1930

 

 

Léon Trotsky

MA VIE

 

8 Mes premières prisons

Lors du coup de filet de janvier 1898, je fus arrêté non pas à Nikolaïev, mais dans le domaine du gros propriétaire Sokovnine où Chvigovsky s'était engagé comme jardinier. Je passai chez lui, sur le chemin d'Ianovka à Nikolaïev: j'avais une grande serviette bourrée de manuscrits, de dessins, de lettres et de bien d'autres documents illégaux. Avant la nuit, Chvigovsky cacha le dangereux ballot dans une fosse, avec des choux, et, à l'aube, comme il allait planter des arbres, il tira le paquet du trou pour me le remettre afin que je pusse travailler. C'est juste à ce moment-là que tombèrent sur nous les gendarmes. Chvigovsky eut le temps de jeter, dans l'entrée, le ballot derrière une cuve pleine d'eau. Il put aussi chuchoter à la gouvernante, qui, sous la surveillance des gendarmes, nous donnait à dîner, qu'il fallait emporter le paquet et le bien cacher. La vieille ne trouva rien de mieux que d'enfouir ce paquet dans la neige du jardin. Nous espérions fermement que les documents ne tomberaient pas aux mains de l'ennemi. Mais le printemps vînt, la neige fondit, l'herbe monta et découvrit le paquet gonflé par les eaux printanières. Nous étions en prison. Arriva l'été. Un ouvrier fauchait l'herbe dans le jardin du propriétaire; ses deux garçonnets, qui jouaient près de lui, tombèrent sur le paquet, le remirent à leur père; celui-ci le porta à la maison du maître; épouvanté, le propriétaire libéral se rendit immédiatement à Nikolaïev et livra les papiers au colonel des gendarmes. L'écriture des divers manuscrits servit de preuve contre plusieurs personnes.

La vieille prison de Nikolaïev n'était pas du tout adaptée pour recevoir des détenus politiques, surtout que nous étions en nombre. Je me trouvai en cellule avec le jeune relieur Iavitch. La pièce était très grande, elle aurait pu loger trente personnes, elle n'était pas du tout meublée, elle était à peine chauffée. Il y avait à la porte un grand guichet, donnant sur un corridor qui s'ouvrait directement sur la cour. C'étaient alors les grandes gelées de janvier. Pour la nuit, on nous mettait, sur le plancher, une paillasse que l'on remportait à six heures du matin. C'était un supplice que de se lever et de s'habiller. En paletot, coiffés de nos bonnets, chaussés de caoutchoucs, nous nous asseyions avec Iavitch, épaule contre épaule, sur le sol, et, nous adossant au poêle à peine tiède, nous rêvions et somnolions une heure ou deux. C'était probablement le meilleur moment de la journée. On ne nous appelait pas à l'interrogatoire. Nous courions d'un coin à l'autre pour nous réchauffer, nous livrant à nos souvenirs, à nos conjectures, à nos espérances. J'entrepris d'étudier avec Iavitch. Ainsi s'écoulèrent trois semaines. Puis il y eut du changement. On me convoqua au greffe de la prison, m'ordonnant d'emporter mes effets, et on me remit à deux grands gendarmes qui me transférèrent en voiture à la prison de Kherson. L'édifice était encore plus ancien que celui de Nikolaïev. La cellule était vaste, mais sa fenêtre était étroite, aveuglée par une lourde grille qui laissait à peine passer la lumière. Mon isolement était complet, absolu, sans le moindre allégement. Pas de promenades, pas de voisins. Par la fenêtre calfeutrée pour l'hiver, on ne voyait rien. Je ne recevais aucune communication du dehors. Je n'avais ni thé, ni sucre. La soupe des détenus était distribuée une fois par jour, à l'heure du dîner. La portion de pain de seigle avec du sel me servait de déjeuner et de dîner. Je monologuais longuement, me demandant si j'avais le droit d'augmenter la portion du matin au détriment de celle du soir. Les motifs que j'avais trouvés dans la matinée me semblaient, le soir, absurdes et criminels. En soupant, je détestais celui qui avait déjeuné le matin. Je n'avais pas de linge de rechange. Pendant trois mois, je portai les mêmes sous-vêtements. Je n'avais pas de savon. Les parasites qu'on trouve en prison me dévoraient. Je m'imposais de faire en diagonale mille cent onze pas. J'allais alors avoir dix-neuf ans. Mon isolement était si absolu que je n'en ai jamais connu de pareil nulle part, bien que j'aie passé par une vingtaine de prisons. Je n'avais pas un seul livre, pas de crayon, pas de papier. La cellule n'était pas ventilée. Je pouvais juger de l'air qu'on y respirait par la grimace du chef adjoint qui venait parfois me voir. Je grignotais un petit morceau de pain de la prison, allais et venais en diagonale et composais des vers. Je refis le chant de la Trique (Doubinouchka) , création des populistes, je le transformai en un chant prolétarien, le Chant de la Machine (Machinouchka). Je composai aussi une "kamarinskaïa" [Kamarinskaïa : air de danse nationale très connu. -N.d.T.] révolutionnaire. Ces vers, de qualité fort médiocre, devinrent dans la suite très populaires. On les reproduit dans les recueils jusqu'à présent. Mais, parfois la cruelle angoisse de la solitude me rongeait. Et alors, je comptais plus fortement qu'il n'était nécessaire, sur mes semelles usées, les mille cent onze pas que je m'étais imposés. A la fin du troisième mois, comme le pain de prison, le sac rempli de paille et les poux étaient devenus pour moi des éléments de vie tout aussi ordinaires que le jour et la nuit, les surveillants, un soir, apportèrent dans ma cellule tout un monceau de choses qui provenaient d'un autre monde fantastique: du linge propre, une couverture, un oreiller, du pain blanc, du thé, du sucre, du jambon, des conserves, des pommes, et même de grosses oranges aux couleurs vives... A présent encore, et il y a trente et un ans de cela, j'énumère non sans émotion ces choses étonnantes et je me surprends même à avoir oublié de mentionner un pot de confitures, du savon et un peigne.

-C'est votre mère qui vous a apporté ça, me dit le chef adjoint.

Je ne m'entendais guère alors à lire dans les âmes, mais au ton du chef, je compris aussitôt qu'il avait touché un pot-de-vin.

Bientôt après, on me transféra par le bateau à Odessa et on me logea dans une prison cellulaire qui avait été construite quelques années auparavant d'après le dernier mot de la technique moderne. Après Nikolaïev et Kherson, cette prison d'Odessa me parut idéale. La correspondance entre prisonniers par frappements, les petits billets qu'on se transmettait, le "téléphone" ou tout simplement les cris par la fenêtre, en un mot, tout ce qui est du service de liaison, tout cela était mis en oeuvre presque constamment. C'est ainsi que je communiquai par frappements à mes voisins les vers que j'avais composés à Kherson; eux me répondaient par des informations. De Chvigovsky, par la fenêtre, je sus que les gendarmes étaient entrés en possession de mon paquet de papiers et, par conséquent, je n'eus aucune peine à démonter le plan du lieutenant-colonel Dremliouga qui tentait de me prendre au piège. Il faut dire qu'en cette période-là nous n'avions pas encore décidé de refuser toute réponse aux interrogatoires comme nous le fîmes quelques années après.

La prison était comble, depuis l'échec du mouvement qui avait eu lieu dans toute la Russie au printemps. Le 1er mars 1898, alors que j'étais en prison à Kherson, se réunit à Minsk le congrès constituant du parti social-démocrate. Il se composait au total de neuf personnes et il sombra aussitôt dans le flot des arrestations. Quelques mois après, on n'en parlait plus. Mais les conséquences de ce congrès, plus tard, se sont inscrites dans l'histoire de toute l'humanité... Le manifeste adopté traçait la perspective suivante de lutte politique: "... Plus l'on va à l'Orient de l'Europe, plus, sous le rapport politique, la bourgeoisie est lâche et vile, et, par conséquent, les tâches culturelles et politiques qui s'imposent au prolétariat n'en sont que plus grandes." Il y a, historiquement, quelque chose de piquant dans ce fait que l'auteur du manifeste était le bien connu Pierre Strouvé qui devint dans la suite le leader du libéralisme et, plus tard, un publiciste de la réaction religieuse et monarchiste.

Durant les premiers mois de mon séjour dans la prison d'Odessa, je ne recevais pas de livres du dehors et j'étais forcé de me contenter de la bibliothèque de la prison. Elle consistait principalement en revues de religion et d'histoire, d'esprit conservateur, et datant de nombreuses années. Je les étudiais avec une inlassable avidité. Je connus toutes les sectes et toutes les hérésies des temps anciens et de l'époque contemporaine, les privilèges particuliers du culte orthodoxe, les meilleurs arguments à invoquer contre le catholicisme, le protestantisme, le tolstoïsme, le darwinisme. L'esprit chrétien -lisais-je dans la Revue orthodoxe- aime les vraies sciences et, dans ce nombre, les sciences naturelles comme parentes intellectuelles de la foi. Le miracle de l'ânesse de Balaam, qui se mit à discuter avec le prophète, ne peut être mis en doute même du point de vue des sciences naturelles: "car enfin il existe des perroquets et même des canaris qui parlent". Cet argument de l'archevêque Nikanor m'occupait des journées entières et j'en rêvais parfois la nuit. Les recherches sur les diables ou démons, sur leur prince Satan et sur leur ténébreux royaume me frappaient toujours et enthousiasmaient d'une certaine façon une jeune pensée rationaliste qui considérait la sottise codifiée des millénaires. Une longue étude sur le paradis, sur son aménagement intérieur et sur l'endroit où il se trouvait, s'achevait sur cette remarque mélancolique: "On ne connaît rien de certain sur l'emplacement du paradis." Je me répétais cette phrase en dînant, en prenant le thé et en promenade: on ne connaît rien de sûr au sujet de la latitude géographique des béatitudes célestes. Toutes les fois que j'en avais l'occasion, j'engageais une controverse théologique avec le sous-officier de gendarmerie Mikline. Mikline était rapace, menteur, méchant, tout pénétré de la lecture des livres saints et pieux au dernier degré. En grimpant à toute vitesse avec ses clés les sonores escaliers de fer, il marmonnait des chants d'église. Il me disait, cherchant à m'impressionner:

-Pour un mot, pour un seul mot, génitrice du Christ, au lieu de génitrice de Dieu, l'hérétique Arius a crevé du ventre.

-Mais pourquoi donc, dans ce cas, les hérétiques d'aujourd'hui restent-ils indemnes ?

-Maintenant, maintenant..., répondait d'un air vexé Mikline, ce n'est plus le même temps.

Ma soeur, venue du village, m'avait apporté, sur ma demande, les quatre évangiles en langues étrangères. Profitant des connaissances acquises à l'école, pour ce qui était de l'allemand et du français, je lus parallèlement, verset par verset, l'Évangile en anglais et en italien. Ainsi, en quelques mois, je fis de considérables progrès. Il faut pourtant dire que mes facultés de linguiste sont des plus médiocres. Jusqu'à présent, je ne connais à la perfection aucune langue étrangère bien que j'aie vécu dans divers pays d'Europe.

Pour les entrevues avec la parenté, les détenus entraient dans d'étroites cages de bois qui étaient séparées des visiteurs par deux grilles. A sa première visite, mon père s'imagina que, durant tout le temps de ma détention, je serais forcé de rester dans cette boîte étroite. Un frémissement le priva de la parole. A mes questions il ne répondait que par un remuement de ses lèvres blanches. Jamais je n'oublierai le visage qu'il avait alors. Quand ma mère vint, elle était déjà prévenue et se montra plus calme.

Des échos des événements mondiaux arrivaient à nous sous forme fragmentaire. La guerre de l'Afrique du Sud nous toucha à peine. Nous étions encore des provinciaux dans le sens absolu du mot. Nous penchions à expliquer la lutte engagée par les Anglais contre les Boers du point de vue d'une inévitable victoire du gros capital sur le petit. L'affaire Dreyfus qui atteignait, à ce moment, son point culminant, nous saisissait de temps à autre par son caractère dramatique. Un jour courut parmi nous le bruit qu'en France un coup d'Etat avait en lieu et que la royauté était rétablie. Nous fûmes pris d'un sentiment d'opprobre indicible. Les gendarmes, inquiets, couraient par les corridors et les escaliers de fer pour mettre fin aux frappements et aux cris. Ils s'imaginaient que nous étions encore mécontents d'un dîner fait avec des provisions peu fraîches. Mais non, le quartier politique protestait violemment contre la restauration de la monarchie en France.

Les articles des revues théologiques sur la franc-maçonnerie m'intéressèrent. D'où venaient ces étranges courants, me demandais-je. Comment l'expliquerait le marxisme? Je résistai relativement longtemps au matérialisme historique, m'en tenant à la théorie de la multiplicité des facteurs historiques qui est jusqu'à présent, on le sait, la théorie la plus répandue dans la science sociale. Des gens disent des divers aspects de leur activité sociale que ce sont des facteurs, ils donnent à ce concept un caractère super-social et ensuite ils expliquent superstitieusement leur propre activité sociale comme un produit de l'action mutuelle de ces forces indépendantes. D'où viennent ces facteurs, c'est-à-dire dans quelles conditions se sont-ils développés depuis l'humanité primitive? L'éclectisme officiel s'arrête à peine à cette question. Je lus, avec enthousiasme, dans ma cellule, deux essais bien connus du vieil hégélien italien Antonio Labriola, marxiste aussi, qui avaient pénétré en français dans la prison. Comme peu d'écrivains de race latine, Labriola possédait la dialectique matérialiste, sinon en politique, où il était impuissant, du moins dans le domaine de la philosophie de l'histoire. Sous l'éclatant dilettantisme de son exposé, il y avait de véritables profondeurs. Il réglait magnifiquement son compte à la théorie des multiples facteurs qui peuplent l'Olympe de l'histoire et qui, de là, gouvernent nos destinées. Bien qu'il se soit écoulé trente ans depuis que j'ai lu ses Essais, la marche générale de sa pensée est restée fixée dans ma mémoire, comme un refrain: "Les idées ne tombent pas du ciel." Après cela, les théoriciens russes de la multiplicité et de la diversité des facteurs, Lavrov, Mikhaïlovsky, Karéïev et d'autres m'ont paru sans force. Bien plus tard, je ne parvenais pas à comprendre les marxistes qui ont été influencés par le livre stérile du professeur allemand Stamler : l'Economie et le Droit ; cet ouvrage est une des innombrables tentatives qui ont été faites pour ouvrir une voie au grand courant naturel et historique qui vient de l'amibe à nous et qui nous dépasse, à travers les cercles fermés des catégories éternelles qui ne sont en réalité qu'impressions d'un vivant processus dans le cerveau d'un pédant.

En cette période, précisément, je m'intéressais à la franc maçonnerie. Durant plusieurs mois je lus avec application des livres sur l'histoire des maçons, livres qui m'étaient apportés de la ville par des parents et des amis. Pourquoi, dans quel but, des commerçants, des artistes, des banquiers, des fonctionnaires et des avocats avaient-ils décidé, depuis le début du XVIIIe siècle de s'appeler maçons, reconstituant le rituel d'une corporation du Moyen Age? D'où venait cette étrange mascarade? Peu à peu, le tableau devenait plus clair pour moi. La corporation d'autrefois n'avait pas été seulement un groupement de production; elle avait été aussi une organisation qui avait sa personnalité morale et ses moeurs. Elle portait sur la vie de toute la population citadine, sous tous les rapports, surtout sur la corporation des demi-artisans, demi-artistes du bâtiment. La dissolution d'une économie corporative marquait la crise morale d'une société qui venait à peine de laisser derrière elle le Moyen Age. La nouvelle morale se définissait beaucoup plus lentement que ne se détruisait l'ancienne. De là cette tentative si fréquente dans l'histoire humaine pour conserver les formes de la discipline morale sous lesquelles le processus historique a depuis longtemps sapé les bases sociales et, dans le cas envisagé, les bases corporatives de la production. La maçonnerie opérante est devenue une maçonnerie spéculative. Mais, comme toujours dans des cas pareils, les formes qui procédaient de la morale et des moeurs et que des gens essayaient de garder pour elles-mêmes, ont pris par force un tout autre contenu. Dans certaines branches de la franc-maçonnerie, il y eut de forts éléments de réaction féodale, par exemple dans le rite écossais. Au XVIIIe siècle, les organisations de la franc-maçonnerie, dans un bon nombre de pays, se complètent d'une tendance militante à l'enseignement, d'un certain illuminisme, et jouent leur rôle prérévolutionnaire; à leur aile gauche il y a évolution vers les carbonari. Louis XVI était franc-maçon; mais le docteur Guillotin, qui inventa la guillotine, l'était aussi. Dans l'Allemagne du Sud, la franc-maçonnerie prit un caractère nettement révolutionnaire et, à la cour de Catherine II, elle donna la mascarade d'une hiérarchie de nobles et de fonctionnaires Le franc-maçon Novikov [Un des premiers représentants des idées libérales qui se développèrent en Russie sous l'influence de l'Occident. -N.d.T.] fut déporté en Sibérie par l'impératrice franc-maçonne.

Si actuellement, à l'époque des vêtements de confection à bon marché, presque personne ne songe plus à porter, pour l'user jusqu'au bout, la redingote de son grand-père, en revanche, dans le domaine des idées, la redingote et la crinoline sont encore très à la mode. La garde-robe idéologique passe d'une génération à l'autre, bien que les oreillers et les couvertures des grands-mères aient une odeur surette. Ceux-là même qui sont forcés de modifier dans le fond leurs idées les insèrent le plus souvent dans des formes anciennes. La révolution qui s'est produite dans la technique de notre production a été beaucoup plus puissante que celle qui a eu lieu dans la technique de notre pensée où l'on aime mieux rafistoler et retourner les vêtements que de faire quelque chose de neuf. Voilà pourquoi les parlementaires petits bourgeois en France, s'efforçant d'opposer à la force dissolvante des rapports contemporains une certaine apparence de lien moral entre les hommes, ne trouvent rien de mieux que de revêtir un tablier blanc et de s'armer soit d'un compas, soit d'un fil à plomb. Et à vrai dire, en agissant ainsi, ils n'ont pas l'intention de construire un nouveau bâtiment; ils veulent seulement pénétrer dans l'antique édifice d'un parlement et d'un ministère.

Comme en prison,. pour obtenir un cahier neuf on devait rendre celui qui avait servi, je pris, pour mes études sur la franc-maçonnerie un cahier de mille pages numérotées et j'y copiai d'une écriture très fine des extraits de nombreux livres, y intercalant mes propres réflexions sur la franc-maçonnerie et la conception matérialiste de l'histoire.

Ce travail me prit environ un an. Je mettais au point certains chapitres, les transcrivais dans des cahiers de contrebande et les envoyais, aux fins d'examen, à mes amis, dans les cellules voisines. Pour cela nous appliquions un système très compliqué qui s'appelait entre nous "le téléphone". Le destinataire, quand sa cellule ne se trouvait pas trop loin de la mienne, attachait à une ficelle un objet lourd, sortait le bras de la fenêtre, à travers la grille, le plus loin possible, et donnait à son projectile un mouvement giratoire. Comme nous nous étions entendus d'avance par la méthode du frappement, je tendais, aussi loin que possible, un balai, au dehors, et lorsque la charge parvenait à s'enrouler autour du balai, je ramenais à moi celui-ci et j'attachais au bout de la corde mon manuscrit. Quand le destinataire se trouvait loin, la transmission se faisait par étapes et, bien entendu, c'était alors très compliqué.

Vers la fin de mon séjour à la prison d'Odessa, le gros cahier, vérifié par le brigadier de gendarmerie Oussov et revêtu de sa signature, était devenu un véritable trésor d'érudition historique et de profondeur philosophique. Je ne sais si l'on pourrait l'imprimer maintenant tel qu'il a été écrit. J'avais appris trop de choses à la fois, concernant divers domaines, diverses époques, divers pays, et je crains d'avoir voulu en dire beaucoup trop d'un coup dans mon premier ouvrage. Mais je pense que les idées essentielles et les déductions étaient justes. Alors déjà, je me sentais suffisamment solide sur mes jambes, et ce sentiment devenait plus fort au fur et à mesure que le travail avançait. Je donnerais beaucoup, maintenant, pour retrouver ce gros cahier. Je l'avais pris dans mon paquet quand on me déporta; à vrai dire, en Sibérie, je cessai d'étudier la franc-maçonnerie, m'occupant alors d'apprendre le système économique de Marx. Après mon évasion à l'étranger, Alexandra Lvovna me fit tenir ce cahier du lieu de déportation, par l'intermédiaire de mes parents qui vinrent me voir à Paris en 1903. Ce cahier est resté avec toutes mes modestes archives d'émigré à Genève, lorsque je partis, dans des conditions illégales, pour la Russie et est resté dans le fonds de l'Iskra qui fut pour lui, prématurément, une tombe. Après ma deuxième évasion de Sibérie, je tentai vainement de retrouver mon ouvrage à l'étranger. Probablement, la propriétaire à laquelle les archives avaient été confiées, en Suisse, s'était-elle servie du cahier pour allumer ses poêles ou pour d'autres besoins. Je ne puis me retenir d'adresser un reproche à cette honorable dame.

Le fait que cette étude sur la franc-maçonnerie a été faite en prison où je ne disposais que d'un nombre très limité de livres, fut à mon avantage. Jusqu'alors, je ne connaissais rien de l'essentiel de la littérature marxiste. Les essais d'Antonio Labriola avaient le caractère de pamphlets philosophiques. Ils supposaient des connaissances que je ne possédais pas et auxquelles j'étais forcé de suppléer par des conjectures. En sortant de la lecture de Labriola, j'avais un tas d'hypothèses dans la tête. Le travail fait sur la franc-maçonnerie me servit à vérifier la valeur de mes propres hypothèses. Je ne découvris rien de nouveau. Toutes les déductions méthodologiques auxquelles je parvins avaient été trouvées depuis longtemps et étaient appliquées en fait. Moi, j'y arrivais à tâtons et, dans une certaine mesure, par mes propres forces. Je pense que cela eut de l'importance pour toute mon évolution idéologique dans la suite. Je découvris plus tard, dans les travaux de Marx, d'Engels, de Plékhanov, de Mehring, la confirmation de ce qui m'avait semblé, en prison, n'être qu'une simple conjecture, encore sujette à vérification et qui avait besoin d'être motivée. Je ne m'assimilai pas tout d'abord le matérialisme historique dans sa forme dogmatique. La dialectique se présenta à moi, pour commencer, non dans ses définitions abstraites, mais comme un vivant ressort que je découvrais dans le processus historique même, pour autant que je cherchais à le comprendre.

A cette époque, le flot commençait à monter dans le pays. La dialectique historique travaillait alors à souhait, mais pratiquement et sur une très large échelle. Le mouvement universitaire tournait en manifestations. Les cosaques cinglaient de leurs fouets les étudiants. Les libéraux étaient indignés parce que c'étaient leurs enfants qui pâtissaient. La social-démocratie se renforçait, fusionnant de plus en plus avec le mouvement ouvrier. La révolution cessait d'être l'occupation privilégiée de cercles d'intellectuels. Le nombre des ouvriers emprisonnés était de plus en plus grand. Bien qu'on fût à l'étroit dans les prisons, on y respirait mieux. Vers la fin de la deuxième année, nous connûmes la sentence prononcée sur l'affaire de l'Union de la Russie méridionale: les quatre principaux accusés devaient être déportés pour quatre ans en Sibérie orientale. Nous dûmes passer encore plus de six mois au dépôt de Moscou. Ce fut un temps, pour moi, de grande application aux études théoriques. C'est là que j'entendis parler pour la première fois de Lénine et que j'étudiai son livre, qui venait de paraître tout récemment, sur le développement du capitalisme russe. C'est là que je rédigeai et fis passer au dehors une brochure sur le mouvement ouvrier à Nikolaïev qui fut, peu après, imprimée à Genève. C'est pendant l'été que nous quittâmes le dépôt de Moscou. Nous fîmes halte, à plusieurs reprises, dans d'autres prisons. Nous n'arrivâmes au lieu de déportation qu'à l'automne de 1900.

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