1909

1905 fut écrit en 1905-1909 à Vienne et parut pour la première fois à Dresde. Il fut republié en 1922 en Russe, à partir de la traduction allemande et du manuscrit original.


1905

Léon Trotsky

 

LE DEVELOPPEMENT SOCIAL DE LA RUSSIE
ET LE TSARISME


Notre révolution [1] a tué l'idée que nous étions un peuple à part. Elle a montré que l'histoire n'avait pas créé pour nous de lois d'exception. Et pourtant la révolution russe a un caractère unique, qui est la somme des traits particuliers de notre développement social et historique et qui ouvre à son tour des perspectives historiques toutes nouvelles.

Il est inutile de se demander si, nous autres Russes, c'est en qualité ou en quantité que nous différons de l'Europe occidentale : ce serait pure métaphysique. Mais il est indubitable que les traits essentiellement distinctifs de notre pays sont la structure primitive et la lenteur de l'évolution sociale. L'Etat russe, en fait, est à peine plus récent que les autres Etats européens : les chroniques fixent à l'année 862 le début de son existence. Mais les conditions géographiques qui sont les siennes ainsi que la dispersion de sa population sur un territoire immense entravaient, en même temps que le développement économique, le processus de cristallisation sociale, laissant notre histoire loin derrière celle des autres pays.

Il est difficile de dire quelle aurait été l'existence de l'Etat russe si elle avait dû s'écouler dans l'isolement, sous l'influence de tendances exclusivement internes. Ce qui compte, c'est qu'il n'en a pas été ainsi. La vie sociale russe s'est trouvée dès le début, et de plus en plus, soumise à l'incessante pression des forces de l'Europe occidentale, des rapports sociaux et gouvernementaux d'une civilisation plus évoluée. Le commerce entre nations étant relativement peu considérable, ce sont les rapports militaires qui eurent le rôle principal : l'influence sociale de l'Europe se traduisit d'abord par l'introduction en Russie de l'art militaire.

L'Etat russe, dont le fondement économique est tout primitif, s'est heurté dans son développement à des organisations nationales qui étaient parties d'un niveau plus élevé. Deux possibilités se présentaient alors à lui : ou il succombait dans la lutte – comme cela avait été le cas lors du conflit de la Horde d'or [2] avec Moscou – ou la pression du dehors l'amenait à forcer son propre développement économique par l'absorption d'une immense partie des sources vives de la nation. Contre la première éventualité jouait le fait que l'économie populaire russe était déjà trop éloignée de sa situation primitive. L'Etat ne fut pas renversé, mais se renforça sous la pression monstrueuse des forces économiques de la nation.

Bien sûr, jusqu'à un certain point, ce que nous venons de dire peut s'appliquer à n'importe lequel des Etats européens. Mais avec cette différence que, dans la lutte pour l'existence qu'ils menèrent entre eux, ces Etats s'appuyaient sur des bases économiques à peu près égales et que par conséquent le développement de leurs fonctions politiques ne subissait pas une contrainte extérieure aussi écrasante.

La lutte contre les Tatars de Crimée et Nogaï [3] exigea une extrême dépense d'énergie. Mais, en définitive, cet effort ne fut pas plus considérable que celui qu'entraîna la lutte séculaire de la France contre l'Angleterre. Ce ne sont pas les Tatars qui ont contraint la Russie à adopter les armes à feu et à créer les régiments permanents des streltsy [4] ; ce ne sont pas les Tatars qui l'ont obligée plus tard à constituer une cavalerie de reîtres et une infanterie. La pression vint plutôt de la Lituanie, de la Pologne, de la Suède. Pour se maintenir contre des ennemis mieux armés, l'Etat russe fut forcé de se créer une industrie, une technique, d'engager à son service des spécialistes de l'art militaire, des monnayeurs et des faux monnayeurs publics, des fabricants de poudre, il fut forcé de se procurer des manuels de fortification, d'instituer des écoles navales, des fabriques, des conseillers secrets et intimes de la cour. S'il fut possible de faire venir de l'étranger les instructeurs militaires et les conseillers secrets, on fut bien obligé de tirer les moyens matériels, coûte que coûte, du pays même.

L'histoire de l'économie politique russe est faite d'une chaîne ininterrompue d'efforts héroïques dans leur genre, tous destinés à garantir les ressources indispensables à l'organisation militaire. Tout l'appareil gouvernemental fut construit et, de temps à autre, reconstruit en fonction du Trésor. La tâche des gouvernants consistait à utiliser les moindres produits du travail national pour ces mêmes fins.

Dans sa recherche des fonds indispensables, le gouvernement ne reculait devant rien : il imposait aux paysans des charges fiscales arbitraires et toujours excessives, auxquelles la population ne pouvait faire face. Il décida que la commune serait fiscalement responsable. Par des prières et des menaces, par des exhortations et des violences, il extorqua de l'argent aux marchands et aux monastères. Les paysans fuyaient leurs maisons, les marchands émigraient. Les recensements du XVIIe siècle font apparaître une diminution progressive de la population. Sur un budget de 1,5 million de roubles, environ 85 % étaient employés alors à l'entretien des troupes. Au début du XVIIIe siècle, Pierre le Grand, par suite des revers qu'il avait essuyés, fut obligé de réorganiser l'infanterie et de créer une flotte. Dans la seconde moitié de ce même siècle, le budget atteignait déjà de 16 à 20 millions, dont 60 à 70 % servaient aux besoins de l'armée et de la flotte. Jamais ces dépenses ne descendirent au-dessous de 50 %, même sous Nicolas 1er. Au milieu du XIXe siècle, la guerre de Crimée mit face à face l'autocratie des tsars et les Etats de l'Europe les plus puissants sous le rapport économique, l'Angleterre et la France, d'où la nécessité de réorganiser l'armée sur la base du service militaire universel. Lors du demi-affranchissement des paysans en 1861, les besoins du fisc et de la guerre jouaient dans l'Etat un rôle décisif.

Mais les ressources intérieures ne suffisaient pas. Déjà, sous Catherine II, le gouvernement avait trouvé la possibilité de faire des emprunts extérieurs. Désormais, et de plus en plus, la Bourse européenne alimente les finances du tsarisme. L'accumulation d'énormes capitaux sur les marchés financiers de l'Europe occidentale a exercé, depuis ce temps là, une influence fatale sur l'évolution politique de la Russie. Le développement de l'organisation politique s'exprime maintenant non seulement par une augmentation démesurée des impôts indirects, mais aussi par une inflation effrénée de la dette publique. En dix ans, de 1898 à 1908, celle ci s'est accrue de 19 %, pour atteindre déjà 9 milliards de roubles. On peut voir à quel point l'appareil gouvernemental de l'autocratie est dans la dépendance de Rothschild et de Mendelssohn si l'on calcule que les seuls intérêts de la dette absorbent aujourd'hui environ un tiers des revenus nets du Trésor. Dans le budget de 1908, les dépenses prévues pour l'armée et la flotte, avec les intérêts de la dette publique et les frais entraînés par l'achèvement de la guerre, s'élèvent à 1018 millions de roubles, c'est à dire à 40,5 % du budget total.

Par suite de la pression qu'exerçait ainsi l'Europe occidentale, l'Etat autocrate absorbait une portion démesurée du surproduit, c'est à dire vivait aux frais des classes privilégiées qui se formaient alors, et entravait ainsi leur développement, déjà fort lent par lui même. Mais ce n'est pas tout. L'Etat jetait son dévolu sur les produits indispensables de l'agriculture, arrachait au laboureur ce qui devait assurer son existence, le chassait des terres où il avait à peine eu le temps de s'installer et gênait l'accroissement de la population, retardait le développement des forces productrices. De cette manière et dans la mesure où il annexait une part excessive du surproduit, il arrêtait le processus déjà si lent de la différenciation des classes ; et en ôtant à l'agriculteur une partie considérable des produits dont il avait absolument besoin, il arrivait même à détruire les bases primitives de production sur lesquelles il eût dû s'étayer.

Mais, pour exister et dominer, l'Etat lui même avait besoin d'une organisation hiérarchique des états [5]. Voilà pourquoi, tout en sapant les bases économiques qui auraient permis à cette hiérarchisation de s'affirmer, il cherchait à l'imposer par des mesures d'ordre gouvernemental et, comme tout gouvernement, il tâchait de faire coïncider ce mouvement de différenciation des états avec ses propres intérêts.

Dans le jeu des forces sociales, l'équilibre penchait beaucoup plus du côté du pouvoir gouvernemental qu'on ne le voit dans l'histoire de l'Europe occidentale. L'échange de services – au préjudice du peuple travailleur – entre l'Etat et les groupes supérieurs de la société, échange qui se traduit dans la répartition des droits et des obligations, des charges et des privilèges, s'effectuait chez nous beaucoup moins avantageusement pour la noblesse et le clergé que dans les Etats occidentaux de l'Europe médiévale.

Et cependant il serait très exagéré, ce serait même détruire toute perspective historique d'affirmer, comme le fait Milioukov dans son Histoire de la culture russe [6], qu'à cette époque, alors qu'en Occident c'étaient les états qui créaient l'Etat, chez nous c'était l'Etat qui créait les états, dans son intérêt. Les états ne peuvent pas être constitués par voie législative ou administrative. Avant que tel ou tel groupe de la société puisse, avec l'aide du pouvoir gouvernemental, prendre figure d'état privilégié, il doit acquérir par lui même tous ses avantages économiques. On ne fabrique pas des états d'après des listes hiérarchiques ou au moyen de statuts comparables à ceux de la Légion d'honneur.

On peut seulement dire que, vis à vis des états privilégiés, le tsar avait une liberté de mouvements incomparablement plus grande que le roi des monarchies européennes, qui tenait son pouvoir de tout un état. L'absolutisme a atteint son apogée lorsque la bourgeoisie, qui s'était élevée sur les épaules du Tiers Etat, fut devenue suffisamment forte pour servir de contrepoids aux féodaux. Une situation dans laquelle les états privilégiés et possédants se faisaient équilibre en luttant entre eux garantissait à l'organisation gouvernementale le maximum d'indépendance. Louis XIV disait : " L'Etat, c'est moi. " La monarchie absolue de Prusse apparaissait à Hegel comme le but en soi, comme la réalisation de l'idée de gouvernement en général.

Dans son effort pour créer un appareil gouvernemental centralisé, le tsar dut réprimer les prétentions des états privilégiés, mais il dut surtout lutter contre l'indigence, le caractère sauvage et le manque de cohésion du pays, dont les différentes parties avaient une existence économique absolument indépendante. Au point de vue économique, ce ne fut pas, comme en Occident, l'équilibre des classes dirigeantes, ce fut au contraire leur faiblesse sociale et leur nullité politique qui firent de l'autocratie bureaucratique un pouvoir absolu. Sous ce rapport, le tsarisme est une forme intermédiaire entre l'absolutisme européen et le despotisme asiatique, et peut être se rapproche t il plutôt de ce dernier.

Mais, tandis que des conditions sociales à moitié asiatiques transformaient le tsarisme en une organisation autocratique, la technique et le capital européens armaient cette organisation de toutes les ressources qui sont l'apanage des grandes puissances occidentales. Cette circonstance donna au tsar la possibilité d'intervenir dans tous les rapports politiques de l'Europe et de jouer un rôle décisif dans tous ses conflits. En 1815, Alexandre 1er se montre à Paris, rétablit les Bourbons et devient le propagateur de l'idée de la Sainte Alliance. En 1848, Nicolas 1er émet un immense emprunt pour écraser la révolution européenne et envoie des soldats russes combattre les Hongrois insurgés. Ainsi la bourgeoisie occidentale espérait que les troupes du tsar l'aideraient un jour à lutter contre le prolétariat socialiste, comme elles avaient servi jadis le despotisme européen dans sa lutte contre cette même bourgeoisie.

Mais le développement historique emprunta d'autres voies. L'absolutisme se brisa contre le capitalisme qu'il avait suscité avec tant de zèle.

A l'époque précapitaliste, l'influence de l'économie européenne sur l'économie russe était nécessairement limitée. Le caractère naturel, et par conséquent indépendant et absolu, de l'économie russe populaire la protégeait contre l'influence des formes supérieures de production. La structure de nos états, nous l'avons dit, ne s'est jamais développée complètement. Mais lorsqu'il n'y eut plus en Europe que des rapports de type capitaliste, lorsque la finance eut créé une nouvelle économie, lorsque l'absolutisme, dans sa lutte pour l'existence, fut devenu l'allié du capitalisme européen, la situation changea du tout au tout.

Les socialistes " de pure critique ", qui avaient cessé de comprendre l'importance du pouvoir gouvernemental pour la révolution socialiste auraient pu, d'après l'exemple de l'autocratie russe, si barbare et si dépourvue de système que fût son activité, constater le rôle immense qu'il appartient au pouvoir de l'Etat de jouer dans le domaine purement économique lorsque son œuvre s'accomplit dans le sens général du développement historique.

En devenant l'instrument de la capitalisation en Russie, le tsarisme s'affermissait avant tout lui même.

A l'époque où la société bourgeoise qui se développait sentait le besoin d'avoir des institutions politiques comme celles de l'Occident, l'autocratie, avec l'aide de la technique et du capital européens, prit le caractère d'un très gros entrepreneur capitaliste, banquier, propriétaire du monopole des chemins de fer et de l'eau de vie. Elle s'appuyait sur un appareil bureaucratique centralisé qui n'était pas capable de régulariser les nouveaux rapports mais qui déployait beaucoup d'énergie quand il s'agissait de répression systématique. Le télégraphe, qui donne du poids, une uniformité relative et de la rapidité aux actes de l'administration, palliait la trop grande étendue de l'Empire, tandis que le chemin de fer permettait de transporter en peu de temps l'armée d'un bout à l'autre du pays. Les gouvernements européens, avant de subir une révolution, n'avaient pas connu, pour la plupart, les chemins de fer ou le télégraphe. L'armée dont disposait l'absolutisme était une force colossale et, si elle s'est montrée au dessous de sa tâche dans les rudes épreuves de la guerre russo japonaise, elle restait encore assez puissante pour assurer la domination du pouvoir à l'intérieur des frontières. Le gouvernement de l'ancienne France, pas plus que les gouvernements européens à la veille de 1848 n'ont jamais disposé d'un instrument analogue à celui que constitue actuellement l'armée russe.

La puissance financière et militaire de l'absolutisme aveuglait la bourgeoisie européenne, mais aussi le libéralisme russe, qu'elle écrasait et à qui elle ôtait tout espoir de pouvoir lutter à forces égales et ouvertement. De cette façon, toute possibilité de révolution était, semblait-il, exclue en Russie.

Or, ce qui arriva, ce fut tout le contraire.

Plus l'Etat est centralisé et indépendant des classes privilégiées, plus vite il se transforme en organisation absolue, élevée au dessus de la société. Plus les forces militaires et financières d'une organisation de ce genre sont grandes, plus elle peut prolonger avec succès sa lutte pour l'existence. L'Etat centralisé, avec un budget de deux milliards, une dette de huit milliards et une armée permanente d'un million d'hommes, pouvait subsister longtemps après avoir cessé de satisfaire aux exigences les plus élémentaires du développement social, et même, en particulier, aux exigences de la sécurité militaire, alors que c'est pour cette raison qu'il avait été constitué.

Cependant la puissance administrative, militaire et financière de l'absolutisme, qui lui donnait la possibilité de durer en dépit de l'évolution sociale, bien loin d'empêcher toute révolution comme le pensait le libéralisme, faisait au contraire de la révolution l'unique issue admissible, et cette révolution devait avoir un caractère d'autant plus radical que cette puissance creusait davantage le fossé entre le pouvoir et les masses populaires entraînées dans le nouveau mouvement économique.

Le marxisme russe peut s'enorgueillir vraiment d'avoir été le seul à élucider les tendances de ce mouvement, le seul à en avoir prévu les formes générales [7] à une époque où le libéralisme se nourrissait des inspirations d'un " réalisme " tout utopique, tandis que les narodniki [8] révolutionnaires vivaient de fantasmagories et croyaient aux miracles.


Notes

[1] Il s'agit de la révolution de 1905 et des changements qu'elle a apportés dans la vie sociale et politique de la Russie : formation de partis, représentation dans les doumas, lutte politique ouverte, etc. (LT 1909).

[2] Ainsi s'appelait la résidence des khans mongols qui occupèrent les bords de la Volga au XIIe siècle. La Horde d'or subsista jusqu'en 1502. (NdT)

[3] Nomades de la steppe. (NdT)

[4] Garde des tsars, créée en 1550 par Ivan IV. (NdT)

[5] Par ce terme il faut entendre un groupe de la société précapitaliste qui a des droits et des devoirs particuliers définis par des lois. La notion d'état est différente de celle de classe. Ainsi, le clergé est un état, et pas une classe au sens marxiste du terme. (NdT)

[6] P. Milioukov, Ocerki po istorii russkoi kultury (Esquisses pour une histoire de la culture russe). Saint Pétersbourg. 1896. Milioukov était le principal théoricien du parti constitutionnel démocrate.  (NdT)

[7] Même un bureaucrate réactionnaire comme le professeur Mendéléev ne Peut s'empêcher de le reconnaître. A propos du développement de l'industrie, il note ceci : " Les socialistes aperçurent, en ce point, certaines vérités et les comprirent dans une certains mesure, mais ils s'égarèrent, entraînés par l'esprit latin (!), lorsqu'ils recommandèrent la violence, lorsqu'ils flattèrent les bas instincts de la populace et visèrent aux coups d'Etat et au pouvoir ". (LT 1909)

[8] Les " populistes ", premiers révolutionnaires russes, organisateurs des attentats terroristes. (NdT)


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