amérique ?"

Quelles que soient les réussites actuelles de ce que l'on appelle la stabilisation européenne, la question se pose encore aujourd'hui comme alors.

Je fis des conférences en russe et en allemand dans divers quartiers de New-York, à Philadelphie et dans d'autres villes des environs. Mes connaissances en anglais étaient alors plus faibles que celles que je possède présentement, et, par conséquent, je ne pouvais songer à parler publiquement en cette langue. Pourtant, j'ai rencontré plus d'une fois des citations de discours que j'aurais prononcés en anglais, là-bas... Tout récemment encore, un rédacteur d'un journal de Constantinople me décrivait à moi-même une de ces conférences imaginaires, à laquelle il aurait assisté comme étudiant en Amérique... En toute sincérité, je dois dire que je n'ai pas eu le courage de lui apprendre qu'il était victime de sa propre imagination. Mais, hélas ! il n'en prit que plus d'assurance pour évoquer les mêmes "souvenirs"dans son journal.

Nous louâmes un logement dans un quartier ouvrier et achetâmes des meubles à crédit. Ce logement, qui nous coûtait dix-huit dollars par mois comprenait des commodités absolument inouïes en Europe : électricité, four à gaz, salle de bain, téléphone, monte-charge automatique pour les produits qu'on faisait venir d'en bas et pour les déchets que l'on renvoyait.

Tout cela engagea du coup nos garçons à penser beaucoup de bien de New-York. Pendant un certain temps, le téléphone, mystérieux instrument qu'ils n'avaient connu ni à Vienne ni à Paris, fut leur grande occupation.

Le concierge de notre maison était un nègre. Ma femme lui versa trois mois de loyer, mais il ne lui remit pas de quittance, le propriétaire ayant emporté, la veille, pour vérification, le livre à souches. Lorsque, deux jours plus tard, nous prîmes possession du logement, il se trouva que le nègre avait disparu, emportant les sommes versées par plusieurs locataires. Outre l'argent, nous lui avions confié nos bagages et effets. Nous fûmes très inquiets. Mauvais début. Mais nous retrouvâmes tout ce qui nous appartenait. Et lorsque nous ouvrîmes une caisse où il y avait de la vaisselle, nous ne fûmes pas peu étonnés d'y retrouver nos dollars, soigneusement. enveloppés dans du papier. Le portier n'avait emporté que l'argent versé par ceux des locataires qui avaient reçu des quittances en bonne et due forme. Il n'avait pas ménagé le propriétaire, mais il n'avait pas voulu causer de dommages aux habitants de la maison. L'excellent homme, en vérité ! Ma femme et moi fûmes profondément touchés de cette attention et avons gardé de ce nègre un souvenir reconnaissant. Ce petit incident me parut avoir une grande importance symptomatique. Devant moi semblait se soulever un coin du voile qui cache le problème "noir" aux États-Unis.

En ces mois-là, l'Amérique se préparait activement à la guerre. C'étaient, comme toujours, les pacifistes qui y poussaient le plus. Prononçant des discours qui ne leur coûtaient rien sur les avantages de la paix, comparativement à la guerre, ils terminaient toujours en prenant l'engagement de soutenir la guerre si celle-ci devenait "indispensable". C'est dans cet esprit que Bryan menait son agitation. Les socialistes faisaient de l'accompagnement au choeur des pacifistes. On sait bien en effet que la guerre n'est odieuse à ces derniers qu'en temps de paix.

Lorsque les Allemands déclarèrent que rien ne les arrêterait plus dans la guerre sous-marine, des montagnes d'armes et de munitions, embouteillant les voies ferrées, surgirent dans toutes les gares et les ports de l'Est américain. Les prix des denrées de consommation courante subirent tout à coup une hausse considérable et j'ai vu, à New-York, cette ville si riche, des femmes et des mères, descendues dans la rue par dizaines de milliers, renverser les étalages, saccager les boutiques où se vendaient ces denrées.

-Qu'arrivera-t-il, dans le monde entier, après la guerre? demandais-je, à moi-même et à d'autres.

Le 3 février eut lieu la rupture, depuis longtemps attendue, des rapports diplomatiques entre les Etats-Unis et l'Allemagne. De jour en jour, la musique du chauvinisme se faisait entendre plus fort. Les voix de ténors des pacifistes et de faussets des socialistes ne rompaient en rien l'harmonie. J'avais déjà observé tout cela en Europe et la mobilisation du patriotisme américain ne fut pour moi qu'une seconde représentation. Je notais les étapes parcourues dans mon journal russe et songeais à la sottise de l'humanité qui a tant de mal à s'instruire.

De la fenêtre de la rédaction, je pus observer la scène suivante: un vieillard, aux yeux purulents, à la barbe grise et hirsute, s'était arrêté devant une poubelle et en avait tiré un quignon de pain. Il tenta de le briser entre ses mains; le morceau était dur comme pierre; il le porta alors à ses dents, puis le frappa à plusieurs reprises contre le bord de la poubelle. Rien n'y fit, le pain résistait. Alors, le vieil homme, jetant un coup d'oeil derrière lui, comme s'il était inquiet ou troublé, fourra sa trouvaille sous son veston roux, et s'en alla, d'une démarche mal assurée, par la Saint Mark Street... C'était le 2 mars 1917 Ce mince événement ne pouvait en rien modifier les plans de la classe dirigeante. La guerre devait être "inévitable" et les pacifistes devaient la soutenir.

Une des premières personnes que nous rencontrâmes à New-York fut Boukharine, qui avait été récemment expulsé de Scandinavie. Boukharine nous connaissait, ma famille et moi, depuis notre séjour à Vienne, et nous accueillit avec les transports puérils qui le caractérisent. Bien que nous fussions fatigués et qu'il fût tard, il nous emmena dès le premier jour, ma femme et moi, voir la bibliothèque publique.

Du jour où nous commençâmes à travailler ensemble, à New-York, il faut dater l'attachement, sans cesse croissant, que me montra Boukharine et qui, en 1923, arriva à l'extrême contraire. Il est dans la nature de cet homme de s'appuyer toujours sur quelqu'un, d'être toujours en fonctions auprès de quelqu'un, de coller à quelqu'un. En de telles périodes, Boukharine n'est plus qu'un médium par l'intermédiaire duquel parle et agit quelqu'un d'autre. Mais il ne faut pas perdre de vue ce médium : sinon, sans s'en apercevoir, il tombera sous l'influence opposée, comme d'autres glissent sous une auto, et il dira pis que pendre de son idole de la veille avec tout l'enthousiasme qu'il éprouvait quand il en faisait l'éloge. Je n'ai jamais pris trop au sérieux Boukharine, le livrant à lui-même, c'est-à-dire à d'autres. Il fut, après la mort de Lénine, le médium de Zinoviev, puis celui de Staline. Au moment où j'écris ceci, Boukharine passe par une nouvelle crise, et il est pénétré de nouveaux fluides que je ne connais pas.

En Amérique se trouvait aussi, à cette époque, Kollontaï. Elle voyageait beaucoup et je la rencontrais en somme assez rarement.

Pendant la guerre, elle évolua fortement vers la gauche et quitta les menchéviks pour se ranger parmi les plus avancés des bolcheviks. La connaissance qu'elle a de plusieurs langues étrangères et son tempérament firent d'elle une précieuse agitatrice. Ses vues théoriques restèrent toujours indéterminées. Durant la période de New-York, elle ne trouvait rien au monde de suffisamment révolutionnaire. Elle. correspondait avec Lénine. Déformant les idées et les faits à travers le prisme de son "ultra-gauchisme" d'alors, elle informait Lénine sur ce qui se passait en Amérique, et, notamment, sur mon activité. Dans les lettres que lui a écrites son correspondant, on peut trouver des échos de ces informations sciemment défectueuses.

Dans la lutte que les épigones ont menée plus tard contre moi, ils ne manquèrent pas d'utiliser les jugements, de toute évidence erronés, que Lénine avait portés et dont il s'est dédit lui-même, par la parole et par les actes.

Rentrée en Russie, Kollontaï fit de l'opposition d'extrême-gauche, presque dès les premiers jours, non seulement contre moi, mais contre Lénine. Elle combattit âprement le "régime de Lénine et Trotsky", pour s'incliner ensuite, d'une façon touchante, devant le régime de Staline.

Le parti socialiste des Etats-Unis était, au point de vue idéologique, extrêmement en retard, même relativement au social-patriotisme européen. Cependant, le ton de hauteur de la presse américaine encore neutre, à l'égard de l'Europe "en démence", se retrouvait dans les jugements des socialistes du pays. Certains, comme Hillquit, n'auraient pas demandé mieux que de jouer le rôle de l'oncle socialiste d'Amérique qui arrive au bon moment en Europe pour réconcilier entre eux les partis de la IIe Internationale.

Je ne puis jusqu'à présent me rappeler sans en sourire les leaders du socialisme américain. Les immigrants qui avaient joué quelque rôle en Europe perdaient rapidement leur bagage de théorie dans l'agitation de la lutte menée pour réussir. Il existe aux États-Unis un grand nombre de médecins, d'avocats, de dentistes, d'ingénieurs,. etc., qui réussissent parfaitement ou ne réussissent qu'à moitié et qui partagent leurs précieux loisirs entre les concerts donnés par des célébrités européennes et le parti socialiste américain. Leur philosophie est faite de fragments et rognures des savantes idées qu'ils avaient acquises dans leur jeunesse d'étudiants. De plus, comme chacun d'eux a son auto, ils sont invariablement élus aux comités dirigeants, commissions et délégations du parti. Ce monde prétentieux met sa marque sur le socialisme américain. Wilson a eu sur lui infiniment plus d'autorité que Marx. En somme, ce ne sont là que des variétés de M. Babbitt qui ajoutait, à ses affaires commerciales de la semaine, de languissantes méditations dominicales sur l'avenir de l'humanité. Ces gens-là vivent en petits clans nationaux où la solidarité créée par les idées sert le plus souvent à dissimuler les relations d'affaires. Chaque clan a son leader qui est d'ordinaire le plus fortuné des Babbitts. Tous sont très tolérants à l'égard de n'importe quelles idées, pourvu que ces idées ne détruisent rien de leur autorité traditionnelle et ne menacent pas -dieu préserve!- leur prospérité personnelle. Le plus Babbitt de tous les Babbitts est Hillquit, idéal du leader socialiste pour les dentistes qui réussissent dans leurs affaires.

Il me suffit de prendre un premier contact avec ces gens-là pour qu'ils me détestassent ouvertement. Mes sentiments à leur égard, peut-être plus calmes, n'étaient certainement pas ceux de la sympathie. Nous appartenions à des mondes différents. A mes yeux ils étaient la partie la plus pourrie du monde contre lequel j'ai mené et mène la lutte.

Le vieux Eugène Debs se détachait nettement sur le fond de l'ancienne génération par un feu intérieur, inextinguible d'idéalisme socialiste. Sincère révolutionnaire, mais romantique et prédicant, pas du tout homme politique et leader, Debs tombait sous l'influence de gens qui valaient, sous tous les rapports, moins que lui. Le grand art de Hillquit fut de garder à son extrême flanc gauche Debs sans rompre son amitié d'affaires avec Gompers.

Personnellement, Debs produisait une impression captivante. Quand nous nous rencontrions, il m'étreignait et m'embrassait : il faut noter que ce vieil homme n'était pas du nombre des "secs". Lorsque les Babbitts me déclarèrent le blocus, Debs refusa d'y participer; il se borna à s'éloigner, avec chagrin.

J'étais entré dès les premiers jours dans la rédaction de Novyi Mir, quotidien russe auquel, outre Boukharine, collaboraient déjà Volodarsky, qu'assassinèrent plus tard des socialistes révolutionnaires, aux environs de Pétrograd, et Tchoudnovsky qui fut blessé près de la capitale et tué ensuite en Ukraine. Ce journal devint le centre de la propagande révolutionnaire internationaliste. Il y avait, dans toutes les fédérations nationales du parti socialiste, des ouvriers sachant le russe. Nombre de membres de la fédération russe parlaient l'anglais. Les idées de Novyi Mir pénétraient ainsi, largement, dans les milieux ouvriers américains. Les mandarins du socialisme officiel s'inquiétèrent. Dans les cénacles commencèrent de furieuses intrigues contre ce nouveau venu d'Europe, débarqué à peine de la veille, qui, sans rien connaître à la psychologie américaine, prétendait imposer ses méthodes fantaisistes aux travailleurs des États-Unis. La lutte prit une extrême violence. Dans la fédération russe, les Babbitts "expérimentés" et "émérites" furent aussitôt refoulés. Dans la fédération allemande, le vieux Schlüter, rédacteur en chef de la Volkszeitung, émule de Hillquit, cédait de plus en plus de son influence au jeune rédacteur Lore qui marchait avec nous. Les Lettons étaient tout à fait des nôtres. La fédération finnoise se sentait portée vers nous. Nous pénétrions avec un succès croissant dans la puissante fédération juive, qui possédait un palais de quatorze étages, d'où se déversaient chaque jour deux cent mille exemplaires du journal Vorwaerts, imprégnés des relents d'un socialisme petit bourgeois et sentimental, toujours disposé à commettre les pires trahisons. Dans la masse ouvrière purement américaine, les relations et l'influence du parti socialiste en général, et de notre aile gauche révolutionnaire en particulier, étaient moins étendues. Le journal anglais du parti, The Call (L'Appel) était rédigé dans un esprit de neutralité pacifiste sans aucun véritable fond. Nous décidâmes de commencer par mettre sur pied un hebdomadaire marxiste combatif. Les préparatifs étaient en pleine marche. Mais ils furent interrompus... par la révolution russe.

Le télégraphe s'était mystérieusement tu pendant deux ou trois jours: soudain survinrent les premières informations sur le coup d'Etat qui s'était produit à Pétrograd, informations confuses, chaotiques. La population ouvrière de New-York, composée de nombreuses races, fut toute saisie d'émotion. On voulait espérer, mais on n'osait pas. La presse américaine était bouleversée. De toutes parts arrivaient à la rédaction de Novyi Mir des journalistes, interviewers, chroniqueurs, reporters. Pendant un certain temps notre journal fut le foyer de convergence de la presse new-yorkaise. Les rédactions et organisations socialistes nous donnaient des coups de téléphone d'une façon presque ininterrompue.

-Nous avons un télégramme d'après lequel un ministère Goutchkov-Milioukov aurait été formé. Qu'est-ce que cela signifie ?

-On dit qu'il y aura demain un ministère Milioukov-Kérensky.

-Tiens !

-Et ensuite ?

-Ensuite ? Ensuite, c'est nous...

-Oh ! oh !

Les mêmes propos furent tenus des dizaines de fois. Presque toujours on prenait ce que je disais pour une plaisanterie.

Dans une réunion restreinte de social-démocrates russes, composée uniquement de notables et de très honorables, je fis une conférence où je démontrai que le parti du prolétariat devait inévitablement s'emparer du pouvoir au deuxième stade de la révolution russe. L'effet produit fut à peu près celui d'une pierre jetée dans un marais peuplé de grenouilles infatuées et flegmatiques. Le docteur Ingerman ne manqua pas d'expliquer à l'assemblée que j'ignorais jusqu'aux quatre règles de l'arithmétique politique et qu'il était inutile de perdre même cinq minutes à réfuter mes élucubrations.

Les masses ouvrières considéraient tout autrement les perspectives de la révolution.

Des meetings extraordinaires par le nombre et l'ardeur des participants se tinrent dans tous les quartiers de New-York. Quand on apprit que le drapeau rouge flottait sur le Palais d'Hiver, des hurlements d'enthousiasme s'élevèrent de toutes parts. Non seulement les émigrés russes, mais leurs enfants, dont certains, déjà, ne savaient presque rien de leur langue maternelle, vinrent respirer dans ces assemblées les souffles ardents que nous envoyait la révolution.

Je ne faisais que de courtes apparitions chez moi. Cependant, notre vie de famille avait aussi sa complexité. Ma femme installait le nid. Nos enfants trouvèrent de nouveaux amis. Le préféré entre tous était le chauffeur du docteur M. La femme de ce docteur, en compagnie de la mienne, menait les gamins à la promenade et se montrait, à leur égard, très caressante. Mais elle n'était qu'une simple mortelle, tandis que son chauffeur était un magicien, un titan, un surhomme. La machine obéissait à son moindre geste. Le plus grand bonheur était de se trouver assis à côté de lui. Lorsque l'on s'arrêtait devant une confiserie, nos garçons, froissés, harcelaient leur mère:

-Pourquoi le chauffeur ne vient-il pas avec nous ?

La faculté d'assimilation des enfants est incommensurable. A Vienne, où nous avions habité, le plus souvent, des quartiers ouvriers, mes fils parvinrent à posséder parfaitement, outre le russe et l'allemand, le dialecte viennois. Le docteur Alfred Adler observait avec une grande satisfaction qu'ils s'exprimaient dans ce dialecte aussi bien que n'importe quel bon vieux cocher de fiacre (wie ein guter alter Wiener Fiakerkutscher). A l'école de Zurich, il fallut s'adapter au dialecte zurichois qui, dans les basses classes, est la langue de l'enseignement, le pur allemand étant professé comme langue étrangère. A Paris, il fallut passer brusquement à l'étude du français. Nos gamins parvinrent à posséder complètement cette langue en quelques mois. Je leur ai plus d'une fois envié la désinvolture avec laquelle ils parlaient français. En Espagne et sur le navire espagnol, ils passèrent moins d'un mois. Mais ce leur fut suffisant pour saisir les mots et expressions les plus courants. Enfin, à New-York, ils fréquentèrent, deux mois durant, une école américaine et parvinrent à posséder des éléments d'anglais. Après la révolution de février, ils continuèrent leurs études à Pétrograd. La vie des écoles était désorganisée. Les langues étrangères se volatilisèrent dans ces jeunes mémoires plus vite encore qu'elles ne s'y étaient fixées. Mais nos enfants parlaient le russe comme des étrangers. Nous observâmes bien des fois avec étonnement qu'ils construisaient une phrase russe comme une traduction mot à mot du français. Cependant, ils étaient déjà incapables de refaire la même phrase en français. C'est ainsi que, dans des cerveaux d'enfants, comme sur des palimpsestes, l'histoire de nos itinéraires d'émigration s'est trouvée inscrite.

Lorsque je téléphonai de la rédaction à ma femme qu'il y avait révolution à Pétersbourg, le cadet de nos garçons était couché, atteint de diphtérie. Il avait neuf ans. Mais il savait depuis longtemps et fort bien que la révolution, c'était l'amnistie, le retour en Russie et mille autres bonheurs. Il bondit et dansa sur son lit en l'honneur de la révolution. C'est ainsi que se décida sa guérison.

Nous avions hâte de prendre le premier bateau. Je courus les consulats, en quête de papiers et de visas. La veille du départ, le médecin autorisa notre petit convalescent à faire une promenade. Nous lui donnâmes une demi-heure, tandis que ma femme faisait les bagages. Que de fois déjà n'avait-elle pas procédé à cette opération! Mais notre garçon ne rentrait pas. J'étais à la rédaction. Trois heures d'angoisses s'écoulèrent. Un coup de téléphone à notre logement. D'abord une voix d'homme, inconnue, puis la voix de notre petit Serge:

-C'est moi, ici !...

Ici, c'était au commissariat de police, à l'autre bout de New-York. Le garçon avait profité de sa première promenade pour résoudre une question qui le tourmentait depuis longtemps: existait-il effectivement une première rue? Nous habitions, si je ne me trompe, la 164e. Mais l'enfant s'était trompé de chemin, avait questionné des passants, et on l'avait conduit au commissariat. Par bonheur, il s'était rappelé notre numéro de téléphone.

Lorsque ma femme, en compagnie de notre fils aîné, arriva, une heure plus tard, au commissariat, elle fut joyeusement accueillie, comme une invitée longuement attendue. Notre Serge, tout rouge, jouait aux dames avec des policiers. Pour dissimuler la confusion que lui causaient les prévenances excessives des fonctionnaires, il mastiquait avec application une noire gomme américaine, en compagnie de ses nouveaux amis.

Par compensation, il se souvient, jusqu'à ce jour, du numéro de téléphone que nous avions à New-York.

Ce serait une exagération criante que de dire que j'ai pris connaissance de cette ville. J'avais trop rapidement plongé dans les affaires. du socialisme américain, et la tête la première. La révolution russe vint très vite. Je ne pus que saisir le rythme général de la vie du monstre qui s'appelle New-York. Je partis pour l'Europe dans l'état d'esprit de celui qui n'a jeté qu'un coup d'oeil sur l'intérieur de la forge où se préparera l'avenir de l'humanité. Je me consolais en pensant que je reviendrais un jour par là. Et je n'ai pas encore renoncé à cette espérance.

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