1940

Le débat parmi les trotskystes américains sur la nature de l'URSS et de son Etat : un Etat ouvrier dégénéré ou un capitalisme d'Etat ?...


Léon Trotsky

DEFENSE DU MARXISME

D'UNE EGRATIGNURE AU DANGER DE GANGRENE

Le sens de la discussion.

La discussion continue à développer sa logique interne. Chaque camp, conformément à sa nature sociale et à sa physionomie politique s'efforce de déceler les points faibles et vulnérables de son adversaire. C'est précisément cela qui détermine le cours de la discussion et non les plans a priori des chefs de l'opposition. Se lamenter maintenant que la discussion a éclaté est bien tardif et stérile. Il faut seulement suivre avec vigilance le rôle joué par les provocateurs staliniens, indiscutablement présents dans le parti et qui ont pour mission d'empoisonner l'atmosphère de la discussion de gaz venimeux et de mener la lutte idéologique jusqu'à la scission. Il n'est pas malaisé de reconnaître ces gens là: ils déploient un zèle excessif et bien entendu artificiel. Ils remplacent les idées et les arguments par les commérages et les calomnies. Les deux fractions doivent unir leurs efforts pour les démasquer et les chasser. Mais la lutte principielle doit être menée à bonne fin, c'est-à-dire jusqu'à une clarification sérieuse des questions les plus importantes qui ont été posées. Il faut utiliser la discussion pour élever le niveau théorique du parti.

Un nombre important de membres de la section américaine comme de toute notre jeune Internationale sont issus de l'Internationale communiste à l'époque de la décadence ou de la Deuxième Internationale. Ce sont là de mauvaises écoles. La discussion a révélé que de larges cercles du parti n'ont qu'une faible formation théorique. Il suffit de se référer, par exemple, au fait que la section du parti de New-York n'a pas opposé un vigoureux réflexe défensif aux tentatives irréfléchies de réviser la doctrine et le programme marxistes, mais a, au contraire, en majorité soutenu les révisionnistes. Cela est regrettable, mais redressable dans la mesure où notre parti américain et toute l'Internationale se composent d'éléments honnêtes qui cherchent sincèrement à se placer sur le chemin de la révolution. Ils ont la volonté d'apprendre et ils apprendront. Mais il n'y a pas de temps à perdre. C'est précisément la pénétration du Parti dans les syndicats et dans le milieu ouvrier en général qui exige une élévation de la qualification théorique de nos cadres. Par "cadres" je ne veux pas dire "l'appareil", mais le parti dans son ensemble. Chaque membre du parti peut et doit se considérer comme un officier de l'armée prolétarienne en formation.

"Depuis quand êtes-vous devenus des spécialistes des problèmes philosophiques ?" demandent aujourd'hui avec ironie les opposants aux représentants de la majorité. L'ironie est ici complètement déplacée. Le socialisme scientifique est l'expression consciente du processus historique inconscient, c'est-à-dire de l'aspiration spontanée et instinctive du prolétariat à reconstruire la société sur des bases communistes. Ces tendances organiques dans la psychologie des travailleurs se révèlent avec une extrême rapidité à notre époque de guerres et de révolutions. La discussion a révélé indiscutablement à l'intérieur du Parti un heurt entre une tendance petite-bourgeoise et une tendance prolétarienne. La tendance petite-bourgeoise démontre son désarroi en tentant de réduire le programme du parti à la petite monnaie des "problèmes concrets". La tendance prolétarienne s'efforce, au contraire, de ramener toutes les questions partielles à une unité théorique. Le problème pour le moment n'est pas de savoir dans quelle mesure tel ou tel membre de la majorité applique consciemment la méthode dialectique. Ce qui est important c'est que la majorité dans son ensemble s'efforce de poser les questions de façon prolétarienne et, en raison de cela, tende à assimiler la dialectique qui est "l'algèbre de la révolution". Les opposants, m'a-t-on dit, saluent par des éclats de rire la mention même du mot "dialectique". Ils ont bien tort. Ce procédé indigne ne servira à rien. La dialectique du processus historique a plus d'une fois déjà cruellement puni ceux qui tentaient de s'en moquer.

Le dernier article du camarade Shachtman ("Lettre ouverte au camarade Trotsky") [1] constitue un symptôme alarmant. Il révèle que Shachtman se refuse à tirer des leçons de la discussion et continue à développer ses erreurs, en exploitant pour cela non seulement le niveau théorique insuffisant du parti, mais aussi les préjugés spécifiques de son aile petite-bourgeoise. Chacun connaît l'aisance avec laquelle Shachtman groupe des épisodes historiques autour d'un axe ou d'un autre. Cette capacité fait de Shachtman un journaliste talentueux. Malheureusement ce talent est bien insuffisant. La question principale est le choix de l'axe. Ce qui intéresse toujours Shachtman c'est le reflet de la politique dans la littérature et dans la presse. Il ne s'intéresse pas aux processus réels de la lutte des classes, à la vie des masses, aux rapports internes entre les différentes couches de la classe ouvrière elle-même... etc. J'ai lu nombre d'articles excellents et même brillants de Shachtman, mais je n'ai jamais entendu de sa bouche une seule remarque vraiment pénétrante sur la vie de la classe ouvrière américaine ou de son avant-garde.

Il faut préciser que ce n'est pas là seulement un défaut personnel de Shachtman, mais le destin de toute une génération de révolutionnaires qui, par suite d'une combinaison particulière des conditions historiques, s'est développée en dehors du mouvement ouvrier. Plus d'une fois déjà j'ai eu l'occasion de souligner oralement et par écrit le danger d'une dégénérescence de ces éléments de valeur et dévoués à la révolution. Ce qui était en son temps une caractéristique inéluctable de la jeunesse est devenu une faiblesse. La faiblesse devient maladie et si on la néglige, la maladie peut devenir fatale. Pour éviter ce danger, il faut ouvrir consciemment un nouveau chapitre dans le développement du parti. Les propagandistes et les journalistes de la IVe Internationale doivent ouvrir un nouveau chapitre dans leur propre conscience. Il faut se réarmer. Il faut tourner autour de son propre axe, tourner le dos aux intellectuels petits-bourgeois et faire face aux ouvriers.

Il serait difficile de concevoir une faute plus dangereuse pour le parti que de voir dans le conservatisme de sa partie ouvrière la cause de sa crise actuelle, et de chercher la solution de cette crise dans la victoire du bloc petit-bourgeois. En fait, l'essence de la crise présente réside dans le conservatisme des éléments petits-bourgeois qui ont fait leurs armes à l'école du propagandisme pur et n'ont pas su déboucher sur la voie de la lutte des classes. La crise actuelle c'est l'ultime lutte de ces éléments pour leur propre conservation. Chaque opposant pris à part peut, s'il le désire, se trouver une place honorable dans le mouvement révolutionnaire. Mais en tant que fraction ils sont condamnés. Dans la lutte en cours, Shachtman ne s'est pas placé dans le camp où il lui faudrait être. Comme toujours, en pareil cas, ses traits forts sont passés à l'arrière-plan, tandis que ses traits faibles ont pris une expression particulièrement achevée. Et sa "Lettre ouverte" représente une sorte de cristallisation de ses traits faibles.

Shachtman a laissé de côté une vétille: la position de classe. D'où ses zigzags extraordinaires, ses improvisations et ses sauts. Il substitue à l'analyse de classe une collection disparate d'anecdotes historiques à seule fin de couvrir son propre tournant, de camoufler la contradiction entre son hier et son aujourd'hui. Ainsi procède Shachtman avec l'histoire du marxisme, l'histoire de son propre parti et l'histoire de l'opposition russe. Ce faisant il accumule fautes sur fautes. Toutes les analogies historiques auxquelles il recourt parlent, nous le verrons, contre lui.

Il est plus difficile de corriger des fautes que de les commettre. Nous demandons de la patience aux lecteurs pour suivre avec nous, étape par étape, tous les zigzags de la pensée de Shachtman. De notre côté nous promettons de ne pas nous contenter de souligner les fautes et les contradictions mais aussi d'opposer sur toute la ligne la position prolétarienne à la position petite-bourgeoise, la position marxiste à la position éclectique. Sur cette voie chacun de nous pourra peut-être apprendre quelque chose au cours de la discussion.

Des "précédents".

"Comment se fait-il que nous, révolutionnaires intransigeants, soyons soudain devenus une tendance petite-bourgeoise? s'indigne Shachtman". Où sont les preuves? En quoi cette tendance s'est-elle manifestée l'an passé (!) parmi les représentants autorisés de la minorité ? (p. 2).

Pourquoi n'avons-nous pas cédé autrefois à l'influence de la démocratie petite-bourgeoise ? Pourquoi durant la guerre civile espagnole n'étions-nous pas... etc., etc. Tel est l'atout maître que Shachtman abat au début de sa polémique contre moi et sur lequel il brode des variations infinies, lui attribuant apparemment une valeur exceptionnelle. Il ne vient pas du tout à l'esprit de Shachtman que je puisse retourner cet argument contre lui.

Le document de l'opposition intitulé La guerre et le conservatisme bureaucratique [2] concède que Trotsky a raison neuf fois sur dix, peut-être même quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent. Je comprends trop bien le caractère conventionnel et fort magnanime de cette concession. Le nombre de mes erreurs est en réalité bien plus élevé. Comment donc expliquer le fait que deux ou trois semaines après la rédaction de ce document, Shachtman découvrait soudain que Trotsky :

a) est incapable d'avoir une attitude critique envers les informations qui lui sont fournies, bien que Shachtman lui-même fût l'un de ceux qui l'ont renseigné pendant dix ans ;

b) est incapable de distinguer une tendance prolétarienne d'une tendance petite-bourgeoise, une tendance bolchévique d'une tendance menchévique ;

c) défend la conception absurde de la "révolution bureaucratique" au lieu de la révolution par les masses ;

d) est incapable de donner une réponse juste aux questions concrètes sur la Pologne, sur la Finlande, etc. ;

e) manifeste une tendance à capituler devant le stalinisme ;

f) ne comprend pas la signification du centralisme démocratique, etc., etc., à l'infini.

En un mot, en l'espace de deux à trois semaines, Shachtman a découvert que je me trompe quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent et spécialement lorsque Shachtman lui-même se trouve impliqué. Il me semble que ce nouveau pourcentage est lui aussi un peu exagéré, mais cette fois-ci dans le sens opposé. En tout cas Shachtman a découvert ma tendance à substituer à la révolution par les masses la "révolution" bureaucratique beaucoup plus brusquement que je n'ai découvert sa déviation petite-bourgeoise.

Le camarade Shachtman m'invite à prouver l'existence d'une "tendance petite-bourgeoise" dans le parti au cours de l'année passée ou même depuis deux ou trois ans. Shachtman a bien raison de ne pas se référer à un passé plus lointain. Je défère cependant à l'invitation de Shachtman et je me limiterai aux trois dernières années. Mais attention ! Aux questions rhétoriques de mon critique sévère je répondrai par quelques documents exacts.

1- Le 25 mai 1937, j'écrivais à New-York au sujet de la politique de la fraction bolchevique-léniniste dans le Parti socialiste :

"...je dois citer deux récents documents :

a) -la lettre personnelle de "Max" au sujet du congrès, et

b) -l'article de Shachtman "Vers un Parti socialiste révolutionnaire" [3]. Le titre de cet article à lui seul est caractéristique d'une perspective fausse. Il me semble prouvé par les événements, y compris par le dernier congrès, que le parti se développe non vers un Parti "révolutionnaire" mais vers une sorte de nouvel I.L.P., c'est-à-dire un misérable avortement politique centriste sans aucune perspective.

"L'affirmation que le Parti socialiste américain est maintenant plus proche de la position marxiste révolutionnaire que n'importe quel parti de la IIe ou la IIIe Internationale" est un compliment absolument immérité. Le Parti socialiste américain est seulement plus arriéré que les formations semblables en Europe, le P.O.U.M., l'I.L.P., le S.A.P., etc. [4].

Notre devoir consiste à démasquer l'avantage négatif de Norman Thomas [5] et Cie et non à parler de "supériorité" (de la résolution sur la guerre) sur toutes les résolutions adoptées auparavant par le Parti...". C'est une appréciation purement littéraire, parce que chaque résolution doit être prise en rapport avec les événements historiques, avec la situation politique et ses exigences impératives..." [6].

Dans les deux documents mentionnés dans la lettre ci-dessus, Shachtman révèle son extraordinaire capacité d'adaptation à l'aile gauche des démocrates petits-bourgeois et son mimétisme politique, symptôme très dangereux chez un homme politique révolutionnaire ! Il est extrêmement important de noter la haute appréciation qu'il donne de la position "radicale" de Norman Thomas au sujet de la guerre... en Europe. Chacun le sait, les opportunistes sont d'autant plus radicaux qu'ils sont plus éloignés des événements. En se fondant sur cette règle il n'est pas difficile d'apprécier à sa juste valeur l'accusation portée par Shachtman et ses amis contre notre tendance a "capituler devant le stalinisme". Il est hélas, plus facile, lorsqu'on habite le Bronx, de manifester son intransigeance envers le Kremlin qu'envers la petite-bourgeoisie américaine.

2.A en croire le camarade Shachtman, j'ai introduit dans la discussion la question de la composition de classe des fractions par la bande et sans fondement. Ici aussi référons-nous a un passé récent. Le 3 octobre 1937 j'écrivais à New-York :

"J'ai remarqué cent fois que le travailleur qui reste inaperçu dans les conditions "normales" de la vie du Parti, montre des qualités remarquables dans un changement de situation, quand les formules générales et les plumes habiles ne suffisent plus, là où sont nécessaires une connaissance de la vie des travailleurs et des capacités pratiques. Dans de telles conditions, un ouvrier doué révèle de la sûreté de soi et aussi ses capacités politiques générales.

"La prédominance des intellectuels dans une organisation est inévitable durant la première période de son développement. C'est en même temps un handicap sérieux pour l'éducation politique des ouvriers les plus doués... Il est absolument nécessaire qu'au prochain congrès on introduise le plus grand nombre d'ouvriers possible dans les comités locaux et dans les comités centraux. Pour un travailleur l'activité dans l'organisme dirigeant du Parti est en même temps une haute école politique...

"La difficulté réside en ce que dans toute organisation il y a des membres traditionnels des Comités et que des considérations secondaires, diverses, fractionnelles et personnelles jouent un trop grand rôle dans l'établissement des listes de candidats."

Je n'ai jamais constaté chez Shachtman aucune attention ou aucun intérêt pour les questions de cet ordre.

3. A en croire Shachtman, j'ai introduit artificiellement et sans aucun fondement, la question de la fraction du camarade Abern définie comme un rassemblement d'éléments petits-bourgeois. Pourtant, le 10 octobre 1937, à un moment où Shachtman marchait coude à coude avec Cannon et où l'on considérait officiellement qu'Abern n'avait pas de fraction, j'écrivais à Cannon:

"Le Parti a seulement une minorité de véritables ouvriers d'usine... Les éléments non prolétariens représentent un levain très nécessaire et je crois que nous pouvons être fiers de la qualité de ces éléments. Mais... notre Parti peut être inondé par des éléments non prolétariens et peut même perdre son caractère révolutionnaire. Evidemment notre tâche n'est pas d'empêcher l'afflux des intellectuels par des méthodes artificielles... mais d'orienter toute l'organisation vers les usines, les grèves, les syndicats...

"Prenons un exemple concret : nous ne pouvons pas consacrer suffisamment ou autant de forces à toutes les usines. Notre organisation locale peut choisir comme champ d'activité durant la période prochaine une, deux ou trois usines dans son rayon et concentrer toutes ses forces sur ces usines. Si nous avons, dans l'une d'elles, deux ou trois ouvriers, nous pouvons créer une commission spéciale de soutien de cinq membres non ouvriers dans le but d'élargir notre influence dans cette usine.

"La même chose doit être faite dans les syndicats. Nous ne pouvons pas introduire des membres non ouvriers dans les syndicats ouvriers. Mais nous pouvons constituer, avec des chances de succès, des commissions de soutien pour l'action orale et littéraire en connection avec nos camarades au sein du syndicat. Les conditions invariables de cette action doivent être: ne pas commander les ouvriers, mais seulement les aider, leur donner des suggestions, les armer de faits, d'idées, de journaux d'usines, de tracts spéciaux, etc.

"Une telle collaboration aurait une énorme importance éducative, d'une part pour les camarades ouvriers, d'autre part pour les membres non ouvriers qui ont besoin d'une solide rééducation.

"Vous avez par exemple, un nombre important d'éléments juifs non travailleurs dans vos rangs. Ils peuvent être un levain de valeur, si le Parti réussit à les extraire peu à peu d'un milieu clos, et à les lier aux ouvriers d'usines au moyen d'une activité quotidienne. Je crois qu'une telle orientation assurerait aussi une atmosphère plus saine à l'intérieur du Parti...

"Nous pouvons poser sans tarder une règle générale: un membre du Parti qui n'a pas gagné au Parti un nouvel ouvrier au cours de trois ou six mois n'est pas un bon membre du Parti.

"Si nous assurions sérieusement une telle orientation générale et si nous en vérifiions chaque semaine les résultats pratiques, nous éviterions un grand danger, celui de voir les intellectuels et les ouvriers en faux col supplanter la minorité ouvrière, la condamner au silence et transformer le Parti en un club de discussion très intelligent, mais absolument inhabitable pour les ouvriers.

"Les mêmes règles devraient être appliquées sous une forme correspondante en ce qui concerne le travail et le recrutement de l'organisation de jeunesse, sans quoi nous courons le danger d'éduquer de bons éléments jeunes en dilettantes révolutionnaires et non en combattants révolutionnaires."

Cette lettre prouve clairement, je l'espère, que je n'ai pas inventé le danger d'une déviation petite-bourgeoise le lendemain du pacte Hitler-Staline ou du démembrement de la Pologne, mais que je l'avais souligné avec insistance deux ans auparavant et plus. En outre, j'indiquais alors, en visant surtout la fraction "inexistante" d'Abern, qu'il était absolument indispensable pour purifier l'atmosphère du parti que les éléments petits-bourgeois juifs du groupe de New-York soient soustraits à leur milieu conservateur habituel et dissous dans le mouvement ouvrier réel. Et c'est précisément parce que cette lettre (qui n'était pas la première de ce genre) fut écrite plus de deux ans avant le début de l'actuelle discussion qu'elle prend comme preuve beaucoup plus de poids que n'en peuvent avoir tous les écrits de l'opposition concernant les mobiles qui m'auraient poussé à intervenir pour défendre la "clique Cannon".

4. Le penchant de Shachtman à céder aux influences petites-bourgeoises et surtout académiques et littéraires, n'a jamais été un secret pour moi. A l'époque de la Commission Dewey [7], j'écrivais le 14 octobre 1937 à Cannon, Shachtman et Novack :

"J'ai insisté sur la nécessité d'encadrer le Comité par des délégués de groupements ouvriers, afin de se créer les canaux allant du Comité aux masses... Les camarades Novack, Shachtman et autres se sont déclarés d'accord sur ce point. Nous avons analysé ensemble les possibilités pratiques de réalisation de ce plan... Mais par la suite, en dépit de mes questions répétées, je n'ai jamais pu avoir d'informations sur ce sujet, et ce n'est qu'accidentellement que j'ai entendu dire que le camarade Shachtman s'y opposait. Pourquoi? je l'ignore."

Shachtman ne m'a jamais fourni ses raisons. Dans ma lettre je m'exprimais avec une diplomatie extrême mais je n'avais pas le moindre doute que, verbalement d'accord avec moi, Shachtman en réalité craignait de blesser l'extraordinaire susceptibilité politique de nos alliés libéraux temporaires: de ce côté Shachtman fait preuve d'une "délicatesse" extraordinaire.

5. Le 15 avril 1938, j'écrivais à New-York :

"Je suis un peu étonné du genre de publicité donnée à la lettre d'Eastman dans New International. La publication de cette lettre est absolument juste, mais l'importance qui lui est donnée sur la couverture combinée au silence fait au sujet de l'article d'Eastman dans Harper's me semble un peu compromettant pour New International. Beaucoup de gens interpréteront ce fait comme la preuve de notre empressement à fermer les yeux sur les principes lorsque l'amitié est en jeu."

Ce reproche précédait de quelques mois la publication de l'article de Shachtman et Burnham contre "Les intellectuels en retraite" et, en particulier, contre Eastman.

6. Le 1er juin 1938, j'écrivais au camarade Shachtman:

"Il est difficile de comprendre pourquoi vous êtes si tolérant et même amical envers M. Eugène Lyons. Il parle, il me semble, à vos banquets ; en même temps, il parle aux banquets des gardes blancs."

Cette lettre était la continuation d'une lutte pour l'adoption d'une politique plus indépendante et plus décidée envers les prétendus "libéraux" qui, tout en menant le combat contre la révolution, désirent rester "en bons termes" avec le prolétariat car cela double leur valeur sur le marché de l'opinion publique bourgeoise.

7. Le 6 octobre 1938, près d'une année avant le début de la discussion, j'écrivais sur la nécessité d'orienter d'une façon décisive la presse de notre parti vers les ouvriers :

"L'attitude du "Socialist Appeal" à cet égard est importante. C'est sans aucun doute un très bon journal marxiste, mais il n'est pas un véritable instrument d'action politique... J'ai essayé d'intéresser à cette question le comité de rédaction du Socialist Appeal, mais sans succès."

Il y a dans ces mots une note manifeste de reproche. Elle n'est pas accidentelle. Le camarade Shachtman, ainsi qu'il a déjà été dit, accorde un intérêt incomparablement plus grand à des épisodes littéraires isolés de luttes terminées depuis longtemps qu'à la composition sociale de son parti ou aux lecteurs de son propre journal.

8. Le 20 janvier 1939, dans une lettre que j'ai déjà citée sur le matérialisme dialectique, j'abordais encore une fois le problème de l'attirance qui entraînait Shachtman vers le milieu de la confrérie littéraire petite-bourgeoise.

"Je ne comprends pas pourquoi le Socialist Appeal néglige presque complètement le parti stalinien. Ce parti représente maintenant une foule de contradictions. Des scissions sont inévitables. Les prochaines adhésions importantes viendront sûrement du parti stalinien. Nous devrions concentrer notre attention politique sur celui-ci. Nous devrions suivre le développement de ces contradictions jour par jour, heure par heure. Quelqu'un dans la rédaction doit consacrer le maximum de son temps aux idées et aux actes des staliniens. Nous pourrions provoquer une discussion et si possible, publier des lettres de staliniens hésitants.

"Ce serait mille fois plus important que d'inviter Eastman, Lyons et les autres à présenter leurs exsudations individuelles. J'ai été un peu étonné de voir la place que vous avez donnée au dernier article arrogant et insignifiant d'Eastman... Mais je suis absolument surpris de voir que vous personnellement, invitiez ces gens à souiller les pages si peu nombreuses de New International. La poursuite de cette polémique peut intéresser quelques intellectuels petits-bourgeois, mais non des éléments révolutionnaires.

J'ai la ferme conviction qu'une certaine réorganisation du New international et du Socialist Appeal est nécessaire. Prendre plus de distance vis-à-vis d'Eastman, de Lyons et des autres; et se rapprocher des travailleurs, et dans ce sens, du parti stalinien."

Les derniers événements ont démontré, malheureusement, que Shachtman ne s'est pas éloigné d'Eastman et Cie, mais au contraire s'est rapproché d'eux.

9. Le 27 mai 1939, j'écrivais à nouveau au sujet du caractère du Socialist Appeal en relation avec la composition sociale du parti :

"Dans les procès-verbaux, je vois que vous avez des difficultés avec Socialist Appeal. Le journal est très bien fait du point de vue journalistique, mais c'est un journal pour les ouvriers et non pas un journal des ouvriers...

"Tel qu'il est, le journal est réparti entre divers rédacteurs, chacun d'eux est très bon., mais collectivement ils ne permettent pas aux ouvriers d'arriver jusqu'aux colonnes de l'Appeal. Chacun d'eux parle pour les ouvriers (et parle très bien) mais personne n'entend les ouvriers. En dépit de son éclat littéraire, le journal devient, à un certain degré, victime de la routine journalistique. On ne voit pas du tout comment les ouvriers vivent, combattent, se heurtent à la police ou boivent du whisky. C'est très dangereux pour le journal en tant qu'instrument révolutionnaire du Parti. Le problème n'est pas de faire un journal en utilisant les forces réunies d'une rédaction qualifiée mais d'encourager les ouvriers à parler pour eux mêmes.

Un changement courageux et radical est nécessaire, comme condition du succès...

"Naturellement ce n'est pas seulement la question du journal, mais du cours politique tout entier. Je continue à penser que vous avez beaucoup trop de petits-bourgeois, garçons et filles qui sont très bien et très dévoués au Parti, mais qui ne réalisent pas pleinement que leur devoir n'est pas de discuter entre eux, mais de pénétrer dans le milieu frais des ouvriers. Je réitère ma proposition: tout membre petit-bourgeois qui durant un certain temps, disons trois ou six mois, n'aura pas amené un ouvrier au Parti sera remis au rang de stagiaire et après trois autres mois exclu du Parti. Dans certains cas, cela sera peut-être injuste, mais le Parti dans son ensemble en recevra un choc salutaire dont il a grand besoin. Un changement absolument radical est nécessaire."

"En proposant de telles mesures draconiennes comme l'exclusion de ces éléments petits-bourgeois incapables de se lier aux ouvriers je n'avais pas en vue la "défense" de la tendance Cannon, mais le sauvetage du Parti de la dégénérescence."

10.Les propos sceptiques qui s'étaient élevés au sein du Socialist Workers Party et qui étaient venus à mes oreilles m'avaient poussé à écrire au camarade Cannon le 16 juin 1939 :

"...La situation de pré-guerre, l'aggravation du nationalisme, etc., constituent un obstacle naturel à notre développement et la cause profonde de la dépression dans nos rangs. Mais il faut souligner aujourd'hui que plus le Parti est petit-bourgeois dans sa composition, plus étroite est sa dépendance vis-à-vis des changements de l'opinion publique officielle. C'est un argument de plus pour la nécessité d'une réorientation courageuse et active en direction des masses.

"...Les raisonnements pessimistes dont vous faites état dans votre article sont, naturellement, un reflet de la pression patriotique et nationaliste de l'opinion publique officielle. "Si le fascisme est victorieux en France... si le fascisme est victorieux en Angleterre", etc... Les victoires du fascisme sont importantes, mais l'agonie mortelle du capitalisme est encore bien plus importante."

La question de la dépendance de l'aile petite-bourgeoise du Parti envers l'opinion publique officielle avait donc été posée plusieurs mois avant que la discussion actuelle ne commence et n'a donc pas du tout été introduite artificiellement dans l'intention de discréditer l'opposition.

Le camarade Shachtman me demandait de lui fournir des "précédents" sur la manifestation de tendances petites-bourgeoises chez les dirigeants de l'opposition au cours de la période passée. J'ai répondu à cette demande en choisissant le camarade Shachtman lui-même, parmi les dirigeants de l'opposition. Je suis loin d'avoir épuisé tout le matériel à ma disposition. Je citerai plus loin, dans un autre ordre d'idées, deux lettres, l'une de Shachtman et l'autre de moi, qui sont peut-être les plus intéressantes à titre de "précédents". Que Shachtman n'objecte pas que l'on peut reprocher les erreurs et les fautes signalées dans cette correspondance à d'autres camarades, y compris à des camarades qui représentent l'actuelle majorité. C'est possible. C'est probable. Mais ce n'est pas un accident si le nom de Shachtman revient régulièrement dans cette correspondance. Là où d'autres ont commis des fautes épisodiques, Shachtman, lui, a révélé une tendance.

En tout cas, contrairement à ce que Shachtman prétend aujourd'hui au sujet de mes prétendus jugements "soudains" et "inattendus", je puis prouver, documents à l'appui, -et j'espère l'avoir fait- que mon article sur "l'opposition petite-bourgeoise" ne fit que rassembler ma correspondance avec New-York durant ces trois dernières années (en réalité ces dix dernières années). Shachtman a exigé bruyamment des "précédents". Je les lui ai donnés. Ils se retournent entièrement contre Shachtman.

Le bloc philosophique contre le marxisme.

Les cercles de l'opposition croient possible de prétendre que j'ai introduit dans la discussion la question du matérialisme dialectique que parce que j'étais incapable de fournir une réponse aux questions "concrètes" de la Finlande, de la Lettonie, de la Lithuanie, de l'Inde, de l'Afghanistan, du Belouchistan, etc. Cet argument, en lui-même dénué de toute valeur, a pourtant un intérêt : il permet de caractériser le niveau de certains des membres de l'opposition, leur attitude vis-à-vis de la théorie et vis-à-vis d'une élémentaire loyauté idéologique. Il ne sera par conséquent pas superflu de rappeler que ma première conversation sérieuse avec les camarades Shachtman et Novack dans le train, dès mon arrivée au Mexique en janvier 1937, fut consacrée à la nécessité d'une propagande systématique du matérialisme dialectique. Après la rupture de notre section américaine avec le parti socialiste, j'insistais vigoureusement pour obtenir la publication d'un organe théorique dans les délais les plus rapides possibles pour répondre à la nécessité d'éduquer le Parti et surtout ses nouveaux membres. Aux Etats-Unis, écrivais-je alors, dans ce pays où la bourgeoisie diffuse systématiquement l'empirisme vulgaire parmi les ouvriers, il faut, plus que partout ailleurs se hâter d'élever le mouvement à un niveau théorique convenable. Le 20 janvier 1939, j'écrivais au camarade Shachtman au sujet de l'article qu'il avait écrit avec le camarade Burnham "Les intellectuels en retraite" :

"Le passage sur la dialectique est le plus grand coup que vous, personnellement, en tant que rédacteur en chef de New International ayez pu porter à la théorie marxiste... Bien ! Nous en parlerons publiquement."

Ainsi il y a un an je prévenais ouvertement Shachtman que j'avais l'intention d'engager la lutte publique contre ses tendances éclectiques. Il n'était alors nullement question de la future opposition; en tout cas j'étais bien loin d'imaginer que le bloc philosophique contre le marxisme préparait le terrain à un bloc politique contre le programme de la IVe Internationale.

La nature des divergences qui ont surgi à la surface n'a fait que confirmer mes craintes antérieures sur la composition sociale du Parti comme sur l'éducation théorique des cadres. Je n'avais rien à changer ou à introduire "artificiellement". Il en est ainsi du point de vue des faits. J'ajouterai que j'éprouve une certaine gêne à l'idée qu'il soit nécessaire d'expliquer et presque de justifier le fait que l'on intervienne pour défendre le marxisme au sein de l'une des sections de la IVe Internationale.

Dans sa "Lettre ouverte" Shachtman se réfère en particulier à la satisfaction que le camarade Vincent Dunne a exprimé au sujet de son article sur les intellectuels. Mais moi aussi je l'ai hautement loué. "Beaucoup de passages en sont excellents". Cependant, comme dit le proverbe russe, "une cuiller de goudron suffit à gâter un baril de miel". Et c'est précisément de cette cuiller de goudron qu'il est question. Le chapitre consacré au matérialisme dialectique exprime un certain nombre de conceptions monstrueuses du point de vue marxiste, dont le but, c'est maintenant clair, était de préparer le terrain à un bloc politique. Devant l'obstination avec laquelle le camarade Shachtman persiste à soutenir que je m'en prends sans raison à son article je citerai une fois encore le passage central du texte qui nous intéresse:

"Personne n'a encore démontré que l'accord ou le désaccord sur les doctrines les plus abstraites du matérialisme dialectique affecte (!) nécessairement les questions politiques concrètes du jour ou du lendemain; or, les partis politiques, les programmes, les luttes sont fondés sur de telles questions concrètes." [8]

Cela seul ne suffit-il donc pas ? Et le plus effrayant c'est surtout cette formule indigne d'un révolutionnaire prolétarien "les partis politiques, les programmes, les luttes sont fondés sur de telles questions concrètes ?" Quels partis ? Quels programmes ? Quelles luttes ? Tous les partis, tous les programmes sont ici entassés ensemble. Or le parti du prolétariat est un Parti totalement différent des autres. Il n'est pas du tout fondé sur "de telles questions concrètes". Dans ses fondations mêmes il est diamétralement opposé aux partis des maquignons bourgeois et des rapetasseurs petits-bourgeois. sa tâche c'est la préparation d'une révolution sociale et la régénération de l'humanité sur de nouveaux fondements matériels et moraux. Pour ne pas céder à la pression de l'opinion publique bourgeoise et à la répression policière, le révolutionnaire prolétarien et a fortiori un dirigeant a besoin d'une conception du monde claire, pénétrante et complète. C'est seulement sur la base d'une conception marxiste achevée que l'on peut aborder correctement les questions "concrètes".

Et c'est ici précisément que commence la trahison de Shachtman, qui n'est pas une simple erreur comme je voulais l'espérer au milieu de l'année dernière, mais une véritable trahison théorique totale. Suivant les traces de Burnham, Shachtman enseigne au jeune parti révolutionnaire que "personne n'a encore démontré" que le matérialisme dialectique affecte l'activité politique du parti. En d'autres termes "personne n'a encore démontré" que le marxisme est utile dans la lutte du prolétariat. Le parti n'a donc pas la moindre raison d'assimiler et de défendre le matérialisme dialectique. C'est là une renonciation au marxisme, à la méthode scientifique en général et une pitoyable capitulation devant l'empirisme. C'est précisément ce que représente le bloc philosophique de Shachtman avec Burnham et, au travers de Burnham, avec les prêtres de la "science" bourgeoise. C'est justement à cela que je me référais dans ma lettre du 20 janvier de l'année dernière :

Le 5 mars Shachtman me répond :

"J'ai relu l'article de Burnham et de Shachtman publié dans le numéro de janvier et auquel vous faites référence ; et bien qu'à la lumière de ce que vous avez écrit je pourrais proposer ici (!) ou là (!) une formulation différente si l'article était à refaire, je ne puis être d'accord avec la substance de votre critique."

Comme toujours, cette réponse de Shachtman, face à un problème sérieux ne signifie au fond rien du tout; mais elle donne toutefois l'impression que Shachtman s'est laissé une voie de repli. Aujourd'hui, saisi d'une frénésie fractionnelle, il promet de "recommencer demain, et encore et encore..." Recommencer quoi? A capituler devant la "science" bourgeoise ? A renoncer au marxisme ?

Shachtman m'explique longuement (nous verrons tout à l'heure avec quelle justification) l'utilité de tel ou tel bloc politique. Or je discute du danger des trahisons théoriques. Un bloc peut ou non se justifier en fonction de son contenu et des circonstances. Aucun bloc ne peut justifier une trahison théorique. Shachtman s'appuie sur le fait que son article a un caractère purement politique. Je ne parle pas de cet article mais du passage qui comporte une renonciation au marxisme. Si un manuel de physique ne contenait en tout que deux lignes sur Dieu comme cause première, j'aurai le droit d'en conclure que l'auteur est un obscurantiste.

Shachtman ne répond pas à l'accusation portée contre lui mais il tente de détourner l'attention du lecteur vers des bavardages creux. "En quoi ce que vous appelez mon "bloc avec Burnham dans le domaine philosophique" diffère-t-il du bloc de Lénine avec Bogdanov ? " [9] me demande-t-il. "Pourquoi ce dernier est-il un bloc respectant les principes et le nôtre un bloc sans principe ? Je vous serais reconnaissant de bien vouloir me fournir une réponse à cette question."

Je parlerai tout à l'heure de la différence politique ou plutôt de l'opposition politique totale entre les deux blocs. Ce qui nous intéresse maintenant c'est le problème de la méthode marxiste. En quoi y a-t-il une différence, me demandez-vous ? En ce que Lénine n'a jamais déclaré pour faire plaisir à Bogdanov que le matérialisme dialectique était superflu pour résoudre théoriquement des "questions politiques concrètes". En ce que Lénine n'a jamais dissous le parti bolchévique dans les partis en général. Il était organiquement incapable de proférer de telles platitudes. Et non seulement lui-même, mais tous les bolchéviques sérieux. Là est la différence. Comprenez-vous ? Shachtman me promettait sarcastiquement sa reconnaissance pour une réponse claire. La réponse, je l'espère, a été donnée. Mais je ne demande pas de "reconnaissance".

L'abstrait et le concret, l'économie et la politique.

"L'Etat et le caractère de la guerre" est la partie la plus lamentable du lamentable opuscule de Shachtman. "Quelle est notre position?" demande-t-il. Tout simplement ce qui suit: "Il est impossible de déduire directement notre politique à l'égard d'une guerre spécifique d'une caractérisation abstraite du caractère de classe de l'Etat impliqué dans la guerre et plus particulièrement des formes de propriété qui dominent dans cet Etat. Notre politique doit découler d'une analyse concrète du caractère de la guerre en relation avec les intérêts de la révolution socialiste internationale." [10]

Quelle confusion ! Quel bouquet de sophismes ! S'il est impossible de déduire directement notre politique du caractère de classe de l'Etat, pourquoi ne pourrions-nous le faire indirectement ? Pourquoi l'analyse du caractère de l'Etat doit-elle rester abstraite tandis que l'analyse du caractère de la guerre doit être concrète ? Formellement on peut dire tout aussi justement et, en fait, d'une façon incomparablement plus juste que notre politique vis-à-vis de l'U.R.S.S. ne peut se déduire d'une caractérisation abstraite de la guerre comme "impérialiste", mais uniquement au moyen d'une analyse concrète du caractère de l'Etat dans une situation historique donnée.

Le sophisme fondamental sur lequel Shachtman construit tout le reste est assez simple : dans la mesure où la base économique ne détermine pas immédiatement les phénomènes de la superstructure, dans la mesure où le seul caractère de classe de l'Etat est insuffisant pour déterminer les tâches pratiques, alors... alors... nous pouvons nous passer de l'analyse. de l'économie et de la nature de classe de l'Etat et les remplacer par ce que, dans son jargon de journaliste, Shachtman appelle "les réalités des événements vivants". [11]

Le même procédé qu'il utilise pour justifier son bloc philosophique avec Burnham (le matérialisme dialectique ne définit pas immédiatement notre politique, par conséquent... il ne s'applique pas en général aux "tâches politiques concrètes"). Shachtman le répète ici mot pour mot à propos de la sociologie de Marx : dans la mesure où les formes de propriété ne définissent pas immédiatement la politique d'un gouvernement on peut donc en général jeter par-dessus bord la sociologie marxiste lorsque l'on aborde le règlement des "tâches politiques concrètes".

Mais pourquoi s'arrêter à mi-chemin ? Puisque la loi de la valeur ne détermine les prix ni "directement" ni "immédiatement", puisque les lois de la sélection naturelle ne déterminent ni "directement" ni "immédiatement" la naissance du cochon de lait ; puisque les lois de la gravitation ne déterminent ni "directement" ni "immédiatement" la chute d'un policier ivre du haut d'un escalier, alors... alors... laissons la poussière ensevelir Marx, Darwin, Newton et tous les autres amoureux d'"abstractions" sur les rayons des bibliothèques. Ce n'est là rien d'autre qu'un enterrement solennel de la science car le cours entier du développement de la science procède des causes "directes" et "immédiates" aux causes les plus éloignées et les plus profondes, de la multiformité et de la diversité des événements jusqu'à l'unité des forces motrices.

La loi de la valeur ne détermine pas les prix "immédiatement" et pourtant elle les détermine. Des phénomènes "concrets" comme la banqueroute du New Deal s'expliquent en dernière analyse par la loi "abstraite" de la valeur. Roosevelt ne le sait pas, mais un marxiste ne peut se risquer à l'ignorer. Les formes de la propriété déterminent, non point immédiatement, mais à travers une série de facteurs intermédiaires et à travers leur interaction non seulement la politique mais aussi la morale. Un militant prolétarien qui tente d'ignorer la nature de classe d'un Etat finit invariablement comme le policier qui ignore les lois de la gravitation, c'est-à-dire par se casser le nez.

Shachtman évidemment ne se rend pas compte de la distinction entre l'abstrait et le concret. Dans son effort vers le concret notre esprit opère avec des abstractions. Même ce "chien" "concret" "donné" est une abstraction puisqu'il a le temps de changer, par exemple de baisser la queue, au "moment" où nous pointons le doigt vers lui. Le concret est un concept relatif et non absolu: ce qui est concret dans un cas se révèle abstrait dans un autre, c'est-à-dire insuffisamment défini pour une fin donnée. Afin d'obtenir un concept suffisamment "concret" pour un besoin donné il est nécessaire d'unir plusieurs abstractions, de même que pour reproduire sur l'écran le morceau de vie qu'est une image en mouvement, il faut combiner un certain nombre de photographies inanimées. Le concret est une combinaison d'abstractions non pas une combinaison subjective ou arbitraire, mais une combinaison qui correspond aux lois du mouvement d'un phénomène donné.

"Les intérêts de la révolution socialiste internationale" que Shachtman invoque contre la nature de classe de l'Etat représentant dans ce cas la pire des abstractions. La question qui nous préoccupe se réduit très exactement à ceci: quels moyens concrets avons-nous de servir les intérêts de la révolution? Il n'est pas inutile de rappeler aussi que la tâche de la révolution socialiste est de créer un Etat ouvrier. Avant de parler de révolution socialiste il faut donc apprendre à distinguer entre des "abstractions" telles que la bourgeoisie et le prolétariat, l'Etat capitaliste et l'Etat ouvrier.

En vérité Shachtman perd son temps et celui des autres à prouver que la propriété nationalisée ne détermine pas "en elle-même et par elle-même", "automatiquement" "directement", "immédiatement" la politique du Kremlin. Sur la façon dont la "base" économique détermine la "superstructure" politique, juridique, philosophique, artistique... etc., il existe une littérature marxiste très riche. L'idée que l'économie détermine "directement" et "immédiatement" la création d'un compositeur sinon même le verdict d'un juge représente une vieille caricature du marxisme, que les professeurs bourgeois de tous les pays ont fait inlassablement circuler afin de masquer leur impuissance intellectuelle [12].

Quant au problème qui nous concerne dans l'immédiat, la relation entre les fondements sociaux de l'Etat soviétique et la politique du Kremlin, rappelons à l'oublieux Shachtman que, depuis dix-sept ans déjà, nous avons établi publiquement la contradiction croissante entre les fondements instaurés par la Révolution d'Octobre et les tendances de la "superstructure" dirigeante. Nous avons suivi pas à pas la croissance de l'indépendance de la bureaucratie par rapport au prolétariat soviétique et l'accroissement de sa dépendance vis-à-vis des autres classes et groupes tant à l'intérieur qu'à l'extérieur du pays. Que désire précisément ajouter Shachtman dans ce domaine à l'analyse déjà faite ?

Cependant, même si l'économie ne détermine la politique de façon ni directe ni immédiate mais seulement en dernière instance, l'économie détermine néanmoins la politique. C'est précisément ce que les marxistes soutiennent contre les professeurs bourgeois et leurs disciples. Tout en analysant et en dénonçant l'indépendance politique croissante de la bureaucratie par rapport au prolétariat, nous n'avons jamais perdu de vue les limites sociales objectives de cette "indépendance", à savoir la propriété nationalisée complétée par le monopole du commerce extérieur.

Oh stupeur ! Shachtman continue à défendre le mot d'ordre d'une révolution politique contre la bureaucratie soviétique. A-t-il jamais sérieusement réfléchi à la signification de ce mot d'ordre ? Si nous considérons que les fondements sociaux instaurés par la Révolution d'Octobre se reflètent "automatiquement" dans la politique de l'Etat, pourquoi une révolution contre la bureaucratie serait-elle donc nécessaire ? D'autre part si l'U.R.S.S. avait complètement cessé d'être un Etat ouvrier ce n'est pas une révolution politique qu'il faudrait, mais une révolution sociale. Ainsi Shachtman continue à défendre un mot d'ordre qui découle : 1°) du caractère d'Etat ouvrier de l'U.R.S.S., 2°) de l'antagonisme irréductible entre les fondements sociaux de l'Etat et la bureaucratie. Mais tout en répétant ce mot d'ordre, il en sape les bases théoriques. N'est-ce pas peut-être pour démontrer une fois de plus l'indépendance de sa politique par rapport aux "abstractions" scientifiques ?

Sous le couvert d'une lutte contre la caricature bourgeoise du matérialisme dialectique, Shachtman ouvre toutes grandes les portes à l'idéalisme historique. Les formes de propriété et le caractère de classe de l'Etat apparaissent chez lui en fait indifférents pour la politique d'un gouvernement. L'Etat lui-même se révèle comme un animal d'un sexe indéterminé. Fermement installé sur les fondements de ce lit de plume, Shachtman nous explique d'un air imposant (aujourd'hui, en 1940 !) qu'outre la propriété nationalisée, existent aussi la canaille bonapartiste et sa politique réactionnaire. Belle découverte ! Shachtman ne s'est-il pas d'aventure laissé aller à penser qu'il était tombé dans une crèche?

Shachtman tente de faire un bloc aussi avec Lénine...

Pour camoufler son incompréhension de l'essence du problème de la nature de l'Etat soviétique, Shachtman brandit les propos que Lénine dirigea contre moi le 30 novembre 1920 durant la discussion dite "des syndicats" :

"Le camarade Trotsky parle d'un Etat ouvrier. Je m'excuse mais c'est une abstraction... Notre Etat est en réalité non pas un Etat ouvrier, mais un Etat ouvrier et paysan... Notre Etat est aujourd'hui tel que le prolétariat organisé dans son ensemble doit se défendre face à lui et que nous devons utiliser ces organisations ouvrières pour la défense des ouvriers contre leur Etat et pour la défense de notre Etat par les ouvriers."

En rappelant cette citation et en se hâtant de proclamer que je renouvelle mon "erreur" de 1920, Shachtman oublie, dans sa précipitation, de relever une erreur capitale dans cette citation sur la définition de la nature de l'Etat soviétique. Le 19 janvier, Lénine lui-même écrivait ce qui suit au sujet de son discours du 30 décembre "J'ai déclaré que "notre Etat est en réalité non pas un Etat ouvrier, mais un Etat ouvrier-et-paysan. En lisant maintenant le compte-rendu de la discussion, je m'aperçois que j'étais dans l'erreur... j'aurais dû dire "L'Etat ouvrier est une abstraction". En réalité nous avons un Etat ouvrier qui présente d'abord la particularité que la population y est à prédominance paysanne et non point ouvrière et ensuite c'est un Etat ouvrier avec une déformation bureaucratique".

Deux conclusions découlent de cet épisode: Lénine attachait une si grande importance à la définition sociologique précise de l'Etat qu'il considérait nécessaire de se corriger lui-même en plein milieu d'une polémique brûlante! Mais Shachtman est si peu intéressé par la nature de classe de l'Etat soviétique que vingt ans après il n'a remarqué ni l'erreur, ni la correction de Lénine.

Je ne m'attarderai pas à discuter ici à quel point Lénine était fondé à utiliser cet argument contre moi. Je crois qu'il avait tort. Il n'y avait pas entre nous de divergences sur la définition de l'Etat. Mais la question n'est pas là aujourd'hui. La formulation théorique donnée par Lénine dans la phrase citée ci-dessus jointe à la correction capitale qu'il y apporta lui-même quelques jours plus tard est absolument correcte. Ecoutons maintenant l'incroyable usage que fait Shachtman de la définition de Lénine: "De même qu'il était possible, il y a vingt ans, écrit-il, de parler du terme "Etat ouvrier" comme d'une abstraction, il est aussi possible de parler du terme "Etat ouvrier dégénéré" comme d'une abstraction" [13].

Il est clair que Shachtman n'a pas du tout compris Lénine. Il y a vingt ans on ne pouvait absolument pas considérer le terme "Etat ouvrier" comme une abstraction en général, c'est-à-dire comme quelque chose d'irréel et d'inexistant... La définition d'"Etat ouvrier", correcte en elle-même, était insuffisante par rapport à la tâche particulière que représentait la défense des travailleurs par les syndicats, et, en ce sens, abstraite. Cependant par rapport à la défense de l'U.R.S.S. contre l'impérialisme, cette même définition était en 1920, comme aujourd'hui, inébranlablement concrète, en faisant aux travailleurs un devoir de défendre cet Etat.

Shachtman n'est pas d'accord. Il écrit :

"Tout comme il fut jadis nécessaire, en rapport avec le problème des syndicats, de dire concrètement quelle sorte d'Etat ouvrier existait en Union soviétique, il est aujourd'hui nécessaire d'établir, par rapport à la guerre actuelle, le degré de dégénérescence de l'Etat ouvrier... et le degré de dégénérescence du régime ne peut être établi par des références abstraites à l'existence de la propriété nationalisée, mais seulement par l'observation de la réalité (!) des événements (!) vivants (!)" Une chose est incompréhensible: pourquoi en 1920 traite-t-on la question de la nature de l'U.R.S.S. par rapport aux syndicats, c'est-à-dire à un problème particulier et intérieur du régime et pourquoi maintenant la traite-t-on par rapport à la défense de l'U.R.S.S., c'est-à-dire par rapport à tout le destin de l'Etat? Dans le premier cas l'Etat ouvrier s'oppose aux ouvriers, dans le deuxième cas aux impérialistes. Il n'est pas surprenant que l'analogie boîte des deux jambes. Shachtman identifie ce que Lénine opposait.

Cependant si l'on prend les propos de Shachtman pour argent comptant il en découle qu'à ses yeux le problème se limite au degré de dégénérescence (de quoi ? de l'Etat ouvrier ?) c'est-à-dire des différences quantitatives dans l'évaluation. Admettons que Shachtman ait établi (où ?) ce degré avec plus de précision que nous. De quelle manière, cependant, des différences purement quantitatives dans l'évaluation de la dégénérescence de l'Etat ouvrier peuvent-elles influencer notre décision sur le problème de la défense de l'U.R.S.S.? Cela est absolument incompréhensible. En fait, Shachtman, restant fidèle à l'éclectisme, c'est-à-dire à lui-même, n'a introduit cette question de "degré" que pour tenter de maintenir l'équilibre entre Abern et Burnham. La discussion réelle ne porte pas du tout sur le degré que détermine la "réalité des événements vivants" (quelle terminologie, précise, "scientifique", "concrète", "expérimentale"!) mais sur le fait de savoir si ces changements quantitatifs sont devenus changements qualitatifs, c'est-à-dire si l'U.R.S.S. est encore un Etat ouvrier, bien que dégénéré, ou s'est transformé en un nouveau type d'Etat exploiteur. Sur cette question fondamentale, Shachtman n'a pas de réponse à apporter; il n'a pas besoin de réponse. Son argument n'est qu'une singerie sonore des paroles de Lénine prononcées à un autre propos, chargées d'un contenu différent et qui contenaient une erreur pure et simple. Dans sa version corrigée Lénine déclare : "l'Etat ouvrier dont il s'agit est non seulement un Etat ouvrier mais un Etat ouvrier à déformations bureaucratiques". Shachtman déclare: "L'Etat donné n'est pas seulement un Etat ouvrier dégénéré, mais..." Mais ? Shachtman n'a rien à dire d'autre. L'auditoire et l'orateur restent bouche bée...

Qu'entend donc notre programme par "Etat ouvrier dégénéré" ? Il répond à cette question avec un degré de concret tout à fait suffisant pour résoudre le problème de la défense de l'U.R.S.S. A savoir: 1°)les traits qui constituaient en 1920 une "déformation bureaucratique" du système soviétique se sont transformés en un régime bureaucratique indépendant qui a dévoré les Soviets; 2°) la dictature de la bureaucratie, incompatible avec les tâches intérieures et internationales du socialisme a introduit et continue à introduire des déformations profondes jusque dans la vie économique du pays; 3°) fondamentalement, cependant, le système de l'économie planifiée sur la base de la propriété étatique des moyens de production a été préservé et constitue toujours une conquête grandiose de l'humanité. La défaite de l'U.R.S.S. dans une guerre contre l'impérialisme signifierait la liquidation non pas de la dictature bureaucratique, mais celle de l'économie étatique planifiée, le démembrement du pays en zones d'influence, une nouvelle stabilisation de l'impérialisme et un nouvel affaiblissement du prolétariat mondial.

Du fait que la "déformation bureaucratique" s'est développée en régime d'autocratie bureaucratique, nous tirons la conclusion que la défense des ouvriers par leurs syndicats (qui ont subi la même dégénérescence que l'Etat) est aujourd'hui, à la différence de 1920, parfaitement chimérique; il faut renverser la bureaucratie et cette tâche n'est réalisable qu'en créant un parti bolchévique illégal en U.R.S.S.

Du fait que la dégénérescence du système politique n'a pas encore entraîné la destruction de l'économie étatique planifiée, nous tirons la conclusion que le prolétariat mondial doit encore défendre l'U.R.S.S. contre l'impérialisme et soutenir le prolétariat soviétique dans sa lutte contre la bureaucratie.

Qu'est-ce que Shachtman trouve précisément d'abstrait dans notre définition de l'U.R.S.S.? Quels amendements concrets propose-t-il? Si la dialectique nous enseigne que "la vérité est toujours concrète", cette loi s'applique aussi à la critique. Il est insuffisant de qualifier une définition d'abstraite. Il faut montrer exactement ce qui lui manque. Sinon la critique elle-même devient stérile. Au lieu de concrétiser ou de changer la définition qu'il trouve abstraite Shachtman la remplace par le vide. C'est insuffisant. On doit considérer un vide, même prétentieux, comme la pire des abstractions, car on peut le remplir par n'importe quel contenu. Rien de surprenant à ce que le vide théorique en remplaçant l'analyse de classe engendre la politique de l'impressionnisme et de l'aventurisme.

"L'économie concentrée".

Shachtman continue plus loin à citer Lénine: "La politique est de l'économie concentrée" et, en ce sens, la politique "ne peut pas ne pas avoir la prédominance sur l'économie". Shachtman tire de cette citation de Lénine la leçon de morale (pour ma gouverne) que moi, s'il vous plaît, je ne m'intéresse qu'à l'économie et que je laisse de côté la "politique". Cette seconde tentative d'exploiter Lénine n'est pas meilleure que la première. L'erreur de Shachtman atteint ici vraiment des proportions inouïes. Lénine veut dire la chose suivante: quand le processus, les objectifs, les intérêts économiques acquièrent un caractère conscient et généralisé ("concentré") ils entrent par là-même dans le domaine de la politique et en constituent l'essence. En ce sens la politique, en tant qu'économie concentrée, s'élève au-dessus de l'activité économique quotidienne, émiettée, inconsciente et non généralisée.

La justesse de la politique, du point de vue marxiste est déterminée précisément par la profondeur et l'amplitude avec lesquelles elle "concentre" l'économie, c'est-à-dire avec lesquelles elle exprime clairement les tendances progressistes de son développement. C'est pourquoi nous fondons notre politique d'abord et avant tout sur l'analyse des formes de propriété et des rapports de classes. Une analyse plus détaillée et plus concrète des facteurs de la "superstructure" n'est possible pour nous que sur le fondement théorique. C'est ainsi, par exemple, que si nous accusons une tendance adverse de "conservatisme bureaucratique", nous cherchons aussitôt les racines sociales, c'est-à-dire de classe, de ce phénomène. Faute de quoi nous resterions des marxistes "platoniques", voire même tout simplement des fabricants d'onomatopées.

"La politique est de l'économie concentrée". Cette proposition s'applique aussi, devons-nous le croire, au Kremlin ou alors, par exception à la loi générale, la politique du gouvernement de Moscou serait-elle, non pas de "l'économie concentrée", mais une manifestation du libre-arbitre de la bureaucratie? Notre tentative de réduire la politique du Kremlin à une économie nationalisée, réfractée à travers les intérêts de la bureaucratie provoque une résistance frénétique de la part de Shachtman. Il s'oriente lui-même vis-à-vis de l'URSS non pas à partir d'une généralisation consciente de l'économie, mais à partir de l'"observation de la réalité des événements vivants", c'est-à-dire au jugé, au gré des improvisations, des sympathies et des antipathies. Il oppose cette politique impressionniste à notre politique sociologiquement fondée et nous accuse en même temps d'ignorer la politique. Incroyable, mais vrai! Il est certain qu'en dernière analyse la politique versatile et capricieuse de Shachtman est aussi l'expression "concentrée" de l'économie, mais hélas, celle de l'économie de la petite-bourgeoisie déclassée.

Renonciation au critère de classe.

Rappelons une fois de plus l'alphabet. Dans la sociologie marxiste le point de départ initial de l'analyse est la définition de classe d'un phénomène donné: Etat, parti, tendance philosophique, école littéraire... etc. Dans la plupart des cas cependant la pure et simple définition de classes est insuffisante car une classe est composée de différentes couches, elle passe par différents stades de développement, elle est soumise à l'influence d'autres classes. Il est nécessaire pour une analyse complète de tenir compte de ces facteurs de deuxième ou de troisième ordre soit en partie soit en totalité, en fonction du but recherché. Mais pour un marxiste l'analyse est impossible sans une caractérisation de classe du phénomène considéré.

Les os et les muscles ne constituent pas toute l'anatomie d'un animal. Mais un traité d'anatomie qui voudrait faire "abstraction" des os et des muscles serait suspendu dans le vide. La guerre n'est pas un organe mais une fonction de la société, c'est-à-dire de la classe dominante. Il est impossible de définir et d'étudier une fonction sans connaître l'organe, c'est-à-dire l'Etat; il est impossible d'arriver à une compréhension scientifique de l'organe sans connaître la structure générale de l'organisme, c'est-à-dire la société. Le squelette et le système musculaire de la société ce sont les forces productives et les rapports de classe (de propriété). Shachtman juge possible d'étudier une fonction, à savoir la guerre, "concrètement", indépendamment de l'organe qui le produit, à savoir l'Etat. N'est-ce pas monstrueux ?

Cette erreur fondamentale est complétée par une autre aussi criante. Après avoir détaché la fonction de l'organe, Shachtman procède dans l'étude de cette fonction elle-même, contrairement à toutes ses promesses, non de l'abstrait vers le concret, mais au contraire dissout le concret dans l'abstrait. La guerre impérialiste est une des fonctions du capital financier, c'est-à-dire de la bourgeoisie à un stade donné de son développement, s'appuyant sur un capital d'une structure particulière, à savoir le capital monopoliste. Cette définition est assez concrète pour les tâches politiques fondamentales. Mais en étendant le terme de guerre impérialiste jusqu'à l'appliquer à l'Etat soviétique, Shachtman mine le sol sous ses propres pieds. Pour se donner le droit, même superficiellement, de désigner par un seul et même terme l'expansion du capital financier et l'expansion de l'Etat ouvrier, Shachtman est contraint de laisser complètement de côté la structure sociale des deux Etats et de la qualifier... d'abstraction. C'est ainsi qu'en jouant à cache-cache avec le marxisme, Shachtman qualifie le concret d'abstrait et nous présente l'abstrait pour du concret

Ce jeu, révoltant du point de vue de la théorie, n'est pas accidentel. N'importe quel petit-bourgeois aux Etats-Unis est absolument prêt à coller l'étiquette d'"impérialisme" sur toute conquête de territoires, tout particulièrement aujourd'hui, où les Etats-Unis ne se soucient pas de conquérir des territoires. Mais dites donc à ce même petit-bourgeois que toute la politique extérieure du capital financier est de l'impérialisme, indépendamment du fait qu'elle s'occupe au moment considéré d'effectuer une annexion ou qu'elle "défende" la Finlande contre une annexion, et vous verrez notre petit-bourgeois sursauter dans une sainte indignation. Bien entendu les dirigeants de l'opposition sont tout à fait différents du petit-bourgeois moyen dans les buts qu'ils poursuivent et par leur niveau politique. Mais, hélas, les racines de leur pensée sont les mêmes! Le petit-bourgeois tend inévitablement à détacher les événements politiques de leur fondement social car toute approche de classe à l'égard des faits est organiquement étrangère à la position et à l'éducation du petit-bourgeois.

La comparaison avec les guerres bourgeoises.

Shachtman nous rappelle que pendant une certaine période les guerres de la bourgeoisie furent progressistes et pendant une autre période devinrent réactionnaires, et qu'il est donc insuffisant de donner une définition de classe de l'Etat qui fait la guerre. Ce raisonnement, loin d'éclairer le problème, ne réussit qu'à l'embrouiller. Les guerres bourgeoises ont pu être progressistes lorsque tout le régime bourgeois était progressiste, en d'autres termes, lorsque la propriété bourgeoise, par opposition à la propriété féodale, était un facteur de mouvement et de développement. Les guerres bourgeoises devinrent réactionnaires lorsque la propriété bourgeoise devint un frein au développement. Shachtman veut-il dire à propos de l'U.R.S.S. que la propriété d'Etat des moyens de production est déjà devenue un frein du développement et que l'élargissement de cette propriété à d'autres pays constitue un facteur de réaction économique? Shachtman ne veut manifestement pas dire cela. Tout simplement il ne pousse pas ses propres idées jusqu'au bout.

L'exemple des guerres nationales bourgeoises renferme, effectivement, des leçons extraordinairement instructives, mais Shachtman est passé à côté sans y réfléchir. Marx et Engels aspiraient à une Allemagne républicaine unifiée. Pendant la guerre de 1870-71 ils se rangèrent du côté des Allemands, bien que les parasites dynastiques exploitassent et déformassent ce combat.

Shachtman insiste sur le fait que Marx et Engels se tournèrent sans délai contre la Prusse dès qu'elle annexa l'Alsace et la Lorraine. Mais ce changement d'attitude ne fait qu'illustrer notre pensée avec encore plus de clarté. Il est impossible d'oublier une seule minute qu'il s'agissait d'une guerre entre deux Etats bourgeois. Ainsi le dénominateur de classe était commun aux deux camps. On ne pouvait donc décider de quel côté se trouvait le "moindre mal" -dans la mesure où l'histoire laissait le choix- qu'en fonction de facteurs complémentaires. Du côté des Allemands il s'agissait de créer un Etat bourgeois national, comme arène de l'économie et de la culture. L'Etat national constituait alors un facteur historique progressiste. Dans cette mesure Marx et Engels se tenaient du côté des Allemands, malgré le Hohenzollern et ses junkers. L'annexion de l'Alsace et de la Lorraine brisait le principe de l'Etat national, tant vis-à-vis de la France que vis-à-vis de l'Allemagne et préparait la guerre de revanche. Il est naturel que Marx et Engels se soient alors brutalement retournés contre la Prusse. Ils ne risquaient pas en cela de rendre service à un système économique inférieur face à un système supérieur, les rapports bourgeois, je le rappelle, dominant dans les deux camps. Si la France, en 1870, avait été un Etat ouvrier, Marx et Engels se seraient trouvés de son côté dès le début du conflit puisque -on éprouve quelque malaise à le rappeler- le critère de classe dirigeait toute leur activité.

Les vieux pays capitalistes ne sont nullement confrontés à la solution de problèmes nationaux Bien au contraire, l'humanité souffre de la contradiction entre les forces productives et le cadre trop étroit de l'Etat national. Constituer une économie planifiée sur la base de la propriété collectivisée, indépendamment des frontières nationales, c'est la tâche du prolétariat international, et avant tout en Europe. C'est cette tâche qu'exprime notre slogan Etats-Unis Socialistes d'Europe. L'expropriation des propriétaires fonciers en Pologne comme en Finlande représente par elle-même un facteur progressiste. Les méthodes bureaucratiques du Kremlin occupent la même place dans ce processus que les méthodes dynastiques du Hohenzollern dans l'unification de l'Allemagne. Lorsque nous nous trouvons placés devant la nécessité de choisir entre la défense des formes réactionnaires de propriété à l'aide de mesures réactionnaires et l'introduction de formes progressistes de propriété à l'aide de mesures bureaucratiques, nous ne mettons pas du tout les deux camps sur le même plan et nous choisissons le moindre mal. Il y a là aussi peu de "capitulation" devant le stalinisme qu'il y avait peu de capitulation devant le Hohenzollern dans la politique de Marx et d'Engels. Il est superflu d'ajouter que le rôle du Hohenzollern dans la guerre de 1870-71 ne justifiait nullement le rôle historique général de la dynastie, ni son existence même.

Le défaitisme conjoncturel ou l'oeuf de Christophe Colomb.

Vérifions maintenant comment Shachtman s'en tire avec les "réalités des événements vivants" à l'aide du vide théorique dans une question particulièrement importante. Il écrit :

"Nous n'avons jamais soutenu la politique internationale du Kremlin... Or qu'est-ce que la guerre ? La guerre est la continuation de la politique par d'autres moyens. Alors pourquoi devrions-nous soutenir la guerre qui est la continuation d'une politique internationale que nous n'avons pas soutenue et que nous ne soutenons pas." [14]

On ne peut nier la cohérence de cet argument; sous la forme d'un pur syllogisme, on nous présente ici une théorie achevée du défaitisme. C'est simple comme l'oeuf de Christophe Colomb. Etant donné que nous ne soutenons jamais la politique internationale du Kremlin, nous ne devons jamais défendre l'U.R.S.S. Il faut le dire !

Nous avons repoussé la politique extérieure et intérieure du Kremlin avant le pacte germano-soviétique et avant l'invasion de la Pologne par l'Armée rouge. Cela signifie que la "réalité des événements vivants" de l'an dernier n'a rien à voir à l'affaire. Si dans le passé nous étions défensistes en ce qui concerne l'U.R.S.S., c'était seulement par inconséquence. Shachtman révise non seulement la politique actuelle de la IVe Internationale, mais aussi sa politique passée. Puisque nous sommes contre Staline, nous devons être aussi contre l'U.R.S.S. Il y a bien longtemps que Staline est de cet avis. Shachtman n'est arrivé que dernièrement à cette conclusion. De son rejet de la politique du Kremlin découle un défaitisme complet et sans restriction. Il faut le dire ! Mais Shachtman n'a pas le coeur de le dire. Une page plus haut il écrit:

"Nous disions (la minorité continue à le dire maintenant encore [L.T.]) que si les impérialistes attaquent l'U.R.S.S. dans le but d'écraser les dernières conquêtes de la Révolution d'Octobre et de réduire la Russie à un groupe de colonies, nous défendrons l'Union soviétique inconditionnellement."[15]

Permettez, permettez, permettez ! La politique internationale du Kremlin est réactionnaire; la guerre est la continuation de cette politique réactionnaire, nous ne pouvons soutenir une guerre réactionnaire. Et comment se fait-il donc tout à coup que si les méchants impérialistes "attaquent" l'U.R.S.S. et poursuivent le but blâmable de la transformer en colonie, alors, dans ces conditions exceptionnelles, Shachtman défendra l'U.R.S.S. "inconditionnellement" ? Quel sens cela a-t-il ? Où est la logique là-dedans ? Ou bien, suivant l'exemple de Burnham, Shachtman renvoie-t-il aussi la logique au placard de la religion et autres pièces de musée ?

La clé de ce galimatias c'est que la formule "nous ne soutenons jamais la politique internationale du Kremlin" est une abstraction. Il faut la disséquer et la concrétiser. Dans sa politique, tant extérieure qu'intérieure, la bureaucratie défend avant tout ses propres intérêts de parasite. Dans cette mesure nous menons contre elle une lutte à mort; mais, sous une forme très déformée, les intérêts de l'Etat ouvrier se réfractent en dernière instance à travers les intérêts de la bureaucratie. Nous défendons ces intérêts de l'Etat ouvrier par nos propres méthodes. C'est ainsi que nous ne luttons pas du tout contre le fait que la bureaucratie protège (à sa manière !) la propriété d'Etat et le monopole du commerce extérieur, ou qu'elle refuse de payer les dettes tsaristes. Mais dans une guerre entre l'U.R.S.S. et le monde capitaliste, indépendamment des prétextes de la guerre et des "buts" de tel ou tel gouvernement, il s'agit précisément du sort de ces conquêtes historiques que nous défendons inconditionnellement, c'est-à-dire indépendamment de la politique réactionnaire de la bureaucratie. Par conséquent la question se réduit en dernière -et décisive- instance à la nature de classe de l'U.R.S.S.

Lénine déduisait la politique du défaitisme du caractère impérialiste de la guerre; mais il ne s'arrêtait pas là. Il déduisait le caractère impérialiste de la guerre d'un stade spécifique du développement du régime capitaliste et de sa classe dirigeante. Et précisément parce que le caractère de la guerre est déterminé par le caractère de classe de la société et de l'Etat, Lénine nous recommandait de faire abstraction de circonstances "concrètes" telles que démocratie ou monarchie, agression ou défense nationale, pour définir notre politique vis-à-vis de la guerre impérialiste... Shachtman au contraire nous propose de déduire le défaitisme de circonstances conjoncturelles. Ce défaitisme est indifférent au caractère de classe de l'U.R.S.S. et de la Finlande. Il se contente des caractéristiques réactionnaires de la bureaucratie et de "l'agression". Que la France, les Etats-Unis ou l'Angleterre envoient des avions et des canons en Finlande, Shachtman placera alors un thermomètre sous l'aisselle de Chamberlain et définira ses intentions: seulement sauver la Finlande de la politique impérialiste du Kremlin ou bien, en outre, renverser les "derniers restes des conquêtes de la Révolution d'Octobre". En stricte conformité avec les indications du thermomètre, Shachtman le défaitiste est prêt à se changer en défensiste. Voilà ce que signifie remplacer les principes abstraits par la "réalité des événements".

Shachtman, nous le savons déjà, demande avec insistance que l'on cite des précédents: où et quand les dirigeants de l'opposition ont-ils manifesté un opportunisme petit-bourgeois? Je peux compléter ici la réponse que je lui ai déjà faite sur ce sujet par deux lettres que nous avions échangées sur le défensisme et les méthodes du défensisme en rapport avec les événements de la révolution espagnole. Le 18 septembre 1937 Shachtman m'écrivait:

"Vous dites que si nous avions un membre aux Cortès, il voterait contre le budget militaire de Négrin. A moins qu'il ne s'agisse d'une erreur typographique, il nous semble que c'est là un non-sens. Si, comme nous le soutenons tous, l'élément de guerre impérialiste n'est pas dominant actuellement dans la lutte espagnole et si, au contraire, l'élément décisif demeure la lutte entre la démocratie bourgeoise décadente avec tout ce qu'elle implique d'une part, et le fascisme d'autre part, et en outre si nous sommes obligés de donner une aide militaire à la lutte contre le fascisme, nous ne voyons pas comment il serait possible de voter aux Cortès contre le budget militaire... Si un camarade socialiste demandait à un bolchevik-léniniste sur le front d'Huesca pourquoi son représentant aux Cortès avait voté contre la proposition de Négrin de consacrer un million de pesetas pour l'achat de fusils pour le front, que répondrait ce bolchevik-léniniste? Il ne nous semble pas qu'il serait en mesure de faire une réponse adéquate." (Souligné par moi.)

Cette lettre me consterna. Shachtman était disposé à exprimer sa confiance au gouvernement-traître de Négrin sur la base purement négative que "l'élément de guerre impérialiste" n'était pas dominant en Espagne.

Le 20 septembre 1937, je répondis à Shachtman :

"...Voter le budget militaire du gouvernement Négrin signifie lui voter la confiance politique... Le faire serait un crime. Comment expliquer notre vote aux travailleurs anarchistes ? Très simplement. Nous n'avons pas la moindre confiance dans la capacité de ce gouvernement à conduire la guerre et à assurer la victoire. Nous accusons ce gouvernement de protéger les riches et d'affamer les pauvres. Ce gouvernement doit être chassé. Aussi longtemps que nous ne serons pas assez forts pour le remplacer, nous combattrons sous son commandement. Mais à chaque occasion, nous exprimons ouvertement notre méfiance à son égard. C'est la seule et unique possibilité de mobiliser politiquement les masses contre ce gouvernement et de préparer son renversement. Toute autre politique serait une trahison de la révolution."

Le ton de ma réponse ne reflétait que faiblement... la stupeur qu'engendra en moi la position opportuniste de Shachtman Des erreurs isolées sont, naturellement, inévitables, mais aujourd'hui, deux ans et demi plus tard, cette correspondance s'éclaire d'un jour nouveau. Puisque nous défendons la démocratie bourgeoise contre le fascisme, nous ne devons pas, suivant le raisonnement de Shachtman, refuser notre confiance au gouvernement bourgeois. En s'appliquant à l'U.R.S.S., ce même théorème s'est transformé en son contraire: puisque nous ne faisons pas confiance au gouvernement du Kremlin, nous ne pouvons donc pas défendre l'Etat ouvrier. Dans ce cas aussi le pseudo-radicalisme n'est que l'envers de l'opportunisme.

Une fois encore la Pologne...

Shachtman transforme ma remarque suivant laquelle le Kremlin par ses méthodes bureaucratiques donnait une impulsion à la révolution socialiste en Pologne en une assertion suivant laquelle, à mes yeux, une "révolution bureaucratique" du prolétariat est possible. C'est non seulement inexact, mais aussi déloyal. Mon expression est rigoureusement pesée: il n'est pas question d'une "révolution bureaucratique", mais seulement d'une impulsion bureaucratique. Nier cette impulsion c'est nier la réalité. Les masses populaires d'Ukraine occidentale et de Biélorussie, en tout cas, ressentirent cette impulsion, en comprirent le sens et l'utilisèrent pour accomplir un renversement complet des rapports de propriété. Un parti révolutionnaire qui n'aurait pas remarqué cette impulsion à temps et qui aurait refusé de l'utiliser ne serait bon qu'à être jeté à la poubelle.

L'impulsion vers une révolution socialiste ne fut possible que parce que la bureaucratie de l'U.R.S.S. repose sur l'économie d'un Etat ouvrier où elle plonge ses racines. Le développement révolutionnaire de cette "impulsion" par les masses ukrainiennes et biélorusses ne fut possible que grâce aux rapports de classe dans les territoires occupés et à la puissance de l'exemple de la Révolution d'Octobre. Finalement l'étranglement rapide ou le demi-étranglement du mouvement révolutionnaire des masses fut rendu possible par l'isolement de ce mouvement et par la puissance de la bureaucratie moscovite. Quiconque ne parvient pas à comprendre l'interaction dialectique de ces trois facteurs: l'Etat ouvrier, les masses opprimées et la bureaucratie bonapartiste, ferait mieux de s'abstenir de bavarder sur les événements de Pologne.

Aux élections aux Assemblées nationales d'Ukraine occidentale et de Biélorussie occidentale le programme électoral, dicté naturellement par le Kremlin, comportait trois points importants: le rattachement des deux provinces à la fédération de l'U.R.S.S., la confiscation des biens des propriétaires fonciers en faveur des paysans, la nationalisation de la grande industrie et des banques. Les démocrates ukrainiens, si l'on en juge par leur conduite, considèrent l'unification sous la loi d'un seul Etat comme un moindre mal. Et, se plaçant du point de vue de la lutte future pour l'indépendance, ils ont raison. Quant aux deux autres points du programme, il semblerait qu'il ne puisse exister aucun doute dans notre milieu sur leur caractère progressiste. Cherchant à contester la réalité, à savoir que seuls les fondements sociaux de l'U.R.S.S. obligèrent le Kremlin à établir un programme social révolutionnaire, Shachtman nous renvoie à la Lithuanie, à l'Estonie et à la Lettonie où tout est resté comme par le passé. Argument incroyable ! Personne ne dit que la bureaucratie soviétique veut et peut partout et toujours réaliser l'expropriation de la bourgeoisie. Nous disons seulement qu'aucun autre gouvernement n'aurait pu accomplir ce bouleversement social que la bureaucratie du Kremlin s'est vue, malgré son alliance avec Hitler, contrainte de sanctionner en Pologne orientale: sans cela elle n'aurait pu l'inclure dans la composition de l'U.R.S.S.

Ce bouleversement Shachtman le connaît. Il ne peut le nier. Il est incapable de l'expliquer. Mais il cherche néanmoins à sauver la face. Il écrit : "En Ukraine polonaise et en Biélorussie où l'exploitation des classes fut intensifiée par l'oppression nationale... les paysans commencèrent par prendre les terres eux-mêmes, par chasser les propriétaires fonciers qui étaient déjà, pour la moitié, en fuite, etc." [16].

L'Armée rouge n'eut donc aucun rapport avec tout cela. Elle entra en Pologne uniquement comme "force contre-révolutionnaire" pour écraser le mouvement. Mais pourquoi donc l'ouvriers et les pays ne déclenchèrent-ils pas la révolution dans la Pologne occidentale conquise par Hitler? Pourquoi ce furent surtout les révolutionnaires, les "démocrates" et les juifs qui durent s'enfuir de là-bas tandis qu'en Pologne orientale ce furent surtout les propriétaires fonciers et les capitalistes qui se sauvèrent? Shachtman n'a pas le temps de réfléchir à cette question, car il est pressé de m'expliquer que la conception d'une "révolution bureaucratique" est absurde, l'émancipation des travailleurs ne pouvant être que l'oeuvre des travailleurs eux-mêmes ! N'avons-nous pas raison de répéter que Shachtman se croit, manifestement, dans une crèche?

Dans l'organe parisien des mencheviks -qui ont, si cela est possible, une attitude encore plus "intransigeante" que Shachtman vis-à-vis de la politique étrangère de l'U.R.S.S.- on rapporte que "très souvent, dans les villages, à l'approche des troupes soviétiques (c'est-à-dire avant leur entrée dans un district donné, (L.T.) des comités de paysans surgissent partout, organes de base d'un pouvoir révolutionnaire paysan.." [17] Les autorités militaires se sont hâtées naturellement de subordonner ces comités aux organes bureaucratiques créés par elles dans les centres urbains. Elles ont cependant été obligées de s'appuyer sur les comités paysans, car sans eux il aurait été impossible de mener à bien la révolution agraire.

Le dirigeant menchevique Dan écrivait le 19 octobre:

"D'après le témoignage unanime de tous les observateurs l'apparition de l'armée soviétique et de la bureaucratie soviétique a provoqué, non seulement dans le territoire qu'elles occupent mais au-delà de ses limites, une impulsion (!!!) à une tourmente sociale et à des transformations sociales". "L'impulsion", nous le voyons, n'a pas été inventée par moi mais par le "témoignage unanime de tous les observateurs" qui possèdent des yeux et des oreilles. Dan va plus loin encore et exprime l'hypothèse que "les vagues engendrées par cette impulsion, non seulement heurteront avec force l'Allemagne dans un délai relativement court, mais d'autres Etats aussi, dans une mesure plus ou moins grande" [18].

Un autre auteur menchevique écrit :

"Malgré toutes les tentatives du Kremlin pour éviter ce qui pouvait évoquer une grande révolution, le fait même de l'entrée des troupes soviétiques en Pologne orientale, avec ses rapports agraires féodaux, depuis longtemps surannés, devait provoquer un mouvement agraire impétueux. A l'approche des troupes soviétiques les paysans ont commencé à s'emparer des propriétés foncières et à former des comités de paysans" [19].

Faites bien attention : avec l'approche des troupes soviétiques et pas du tout avec leur retraite, comme il devrait découler des paroles de Shachtman. Je cite les témoignages des mencheviks parce que ceux-ci sont très bien informés, leurs sources d'information leur venant de leurs amis émigrés juifs et polonais, réfugiés en France et aussi parce qu'ayant capitulé devant la bourgeoisie française, on ne peut suspecter ces messieurs de capituler devant le stalinisme !

Les correspondants de la presse bourgeoise confirment d'ailleurs les témoignages des mencheviks :

"La révolution agraire en Pologne soviétique a eu la force d'un mouvement spontané. Aussitôt que se propagea la nouvelle que l'Armée rouge avait traversé la rivière Zbruez, les paysans commencèrent à répartir entre eux les propriétés foncières. Les terres furent données d'abord aux petits propriétaires et, de cette façon, 30% environ des terres agricoles furent expropriées" [20]

Comme nouvelle objection, Shachtman me renvoie à mes propres paroles suivant lesquelles l'expropriation des propriétaires en Pologne orientale ne peut modifier notre appréciation de la politique générale du Kremlin. Naturellement elle ne le peut ! Et personne ne le propose ! Avec l'aide de l'Internationale communiste, le Kremlin a désorienté et démoralisé la classe ouvrière et par là il a non seulement facilité l'éclatement d'une nouvelle guerre impérialiste mais aussi rendu extraordinairement difficile l'utilisation de cette guerre pour la révolution. Comparé à ces crimes, le bouleversement social accompli dans deux provinces et qui a d'ailleurs été payé par l'asservissement de la Pologne est naturellement d'une importance secondaire et ne peut modifier le caractère réactionnaire général de la politique du Kremlin. Mais à l'initiative de l'opposition elle-même la question aujourd'hui à l'ordre du jour n'est pas celle de la politique générale mais celle de sa réfraction concrète dans des conditions spécifiques de temps et de lieu. Pour les paysans de la Galicie et de la Biélorussie occidentale le bouleversement agraire était de la plus haute importance. La IVe Internationale ne pouvait boycotter ce bouleversement sous prétexte que l'initiative en venait de la bureaucratie réactionnaire. Notre devoir très net est de participer à ce bouleversement aux côtés des ouvriers et des paysans et, dans cette mesure, aux côtés de l'Armée rouge. En même temps il fallait mettre en garde les masses sans relâche contre le caractère réactionnaire général de la politique du Kremlin et contre les dangers qui en résultaient pour les provinces occupées. Savoir combiner ces deux tâches, ou plus exactement ces deux faces d'une seule et même tâche, voilà en quoi consiste une politique bolchévique.

Encore une fois la Finlande...

Après avoir déployé une compréhension si originale des événements de Pologne, Shachtman m'agresse avec une autorité ainsi redoublée à propos des événements de Finlande. Dans mon article "Une opposition petite-bourgeoise", j'écrivais que :

"La guerre soviéto-finnoise commence apparemment à se prolonger par une guerre civile dans laquelle l'Armée rouge se trouve, à un stade donné, dans le même camp que les paysans et les ouvriers finlandais..."

Cette formule extrêmement prudente ne reçut pas l'approbation de mon juge sévère. Mon appréciation des événements de Pologne l'avait déjà mis hors de lui: "Je trouve encore moins (de preuves) pour vos -comment dire?- remarques étonnantes au sujet de la Finlande", écrit Shachtman à la page 15 de sa lettre. Je suis vraiment désolé que Shachtman préfère s'étonner plutôt que de réfléchir.

Dans les Etats baltes le Kremlin a limité ses objectifs à des avantages stratégiques avec le calcul indubitable que dans l'avenir ses bases militaires de soutien lui permettraient de soviétiser aussi ces anciennes possessions de l'empire tsariste. Les succès remportés dans la Baltique grâce à la menace diplomatique se heurtèrent cependant à la résistance de la Finlande. Se résigner à cette résistance aurait signifié pour le Kremlin mettre en question son "prestige" et par là-même ses succès en Esthonie, en Lettonie et en Lithuanie. Aussi, contrairement à ses plans initiaux, le Kremlin se vit-il contraint de recourir à la force armée. Dès lors toute personne sensée se pose la question : le Kremlin veut-il seulement épouvanter la bourgeoisie finnoise et l'obliger à des concessions ou ses objectifs vont-ils désormais plus loin ?

On ne pouvait bien sûr pas donner de réponse "automatique" à cette question. Il était nécessaire, à la lumière des tendances générales, de s'orienter à partir de symptômes concrets. Les dirigeants de l'opposition en sont apparus incapables.

Les opérations militaires ont commencé le 30 novembre. Le même jour le Comité central du Parti communiste finlandais, installé sans aucun doute, soit à Léningrad soit à Moscou, lançait un manifeste par radio aux masses finlandaises. Ce manifeste déclare:

"Pour la seconde fois dans l'histoire de la Finlande, le peuple ouvrier finnois engage la lutte ouverte contre le joug de la ploutocratie. La première expérience des ouvriers et des paysans en 1918 s'acheva sur la victoire des capitalistes et des propriétaires fonciers. Mais cette fois-ci les masses travailleuses doivent vaincre".

Ce seul manifeste indique clairement qu'il ne s'agissait pas d'une tentative d'effrayer le gouvernement bourgeois finlandais, mais bien d'un plan pour susciter l'insurrection dans le pays et compléter l'invasion de l'Armée rouge par la guerre civile.

La déclaration du prétendu "gouvernement populaire", publiée le 2 décembre, affirme : "Dans différentes parties du pays, le peuple s'est déjà soulevé et a proclamé la création d'une république démocratique". Cette assertion est manifestement une fable, sinon le manifeste aurait mentionné les endroits où éclatèrent ces tentatives d'insurrection. Il est cependant possible que des tentatives isolées, préparées de l'extérieur, échouèrent et que précisément pour cela il est préférable de ne pas entrer dans les détails. En tout cas l'annonce des "insurrections" constituait un appel à l'insurrection. En outre la déclaration annonçait la création "du premier corps finlandais qui dans le cours des combats à venir sera élargi aux volontaires venus des rangs des ouvriers et des paysans révolutionnaires". Qu'il y ait eu mille hommes ou seulement cent dans ce "corps", sa signification pour définir la politique du Kremlin était incontestable. En même temps des câbles annonçaient l'expropriation des grands propriétaires terriens dans les régions frontalières. Il n'y a pas la moindre raison de douter que cela eut lieu pendant la première avance de l'Armée rouge.

Mais même si l'on considère ces dépêches comme des faux, elles gardent pleinement leur sens comme appel à une révolution agraire. Aussi étais-je parfaitement fondé à affirmer que "la guerre finno-soviétique commence apparemment à se prolonger par une guerre civile". Au début de décembre, il est vrai, je ne disposais que d'une partie de ces faits. Mais sur le fond de la situation générale et, je me permets de l'ajouter à l'aide de la compréhension de sa logique interne, les symptômes isolés permettaient de tirer les conclusions nécessaires sur la direction de la lutte dans son ensemble. Sans de telles conclusions à demi a priori on ne peut être qu'un observateur doublé d'un ratiocineur, mais en aucun cas un participant actif aux événements.

Mais pourquoi donc l'appel du "Gouvernement populaire" n'a-t-il pas rencontré de réponse immédiate des masses?

Pour trois raisons : D'abord la Finlande est aujourd'hui entièrement sous la coupe d'un appareil militaire réactionnaire soutenu non seulement par la bourgeoisie, mais encore par la couche supérieure de la paysannerie et de la bureaucratie ouvrière; ensuite la politique de l'Internationale communiste a réussi à faire du Parti communiste finlandais une quantité insignifiante; enfin le régime de l'U.R.S.S. n'est en rien susceptible de déchaîner l'enthousiasme parmi les masses travailleuses finnoises. Même en Ukraine entre 1918 et 1920 les paysans réagirent très lentement aux appels à s'emparer des biens des propriétaires terriens, car la puissance soviétique locale était encore faible et chaque succès des blancs entraînait de cruelles expéditions punitives. Raison de plus pour ne pas s'étonner que les paysans pauvres finnois tardent à répondre à un appel à la révolution agraire. Pour mettre les paysans en mouvement il aurait fallu de sérieux succès de l'Armée rouge. Mais après sa première avance, mal préparée, l'Armée rouge n'a subi que des échecs. Dans de telles conditions il ne pouvait même pas être question d'un soulèvement paysan. On ne pouvait s'attendre, à ce stade donné, à une guerre civile indépendante en Finlande: mes prévisions parlaient très précisément de prolongement des opérations militaires par des mesures de guerre civile. Je n'avais en vue -du moins tant que l'armée finnoise n'est pas détruite- que les territoires occupés et les régions limitrophes.

Aujourd'hui (17 janvier) , au moment où j'écris ces lignes, des dépêches de source finnoise annoncent l'invasion d'une province frontalière par des détachements d'émigrés finlandais et un massacre fratricide, au sens propre du terme. Qu'est-ce là sinon un épisode de la guerre civile? En tout cas il ne peut y avoir de doute qu'une nouvelle avance de l'Armée rouge en Finlande confirmera à chaque pas notre appréciation générale de la guerre. Shachtman ne donne ni une analyse des événements, ni un semblant de pronostic. Il se cantonne dans une noble indignation; aussi à chaque pas s'empêtre-t-il de plus en plus.

L'appel du "Gouvernement populaire" réclame le contrôle ouvrier. Quel sens cela peut-il avoir? s'exclame Shachtman. Il n'y a pas de contrôle ouvrier en U.R.S.S. D'où viendrait-il donc en Finlande? Hélas! Shachtman étale une absence totale de compréhension. En U.R.S.S. le contrôle ouvrier est une étape depuis longtemps dépassée. Du contrôle sur la bourgeoisie les ouvriers sont passés à la gestion de la propriété nationalisée. Puis de la gestion ouvrière au commandement de la bureaucratie. Un nouveau contrôle ouvrier signifierait maintenant un contrôle sur la bureaucratie, qui ne pourrait devenir réalité qu'à la suite d'un soulèvement victorieux contre la bureaucratie. En Finlande le contrôle ouvrier signifie seulement à ce jour l'expulsion de la bourgeoisie indigène dont la bureaucratie se propose de prendre la place. De plus on ne doit pas penser que le Kremlin est stupide au point de vouloir tenter d'imposer sa domination en Pologne orientale ou en Finlande au moyen de commissaires importés. La tâche la plus urgente du Kremlin c'est d'extraire un nouvel appareil administratif de la population travailleuse des zones occupées. Cette tâche ne peut être résolue qu'en plusieurs étapes. La première étape c'est la création de comités de paysans et de comités de contrôle ouvrier [21]

Shachtman s'accroche même au fait que le programme de Kuusinen "est formellement le programme de la démocratie bourgeoise". Veut-il dire par là que le Kremlin a plus d'intérêt à établir la démocratie bourgeoise en Finlande qu'à introduire la Finlande dans le cadre de l'U.R.S.S.? Shachtman ne sait pas lui-même ce qu'il veut dire. En Espagne, pays dont Moscou ne préparait pas le rattachement à l'U.R.S.S., le problème était effectivement de prouver la capacité du Kremlin à sauvegarder la démocratie bourgeoise contre la révolution prolétarienne. Cet objectif découlait des intérêts de la bureaucratie du Kremlin dans une situation internationale particulière. Aujourd'hui la situation est différente. Le Kremlin ne se prépare pas à démontrer son utilité à la France, à l'Angleterre, aux Etats-Unis. Comme ses actes l'ont prouvé, il est fermement décidé à soviétiser la Finlande immédiatement... ou en deux étapes. Le programme du gouvernement Kuusinen, même si on le considère d'un point de vue "formel" ne diffère pas du programme des bolcheviks en novembre 1917. Shachtman raille l'importance qu'en général je donne au manifeste de "l'idiot Kuusinen". Je me permets cependant de penser que "l'idiot Kuusinen", agissant sur l'ordre du Kremlin et avec l'appui de l'Armée rouge, représente un facteur politique beaucoup plus sérieux que des dizaines de penseurs superficiels qui refusent d'approfondir la logique interne (la dialectique) des événements.

En conclusion de son analyse remarquable, Shachtman propose ouvertement cette fois-ci une politique défaitiste vis-à-vis de l'U.R.S.S., tout en ajoutant, à tout hasard, qu'il ne cesse pas le moins du monde par là d'être un "patriote de sa classe". Prenons-en acte! Par malheur, Dan, le dirigeant des mencheviks, écrivait, dès le 12 novembre, qu'au cas ou l'Union soviétique envahirait la Finlande, le prolétariat mondial devrait prendre une "attitude clairement défaitiste au sujet de cette violation". [22] Il faut ajouter que Dan, sous le régime de Kerenski, fut un défensiste acharné; même sous le Tsar il ne fut pas défaitiste. Seule l'invasion de la Finlande par l'Armée rouge a transformé Dan en défaitiste. Naturellement il n'a pas cessé par là d'être un "patriote de sa classe". De quelle classe? La question n'est pas dépourvue d'intérêt. Dans l'analyse des événements, Shachtman est en désaccord avec Dan qui, plus proche du théâtre de l'action, ne peut pas remplacer les faits par la fiction; mais dans les "conclusions politiques concrètes", Shachtman devient un "patriote" de la même classe que Dan. Dans la sociologie de Marx, si l'opposition me le permet, cette classe s'appelle la petite-bourgeoisie.

La théorie des "blocs".

Pour justifier le bloc qu'il a constitué avec Burnham et Abern contre l'aile prolétarienne du parti, contre le programme de la IVe Internationale et contre la méthode marxiste, Shachtman a lourdement sollicité l'histoire du mouvement révolutionnaire qu'il a, d'après ses propres termes, spécialement étudiée pour en transmettre les grandes traditions à la jeune génération. Le but naturellement est, en soi, excellent. Mais il exige une méthode scientifique. Entre temps Shachtman a commencé par sacrifier la méthode scientifique à la cause d'un bloc. Ses exemples historiques sont arbitraires, inadéquats et franchement mensongers.

Toute collaboration n'est pas un bloc au sens propre du mot: des accords épisodiques qui ne se transforment pas et ne cherchent pas à se transformer en un bloc durable ne sont pas rares. D'autre part l'appartenance à un seul et même parti ne peut guère se qualifier de bloc. Le camarade Burnham et moi nous appartenons (et, je l'espère, nous appartiendrons jusqu'au bout) à un seul et même parti international; mais cela ne constitue pourtant pas un bloc. Deux partis peuvent conclure un bloc à long terme l'un avec l'autre contre un ennemi commun. Telle fut la politique du Front populaire. A l'intérieur d'un seul et même parti, des tendances voisines mais non identiques peuvent conclure un bloc contre une troisième fraction.

Pour juger les blocs existant à l'intérieur d'un parti deux questions sont d'une importance décisive:

1) Contre qui et contre quoi ce bloc est-il dirigé ?

2) Quel est le rapport des forces, à l'intérieur de ce bloc ?

Ainsi pour lutter contre le chauvinisme à l'intérieur de son propre parti, un bloc entre internationalistes et centristes est parfaitement admissible. Le résultat du bloc dans ce cas dépendrait de la clarté du programme des internationalistes, de leur cohésion et de leur discipline, car ces aspects sont souvent plus importants pour définir un rapport de forces que le simple nombre.

Nous l'avons déjà dit, Shachtman se réfère au bloc que Lénine constitua avec Bogdanov. Lénine, on l'a déjà dit, ne fit pas la moindre concession théorique à Bogdanov. Voyons maintenant l'aspect politique de ce "bloc". Il faut tout d'abord déclarer qu'en réalité il ne s'agissait pas d'un bloc mais d'une collaboration au sein d'une même organisation. La fraction bolchévique menait une existence indépendante. Lénine ne constitua pas un "bloc" avec Bogdanov contre d'autres tendances dans sa propre organisation. Il constitua, au contraire, un bloc même avec les bolcheviks conciliateurs (Doubrovinski, Rykov et d'autres) contre les hérésies théoriques de Bogdanov. Pour Lénine la question essentielle était de savoir s'il était possible de rester avec Bogdanov dans une seule et même organisation, qui, sous son nom de "fraction", possédait tous les traits d'un parti. Si Shachtman ne considère pas l'opposition comme une organisation indépendante, sa référence au bloc Lénine-Bogdanov tombe en poussière.

Mais l'erreur ne se réduit pas à cela. La fraction-parti bolchevique menait la lutte contre le menchevisme qui, dès cette époque, avait totalement révélé sa fonction d'agence petite-bourgeoise de la bourgeoisie libérale. Voilà qui était beaucoup plus sérieux que l'accusation de prétendu "conservatisme bureaucratique" dont Shachtman ne tente même pas de définir les racines de classe. La collaboration entre Lénine et Bogdanov était une collaboration entre la tendance prolétarienne du parti et une tendance centriste sectaire contre l'opportunisme petit-bourgeois. Les lignes de classe étaient nettes. Le "bloc" (si l'on veut utiliser ce mot en cette circonstance) était justifié.

La suite de l'histoire du "bloc" n'est pas moins significative. Dans une lettre à Gorki, citée par Shachtman Lénine exprima l'espoir qu'il réussirait à séparer les questions politiques des questions purement philosophiques. Shachtman oublie d'ajouter que les espoirs de Lénine ne se matérialisèrent absolument pas. Les divergences se développèrent des hauteurs de la philosophie jusqu'à toutes les autres questions, y compris les plus courantes. Si le "bloc" ne discrédita pas le bolchévisme, c'est seulement parce que Lénine avait un programme complet, une méthode correcte, une fraction fermement soudée où le groupe de Bogdanov ne représentait qu'une petite minorité instable.

Shachtman a conclu, lui, un bloc avec Burnham et Abern contre l'aile prolétarienne de son parti; impossible de se dérober à cela. Le rapport de forces dans ce bloc est intégralement en défaveur de Shachtman. Abern a sa propre fraction. Burnham, avec l'aide de Shachtman, peut créer un semblant de fraction composée d'intellectuels désabusés à l'égard du bolchévisme. Shachtman n'a ni programme indépendant, ni méthode indépendante, ni fraction indépendante. Le caractère éclectique du "programme" de l'opposition est déterminé par les tendances contradictoires qui s'affrontent au sein du bloc. En cas d'effondrement -inévitable!- du bloc, Shachtman émergera de la lutte avec comme seul résultat le préjudice qu'il aura porté au parti et à lui-même.

Shachtman se réfère en outre à l'union qui s'opéra en 1917 entre Lénine et Trotsky après une longue lutte et en déduit qu'il serait erroné, par conséquent, de leur rappeler leurs divergences antérieures. Shachtman a déjà utilisé cet exemple auparavant pour expliquer le bloc qu'il avait constitué avec Cannon contre Abern et cela le compromet quelque peu. Mais en dehors de cette circonstance désagréable l'analogie historique est radicalement fausse. En rejoignant le parti bolchevique, Trotsky reconnut complètement et entièrement la justesse des méthodes léninistes de construction du parti. En même temps la tendance de classe intransigeante qui caractérise le bolchévisme avait corrigé un pronostic erroné. Si nous ne soulevâmes pas à nouveau le problème de la "révolution permanente" en 1917, c'est qu'il avait été réglé pour nous deux par la marche même des événements. Ce n'étaient point des combinaisons subjectives ou conjoncturelles, mais la révolution prolétarienne qui constituait la base d'un travail commun. C'est une base solide. En outre il ne s'agissait pas d'un "bloc" mais d'une unification au sein d'un seul parti contre la bourgeoisie et ses agents petit-bourgeois. A l'intérieur du parti, le bloc d'octobre conclu entre Lénine et Trotsky était dirigé contre les tergiversations petites-bourgeoises sur l'insurrection.

Tout aussi superficielle est la référence de Shachtman au bloc entre Trotsky et Zinoviev en 1926. La lutte ne se menait pas à cette époque contre le "conservatisme bureaucratique" comme trait psychologique de quelques individus antipathiques, mais contre la bureaucratie la plus puissante du monde, contre ses privilèges, contre son despotisme et contre sa politique réactionnaire. L'étendue des divergences admissibles dans un bloc est déterminée par la nature de l'adversaire.

Le rapport des éléments à l'intérieur du bloc était aussi tout à fait différent. L'opposition de 1923 [23] avait son propre programme et ses propres cadres, qui n'étaient pas du tout des intellectuels comme le soutient Shachtman à la suite des staliniens, mais en premier lieu des travailleurs. L'opposition de Zinoviev-Kamenev, sur notre demande, reconnut dans un document spécial que l'opposition de 1923 avait eu raison sur toutes les questions fondamentales. Néanmoins étant donné nos traditions différentes et comme nous étions loin d'être d'accord sur tout, il n'y eut jamais fusion. Les deux groupes restèrent des fractions indépendantes. Sur certaines questions importantes, il est vrai, l'opposition de 1923 fit à l'opposition de 1926, contre mon vote, des concessions de principes que je considérais et considère encore comme inadmissibles. N'avoir pas protesté ouvertement contre ces concessions fut plutôt une faute. Mais il n'y avait en général guère de place pour des protestations publiques car nous travaillions illégalement. En tout cas les deux parties connaissaient bien mes vues sur les questions controversées. A l'intérieur de l'opposition de 1923, quatre-vingt-dix-neuf membres sur cent sinon plus, soutenaient mes positions et non celles de Zinoviev ou de Radek. Un tel rapport entre les deux groupes a pu laisser passer telle ou telle faute partielle, mais pas une ombre d'aventurisme.

Avec Shachtman le cas est tout à fait différent. Qui eut raison dans le passé ? Et sur quoi précisément ? Pourquoi Shachtman fut-il d'abord avec Abern, puis avec Cannon puis maintenant de nouveau avec Abern ? Les explications de Shachtman lui-même concernant les amères luttes fractionnelles du passé ne sont pas dignes d'un homme politique responsable mais rappellent les histoires de jardins d'enfants : Johnny a un peu tort, Max a aussi un peu tort, tout le monde a un peu tort et maintenant nous avons tous un peu raison. Qui eut tort et en quoi précisément ? Pas un mot là-dessus. Les traditions n'existent pas. Hier est effacé des comptes. Et pour quelle raison ? Parce que dans l'organisme qu'est le parti le camarade Shachtman joue le rôle d'un rein flottant.

Dans sa recherche des analogies historiques, Shachtman évite un exemple auquel son bloc actuel ressemble effectivement. Je pense au "bloc" dit d'août en 1912 [24]. J'ai participé activement à ce bloc. En un certain sens je l'ai créé. Politiquement j'étais en désaccord avec les mencheviks sur tous les problèmes fondamentaux; j'étais en désaccord aussi avec les bolcheviks ultra-gauche, les Vperiodistes; j'étais beaucoup plus proche des bolcheviks sur l'orientation politique générale, mais j'étais hostile au "régime" léniniste, car je n'avais pas encore réussi à comprendre qu'un parti solidement soudé et centralisé est indispensable pour atteindre le but révolutionnaire. Aussi ai-je alors constitué ce bloc circonstanciel formé d'éléments hétérogènes et qui était dirigé contre l'aile prolétarienne du parti.

Dans le "bloc d'août 1912", les liquidateurs avaient leur propre fraction ; les Vperiodistes avaient aussi une sorte de fraction. Moi, j'étais isolé, avec des camarades de pensée, mais sans fraction. Ce fut moi qui écrivis la plupart des documents, documents qui visaient en évitant les divergences de principes, a créer une apparence d'unanimité sur les "questions politiques concrètes". Pas un mot sur le passé! Lénine soumit le "bloc d'août" à une critique impitoyable et les coups les plus durs s'abattirent sur mon dos. Lénine démontra que, puisque je n'étais d'accord politiquement ni avec les mencheviks ni avec les Vperiodistes, ma politique n'était que de l'aventurisme. C'était sévère, mais vrai!

Je soulignerai, à titre de "circonstances atténuantes", que mon objectif était non pas d'aider la fraction de droite ou la fraction ultra-gauche contre les bolcheviks mais d'unir le parti en un tout. Les bolcheviks furent invités eux aussi à la conférence d'août. Mais comme Lénine refusa carrément de s'unir aux mencheviks (ce en quoi il avait totalement raison) je restais dans un bloc contre nature avec les mencheviks et les vperiodistes. Ma seconde circonstance atténuante est que le phénomène même du bolchevisme, comme incarnation du véritable parti révolutionnaire se développait alors pour la première fois; dans la pratique de la Deuxième Internationale il n'y avait aucun précédent. Mais je ne cherche pas par là à me laver de ma faute. En dépit de ma conception de la révolution permanente qui, sans aucun doute, dessinait la perspective juste, je ne m'étais pas encore affranchi à cette époque, en particulier dans le domaine de l'organisation, des traits caractéristiques du révolutionnaire petit-bourgeois. Je souffrais de "conciliationnisme" envers les mencheviks et de méfiance envers le centralisme de Lénine. Aussitôt après la conférence d'août, le bloc commença a se désagréger en ses parties composantes. Au bout de quelques mois je quittai le bloc non seulement sur le terrain des principes mais aussi sur celui de l'organisation.

J'adresse aujourd'hui à Shachtman le même reproche que me fit Lénine il y a vingt-sept ans de cela : "Votre bloc est sans principes ! Votre politique est de l'aventurisme !". De tout mon coeur, j'espère que Shachtman tirera de ces accusations les mêmes conclusions que j'en tirai en mon temps.

Les fractions dans la lutte

Shachtman s'étonne que Trotsky, le "dirigeant de l'opposition de 1923" puisse soutenir la fraction bureaucratique de Cannon. Là, comme sur la question du contrôle ouvrier, Shachtman révèle à nouveau son incapacité à sentir la perspective historique. Certes, en justifiant sa dictature, la bureaucratie soviétique exploita les principes du centralisme bolchevique, mais. fondamentalement, elle les transforma exactement en leur contraire. Cela ne discrédite pourtant pas le moins du monde les méthodes du bolchevisme. Durant de nombreuses années, Lénine éduqua le parti dans l'esprit d'une discipline prolétarienne et d'un centralisme sévère. En agissant ainsi il eut à supporter les nombreuses attaques des fractions et des cliques petites-bourgeoises. Le centralisme bolchevique fut un facteur profondément progressiste et il assura, en fin de compte, le triomphe de la révolution. Il n'est pas difficile de comprendre que la lutte de l'actuelle opposition dans le Socialist Workers Party n'a rien de commun avec le combat de l'opposition russe de 1923 contre une caste bureaucratique privilégiée, mais qu'elle présente plutôt une étroite ressemblance avec le combat mené par les mencheviks contre le centralisme bolchevique.

D'après l'opposition, Cannon et son groupe sont "l'expression d'un type de politique dont la meilleure caractérisation est celle de conservatisme bureaucratique". Qu'est-ce que cela signifie ? La domination de la bureaucratie ouvrière conservatrice, ayant sa part des profits de la bourgeoisie nationale, serait inimaginable sans l'aide directe ou indirecte de l'Etat capitaliste. La domination de la bureaucratie stalinienne serait inimaginable sans le Guépéou, l'armée, les tribunaux, etc. La bureaucratie soviétique soutient Staline précisément parce qu'il est parmi les bureaucrates le meilleur défenseur de ses intérêts. La bureaucratie syndicale soutient Green et Lewis [25] précisément parce que leurs vices, comme bureaucrates capables et astucieux, sauvegardent les intérêts matériels de l'aristocratie ouvrière. Mais sur quoi donc repose le "conservatisme bureaucratique" dans le Socialist Workers Party ? Manifestement pas sur des intérêts matériels, mais sur une sélection de bureaucrates-types, en opposition avec un autre camp, celui des innovateurs, des initiateurs et des esprits dynamiques. L'opposition n'indique aucune base objective, c'est-à-dire sociale, du "conservatisme bureaucratique". Tout se réduit à de la pure psychologie. Dans ces conditions tout travailleur qui réfléchit dira: il est possible que le camarade Cannon pèche réellement par des tendances bureaucratiques -il m'est difficile de juger à distance- mais si la majorité du Comité central et l'ensemble du Parti, nullement intéressés à des privilèges "bureaucratiques" soutiennent Cannon, ce n'est donc pas à cause de ses tendances bureaucratiques mais malgré elles. Cela signifie qu'il a d'autres qualités qui dépassent et de loin ce défaut personnel. Voilà ce que dira un membre sérieux du parti et, à mon avis, il aura raison.

Pour étayer leurs complaintes et leurs accusations, les dirigeants de l'opposition rapportent des épisodes et des anecdotes détachés de leur contexte, dont on peut trouver des exemples, par centaines et par milliers dans n'importe quel parti et qu'il est impossible, dans la plupart des cas, de vérifier objectivement. Loin de moi l'idée de critiquer la partie anecdotique des documents de l'opposition. Mais je veux m'exprimer, à titre de participant et de témoin, sur un épisode précis. Les dirigeants de l'opposition insistent avec beaucoup de dédain sur la légèreté et l'absence très vraisemblable de critique et de discussions avec lesquels Cannon et son groupe acceptèrent le programme de transition. Or voici ce que j'écrivais le 15 avril au camarade Cannon à propos de l'élaboration de ce programme:

"Nous vous avons envoyé le projet de programme de transition et une courte déclaration concernant le Labor Party. Sans votre visite à Mexico je n'aurais pas pu écrire le projet de programme car j'ai appris durant les discussions beaucoup de choses importantes qui m'ont permis d'être plus explicite et plus concret."

Shachtman connaît fort bien ces circonstances puisqu'il participa à cette discussion.

Les rumeurs, les spéculations personnelles et les simples potins occupent inévitablement une place importante dans les cercles petits-bourgeois où les gens ne sont pas unis par des liens de parti mais par des rapports personnels et où il est inhabituel d'aborder les événements d'un point de vue de classe. Le bruit vole de bouche à oreille que seuls des représentants de la majorité viennent me voir et me détournent du chemin de la vérité. Chers camarades, ne croyez pas ces bêtises ! Je rassemble les informations politiques avec les mêmes méthodes dont j'use pour mon travail en général. Une attitude critique à l'égard des informations est une partie organique de la physionomie politique de chaque homme politique. Si j'étais incapable de distinguer les informations fausses des vraies, quelle valeur, en général, auraient mes jugements ?

Je connais personnellement au moins vingt membres de la fraction Abern. Je reste l'obligé de plusieurs d'entre eux pour leur aide amicale dans mon travail et je les considère tous ou presque tous comme d'excellents membres du parti. Mais, en même temps, je dois dire que ce qui les caractérise tous à un degré ou à un autre c'est l'atmosphère d'un milieu petit-bourgeois, l'absence d'expérience de classe et dans une certaine mesure, l'absence de besoin d'un lien avec le mouvement ouvrier. Leurs traits positifs les relient à la IVe Internationale, leurs traits négatifs les rattachent à la plus conservatrice de toutes les fractions.

Le document sur le "conservatisme bureaucratique" [26] se plaint que l'on martèle une attitude anti-intellectuelle dans la tête des membres du parti. Cet argument est tiré par les cheveux. Il n'est pas question des intellectuels passés complètement du côté du prolétariat, mais de ceux qui tentent de faire glisser notre parti sur les positions de l'éclectisme petit-bourgeois. Le même document déclare : "Une propagande anti-new-yorkaise se déploie, qui joue au fond sur des préjugés loin d'être toujours sains"(id.). De quels préjugés s'agit-il ici ? Apparemment d'antisémitisme. Si des préjugés antisémites ou d'autres préjugés raciaux existent dans notre parti, alors il faut mener une lutte acharnée contre eux en frappant des coups directs et nets et non se contenter de vagues insinuations. Mais la question des intellectuels et semi-intellectuels juifs de New-York est une question sociale et non nationale. A New-York il y a un grand nombre de prolétaires juifs mais ce ne sont pas eux qui constituent la fraction Abern. Les éléments petits-bourgeois de cette fraction se sont avérés jusqu'ici incapables de trouver le chemin des travailleurs juifs. Ils se satisfont de leur propre milieu.

Plus d'une fois dans l'histoire -ou plus précisément cela ne se passe jamais autrement dans l'histoire- lors du passage du parti d'une période à une autre, des éléments qui avaient joué un rôle progressiste dans le passé se sont révélés incapables de s'adapter à temps aux tâches nouvelles, se sont serrés plus étroitement les coudes et ont révélé non leurs traits positifs mais presque exclusivement leurs traits négatifs. Tel est précisément aujourd'hui le rôle de la fraction Abern dans laquelle Shachtman joue le rôle de journaliste et Burnham celui d'inspirateur théorique.

"Cannon sait, insiste Shachtman, à quel point il est frauduleux d'introduire dans la discussion en cours la "question Abern". Il sait ce que sait tout dirigeant informé du parti, ainsi que nombre de ses membres, à savoir que dans les années passées, il n'a pas existé de "groupe Abern"." Je me permets de dire que si quelqu'un déforme ici la réalité c'est précisément Shachtman. Je suis le développement des rapports internes dans la section américaine depuis dix ans environ. La composition spécifique et le rôle particulier de l'organisation de New-York furent le premier élément qui apparut clairement à mes yeux. Shachtman se rappelle vraisemblablement que, dès mon séjour à Prinkipo, je conseillai au Comité central de quitter pour un temps New-York et son atmosphère de chamailleries petites-bourgeoises pour un centre industriel de province. En arrivant à Mexico j'eus l'occasion de mieux connaître la langue anglaise, de me familiariser davantage avec l'existence aux Etats-Unis et, grâce à de nombreuses visites de mes amis du Nord, de me faire une image plus vivante de la composition sociale et de la psychologie politique des divers groupements. Sur la base de mes propres observations personnelles et directes au cours de ces trois dernières années j'affirme que la fraction Abern a existé sans interruption sinon "dynamiquement", du moins potentiellement. Les membres de la fraction Abern sont aisés à reconnaître, si l'on possède un minimum d'expérience politique, non seulement par leurs traits sociaux mais encore par leur manière d'aborder tous les problèmes. Ces camarades ont toujours formellement nié l'existence de leur fraction. Pendant une certaine période quelques-uns d'entre eux tentèrent effectivement de se dissoudre dans le parti. Ils se firent pour cela violence à eux-mêmes et dans toutes les questions critiques ils intervinrent par rapport au parti comme une entité à part. Ils se sont intéressés beaucoup moins aux problèmes de principe, en particulier au problème du changement de la composition sociale du parti qu'aux combinaisons de sommet, aux conflits personnels et, en général, aux incidents du "quartier général". Voilà l'école d'Abern. J'avertis avec insistance un grand nombre de camarades que leur persistance à mariner dans ce cercle artificiel les mènerait tôt ou tard à une nouvelle explosion fractionnelle.

Les dirigeants de l'opposition parlent avec ironie et grand mépris de la composition prolétarienne de la fraction Cannon. A leurs yeux ce "détail" accidentel n'a aucune importance. Qu'est cela sinon du dédain petit-bourgeois, combiné à la cécité ? Au deuxième congrès du Parti social-démocrate russe de 1903 où se produisit la scission entre les bolcheviks et les mencheviks, il n'y avait que trois ouvriers sur plusieurs dizaines de délégués. Tous trois se rangèrent du côté de la majorité. Les mencheviks raillèrent Lénine pour la grande signification symptomatique qu'il donnait à ce fait. Les mencheviks, pour leur part, expliquaient la position adoptée par ces trois ouvriers par leur insuffisante "maturité". Mais, on le sait, Lénine s'avéra avoir eu raison.

Si la section prolétarienne de notre parti américain est politiquement "arriérée", le premier devoir des éléments "avancés" aurait dû consister à élever les ouvriers à un niveau plus élevé. Pourquoi donc l'opposition actuelle n'a-t-elle pas trouvé le chemin de ces ouvriers ? Pourquoi a-t-elle laissé ce soin à la clique de Cannon ? Qu'est-ce que cela signifie ? Les ouvriers ne sont-ils pas assez bons pour l'opposition ? Ou l'opposition ne convient-elle pas aux ouvriers ?

Il serait stupide de penser que la section ouvrière du parti est parfaite. Les travailleurs ne parviennent que graduellement à une conscience de classe claire. Les syndicats constituent toujours un terrain de culture pour les déviations opportunistes. Nous nous heurterons inévitablement à ce problème dans une des prochaines étapes. Le parti devra plus d'une fois rappeler à ses propres militants syndicaux que l'adaptation pédagogique aux couches les plus arriérées du prolétariat ne doit pas se transformer en adaptation politique à la bureaucratie conservatrice des syndicats. Chaque nouvelle étape du développement, chaque élargissement des rangs du parti et la complication de ses méthodes de travail ouvrent la voie non seulement à de nouvelles possibilités mais aussi à de nouveaux dangers. Les militants des syndicats, même s'ils sont formés à l'école la plus révolutionnaire montrent souvent une tendance à s'affranchir du contrôle du parti. Mais pour l'instant ce n'est pas du tout de cela qu'il s'agit. En ce moment l'opposition non-prolétarienne, entraînant à sa suite la majorité non-prolétarienne de la jeunesse, tente de réviser notre théorie, notre programme, notre tradition et elle le fait, avec désinvolture "en passant" pour les besoins de la lutte contre la "clique Cannon". En ce moment ce ne sont pas les militants syndicaux mais les oppositionnels petits-bourgeois qui manifestent de la désinvolture vis-à-vis du parti. C'est précisément pour empêcher les militants syndicaux de tourner à l'avenir le dos au parti qu'il faut infliger une défaite décisive à l'opposition petite-bourgeoise.

De plus il est impossible d'oublier que les erreurs réelles ou possibles des camarades qui travaillent dans les syndicats reflètent la pression du prolétariat américain tel qu'il est aujourd'hui. C'est notre classe, nous ne sommes pas prêts à capituler devant sa pression, mais cette pression nous indique en même temps notre principale voie historique. Les fautes de l'opposition, elles, reflètent la pression d'une autre classe, étrangère celle-là. Une rupture idéologique avec cette classe est la condition élémentaire de nos succès futurs.

Les raisonnements de l'opposition à l'égard de la jeunesse sont absolument faux. Certes le parti révolutionnaire ne peut se développer sans conquérir la jeunesse prolétarienne. Mais le malheur est que nous avons presque uniquement une jeunesse petite-bourgeoise et dont la majorité a un passé social-démocrate, c'est-à-dire opportuniste. Les dirigeants de cette jeunesse ont des qualités et des capacités indubitables, mais, hélas, ils ont été éduqués dans l'esprit des manoeuvriers petits-bourgeois et si on ne les arrache pas à leur milieu habituel, si on ne les envoie pas sans titres sonores dans les districts ouvriers pour y accomplir un noir travail quotidien dans le prolétariat, ils risquent d'être perdus à jamais pour le mouvement révolutionnaire. Sur la question de la jeunesse comme sur toutes les autres questions Shachtman a malheureusement adopté une position radicalement fausse.

Il est temps de s'arrêter.

On peut voir à quel point la pensée de Shachtman, sous le poids d'un point de départ erroné, s'est dégradée, en ce qu'il présente ma position comme une défense de la "clique Cannon" et revient à plusieurs reprises sur le fait qu'en France j'ai soutenu de manière tout aussi erronée la "clique Molinier". Tout se réduit à l'aide que je donnerais à des individus isolés ou à des groupes tout à fait indépendamment de leur programme. L'exemple de Molinier ne peut que jeter sur les choses un brouillard superflu, que je vais essayer de dissiper. On n'accusait pas Molinier d'avoir abandonné notre programme, mais d'être indiscipliné et despotique et de monter toutes sortes d'aventures financières pour aider le parti et sa fraction. Comme Molinier est un homme d'une grande énergie, aux capacités pratiques indiscutables, j'ai trouvé nécessaire non seulement dans l'intérêt de Molinier, mais surtout dans l'intérêt de l'organisation elle-même, d'épuiser toutes les possibilités de le convaincre et de le rééduquer dans l'esprit de la discipline prolétarienne. Comme beaucoup de ses adversaires possédaient ses défauts sans avoir ses qualités, j'ai tout fait pour les convaincre de ne pas hâter une scission, mais de mettre inlassablement Molinier à l'épreuve. Voilà en quoi a consisté ma "défense" de Molinier pendant l'adolescence de notre section française.

Considérant qu'une attitude patiente à l'égard de camarades dans l'erreur ou indisciplinés ainsi que les efforts répétés pour les rééduquer dans l'esprit révolutionnaire sont absolument indispensables, je n'ai pas appliqué ces méthodes au seul Molinier. J'ai fait des tentatives pour rapprocher du parti ou maintenir dans ses rangs Kurt Landau [27], Field [28], Weisbord [29], l'Autrichien Frey [30], le Français Treint [31] et un certain nombre d'autres. Dans de nombreux cas mes efforts se sont avérés vains; dans quelques cas il m'a été possible de conserver au parti de précieux camarades.

En tout cas, je n'ai jamais fait la moindre concession de principe à Molinier. Quand il décida de fonder un journal sur la base de "quatre points" substitués à notre programme et qu'il entreprit de réaliser ce plan de façon indépendante je fus un de ceux qui insistèrent pour son exclusion immédiate. Mais je ne cacherai pas qu'au congrès de fondation de la IVe Internationale, je fus une fois encore partisan de mettre à l'épreuve Molinier et son groupe dans le cadre de la IVe Internationale pour voir s'ils s'étaient convaincus de l'erreur de leur politique. Cette fois encore la tentative ne donna rien. Mais je ne renonce pas à la renouveler dans des conditions appropriées. Le plus curieux est que parmi les plus grands adversaires de Molinier se trouvaient des gens comme Vereecken et Sneevliet qui, après leur rupture avec la IVe Internationale, réussirent à s'unir avec lui.

Certains camarades qui ont pris connaissance de mes archives, m'ont amicalement reproché d'avoir perdu et de perdre encore beaucoup trop de temps à convaincre des "gens sans espoir". Je répondis que j'avais souvent eu l'occasion d'observer comment les gens changent avec les circonstances et que, par conséquent, je ne suis pas prêt à étiqueter "sans espoir" des gens sur la base de quelques erreurs, même sérieuses.

Quand je m'aperçus de l'impasse où Shachtman menait et lui-même et une certaine section du parti, je lui écrivis que, si je le pouvais, je prendrais immédiatement l'avion pour New York afin de discuter avec lui soixante douze heures d'affilée. Je lui demandais: nous est-il vraiment impossible de nous rencontrer? Shachtman ne répondit pas. C'est tout à fait son droit. Il est fort possible qu'un jour des camarades prenant connaissance de mes archives diront que, dans ce cas aussi, ma lettre à Shachtman fut un faux pas de ma part et citeront mon "erreur" en la rattachant à ma "défense" trop persistante de Molinier. Ils ne me convaincront pas. C'est une tâche extrêmement difficile que de former une avant-garde prolétarienne internationale dans les conditions présentes. Faire la chasse aux individus isolés aux dépens des principes politiques serait évidemment un crime. Mais j'ai considéré et je considère toujours comme mon devoir de faire tout ce qui est possible pour ramener à notre programme des camarades de valeur qui se trompent.

De la même discussion sur les syndicats que Shachtman évoquait de façon manifestement malencontreuse, je citerai ces mots de Lénine que Shachtman devrait graver dans sa mémoire: "Une erreur commence toujours par être petite, puis se développe. Les divergences commencent toujours par des vétilles. Chacun a souffert en son temps d'une légère blessure, mais si cette blessure s'infecte une maladie mortelle peut s'ensuivre" [32]. Ainsi parlait Lénine, le 23 janvier 1921. Il est impossible de ne pas commettre d'erreurs. Tout le monde se trompe. Certains se trompent plus souvent, d'autres plus rarement. Le devoir d'un révolutionnaire prolétarien est de ne pas persister dans son erreur et de ne pas placer son ambition au-dessus des intérêts de la cause, mais de s'arrêter à temps. Il est temps que le camarade Shachtman s'arrête ! Sinon l'égratignure, qui a déjà grossi pour devenir un abcès, peut mener jusqu'à la gangrène.

Coyoacan,

Le 24 janvier 1940


Notes

[1] Shachtman, "Lettre ouverte au camarade Trotsky", New International, Janvier 1939.

[2] J.-P. CANNON, The struggle for a proletarian party, op. cit. p. 255. Traduction française : CERMTRI.

[3] Article écrit à l'époque où les trotskystes constituaient une fraction organisée à l'intérieur du Parti socialiste.

[4] S.A.P. : Sozialistiche Arbeiterpartei : créé en 1931 par la fusion entre l'aile gauche de la social-démocratie allemande exclue en juillet 1931 (Rosenfeld, Seydewitz) et une aile de l'opposition communiste de droite constituée en 1926 par Brandler et Talheimer (Walcher, Froelich). Signa en 1933 la déclaration des Quatre pour la Quatrième Internationale (avec la L.C.I., le R.S.P. et l'O.S.P.), participa à la Conférence internationale des partis socialistes révolutionnaires qui aboutit à la création de l'I.A.G. (International Arbeitsgemeinschaft) dont le centre était le Bureau de Londres, à laquelle adhérèrent entre autres l'I.L.P., la Fédération communiste ibérique, quelque temps le Parti ouvrier norvégien et, plus tard, le R.S.A.P. et le P.O.U.M. et qui fut un obstacle à la création de la IVe Internationale.

[5] Norman Thomas, dirigeant social-démocrate américain et du mouvement pacifiste aux U.S.A.

[6] Ce passage et les suivants sont extraits de lettres de Trotsky non publiées.

[7] Commission Dewey, composée de diverses personnalités réunies sous la présidence du philosophe libéral américain John Dewey pour examiner la validité des charges que les deux procès de Moscou faisaient peser sur Trotsky. Une sous-commission interrogea Trotsky pendant une semaine à Coyoacan en avril 1937 et conclut à la non-culpabilité de Trotsky.

[8] New International, janvier 1939, p. 7.

[9] De 1904 à 1907, Lénine dirigea la fraction bolchevique en s'appuyant en particulier sur Bogdanov, dont les vues philosophiques étaient fort éloignées du marxisme et représentaient un courant dit "machiste" (du nom de Mach) ou "empiriocriticiste". Lorsque Bogdanov se plaça sur une ligne politique gauchiste (le boycott systématique des institutions légales, à commencer par les élections à la Douma), Lénine rompit avec lui politiquement et écrivit ensuite une longue critique de ses oppositions philosophiques : Matérialisme et empiriocriticisme. Bogdanov constitua en 1908 une fraction ultra-gauche regroupée autour du journal Vperiod, d'où le nom de Vpériodistes donnés à ce groupe.

[10] Loc. cit., p. 7, souligné par moi (L.T.).

[11] Shachtman, loc. cit., p. 14.

[12] Aux jeunes camarades, je recommande d'étudier sur cette question les travaux d'Engels (L'Anti-Dühring), de Plekhanov et d'A. Labriola (L.T.).

[13] Shachtman, loc. cit., p. 10.

[14] Id., p 12

[15] Id., p 15

[16] Shachtman, loc. cit., p 16

[17] In Sotsialistitcherski Vestnik, journal menchevik, octobre 1939

[18] Id

[19] Id

[20] New York Times, 17 janvier 1940.

[21] Cet article était déjà écrit quand nous lûmes dans le New York Times du 17 janvier, les lignes suivantes relatives à l'ancienne Pologne orientale : "Dans l'industrie on n'a pas encore pratiqué d'énergiques actes d'expropriation sur une large échelle. Les centres principaux du système bancaire, du système ferroviaire, et un certain nombre de grandes entreprises industrielles étaient propriété d'Etat plusieurs années avant l'occupation russe. Dans les petites et moyennes industries, les travailleurs exercent maintenant un contrôle sur la production.

Les industriels conservent nominalement tous leurs droits de propriété dans leurs propres établissements, mais ils sont obligés de soumettre des états de coût de la production. etc. à l'examen des délégués ouvriers. Ceux-ci, conjointement avec leurs employeurs, fixent les salaires, les conditions de travail, et un "juste taux de profits pour les industriels".

Ainsi nous voyons que la "réalité des événements vivants" elle-même ne se soumet pas du tout aux schémas pédants et inanimés des dirigeants de l'opposition. Pendant ce temps, nos "abstractions" prennent chair et sang. (L.T.)

[22] Sotsialistitcherski, n°19-20, p. 43.

[23] L'opposition de 1923, dite opposition de gauche, rassemble sur la double exigence de la planification économique et de la démocratisation de la vie du parti une vaste couche de cadres du parti, dont le noyau, homogène, devait constituer le noyau des "trotskystes". L'opposition de 1926 ou Opposition unifiée (ici désignée encore sous le vocable de "Trotsky-Zinoviev") rassemble sur une plateforme minimum dont la base théorique est la condamnation du socialisme dans un seul pays deux fractions qui coexistent, celle de Trotsky, celle de Zinoviev et Kamenev.

[24] En janvier 1912, Lénine réunit à Prague une conférence de la fraction bolchevique qui se proclama "Parti ouvrier social-démocrate russe" et élit son Comité central. La raison fondamentale de cette proclamation était le refus des autres courants de rompre avec les liquidateurs c'est-à-dire l'aile des mencheviks qui voulaient liquider le travail illégal au bénéfice du seul travail légal. Ces autres courants constituèrent un Comité d'organisation qui tenta de rassembler toutes les forces de la social-démocratie russe face aux bolcheviks. Alors partisan d'un parti large, ouvert à tous les courants, Trotsky fut la cheville ouvrière de cette tentative de regroupement qui reçut le nom de "Bloc d'août", parce qu'elle se matérialisa par une conférence tenue en août 1912, à Vienne, sous la présidence de Trotsky. Le Bloc d'août se désintégra dans les mois qui suivirent. Lénine attaque alors violemment ce "Bloc d'août" et Trotsky, qui, après 1917, jugera sévèrement cet aspect de sa propre politique antérieure.

[25] John Lewis (1880-1971) : président du syndicat des mineurs, l'un des fondateurs du Congress of Industrial Organisations (C.I.O.). Regroupement des syndicalistes les plus combatifs de l'A.F.L. d'où le C.I.O. fut exclu en août 1936 par les dirigeants de l'A.F.L. En 1942, John Lewis, après avoir mené une vigoureuse campagne en 1939-40 contre l'entrée des U.S.A. dans la guerre et flirté à cette occasion contre Roosevelt avec l'aile isolationniste du parti républicain, fit sortir le syndicat des mineurs du C.I.O.

[26] International Bulletin, vol. 2, n°6, janvier 1940, p. 12.

[27] Kurt Landau, dit Wolf, dit Spectator, communiste autrichien et rédacteur au journal du parti en 1921, rompit en 1929 avec le stalinisme, entra dans l'Opposition de gauche qu'il anima en Autriche et en Allemagne. Membre du Bureau international jusqu'en 1931, date à laquelle il rompit avec le trotskysme. Emigre en France et organise peu après le groupe Que Faire? avec André Ferrat et Georges Kagan. Dès cette époque en relations avec l'opposition espagnole, ira en Espagne en novembre 1936, collabora à La Ratalla, l'organe du P.O.U.M. où il polémiqua avec Trotsky et les trotskystes. Sera arrêté en septembre 1937 par le G.P.U. et assassiné. Trotsky l'avait sévèrement critiqué dans un article du 16 décembre 1932, "L'Etat et l'Opposition de gauche".

[28] B.-J. Field : Militant trotskyste qui assuma la direction de la grève des personnels des hôtels de New York en 1933, se détourna de l'organisation trotskyste au cours de la grève, fut alors exclu et constitua alors un petit groupe, la Ligue pour un parti ouvrier révolutionnaire, qui avait un journal, le Nouveau bulletin international et qui végéta jusqu'à la guerre.

[29] Albert Weisbord: Exclu du P.C. américain en 1929, entra dans l'Opposition de gauche américaine (la Ligue Communiste d'Amérique) avec laquelle il rompit presqu'aussitôt, parce qu'en désaccord sur l'orientation "propagandiste" de la Ligue au début de son travail. Il constitua un groupe d'une douzaine de membres intitulé "La Ligue Communiste de Combat".

[30] Frey, fut membre de l'opposition de gauche en Autriche, qu'il dirigea un moment avec Landau et quitta avec lui.

[31] Albert Treint (1889) : Instituteur, élu au Comité directeur du P.C. lors de la scission de Tours en décembre 1920. Membre de l'aile gauche, devient secrétaire général en 1923. Auteur de la fameuse formule suivant laquelle le Front unique ouvrier consiste à "plumer la volaille" socialiste. Bras droit de Zinoviev dans le P.C. français, y instaure la bolchevisation. En 1926 il est écarté du Comité directeur, prend position pour l'opposition en 1927, est exclu du P.C.F. Trotsky cherche à collaborer avec lui, mais ne peut trouver de terrain d'entente politique. En 1934, en même temps que les trotskystes, mais à part d'eux, Treint entre dans la S.F.I.O.

[32] Il s'agit d'une citation du discours prononcé par Lénine lors de la réunion de la fraction communiste au deuxième Congrès du syndicat des mineurs de Russie. Condamnant le fait que "le problème du rôle et des tâches des syndicats a revêtu prématurément la forme d'une lutte fractionnelle", précisant que "c'est surtout de cette hâte, de cette précipitation exagérée que je fais grief au camarade Trotsky", affirmant qu'il avait espéré ne pas avoir à intervenir dans cette discussion "parce qu'il est nuisible de se battre avec Trotsky, nuisible pour nous, nuisible pour le parti, pour la république", Lénine déclare qu'il est désormais nécessaire de tirer les choses au clair après la dernière brochure de Trotsky et c'est alors qu'il cite la phrase ci-dessus. (Lénine, Oeuvres complètes, Moscou, 4e édition, T 32. pp. 48-51).


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