1930

 

 

Léon Trotsky

MA VIE

 

20 Expulsé de France

Certains organes de la presse française ont déclaré, après mon arrivée à Constantinople, que l'arrêté d'expulsion pris en France contre moi restait en vigueur jusqu'à ce jour, c'est-à-dire treize ans après. S'il en est ainsi, il faut convenir que toutes les valeurs ne se sont pas perdues dans la plus terrible des catastrophes mondiales. En vérité, des générations entières sont tombées, en ces années, sous la mitraille, des villes entières ont été détruites des couronnes impériales et royales ont roulé par les terrains vagues de l'Europe, les frontières des États ont été modifiées, celles mêmes de la France qui me sont interdites ont été déplacées. Mais, de ce grandiose cataclysme subsiste par bonheur l'arrêté que signa M. Malvy au début de l'automne de 1916. Que conclure du fait que M. Malvy lui-même a ensuite eu le temps de se faire bannir, puis de rentrer dans son pays ? Fréquemment, dans l'histoire, l'oeuvre sortie des mains d'un homme s'avère plus forte que son créateur.

A vrai dire, un juriste rigoureux peut répliquer qu'il n'aperçoit pas l'indispensable pérennité que pourrait avoir un décret. En 1918, par exemple, la mission militaire française à Moscou mit à ma disposition des officiers en activité ; il est douteux qu'on ait pu agir ainsi à l'égard d'un étranger "indésirable", à qui le séjour en France serait interdit. Par exemple encore, le 10 octobre 1922, M. Herriot me rendit visite à Moscou, mais non du tout dans le dessein de me rappeler que, par décret, j'étais expulsé de son pays. Au contraire, c'est moi qui lui rappelai cette décision administrative, lorsqu'il me demanda aimablement à quelle époque je comptais venir à Paris. Mais, en évoquant le passé, je plaisantais. Nous en avons ri tous deux différemment à vrai dire, mais ensemble. Il est encore vrai qu'en 1925, M. Herbette, ambassadeur de France, à l'inauguration de la centrale d'électricité de Chatoura, répondit à mon discours, au nom des diplomates présents, par les félicitations les plus aimables, et que l'oreille la plus soupçonneuse n'aurait pas saisi là le moindre écho de l'arrêté de M. Malvy.

Que conclure de tout cela? Qu'un des deux inspecteurs qui me conduisirent à Irun, en septembre 1916, avait bien raison quand il me dit :

-Les gouvernements viennent et s'en vont; la police reste !

Pour qu'on comprenne mieux les circonstances de mon expulsion, il est nécessaire que j'expose, en deux mots, les conditions dans lesquelles paraissait le petit journal dont j'étais le rédacteur en chef. Notre grand ennemi, naturellement, était l'ambassade de Russie. On s'y appliquait à traduire en français les articles de Naché Slovo qu'on communiquait, avec des commentaires appropriés, au Quai d'Orsay et au ministère de la Guerre. De là, des coups de téléphone alarmants étaient donnés à notre censeur militaire, M. Chasles, qui avait passé de longues années en Russie comme professeur de français. M. Chasles ne se distinguait pas par l'esprit de décision. En cas de doute, il se décidait toujours à biffer plutôt qu'à maintenir un texte. Il est regrettable qu'il ne s'en soit pas tenu à la même règle à l'égard de la biographie de Lénine qu'il a écrite, quelques années plus tard, et qui est très mauvaise... Censeur terrorisé, M. Chasles prit la défense non seulement du tsar et de la tsarine, de Sazonov et de Milioukov qui rêvait la conquête des Dardanelles, mais même de Raspoutine!... Il n'est nullement gênant d'ajouter que toute la lutte menée contre Naché Slovo -une véritable guerre de grignotement- eut pour cause non pas l'internationalisme du journal, mais son esprit révolutionnaire à l'égard du tsarisme.

Nous constatâmes pour la première fois que la censure atteignait son paroxysme le plus aigu au moment où les Russes remportèrent des succès en Galicie. Dès la moindre réussite sur le front, l'ambassade du tsar devenait insolente au dernier degré. Cette fois-là, elle en arriva à faire biffer intégralement le nécrologe du comte Witte, même le titre de l'article, qui comptait tout juste les cinq lettres. du nom.

Il convient encore d'ajouter qu'au même moment, l'on imprimait dans un organe officiel de la marine russe, à Pétersbourg, des articles d'une insolence rare à l'égard de la République française; on se moquait de son parlement et de ces "misérables roitelets", les députés du Palais-Bourbon. Muni du numéro de la revue pétersbourgeoise, j'allai m'expliquer à la censure.

-A proprement parler, me dit M. Chasles, je n'y suis pour rien. Toutes les instructions concernant votre publication viennent du ministère des Affaires étrangères. Ne voudriez-vous pas causer avec un de nos diplomates ?

Une demi-heure plus tard, au ministère de la Guerre, je voyais venir à moi un diplomate, un gentleman à cheveux gris. Entre nous eut lieu le dialogue suivant, que j'ai noté presque aussitôt après :

-Ne pourriez-vous pas m'expliquer pourquoi l'on m'a supprimé un article consacré à un bureaucrate russe en retraite, en disgrâce, et qui, d'ailleurs, vient de mourir? Quel rapport cela peut-il avoir avec les opérations de guerre ?

-Vous savez, ces articles-là leur sont désagréables, fit le diplomate en donnant un coup de tête du côté de la rue de Grenelle.

-Mais nous écrivons justement pour leur être désagréables...

Le diplomate sourit avec indulgence à cette sortie, comme à une boutade.

-Nous sommes en guerre. Nous dépendons de nos Alliés.

-Vous voulez dire que le régime intérieur de la France se trouve sous le contrôle de la diplomatie tsariste ? Dans ce cas, n'y a-t-il pas eu erreur quand vos ancêtres ont coupé la tête à Louis Capet ?

-Oh! vous exagérez. Et ne l'oubliez pas, je vous en prie : nous sommes en guerre...

La conversation devint alors oiseuse. Le diplomate m'expliqua, avec un fin sourire, que, les dignitaires du pouvoir étant mortels, les vivants n'aimaient guère à entendre parler mal des dignitaires morts.

Après cette entrevue, tout marcha comme précédemment. Le censeur biffait. Souvent, au lieu d'un journal, nous sortions une feuille de papier blanc. Nous ne nous sommes jamais rendus coupables d'avoir transgressé la volonté de M. Chasles. Et ce monsieur était encore moins disposé à agir contre les intentions de ceux qui l'avaient placé.

Néanmoins, en septembre 1916, la préfecture me signifia l'arrêté d'expulsion. Quel motif? On ne m'en dit rien alors. C'est seulement avec le temps qu'on a pu découvrir qu'il y avait en un acte d'odieuse provocation organisé en France par la Sûreté russe.

Lorsque le député Jean Longuet vint protester, ou plus exactement exprimer sa désolation -car les protestations de Longuet sont toujours modulées sur les tons les plus doux- auprès de Briand, le président du Conseil lui répondit :

-Mais savez-vous que l'on a trouvé des numéros de Naché Slovo, à Marseille, sur des soldats russes qui ont assassiné leur colonel ?

Longuet ne s'attendait pas à cela. Il connaissait la direction zimmerwaldienne du journal, il pouvait l'admettre d'une façon ou d'une autre, mais le meurtre d'un colonel ne pouvait que le décontenancer.

Il vint aux informations chez mes amis français, et ceux-ci me questionnèrent à leur tour, mais je n'en savais pas davantage qu'eux-mêmes sur le meurtre commis à Marseille.

Par hasard, des correspondants de la presse libérale russe, patriotes et adversaires de Naché Slovo, se mêlèrent de l'affaire et élucidèrent toutes les circonstances de cette histoire.

Il se trouva qu'en expédiant à la République française des soldats russes -des détachements insignifiants qu'on disait "symboliques"- le gouvernement du tsar avait aussi mobilisé en toute hâte un nombre proportionné de mouchards et d'agents provocateurs.

Parmi ces derniers se trouvait un certain Winning (si je ne me trompe), venu de Londres avec une recommandation du consul de Russie.

Pour ses débuts, Winning essaya d'amener à la propagande "révolutionnaire" parmi les soldats, les plus modérés des correspondants de la presse russe. Mais là il essuya des rebuffades.

Il n'osa pas s'adresser à la rédaction de Naché Slovo, par suite de quoi nous ne sûmes rien de lui. Ayant échoué à Paris, Winning gagna Toulon où il eut, apparemment, un certain succès parmi les matelots russes auxquels il était plus difficile de deviner ce qu'il valait.

De Toulon il écrivit à différents journalistes russes :

"Pour notre travail, le terrain est ici très favorable; envoyez-moi des livres et des journaux révolutionnaires."

Il prenait ses destinataires au petit bonheur; il ne reçut pas une réponse.

A Toulon, une vive agitation éclata sur le croiseur russe Askold. Elle fut brutalement étouffée. Le rôle de Winning dans cette affaire était trop évident: il jugea opportun de transporter son activité à Marseille.

Là aussi le terrain se trouva "favorable". Ce ne fut pas sans la participation de Winning qu'une fermentation se produisit parmi les soldats russes, qui aboutit à ceci que le colonel Krause fut lapidé par ses soldats, dans la cour d'une caserne. Quand on vint arrêter les hommes mêlés à cette affaire, on trouva sur eux un seul et même numéro de Naché Slovo. Lorsque les journalistes russes arrivèrent à Marseille pour s'informer sur ce qui s'était passé, les officiers leur apprirent qu'un certain Winning, pendant la mutinerie, avait glissé des exemplaires de Naché Slovo à ceux qui en voulaient comme à ceux qui n'en voulaient pas. C'est seulement ainsi que l'on trouva le journal sur des hommes arrêtés qui ne pouvaient avoir eu le temps de le lire.

Il faut remarquer qu'aussitôt après l'entretien de Longuet avec Briand, concernant mon expulsion, c'est-à-dire avant que le rôle de Winning dans cette affaire fût élucidé, j'exprimai, dans une lettre ouverte à Jules Guesde, cette idée que Naché Slovo aurait bien pu être distribué à dessein aux soldats, au bon moment, par un provocateur. Cette hypothèse fut confirmée, beaucoup plus tôt que je ne pouvais m'y attendre, et d'une façon incontestable, par de violents ennemis de notre journal. Mais qu'importait! La diplomatie tsariste avait trop clairement donné à entendre au gouvernement de la république que, s'il désirait recevoir des soldats russes, il devait immédiatement détruire notre nid de révolutionnaires. Ce but fut atteint: le gouvernement qui avait hésité jusque-là supprima Naché Slovo, et le ministre de l'Intérieur, Malvy, signa à mon égard un arrêté d'expulsion préparé d'avance par la préfecture de police.

Le cabinet se sentit alors solidement à couvert. Briand signala comme motif de mon expulsion l'affaire de Marseille non seulement à Jean Longuet, mais à plusieurs autres députés, notamment à Leygues, président d'une commission parlementaire. Cela ne pouvait pas ne pas agir. Mais comme Naché Slovo ne pouvait avoir provoqué le meurtre d'un colonel, étant un journal rigoureusement contrôlé par la censure, qui se vendait librement dans les kiosques, l'affaire resta mystérieuse tant qu'on n'en connut pas les dessous, l'oeuvre de provocation. On en eut des révélations même à la Chambre. Il m'a été rapporté que Painlevé, alors ministre de l'Instruction publique, se serait écrié, quand on l'informa de ce qui s'était passé dans la coulisse :

-C'est une honte... On ne peut pas laisser les choses ainsi !...

Mais on était en guerre. Le tsar était un allié. Il était impossible de démasquer Winning. Il ne restait plus qu'à exécuter l'ordre de Malvy.

La préfecture me fit savoir qu'étant expulsé, je pouvais opter pour un pays de mon choix. J'apprenais en même temps que l'Angleterre et l'Italie refusaient l'honneur de me donner asile; Restait la Suisse. Mais -hélas!- la légation de ce pays me refusa brutalement son visa. Je télégraphiai à des Suisses de mes amis. Je reçus une réponse qui devait me tranquilliser: on m'accepterait. Cependant, la légation de Suisse maintint son interdit. Comme on l'a su plus tard, l'ambassade de Russie, soutenue par les Alliés, avait fait pression à Berne et les autorités différèrent la solution pour attendre que je fusse expulsé d'un autre côté. Je ne pouvais gagner la Hollande ou les pays scandinaves qu'en traversant l'Angleterre: le gouvernement anglais me refusa catégoriquement même le droit de transit. Restait l'Espagne. Mais là je refusai moi-même de gagner de mon propre gré la péninsule ibérique. Mes démarches à la préfecture durèrent environ six semaines. Des mouchards me suivaient de près, se tenaient en faction à la porte de l'immeuble où je logeais et devant la rédaction de notre journal, sans jamais me perdre de vue.

Enfin, les autorités parisiennes se décidèrent à employer les grands moyens. Le préfet de police, Laurent, me convoqua et me fit savoir que, puisque je me refusais à partir de bon gré, deux inspecteurs allaient venir chez moi.

Ils seront en civil, ajouta-t-il du ton le plus prévenant. L'ambassade était arrivée à ses fins. Je fus expulsé.

Dans certains détails de mon récit, il peut y avoir quelques petites inexactitudes; je me suis basé sur des notes prises alors. Mais tout l'essentiel est absolument incontestable. D'ailleurs, la plupart de ceux qui ont été mêlés à cette histoire vivent encore. Ils sont encore nombreux en France. Les papiers subsistent. Il ne serait vraiment pas difficile de rétablir les faits. Pour moi, j'estime, sans aucun doute, que si l'on parvenait à extraire l'arrêté de Malvy des archives de la police, et si l'on soumettait ce document à une étude dactyloscopique, on y retrouverait quelque part, dans un coin, à coup sûr, l'empreinte de l'index de Winning.

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