1930

 

 

Léon Trotsky

MA VIE

 

10 Première évasion

L'automne allait venir et nous étions menacés d'avoir la route coupée. Pour hâter mon évasion, il fut décidé de mettre deux fournées en une seule. Un paysan de nos amis se chargea de m'enlever de Verkholensk avec E. G., traductrice de Marx. La nuit, dans un champ, il nous cacha dans sa télègue avec une natte et du foin, comme charge. En même temps, pour gagner deux jours sur les poursuites de la police, on étendait chez moi une couverture sur le mannequin d'un faux malade Le cocher nous mena à la sibérienne c'est-à-dire à une vitesse de vingt verstes à l'heure. Mon dos tenait compte de toutes les fondrières et j'entendais les geignements contenus de ma voisine. Il fallut changer de chevaux deux fois en route. Avant d'arriver au chemin de fer, ma compagne de voyage et moi nous séparâmes de peur d'aggraver les erreurs ou périls de notre entreprise. Je pris place en wagon sans incident et j'y trouvai une valise apportée par des amis d'Irkoutsk, qui contenait du linge empesé, une cravate et d'autres attributs de la civilisation. J'avais entre les mains un Homère, celui qu'a traduit en hexamètres Gniéditch [Nicolas Gniéditch (1784-1833), directeur de la Bibliothèque impériale, traduisit l'Iliade en vers classiques. Fut lié d'amitié avec les premiers romantiques russes. -N.d.T.]. En poche,. un passeport au nom de Trotsky que j'y avais inscrit à tout hasard, ne prévoyant pas que ce nom resterait le mien pour toute la vie.

Je suivais la ligne sibérienne vers l'ouest. Les gendarmes des gares me laissaient passer avec indifférence. Des femmes de haute taille apportaient aux quais des poules et des porcelets rôtis, des bouteilles de lait, des monceaux de pain. Chaque station avait un air d'exposition de l'abondance sibérienne. Durant tout le trajet, les habitants du wagon prirent du thé avalant par là-dessus des galettes vendues à bon marché. Je lisais les hexamètres et rêvais d'une existence à l'étranger. Cette évasion n'eut rien de romantique: elle fut absorbée tout entière dans des libations de thé.

Je m'arrêtai à Samara où s'était concentré à cette époque l'état-major intérieur, c'est-à-dire non émigré, de l'Iskra. Il avait à sa tête, sous un pseudonyme de conspirateur (Clair), l'ingénieur Krjijanovsky, actuellement président du Gosplan. Lui et sa femme furent amis de Lénine, militant avec lui dans la social-démocratie à Pétersbourg en 1894-1895, et aussi du temps de leur déportation en Sibérie. Bientôt après l'écrasement de la révolution de 1905, Clair, avec bien des milliers d'autres militants, abandonna le parti et, à titre d'ingénieur, occupa une place très en vue dans le monde Industriel. Ceux du sous-sol se plaignaient de ce qu'il leur refusait même l'assistance naguère consentie par les libéraux. Dix ou douze ans plus tard, Krjijanovsky rentrait dans le parti, qui avait alors conquis le pouvoir. Telle est la voie qu'ont suivie un grand nombre d'intellectuels qui constituent maintenant le plus sûr appui de Staline.

A Samara, j'adhérai pour ainsi dire officiellement à l'organisation de l'Iskra, sous un pseudonyme de conspiration que me donna Clair; je m'appelai Péro (La Plume); c'était tenir compte des succès que j'avais remportés comme journaliste en Sibérie. L'Iskra réorganisait le parti. Au 1er congrès qui s'était tenu en mars 1898, à Minsk, on n'avait pas réussi à constituer un parti centralisé. Des arrestations en masse brisèrent le jeune appareil qui n'avait pas encore la base indispensable dans le pays. Le mouvement révolutionnaire, après cela, prit son développement dans des foyers isolés les uns des autres, gardant un caractère provincial. En même temps, son niveau idéologique baissait. Dans la lutte pour la conquête des masses, les social-démocrates rejetaient les mots d'ordre politiques à l'arrière-plan. Alors se forma la tendance dite "économique", qui fut alimentée par une vigoureuse poussée commerciale et industrielle et par une vague de grèves. Tout à la fin du siècle s'ouvrit une crise qui aggrava tous les antagonismes dans le pays et donna une impulsion au mouvement politique. L'Iskra engagea une lutte décisive contre le provincialisme des "économistes", pour la création d'un parti révolutionnaire centralisé. Le grand état-major de l'Iskra résidait à l'étranger, assurant la stabilité idéologique de l'organisation qui se recrutait parmi des révolutionnaires dits "professionnels", étroitement liés par l'unité de la théorie et des tâches pratiques. A cette époque, les militants de l'Iskra étaient encore en majorité des intellectuels. Ils luttaient pour prendre la prépondérance dans les comités social-démocrates des divers groupements et pour préparer un congrès du parti qui fût en mesure d'assurer la victoire des idées et des méthodes de l'Iskra. Ce fut, pour ainsi dire, une esquisse, un brouillon de l'organisation révolutionnaire qui, se développant, se trempant, prenant l'offensive ou battant en retraite, se liant de plus en plus étroitement avec les masses ouvrières et leur proposant des tâches de plus en plus étendues, devait, quinze ans plus tard, renverser la bourgeoisie et se saisir du pouvoir.

Mandaté par le bureau de Samara, je visitai Kharkov, Poltava et Kiev, où je devais avoir des entrevues avec un certain nombre de révolutionnaires qui avaient déjà adhéré à l'Iskra ou qu'il fallait persuader. Je rentrai à Samara avec d'assez pauvres résultats: dans le Midi, les liaisons étaient faiblement organisées; l'adresse qu'on m'avait donnée pour Kharkov n'était pas la bonne; à Poltava, je tombai sur du patriotisme régional. Il était impossible d'arriver à des résultats par une rapide incursion. Il fallait un travail sérieux.

Cependant Lénine, avec qui le bureau de Samara était en correspondance très active, me pressait de gagner l'étranger. Clair me donna de l'argent pour le voyage et les indications indispensables pour le passage de la frontière autrichienne près de Kamenetz-Podolsk.

Une série d'aventures plus amusantes que tragiques commença dès la gare de Samara. Pour ne pas intriguer une fois de plus les gendarmes, j'avais décidé de n'arriver au train qu'au dernier moment. L'étudiant Soloviov, qui est devenu aujourd'hui un des dirigeants du Syndicat du pétrole, se chargea d'occuper une place pour moi en wagon et de m'attendre avec ma valise. Je me promenais tranquillement dans un champ, loin derrière la gare, regardant ma montre de temps à autre, lorsque, soudain, j'entendis le deuxième coup de cloche. Devinant qu'on s'était trompé en m'indiquant l'heure du départ, je me mis à courir à toutes jambes. Soloviov, qui m'avait consciencieusement attendu dans un wagon, sauta, ma valise à la main, sur la voie, du train en marche. Il fut bientôt cerné par des agents de la gare et par des gendarmes. Là-dessus, l'apparition d'un homme essoufflé qui accourait après le départ du train -il s'agit de moi- attira l'attention générale. Le procès-verbal que les gendarmes se disposaient à dresser à Soloviov fut oublié au milieu des risées dont nous fûmes, tous deux, l'objet.

Je parvins sans encombre jusqu'à la zone frontière. A la dernière station, un policier me demanda mon passeport. Je fus sincèrement étonné qu'il trouvât parfaitement régulier un document que j'avais fabriqué moi-même.

Le passage illégal de la frontière était commis à la direction d'un gymnasiste qui est devenu maintenant un illustre chimiste et se trouve à la tête d'un des instituts scientifiques de la république des Soviets.

Il se trouva que ses sympathies allaient aux socialistes-révolutiounaires. Apprenant de moi que j'appartenais à l'organisation de l'Iskra, il prit brusquement le ton d'un accusateur menaçant:

-Savez-vous que l'Iskra, dans ses derniers numéros, mène une polémique indigne contre le terrorisme ?

J'allais m'engager dans une discussion de principes quand le gymnasiste ajouta aigrement :

-Je ne vous ferai pas passer la frontière !...

Cette conclusion me frappa par son imprévu. Pourtant, elle était entièrement légitime. Quinze ans plus tard, les armes à la main, nous devions renverser le pouvoir des socialistes-révolutionnaires. Mais à ce moment-là, je ne me préoccupais guère de perspectives historiques. Je démontrais que je n'étais pas sujet à vindicte pour un article paru dans l'Iskra et, en fin de compte, je déclarai que je ne quitterais pas la place avant d'avoir obtenu un conducteur. Le gymnasiste prit un ton plus doux:

-Allons, dit-il, c'est bon... Mais dites-leur, là-bas, que c'est la dernière fois.

Il me logea pour la nuit dans l'appartement vide d'un commis voyageur qui vivait seul et ne devait revenir que le lendemain. Je me rappelle vaguement qu'il fallut entrer par la fenêtre dans ce logis que le locataire avait fermé à clef.

Au cours de la nuit, une lumière soudaine me réveilla. Sur moi se penchait un inconnu, un petit homme, coiffé d'un chapeau melon, tenant une chandelle d'une main et un bâton de l'autre. Du plafond rampait vers moi une ombre à l'énorme chapeau.

-Qui êtes-vous? demandai-je, indigné.

-Voilà qui me plaît, répondit l'inconnu d'un ton tragique: il est couché dans mon lit et il me demande qui je suis!

C'était clair: j'avais devant moi le maître de maison. J'essayais de lui expliquer qu'il n'aurait dû rentrer que le lendemain, mais sans aucun succès.

-Je sais fort bien quand je dois rentrer! répliqua-t-il, et il faut avouer qu'il avait assez raison.

La situation devenait embarrassante.

-Je comprends, s'écria le maître du logis, sans cesser de m'éclairer la figure: c'est encore une des blagues d'Alexandre. Je vais lui dire deux mots demain...

-Très volontiers, je repris et soutins cette heureuse idée : le responsable de tous les malentendus était cet absent, Alexandre...

Je passai le reste de la nuit chez le commis voyageur qui m'offrit même, aimablement, du thé.

Le lendemain matin, le gymnasiste, après une violente explication avec mon logeur, me livra à des contrebandiers du bourg de Brody.

Je passai toute la journée sur la paille, dans la grange d'un Petit-Russien qui m'alimenta avec des arbouses.

La nuit, sous une pluie battante, il me fit passer la frontière. Nous dûmes errer longtemps dans les ténèbres, trébuchant à tout instant.

-Eh bien, maintenant, dit mon guide, montez-moi sur le dos. Nous avons de l'eau devant nous...

Je ne voulais pas monter. Le Petit-Russien insista :

-Vous ne pourriez pas, tout mouillé, continuer votre chemin de l'autre côté. Impossible !

Je dus céder et faire la traversée à dos d'homme, ce qui ne m'empêcha pas d'avoir mes chaussures pleines d'eau.

Un quart d'heure plus tard, nous nous séchions dans une isba juive, déjà du côté autrichien de Brody. Là, on m'assura que le guide avait fait exprès de me conduire vers des eaux profondes pour toucher davantage. De son côté, le Petit-Russien, en toute bonhomie, me quittant, me mit en garde contre les juifs qui prennent toujours trois fois plus qu'on ne leur doit. Mes ressources, effectivement, s'épuisaient vite. J'avais encore un trajet de huit kilomètres à faire, la nuit, jusqu'à la prochaine gare. Route difficile et dangereuse sur un ou deux kilomètres, en bordure de la frontière: c'était à suivre un chemin délavé par les pluies avant d'atteindre la route.

Un vieil ouvrier juif me conduisit dans une voiture à deux roues.

-Un jour ou l'autre, j'y laisserai ma peau, marmonnait-il.

-Comment cela ?

-Les soldats vous crient "qui vive" ! Quand on ne répond pas, ils tirent. Tenez, la bas, voila leur feu. Aujourd'hui, par bonheur, la nuit est encore bonne...

Elle était bonne en effet: une méchante et impénétrable nuit d'automne, une pluie incessante vous cinglant la figure, la fange clapotant profondément sous les sabots du cheval. Nous étions à une montée, les roues dérapaient; le vieux stimulait la bête, par des chuchotements contenus et rauques; les roues s'embourbaient, la légère voiture penchait de plus en plus sur un côté et, tout à coup, elle se renversa. Il y avait là une boue d'octobre, profonde et froide. J'y tombai à plat ventre, enfonçant jusqu'à mi-corps et, pour comble de malheur, j'y perdis mon pince-nez. Mais le plus terrible fut qu'aussitôt après notre chute retentit un cri perçant, à proximité, tout près de nous, une plainte désespérée, un appel au secours, une invocation mystique aux cieux, et il était impossible, dans cette nuit noire et pluvieuse de concevoir à qui pouvait appartenir cette voix mystérieuse, si expressive, et qui n'avait pourtant rien d'humain.

-Il nous perdra, c'est moi qui vous le dis, marmottait le vieillard, anéanti; il nous perdra...

-Mais qu'est-ce que c'est? demandai-je, retenant ma respiration.

-Un coq. Malédiction sur lui! C'est un coq ! La patronne me l'a donné à porter au tueur, à égorger pour samedi...

A intervalles réguliers, des cris perçants retentissaient maintenant.

-Il nous perdra. D'ici, il y a juste deux cents pas jusqu'au poste... Un soldat va sortir...

-Étouffez-le, dis-je, furieux.

-Qui ça ?

-Le coq !

-Et où l'attraper ? Il doit être écrasé par quelque chose... Nous rampâmes tous deux dans les ténèbres, fouillant des deux mains la boue; la pluie nous cinglait; nous maudissions le coq et le sort. Enfin, le vieillard parvint à dégager la misérable victime qui s'était trouvée enfouie sous ma couverture. L'oiseau, reconnaissant, se tut aussitôt. Nous nous mîmes à deux pour relever la voiture et nous continuâmes le voyage.

A la gare, j'employai trois heures à me sécher et à me nettoyer avant l'arrivée du train.

Après l'opération du change, il se trouva que je n'avais plus assez d'argent pour atteindre le lieu de destination, c'est-à-dire Zurich, où je devais me présenter à Axelrod. Je pris un billet valable jusqu'à Vienne: là, je verrais.

Ce qui me frappa dans Vienne, avant tout, c'est qu'ayant appris l'allemand à l'école, je n'y comprenais rien; et la plupart des passants me payèrent de la même monnaie. Je parvins pourtant à expliquer à un vieillard qui portait une casquette rouge que j'avais besoin de trouver la rédaction de l'Arbeiter Zeitung. Je m'étais résolu à expliquer à Victor Adler lui-même, leader de la social-démocratie autrichienne, que les intérêts de la révolution russe exigeaient incontinent la continuation de mon voyage vers Zurich. Le vieillard, qui était un commissionnaire, s'engagea à me conduire où il fallait. Nous marchâmes toute une heure. Il se trouva que la rédaction du journal avait changé d'adresse depuis deux ans. Nous marchâmes encore une demi-heure. Le portier de la gazette nous déclara que ce n'était pas l'heure des réceptions. Je n'avais pas de quoi payer mon guide, j'étais affamé, et puis, surtout, je devais absolument atteindre Zurich... Or, à ce moment, un monsieur de haute taille, d'apparence peu amène, descendait l'escalier. Je lui demandai si je pouvais voir Adler.

-Savez-vous quel jour nous sommes ? me dit-il sévèrement. Je n'en savais rien. En wagon, en voiture, dans le logement du commis voyageur, dans la grange du Petit-Russien, dans ma bataille nocturne avec un coq, j'avais perdu la notion du temps.

-C'est aujourd'hui dimanche, reprit le monsieur en détachant les syllabes, et il voulut passer.

-Ça ne fait rien, dis-je. Il faut que je voie Adler.

Mon interlocuteur me parla alors du ton que doit avoir un chef de bataillon commandant à sa troupe en pleine tempête:

-Le dimanche, vous dit-on, impossible de voir le docteur Adler !...

-Mais c'est pour une affaire très sérieuse, répliquai-je obstinément.

-Et quand bien même votre affaire serait dix fois plus sérieuse, avez-vous compris ?... (J'étais en présence de Fritz Austerlitz en personne, terreur de sa propre rédaction, dont la conversation, aurait dit Hugo, était faite de coups de tonnerre.) Quand bien même vous viendriez nous apprendre que votre tsar, entendez-vous? que votre tsar a été tué et que la révolution, entendez-vous ? a commencé chez vous, cela ne vous donnerait pas le droit de troubler le repos dominical du docteur !

Ce monsieur m'en imposait littéralement par les roulements de sa voix. Pourtant, il me semblait bien qu'il disait des bêtises. Impossible de concevoir que le repos du dimanche fût au-dessus des exigences de la révolution! Je résolus de ne pas céder. J'avais besoin d'atteindre Zurich. La rédaction de l'Iskra m'attendait. En outre, je m'étais évadé de Sibérie. Cela aussi valait d'être considéré. Au pied de l'escalier, barrant le chemin à mon terrifiant interlocuteur, je finis par obtenir ce que je désirais: Austerlitz me donna l'adresse.

Conduit par le même guide, me voilà reparti. J'arrive à la maison qu'habitait Adler.

Je fus accueilli par un homme de taille moyenne, un peu voûté, presque bossu, qui avait des paupières gonflées sur un visage las. C'était, à Vienne, une époque d'élections au Landtag; Adler avait parlé, la veille, dans plusieurs réunions, et il avait employé sa nuit à écrire des articles, des appels. C'est ce que j'appris, un quart d'heure plus tard, de sa belle-fille.

-Excusez-moi, docteur, de venir troubler votre repos dominical...

-Allons au fait, au fait, dit Adler, avec une certaine raideur, mais d'un ton qui, loin d'effaroucher, était plutôt encourageant.

L'esprit transparaissait par toutes les rides de cet homme.

-Je suis Russe...

-Oh! inutile de le dire, j'ai déjà pu le deviner...

Je racontai au docteur, qui m'étudiait rapidement du regard, l'entretien que j'avais eu au seuil de la rédaction.

-Tiens, tiens ! On vous a dit ainsi ? Qui pouvait-ce bien être ? Un grand ? Et qui crie ? C'est Austerlitz. Il crie , dites-vous ? Austerlitz !... Ne prenez pas cela trop au sérieux. Si vous apportez jamais de Russie des nouvelles de révolution, vous pouvez sonner chez moi, même la nuit... Katia ! Katia ! s'écria-t-il soudain.

Sa belle-fille entra. C'était une Russe.

-Maintenant, vos affaires vont aller mieux, dit-il en nous quittant.

J'étais sûr de pouvoir continuer mon voyage.

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