1921

Source : Le bulletin communiste numéro 48-49 (deuxième année), 3 novembre 1921.

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Les tendances nouvelles de l'anarchisme russe

Victor Serge

4 septembre 1921


On sait que la Révolution russe a déterminé, au sein des partis socialistes russes d'abord, et internationaux ensuite, une scission définitive. En présence des réalités de la révolution sociale, des hommes, habitués à se proclamer révolutionnaires, ont dû prendre parti pour ou contre la violence, pour ou contre l'expropriation immédiate des Riches, pour ou contre la dictature. Et la vieille Social-démocratie russe fondée par Plekhanov a vu se creuser dans son sein le fossé entre les mencheviks et les bolcheviks. Le Parti socialiste-révolutionnaire s'est divisé en droite — catégoriquement réactionnaire — et en gauche soviétiste. Les partis israélites russes ont évolué de même. Les anarchistes...

Les anarchistes constituaient un mouvement épars, divers, divisé en organisations peu durables et mal circonscrites. Ils faisaient pourtant preuve (mars à octobre 1917) d'une grande activité, d'une grande vitalité. Mais, par suite du caractère diffus de leur mouvement, il n'y eut pas chez eux de scission nette. La plupart d'entre eux adhérèrent dès la première heure à la Révolution d'octobre, qu'ils avaient préparée, voulue avec les bolcheviks. Ce n'est que beaucoup plus tard que la révolution devait les diviser en deux tendances opposées. Des indices symptomatiques manifestent pourtant l'existence chez les anarchistes, pendant la Révolution d'octobre, de courants contraires à celle-ci. A la veille des événements, le Goloss-Trouda (anarcho-syndicaliste) publie une déclaration dans laquelle, répondant aux questions de ses lecteurs, il précise ne pas vouloir appuyer le mouvement en préparation et n'être disposé à le suivre que si les masses le suivent... Ainsi s'exprime, le 23 octobre 1917, l'organe anarchiste le plus répandu parmi les ouvriers de Pétrograd. Et au lendemain des batailles de la révolution a Moscou, le Dr Atabékian1, vieil ami de Kropotkine, reprochait amèrement aux bolcheviks d'avoir déchaîné la guerre civile. Mais, je le répète, ceci n'indique que la tendance la plus faible. Le grand nombre des militants libertaires russes ne partagea ni les hésitations du Goloss-Trouda, ni les scrupules du philosophe humanitaire. Et je ne cite ces faits que parce qu'ils me paraissent marquer le point de départ de la division qui va s'accentuant parmi les anarchistes russes, mis chaque jour en demeure de se prononcer pour ou contre la révolution (la révolution-réalité, très différente de la révolution-théorie et plus encore de la révolution-idéal).

Cette division est aujourd'hui si accusée qu'il y a des anarchistes — en grand nombre — membres du Parti communiste russe et d'autres anarchistes emprisonnés par les Commissions Extraordinaires qui les considèrent, à tort ou à raison, comme les ennemis les plus redoutables du pouvoir communiste. En dehors de ces extrêmes, toutes les tendances anarchistes russes se subdivisent en « gauche » (âprement (hostile au communisme) et « droite » (loyale et sympathisante envers le communisme) ; ce qui, par ce temps de guerre civile, explique que des anciens syndicalistes soient emprisonnés par un régime dans lequel d'autres anciens syndicalistes — quelquefois amis personnels des premiers — occupent des postes responsables. Pour être précis, j'indiquerai qu'il y a deux groupes d'anciens syndicalistes : celui du Goloss-Trouda, qui fut toujours légal, loyal, et dont les membres n'ont jamais cessé de travailler dans les institutions soviétistes, et la Confédération A.-S., irréductiblement opposée au régime communiste ; qu'il y a de même deux groupes anciens universalistes ; l'un bolchevisant, l'autre hostile au bolchevisme, et que ces nuances moins bien délimitées, se retrouvent dans la Fédération communiste anarchiste (car il y a au total, à Moscou, une dizaine d'organisations anarchistes).

En somme, il y a ceux qui, n'ayant rien appris de la révolution, demeurent sur les positions traditionnelles, et ceux qui, se voyant dépassés par les événements, s'efforcent laborieusement de faire la somme de l'expérience acquise et de réaliser une synthèse dont naîtra tôt ou tard le nouvel anarchisme.

C'est à faire connaître les efforts des seconds que je m'attacherai dans cet article. Les anarchistes, ennemis déclarés du Parti Communiste, n'ont pas, en Russie rouge, de presse légale. D'autres éléments libertaires, que je qualifierais volontiers de « centristes » kropotkiniens, dont l'opposition aux communistes se borne à la critique des idées, font en ce moment paraître la Volnaya Jizn (organe de la Fédération Panrusse des anarchistes communistes, rédacteur : A. Karéline2. 1re Maison des Soviets, 219, Moscou) et le Potchin (le Commencement, surtout consacré a la propagande de la coopération, Moscou, Fédération Pan-russe A.-C.). Ces petites feuilles, qui répondent sans nul doute à un besoin, n'ont rien de nouveau à nous apprendre. Les tendances nouvelles de l'anarchisme russe se manifestent, par contre, avec une netteté croissante dans les revues et dans les documents suivants que j'étudierai succinctement :

  1. Déclaration des Anarchistes syndicalistes (Goloss-Trouda, juin-juillet 1921) ;

  2. L'Universal, organe de la Section Panrusse des Anarchistes-Universalistes, nos 1-2, 3-4, Moscou, février-mai 1921 ;

  3. Par le Socialisme, vers l'Anarchisme-Universalisme, organe de l'Association Anarchiste-Universaliste (interindividualiste), nos 1, 2, 3, Moscou, avril-mai-juin 1921 ;

  4. Déclaration de l'Union des Anarchistes russes rapatriés d'Amérique (révisée et complétée, Moscou, juillet 1921).

Outre ces documents, en quelque sorte officiels, il m'arrivera d'en citer d'autres de moindre valeur quand ils me paraîtront susceptibles de mettre en relief un état d'esprit, une façon de penser.

« Pas de dictature, mais tout le pouvoir »

Toutes les discussions gravitent évidemment autour du problème de la dictature.

Après avoir constaté que la lutte pour l'émancipation des masses laborieuse, « conduit inévitablement à la destruction de l'Etat, à la liquidation du pouvoir », qu'il faut dans toute révolution développer, même contre le pouvoir la puissance créatrice des masses, — qu'il faut « une transition aussi normale que possible du pouvoir à l'anarchie » (oui, oui, mais comment ?) la Déclaration des Anarchistes Syndicalistes, pose en principe que :

« Les énergies productrices du pays — le prolétariat des villes et des campagnes — s'unissent non sur une base politique mais sur celle de la conscience de classe » (art. 8).

...et que les organisations de parti ou d'idées « n'interviennent aucunement dans la direction et l'administration de la vie économique et sociale » (trt 9).

Dès lors diverses objections se présentent à l'esprit. Que font-elles donc ces organisations ? Et si elles refusent de s'abstenir de la sorte les y contraindra-t-on ? Qui ? Comment ? Et enfin si les anarchistes-syndicalistes organisés renoncent à intervenir dans la direction et l'administration d'une société en voie de transformation révolutionnaire dans laquelle ils ne sont qu'une minorité, peuvent-ils espérer que cette société dont l'immense majorité des membres ignorent tout de l'idéal libertaire y arrivera sans leur concours ? Ce serait beaucoup d'optimisme

Je passe la garantie à chacun du « maximum de liberté et de bien-être ». On devine à quoi ce maximum peut hélas se réduire quand dans un pays bloqué et affamé par une coalition capitaliste, où la révolution et la réaction engagent un duel à mort. Et j'arrive (art. 15-16) à l'éloge de la révolution d'octobre « véridique révolution sociale » dont est née la Russie des Soviets « levier puissant pour l'émancipation du prolétariat de tous les pays ». Ce n'est qu'après ce préambule qu'il est parlé de « l'usurpation du pouvoir par un parti politique » et de » l'hypertrophie monstrueuse du socialisme d'Etat » qui en a été la conséquence. Cette façon de poser la question nous éloigne passablement de ces anarchistes — et non des moins connus — au dire desquels il n'y eut pas de révolution d'octobre ; la vraie révolution, ce fut celle de mars ; il n'y eut en octobre qu'un coup d'Etat politique... Car il y a des libertaires russes qui sont de cet avis.

Mais je reprends pour le citer en entier l'article 18 qui a trait au problème de la dictature.

Il est remarquable :

Art. 18. — La Dictature du prolétariat, comme expression de la domination de la classe organisée, conduisant à la dictature d'un parti et transformant le système soviétiste lui-même en une machine bureaucratique, policière et primitive est inadmissible pour les anarchistes syndicalistes. Le mot d'ordre dictature du prolétariat détermine par soi-même le caractère destructif de la révolution. Il faut lui opposer le mot d'ordre créateur et édificateur des pleins pouvoirs de la classe ouvrière personnifiée par ses régiments d'avant-garde.

Il n'est pas de communistes qui ne condamne de même les déformations et les déviations néfastes de la dictature. Mais ce qui est déconcertant ici c'est de voir opposer au principe de la dictature exercée par un parti, celui des pleins pouvoirs de la classe ouvrière représentée par son avant-garde révolutionnaire organisée (la traduction défectueuse dit mieux encore : par ses régiments — ce qui implique bien une idée de stricte discipline).

Ne jouons pas sur les mots : pleins pouvoirs, — pouvoir de tout faire — veut dire dictature ; avant-garde révolutionnaire organisée (même syndicalement) équivaut à Parti.

D'ailleurs, lisons plus loin :

Art. 19. — Les Anarchistes-Syndicalistes, durant la période critique de la révolution, considèrent comme admissible et quelquefois inévitable l'application des mesures de violence et de répression organisée contre les défenseurs actifs de l'ordre détruit.

Parlons net. Cela veut dire la prison pour les défenseurs conscients ou inconscients — peu importe — de la bourgeoisie, la mort pour les plus redoutables d'entre eux, la terreur le cas échéant et l'organisation, la systématisation de toutes ces mesures par des commissions extraordinaires.

La partie positive de ce document n'est que louable. Les relations entre la ville et la campagne doivent être fraternelles. Assurément. La « défense armée du pays » est organisée par les comités d'usine. Bien que l'expérience faite en Hongrie rouge, d'une armée « syndicale », n'ait pas été heureuse, il est permis d'espérer que les Comités d'usine sauraient en d'autres circonstances former une armée rouge.

L'impression qui se dégage de tout ceci est bien nette. Les Anarchistes-Syndicalistes russes ne condamnent au fond que la dictature des autres révolutionnaires. Ils savent faire ressortir les erreurs de ces derniers — mais ne savent pas dans leur critique, s'abstenir d'exagérations fâcheuses — voir art. 23, une condamnation de « l'impérialisme socialiste » que ne désavouerait aucun pacifiste libéral. Ils constatent l'épuisement matériel et moral du pays : c'est-à-dire qu'ils ne partagent pas les illusions de certains anarchistes ukrainiens sur la troisième révolution imminente. Ils préconisent (art. 20) la participation à l'œuvre de reconstitution économique soviétiste. Quelles sont donc leurs idées directrices ? J'en aperçois deux.

« Les énergies productrices du pays s'unissent non sur une base politique, mais sur celle de la conscience de classe. » Mais ne faut-il pas qu'au sein des organisations fondées sur une conscience de classe développée à des degrés très différents, les révolutionnaires doués de la plus haute conscience de classe et unis par la communauté de l'idéal, se groupent — précisément pour orienter et diriger les événements, pour donner l'exemple des sacrifices nécessaires et aussi pour écraser les tendances nocives susceptibles de s'affirmer en période de troubles, au sein de tout mouvement ouvrier ? Ce groupement — fût-il anarchiste-syndicaliste, s'appelât-il Fédération ou Confédération — ne sera-t-il pas, en fait politique, ne sera-t-il pas le parti qui, aux heures décisives, exercera la dictature ?

Les mesures de violence révolutionnaire ne doivent en aucun cas être fixées en un système déterminé de coercition. (Art. 19.)

Peut-être est-ce là le point le plus important. L'immense danger de la dictature, c'est qu'elle tend a s'implanter fermement, qu'elle crée des institutions permanentes, qu'elle ne veut, ni abdiquer, ni mourir de mort naturelle. Il n'y a pas, dans l'histoire, d'exemple d'une dictature qui se soit éteinte d'elle-même. Arme nécessaire de la révolution d'aujourd'hui, la dictature, lorsqu'elle aura remplacé les meilleurs révolutionnaires et corrompu les autres, ne deviendra-t-elle pas un obstacle redoutable au progrès communiste ? Le problème se pose devant toutes les consciences révolutionnaires. La Déclaration anarchiste-syndicaliste ne fait que l'esquisser et n'y apporte pas de solution. Les révolutions ont une certaine durée. Les convulsions de la Révolution française s'étendent de 1789 à 1799. On ne transforme pas un monde en quelques jours. Dans ces conditions, les mesures de répression doivent organiquement se fixer en système. Que la période de transition et de dictature soit à souhaiter aussi brève que possible, nul, je pense, n'en disconviendra. Mais l'expérience ne permet pas de la concevoir de quelques jours ni même de quelques mois. Les étapes de l'histoire les plus rapides comptent par années.

Dans le même ordre d'idées, j'ai sous les yeux un projet : Plate-forme de l'Anarchisme, rédigé par un militant russe bien connu, qui n'appartient d'ailleurs à aucune organisation. L'auteur condamne, lui aussi, en termes sévères, l'Etat et, la dictature du parti ; il préconise celle des travailleurs :

Dans la période de transition entre la domination du capital et le triomphe du travail, au cours de la destruction révolutionnaire des organes de la violence bourgeoise et de l'édification de la libre société ouvrière, la dictature organisée des travailleurs est inévitable.

Elle doit être exercée par la Confédération Générale du Travail et « toute tentative des partis et des soviets en vue de déformer la dictature du prolétariat doit être impitoyablement réprimée ».

On conçoit très bien le Comité Confédéral réprimant impitoyablement les mouvements les plus divers. Mais que ce soit là l'application d'une plate-forme de l'anarchisme, voilà ce que l'on conçoit moins.

L'auteur parle volontiers de la « République du Travail », qui n'est, en définitive, que la C. G. T. élevée à la puissance d'Etat et armée (par des libertaires !) d'un appareil de coercition. Offrirait-elle, parce que apolitique (?) plus de garantie, d'intelligence et de dévouement révolutionnaire que le Parti Communiste ou les C. S. R., c'est-à-dire que les minorités ouvrières organisées pour la révolution, sur les bases d'une doctrine d'émancipation sociale ? Je suis, quant à moi, convaincu du contraire.

Dans le dernier alinéa de cette Plate-forme de l'Anarchisme, je note, conclusion inattendue, que l'auteur préconise l'adhésion, en quantité, d'organisations sympathisantes, des organisations syndicalistes — inspirées par des anarchistes — à la 3e Internationale.

Telle est, aujourd'hui, l'idéologie — bien confuse, on le voit — des anarchistes-syndicalistes russes. Elle n'en atteste pas moins une évolution remarquable de l'anarchisme vers des formules nouvelles que d'autres militants russes précisent beaucoup mieux.

« Nous voulons une organisation forte »

Deux numéros de l'Universal — organe de la « Section panrusse des Anarchistes-Universalistes » — ont paru en « Février-Mars » et « Avril-Mai ». D'autres sont en préparation. Cette revue, grand format, a plus de 32 pages de texte compact sur deux colonnes. Aussi est-il permis d'y chercher une expression complète et détaillée de l'anarchisme-universalisme. Fondée à la fin de 1920, l'Association Anarchiste-Universaliste adopta tout d'abord, pour plate-forme, un manifeste rédigé par le camarade Gordine3. On y trouvait la reconnaissance formelle du principe de la dictature du prolétariat, de la centralisation révolutionnaire et industrielle, la condamnation du fédéralisme traditionnel, etc. Mais, grossis par l'afflux d'éléments anarchistes d'une mentalité assez différente de celle des initiateurs du nouveau mouvement, l'organisation traversa bientôt une crise terminée par une scission orageuse. La minorité groupée autour de Gordine, qui avait lancé le vocable « universaliste », fut exclue par la majorité. Comme dans tous les vieux Partis, l'exclusion de la minorité par la majorité s'accompagna — de part et d'autres semble-t-il — d'injures, de diffamations et de violences. Les deux groupes échangent aujourd'hui en s'excommuniant, les aménités les plus suggestives. Mais, passons : ceci prouve simplement que ces anarchistes ne sont pas, eux non plus, à la hauteur de leurs idées, et dans la pratique de l'organisation, de la polémique, de la fraternité, de la tolérance révolutionnaire, n'innovent rien.

Les meilleurs articles de l'Universal sont signés du camarade Askarov4. Dans le numéro 1-3, ce camarade porte sur le passé récent de l'anarchisme russe un jugement à la fois sévère et motivé : « Ce n'est mystère pour personne, dit-il notamment, que, depuis la Révolution d'octobre, pendant trois ans, les anarchistes ont manifesté, dans l'œuvre d'édification sociale, le désarroi le plus complet. » « Ils ont été inertes. » Et, « quand se forma le nouvel état, ils se trouvèrent rejetés en dehors de la vie. »

Askarov considère l'état socialiste comme un fait. Mais, en présence de ce fait, il souligne la résolution des universalistes de participer à l'œuvre d'édification de la société nouvelle « qui nous ouvre des possibilités telles que nous n'en eûmes jamais en régime capitaliste ».

Sur la question d'organisation les universalistes sont très nets. Ils « rejettent les vieux principes d'organisation anarchiste » — et c'est heureux ! « Anarchistes-Universalistes, nous considérons comme nécessaire la création d'une organisation unique, cohérente, liée par une ferme auto-discipline et qui se place sur une plate-forme révolutionnaire définie. » (N° 1 p. 10.)

Ne croit-on pas entendre un communiste développer les idées si souvent défendues par Zinoviev sur l'organisation internationale. « Une organisation d'un seul bloc avec une discipline de fer... » Ici l'expression est accentuée, catégorique ; là elle est encore équivoque. Le sens est le même. Ainsi, en matière d'organisation, la révolution amène communistes et anarchistes à des conclusions semblables. Dans le même numéro de l'Universal, un autre camarade oppose « l'action organisée des masses à l'individualisme des petits groupements traditionnels ». Et c'est encore parler en communiste.

La première Conférence Anarchiste-Universaliste, d'après le sommaire compte-rendu que nous en donne le numéro 2-3 de l'Universal, signifie le « passage du blanquisme anarchiste à la lutte des classes ». Elle affirme la nécessité de la participation des universalistes aux Soviets, où ils ont d'ailleurs plusieurs députés (Askarov, Barmach5, Eurkovsky) et admet la défense de la révolution par la force des armes. Je rappelle à ce sujet que, dès leurs premiers pas, les Anarchistes-Universalistes avaient salué avec joie les victoires de l'armée rouge...

Tenant compte de l'importance révolutionnaire de l'Internationale Communiste par rapport aux différents pays, les Anarchistes-Universalistes déclarent ne vouloir manifester à son égard aucune hostilité.

Pour la défense de la Révolution d'octobre ils se proclament disposés à former un bloc avec les Partis qui la continuent.

Dans la situation présente, eu égard à la nouvelle politique économique (liberté du petit commerce et de l'industrie moyenne), les Anarchistes-Universalistes (Askarov, Universal, numéro 3-4) préconisent « la préparation des syndicats à la prise de possession de l'industrie, l'organisation syndicale des travailleurs de la terre, la réorganisation économique par la coopération ouvrière et paysanne libre », toutes choses excellentes qui ne sont d'ailleurs aucunement en désaccord avec le programme et la pratique communiste.

En résumé, les Anarchistes-Universalistes défendent la Révolution d'octobre, condamnent les erreurs passées du mouvement anarchiste russe, préconisent pour les libertaires une nouvelle méthode de forte organisation, préconisent la participation aux Soviets, reconnaissent ce que la Révolution doit à l'armée rouge, ne veulent témoigner aucune hostilité envers l'Internationale Communiste, cherchent des méthodes pratiques, immédiates, pacifiques de travail au sein de l'état socialiste.

Ce sont là, indéniablement, les indices d'une tendance à la révision des valeurs anarchistes consacrées. Quant à présent, les universalistes s'en tiennent surtout à la pratique : mais les conséquences de leurs initiatives seraient, si elles se développaient, d'une portée singulière dans le domaine de la théorie même.

L'opportunité de leur initiative semble attestée par leur succès relatif. En dépit de conditions d'existence extrêmement difficiles, ils ont des groupes à Briansk, dans l'Oural, à Riazan, à Minsk, à Samara. A Moscou, ils possèdent une salle de Conférences, une Librairie, un Club, un Restaurant au centre de la ville et deux Clubs dans les faubourgs (à Krassnaya-Pressnia et aux Sokolniki).

« Vers l'Anarchisme par le Socialisme »

Tout ce qui n'est encore qu'à l'état d'ébauche chez les anarchistes-universalistes « majoritaires » — pour me servir d'une expression commode — tout ce qui est chez eux confus, équivoque, indécis, se retrouve, mais pleinement achevé, sous la forme d'une idéologie nette, originale et claire, chez leurs frères « dissidents », Gordine et ses amis. Aussi les quelques numéros parus de la compacte petite revue éditée par ces derniers : Par le Socialisme, vers l'Anarchisme-Universaliste, sont-ils réellement intéressants. Pour se distinguer des autres universalistes, les amis de Gordine, dont la langue n'est d'ailleurs que trop fertile en néologismes, ont imaginé un terme nouveau et s'appellent encore « interindividualistes ». Ce n'est pas méchant.

Les deux frères Gordine ont joué, dans le mouvement anarchiste russe de ces dernières années, le rôle le plus marquant. Orateurs et propagandistes inlassables, écrivains abondants, journalistes, pamphlétaires, initiateurs d'entreprises multiples, combattants des barricades de juillet et d'octobre 1917, ils ont, grâce à leur imagination toujours en travail, assez largement contribué à créer et entretenir à la fois la vie et le gâchis de ce mouvement. En 1917, ils fondaient l'Association des Cinq Opprimés (« le Prolétariat, la Nationalité, la Féminité, l'Individualité »6) et dirigeaient le quotidien anarchiste de Pétrograd, le Bourevertnik, qu'ils avaient d'ailleurs violemment arraché à une autre tendance ; puis ils imaginaient le Pan-Anarchisme, qui devait multiplier les « socio-technicum » ou centre d'études et de pratique industrielle. Une fantaisie délirante, une perpétuelle rêverie s'élevant aux sommets du lyrisme, de très saines idées pratiques, beaucoup d'énergie, de violence et de véhémence, le tout exprimé dans un langage émaillé de barbares néologismes d'apparence scientifique, voilà ce qu'on trouve dans la littérature d'autrefois de ces frères Gordine, qui, en 1917 et 1918, ne cessent pas de jeter l'anathème à Lénine. Depuis, l'un possédé par l'idée fixe d'une langue universelle dont il est l'inventeur et qui s'écrit en chiffres, la langue Ao, est devenu — comme il le proclame lui-même à Moscou par les écriteaux de sa vitrine de la Tverskaya — l' « Homme Beobi » et adresse à la 3e Internationale des messages lyriques en textes chiffrés. L'autre, dominant son imagination, ne se laissant pas aigrir par les avatars de sa vie personnelle, est progressivement arrivé à se forger la doctrine originale, indubitablement viable et saine que je vais sommairement examiner.

« A l'anarchisme destructif chez Bakounine et mutuelliste chez Kropotkine, il faut que succède un nouvel anarchisme sain et réel. » (Par le Socialisme, n° 2, p. 41-42.) Telle fut la conclusion de Gordine, « lorsque les illusions d'un vaste mouvement anarchiste se perdirent dans la désorganisation et dans le chaos » — lorsqu'ils comprirent que détruire ce n'est pas créer, se souvenant qu'aux heures les plus graves de la Révolution d'octobre les militants anarchistes « n'avaient su prévoir que le pillage et le partage des stocks existants » (p. 44), ils érigent en principe « qu'il faut créer et non détruire désormais ». « C'est l'esprit créateur qui est aussi l'esprit destructeur » ; mais l'inverse, la vieille formule de Bakounine, est faux. Et Gordine se demande (Par le Socialisme, n° 2, mai 1921) si les conditions préalables permettant la formation d'une société libertaire en Russie sont actuellement réalisées ? Non. A l'apogée même du mouvement, « alors que, dans certains milieux, on ne songeait pas à nous réprimer, alors qu'on redoutait plutôt nos répressions, nous n'avions pas de mouvement véritable parce que nous n'avions pas de conscience suffisante ». Dans leur critique du socialisme, les anarchistes devaient « ou se livrer à une démagogie sans vergogne ou se borner à une critique abstraite inintelligible aux masses ». C'est que la transformation révolutionnaire des sociétés impose dans ses phases actuelles la transition par le socialisme. Fédéralisme, c'est-à-dire morcellement du pouvoir, retour au localisme des Communes du moyen a«e. très idéalisé par Kropotkine, dogme de la décentralisation incompatible avec les nécessités techniques de l'industrie moderne, dogme apolitique, Gordine et ses amis abandonnent tout ce bagage de vieilles idées, à leurs yeux périmées. Ils disent nettement admettre la dictature des opprimés d'hier sur les oppresseurs d'hier, la centralisation indispensable de l'industrie et de la défense révolutionnaire, l'organisation correspondante à ces fins nouvelles. Ils ne redoutent pas la puissance naissante de l'Etat socialiste dont la plupart des libertaires se refusent à comprendre la mission historique inéluctable : mais la jugeant avec plus de lucidité que certains de ses fondateurs mêmes, ils souhaitent la prompte apogée de l'Etat. Telle doit être l'étape suivante de la révolution (ou de l'évolution). L'Etat issu de la guerre de classes et de la dictature, concentrera en lui toutes les forces d'oppression sociale contre l'individu. Il incarnera réellement la société, assumant ainsi devant l'individu la responsabilité de tout le mal que peut faire l'être collectif. Ainsi, dans la dialectique de l'histoire, « l'Etat creusera sa propre fosse ; et nous n'avons qu'à lui souhaiter la victoire ». (Gordine, juin 1921).) Et c'est l'individualité de l'homme libre qui recueillera la succession de l'Etat mort de male et normale mort.

Gordine prévoit, espère la victoire de la 3e Internationale, dont le but est de créer une Fédération de Républiques soviétistes. Cette étape là est aussi nécessaire.

A vrai dire, je ne vois, dans ces idées, aucune contradiction véritable avec le communisme. Ces anarchistes sont arrivés à conclure en communistes. Et c'est même ce que d'aucuns leur reprochent le plus amèrement. Mais en quoi, demandera-t-on peut-être, se distinguent-ils donc en tant qu'anarchistes ? Par leur philosophie de la personnalité. Ce qui fait trop souvent défaut dans l'idéologie communiste, c'est bien une philosophie de l'individu pour l'individu.

Dans le n° 3 de sa revue, Gordine expose comment et pourquoi il approuve la nouvelle politique économique du Gouvernement des Soviets. L'idéalisme révolutionnaire, d'abord absolu, se croit tout-puissant. Il ose. Il veut oser. Il croit tenir la victoire. Mais la bataille l'oblige à devenir réaliste en créant des armées. La lutte économique, autrement difficile, lui arrache bientôt d'autres concessions. « S'imaginait-on que le socialisme pouvait vaincre d'un seul coup ? »

Le plus souvent, ce que Gordine écrit — quand ce n'est pas en vers ! — est bien pensé et assez bien dit. J'ai résumé très sommairement, un peu grossièrement. Gordine est le créateur d'une idéologie libertaire contraire en bien des points à toutes les traditions du mouvement libertaire. Il est curieux de noter qu'elle s'accorde parfaitement avec le communisme, bien qu'elle soit l'œuvre d'un adversaire du communisme qui le combattit âprement dès la première heure.

« Ne craignons pas de prendre le pouvoir »

À la fin de l'année 1920, le gouvernement des Etats-Unis prenait la décision d'expulser et de déporter en masse les ouvriers révolutionnaires russes dont l'enthousiasme soviétiste devenait par trop turbulent. En une nuit, leur organisation la plus militante fut décimée par la police. 4 à 5 000 arrestations, opérées simultanément, brisèrent l'Union des Ouvriers Russes d'Amérique, fédération de groupements à tendance nettement libertaire, qui comptaient 7 à 10 000 membres. Après en avoir emprisonné un certain nombre, après en avoir tué quelques-uns — à force de brutalités — on embarqua plus de deux cents militants considérés comme les chefs du bolchevisme étranger d'Amérique, pour la Russie La plupart étaient pourtant anarchistes. Parmi eux se trouvaient notamment les membres du Comité de l'Union des Ouvriers Russes d'Amérique, dont l'ancien secrétaire appartient aujourd'hui au Parti Communiste russe. A prendre contact avec les dures réalités de la Révolution, nombre de ces camarades se trouvèrent fort désorientés. Quelques-uns d'entre eux, après de nombreuses expériences intellectuelles, sont néanmoins arrivés à conclure. Ils ont, avec le camarade Perkus, jeune théoricien, initiateur en Amérique du mouvement des Soviets d'émigrants, fondé l'Union des Ouvriers Anarchistes Russes rapatriés d'Amérique, dont la plateforme a déjà été publiée à l'étranger.

Ils acceptent sans réticence le principe de la dictature révolutionnaire. Ils pensent même que les anarchistes devraient, le cas échéant, l'exercer. On lit, en effet, dans leur Plateforme :

En ce qui concerne l'attitude des anarchistes d'Europe et d'Amérique avant la Révolution, et lorsque celle-ci se produira, nous estimons qu'ils ne doivent pas redouter la prise du pouvoir, la dictature et l'usage, outre les méthodes de persuasion, de la contrainte ; ceci pendant la période de transition révolutionnaire de l'esclavage à la liberté, s'ils ne veulent pas demeurer eu dehors du mouvement, en traînards, et s'ils veulent au contraire l'orienter.

Les lignes suivantes précisent que les formes de la dictature révolutionnaire varieront évidemment avec le degré d'évolution intellectuelle et économique des différents pays la valeur numérique et surtout qualitative des masses organisées.

Si les anarchistes, ne le comprenant pas, manquent à leur tâche,

Il leur faudra, nécessairement, que d'autres groupements politiques, traduisant peut-être moins les aspirations des masses accomplissent ce labeur, comme il est arrivé en Russie.

Le principe de la dictature doit être accepté parce que « la violence organisée est beaucoup plus rationnelle que la violence chaotique et arbitraire » ; parce qu'il n'y a pas, dans les révolutions sociales, qui sont surtout l'œuvre « des minorités révolutionnaires unies, convaincues, conscientes, énergiques et avancées », d'autre recours suprême que la violence.

Précurseurs d'une société supérieure, les libertaires doivent adopter, à l'époque des grandes luttes révolutionnaires de l'humanité, une attitude réaliste et positive.

La réalisation de l'idéal libertaire étant conditionnée par deux facteurs : le développement intellectuel et moral des masses et le développement technique de l'industrie,

il importe de substituer à la petite industrie privée une vaste économie basée sur le travail collectif et de rééduquer le travailleur.

En d'autres termes : l'anarchie, disent ces anarchistes, ne sera pas le fruit de la violence chaotique ; elle se fondera, après les révolutions — victorieuses par la violence organisée — sur le développement économique et sur la culture intellectuelle et morale.

A cette heure critique de l'histoire nous ne devons pas avoir une attitude hostile — mais uniquement une attitude critique — envers les artisans extrêmes du collectivisme, communistes-bolcheviks.

Je n'admets pas, quant à moi, en dépit de quelques exagérations déplorables, que le communisme veuille l'absorbation de l'individu par l'être collectif ; je ne suis au contraire communiste — de philosophie et d'éthique libertaire — que parce que je ne vois pas de possibilité de libération future de l'individu, en dehors d'un communisme d'ailleurs appelé à évoluer beaucoup (quand il aura vaincu). Prétendre que l'idéologie communiste ne fait pas de place a l'individu me semble donc inexact, encore qu'il y ait sans doute des communistes qui le comprennent bien ainsi.

De fait, les « anarchistes russes rapatriés d'Amérique » se sentent si proches des communistes qu'ils éprouvent le besoin d'exposer, à la fin de leur manifeste, pourquoi ils n'adhèrent pas au Parti.

C'est « pour ne pas perdre notre personnalité ; et parce que le marxisme n'admet que les forces économiques matérielles, tandis que notre pensée se fonde en outre sur la conscience de la personnalité, sur l'individualisme. »

Je comprends que dans la forte organisation actuelle du Parti Communiste russe, Parti du pouvoir, Parti de mobilisés, que l'on peut comparer avec justesse à une vaste armée de volontaires au service de la Révolution, dirigée par des marxistes intransigeants, ces camarades craignent de ne pouvoir s'affirmer eux-mêmes autant qu'ils le souhaiteraient. Je ferai seulement remarquer ici que la question se pose plutôt ainsi : Est-il préférable, pour le salut de la Révolution, que les personnalités des militante puissent s'affirmer — au détriment de la cohésion, de l'ensemble, de l'unité d'action du mouvement — ou que le sacrifice en soit fait, assez largement, à l'organisation ? A cette question l'histoire a répondu (contrairement à nos aspirations de naguère) en nécessitant la formation d'une puissante organisation de Parti. D'autre part, les camarades américains nous présentent un marxisme par trop étriqué. G. Sorel7, B. Croce8, K. Liebknecht, qui me paraissent avoir mieux approfondi le marxisme, le conçoivent tout autrement. Je pourrais aussi citer ici tel discours de Trotsky, prononcé an 3e Congrès de l'Internationale communiste où il est beaucoup question de la valeur des personnalités et de l'importance de la volonté de vaincre. Peut-être y a-t-il pourtant des marxistes dont l'intelligente doctrine est bien telle que nous la révèlent les libertaires russes d'Amérique. Mais, Dieu merci, ce ne sont pas ces marxistes-là qui font et feront le communisme !

Devenus communistes de fait, des anarchistes peuvent assurément trouver plus commode de réserver leur autonomie en demeurant en dehors du Parti. Je ne le discute pas. Je constate uniquement la faiblesse des reproches par eux adressés, en la circonstance, à leurs frères marxistes.

La plate-forme des anarchistes russes rapatriés d'Amérique est signée de sept militants : Perkus, Oradovsky9, Derkatch, Lessiga10, Feinland, Boukhanov, Ryjoukov.

Conclusions

Ainsi des anarchistes russes, après quatre années d'expériences révolutionnaires, disent :

— « Pas la dictature, mais tout le pouvoir !... »

— « Nous voulons une organisation forte... »

— « La route vers l'anarchie passe par le socialisme... »

— « Ne craignons pas de prendre le pouvoir... »

Et le plus remarquable c'est que s'expriment ainsi des hommes appartenant à des groupes différents, divisés entre eux par des questions de principes, souvent ennemis. Coïncidence ? il n'y a en sociologie ni coïncidence, ni hasards. La vie des idées a sa logique. Le Libertaire de Paris, le Réveil de Genève, etc., peuvent s'en tenir aux anciennes formules. Les anarchistes russes sentent tous plus ou moins nettement qu'ils doivent trouver autre chose. Par les citations réunies dans ces articles on a vu que leur pensée actuelle, lorsqu'elle sera mieux connue à l'étranger surprendra fortement ceux-là mêmes qui croient être avec eux en étroite communion d'idées.

Les tendances que j'ai étudiées, quelque différentes qu'elles soient, ont divers caractères communs :

  1. Elles s'accordent à constater l'incapacité organisatrice et créatrice des anarchistes russes, leur insuffisance pratique, en 1917-18, c'est-à-dire à un moment historique décisif ;

  2. Elles entreprennent délibérément une véritable révision de l'anarchisme. Pour en apprécier l'importance, que l'on veuille bien se rapporter aux discussions du Congrès International Anarchiste d'Amsterdam sur l'organisation et sur le syndicalisme. Presque rien ne subsiste chez les Russes que j'ai cités des dogmes d'alors ;

  3. Elles reconnaissent la nécessité d'une organisation sérieuse ;

  4. Elles admettent en fait le principe de la dictature révolutionnaire.

Ce sont des points de départ d'une évolution.

Mais celle-ci s'annonce malaisée. Trop de vieilles choses — je veux dire de choses du vieux monde — entravent les libertaires russes qui veulent aller de l'avant avec la vie. Dans les publications que j'ai citées, des colonnes entières sont dévolues à des extravagances tantôt lyriques, tantôt métaphysiques, prose et vers, hélas ! Universalisme, interindividualisme, bioximisme (il y a un « bioximisme » !), que d'ismes superflus ! D'autres colonnes sont consacrées à l'encensement mutuel des membres de la même chapelle et des troisièmes, enfin, au dénigrement impitoyable des excommuniés appartenant à la chapelle voisine. Vieilles, vieilles mœurs aussi peu libertaires que possible. On aimerait pourtant voir les anarchistes, libres penseurs par excellence, semble-t-il, pratiquer dans leurs petits groupes quelque tolérance, admettre la bonne foi du contradicteur, ne pas suppléer aux arguments par des excommunications majeures. Ceci concerne surtout, il est vrai, la presse des deux groupes universalistes, très occupés à s'accabler l'un l'autre d'invectives sans mesure.

L'esprit sectaire qui se trahit ainsi chez les anarchistes russes les plus « avancés » — si j'ose dire — ne peut qu'entraver l'évolution de noyaux déjà très faibles et très isolés.

Réussiront-ils à créer dans un avenir rapproché un mouvement de quelque importance ? Je ne le pense pas. Il est trop tard. Les événements se déroulent en Russie sans les anarchistes, totalement en dehors d'une influence qu'ils n'ont su ni exercer ni garder. Ils ne pourront songer à la reconquérir que lorsque leur transformation intérieure se sera achevée. Or, les impulsifs, les aigris, les frustes révoltés qui veulent l' « anarchie tout de suite ! » et sont pour cette cause tout aussi disposés à souffrir le martyre qu'à échanger des coups de poing ou de fusil, formant une majorité anarchiste incohérente, éparse, à laquelle il est d'autant plus difficile de tenir tête que, dominée par les sentiments et des instincts, elle est presque rebelle à l'éducation. Je ne crois pas que les meilleurs éléments du mouvement réussissent de sitôt à remonter le courant.

Quand on voit le désastre de l'anarchisme russe pendant la révolution, la naissance de ces tendances nouvelles n'en apparaît pas moins comme un fait réjouissant. Il y aura quand même tôt ou tard — du moins j'en ai le ferme espoir — un nouvel anarchisme, rénové, dégagé au contact de l'expérience de la révolution de son utopisme élémentaire, pourvu d'un programme pratique et concret, qui formera des organisations capables d'assumer des responsabilités et de poursuivre une action réfléchie. Cet anarchisme-là sera sans doute très voisin du communisme marxiste, son allié en tout cas, avant et pendant la révolution, son adversaire fraternel à d'autres moments. Sachant que l'esprit libertaire doit être au lendemain de la révolution une grande force sociale, bienfaisante, il comprendra que les anarchistes ne doivent pas être pendant la guerre civile des éléments uniquement désorganisateurs, uniquement frondeurs, revendiquant l'absolu, mais doivent au contraire assumer, fût-ce au prix de quelques concessions à la réalité, la tâche d'éducation et d'organisation des masses qui leur incombe dans le vaste mouvement communiste.

Moscou, 4 septembre 1921.

Notes

1 Alexandre Moïsseïévitch Atabekian (1868-1933).

2 Apollon Andreïevitch Kareline (1863-1926).

3 Abba Gordine (1887-1964).

4 Germann Karlovitch Askarov (1882-après 1935).

5 Vladimir Vladimirovitch Barmach (1879-après 1938).

6 Serge oublie « la Jeunesse ».

7 Georges Sorel (1847-1922), auteur des Réflexions sur la violence.

8 Benedetto Croce (1866-1952), philosophe italien, auteur de Matérialisme historique et économie marxiste: essais critiques. Dans le Bulletin communiste est indiqué « B. Groce ».

9 Markus Naoumovitch Oradovsky (environ 1895-?).

10 Arthur Lessiga (environ 1889-?).



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