1921

Source : Le bulletin communiste numéro 42 et 43 (deuxième année), 6 et 13 octobre 1921. L'orthographe des noms propres a été mise en conformité avec l'usage moderne.

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Lettre de Russie

Victor Serge


Petrograd, 1er septembre 1921.

Petrograd par une belle journée d'août. Place Michel, sous les fenêtres d'un palais et d'un théâtre bondé tous les soirs, trois étranges attelages sont arrêtés. Ce sont des chariots bas, recouverts de bâches, traînés par de petits chevaux dont les côtes font lamentablement saillie sous la peau tendue, poussiéreuse, lâchée de sueur. Les conducteurs las, vieux moujiks barbus, demandent, la route. Alentour le va-et-vient des tramways, le double flot des passants bien vêtus (en somme) de la grande ville. Sous les bâches, sur lesquelles vient tomber un flot de soleil, il y a de petites têtes blondes ébouriffées et de vieux visages terreux de malades que la faim consume.

— D'où venez-vous, petit père ?

— De Samara.

Du pays de la faim. Et ils ont fait plus de mille kilomètres, chassés par le désir de vivre, de vivre quand même — alors que leur peuple entier, là-bas, semble condamné.

...Deux fillettes, debout dans le chariot, regardent sans étonnement la foule et la ville. Elles ont des yeux bleus fatigués, des joues creuses et grises — de poussière et d'anémie. Elles ont déjà traversé tant de villes inhospitalières que même celle-ci ne les étonne pas.

...Ils arrivent ainsi, les plus courageux et les plus chanceux des fuyards de la Volga, dans toutes les villes de l'immense Russie. Ils amènent avec eux des mourants et des morts, parfois de petits cadavres crispés, des êtres difformes, au ventre ballonné par des nourritures immondes, des maladies... Ils traversent les cités dont la souffrance est si peu de chose, comparée à la leur, pareils à des sauvages d'une autre race. Les gens de la ville, vêtus à l'européenne, souvent avec un reste d'élégance, s'arrêtent au bord des trottoirs pour les voir passer. Les meilleurs poussent un soupir. D'autres disent, imbéciles : « Tant pis, tant mieux ! Les bolcheviks ne s'en tireront pas, cette fois ! »

Trouveront-ils asile et pain, dans notre grande ville dévastée où la vie est si dure ? Je considère la foule sur la place et voici que j'en doute presque. Tous ces passants ont des têtes et des habits de l'ancien régime. Des ouvriers, des révolutionnaires, les uns sont morts, les autres font obscurément de pénibles besognes — et sont mal vêtus, sont mal nourris et n'ont plus rien à donner. Or, un café, une confiserie, viennent de s'ouvrir à cent mètres d'ici où le petit-bourgeois qui passe dépense en dix minutes trois ou quatre salaires mensuels d'ouvrière communiste. Et j'ai tout à coup, pauvres gens affamés, la sensation très nette que vous n'avez rien à espérer de ces boutiquiers, de leurs clients, de l'écœurante petite-bourgeoisie des capitales que votre inconscience a si souvent soutenus. Vous n'avez rien à espérer que de ceux, prolétaires épuisés, communistes rescapés de la guerre civile, qui sont presque aussi pauvres que vous.

On passe devant des étalages tout flambant neufs, à la fois opulents et piètres. Ici l'on peut dîner en gastronome — à la condition d'être avec bonheur un de ces gros dilapidateurs des stocks de la Commune que la Commission Extraordinaire fusille encore lorsqu'elle les prend sur le fait. J'entre.

Trois messieurs sont là qui parlent avec le patron de rétablissement, vieil antiquaire à bésicles. La salle est ornée de gravures, de miniatures, de porcelaines — produits d'excellentes opérations faites par un connaisseur. Ces menues choses représentent des millions de roubles. Par la fenêtre je vois s'éloigner les attelages misérables des affamés. Je me demande par quel miracle tiennent debout les pauvres bêtes éreintées qui les traînent.

Et j'entendis parler un monsieur qui vient de poser sur une chaise cannelée son portefeuille de technicien grassement rétribué :

— Les Américains, le capital anglais... Ce sera une excellente affaire... oh ! tout à fait bonne ! Une concession ? Non, pas encore... Vous dites dix-sept millions ? En valuta ça fait... peu de chose... dix-neuf millions... les Américains.

Des bribes de mots me parviennent. Puis d'autres :

— La famine... les conséquences politiques de la famine... ils sont fichus... fichus...

Et de nouveau :

— ...Le capital anglais... les Américains, Une mince demoiselle leur apporte le café au lait et des petits gâteaux. Le patron-antiquaire exhibe une miniature que l'on estime tout bas en roubles du tsar, de la douma, des soviets, en francs, en marks, en dollars...

Je me rappelle les « Blancs » de 1919. J'ai lu ce matin qu'un nouveau complot vient d'être découvert. Ce n'est pas encore le plus vrai, le plus dangereux.

Il y a déjà des hommes qui s'imaginent pouvoir demain dépecer la révolution morte...

L'après-midi, un jeune étudiant juif de Kharkov est venu chez moi. Très simplement, sans se douter qu'il disait des choses effroyables, qu'il nous ramenait, nous réunis en 1921 dans une des grandes capitales du monde civilisé, au temps des tueries mérovingiennes, il nous a conté en prenant le thé, combien de fois il avait failli être fusillé parce que juif. Cinq, ou six fois en dix-huit mois. Comment a-t-il survécu ? Le même hasard un peu déconcertant qui fait que des soldats survivent à cinq ou six assauts, l'a épargné... Tour à tour les blancs, les égorgeurs de Petlioura1, les makhnovitsi2, d'autres encore dont ou ne sait pas la couleur politique (?) ont voulu le tuer. Son malheur est d'avoir le type de sa race.

— Jid ? (youpin) ne dis pas non ou gare !

Le premier venu, un soir trouble de pogrom, l'interroge ainsi dans la rue, dans un wagon, dans sa demeure. Les crosses sont levées sur sa tête.

— Oui, juif.

— Au mur ! En route !

En route, tranquille (il en a tant vu assassiner depuis qu'on a égorgé son propre frère). Il offre des cigarettes à son bourreau qui, de bonne composition, lui dit tout à coup : « Fous le camp ! »

Une autre fois les makhnovitsi l'ont pris. Il a déclaré connaître un ami du batko. Et le batko lui-même l'a gracié.

Une autre fois encore un illettré prit son carnet d'étudiant pour un carnet de communiste et voulut lui casser la tête.

Une autre fois enfin les égorgeurs l'ayant amené pour le tuer au pied d'une haie, décidèrent de le tirer au vol en le jetant par-dessus la haie. Ces égorgeurs, un peu ivres, furent maladroits...

Il trouve, cet étudiant, que ces choses sont simples, normales. Venu chercher des livres ici, il va retourner là-bas avec l'espoir de vivre pourtant. Il n'est pas communiste, mais sympathise avec les rouges ; où ceux-ci s'installent, les pogroms cessent.

Le soir j'ai rencontré un « révolutionnaire » ennemi des communistes. Nous ne manquons jamais d'échanger au passage quelques répliques plus ou moins acérées.

Désignant du geste la rue où la petite bourgeoisie semble, avec la liberté du petit commerce, reprendre pied, odieusement, il m'a demandé, narquois, et, de toute évidence, satisfait :

— Nierez-vous maintenant la délaite ?

Il ne fallait pas faire ceci... il fallait faire cela... C'est la faute au Parti... Il fallait écouter les mencheviks si prévoyants... Il ne fallait peut-être pas faire de révolution du tout... Il fallait laisser le pouvoir aux socialistes révolutionnaires... Il fallait ériger les syndicats en République du Travail... Il fallait dissoudre l'État, décentraliser, instituer l'anarchie...

Le « révolutionnaire » dissident et malcontent que l'on rencontre conclut son réquisitoire invariable selon l'étiquette qu'il veut porter au front... Pendant la guerre, ainsi, dans les bars, de très braves gens faisaient de la critique militaire et de la stratégie.

Mais j'écoute le « camarade ». Et je me rends compte qu'il éprouve une amère satisfaction à constater quel immense danger environne « la révolution des autres », à dire : « moi, je m'en lave les mains, j'aurais fait mieux que Lénine ! » ; à penser que si tout s'effondre un jour dans la vague de sang d'une atroce réaction il pourra triompher en criant impunément que « c'est la faute aux bolcheviks... »

Il n'a jamais réquisitionné du pain dans les campagnes, lui. Il n'a jamais fait des visites domiciliaires. Il ne s'est pas battu contre Cronstadt. Il n'a jamais fait arrêter personne. Il n'est pas commissaire. Il n'a fait aucune des sales besognes de la guerre des classes. Il est propre, il est pur, il est idéaliste.

Il triomphera si la révolution périt.

Je sais bien qu'elle encourt, cette révolution, des reproches nombreux. Mais je ne sais pas quels sont ceux qui ont le droit de les lui faire. La critique est tellement aisée des errements de ceux qui ont tenté de maîtriser la formidable tourmente sociale où périt un monde, où naît, quoi qu'on dise et fasse, un autre monde. Mais est-ce l'heure de la critique ?

Est-ce l'heure quand notre nouvelle politique économique — nécessaire, nul n'en doute — s'avère comme une trêve avec l'ennemi le plus tenace et le plus résolu de la révolution des pauvres, avec la petite-bourgeoisie qui a gangrené nos institutions, pillé (quelquefois légalement) nos stocks, survécu à force de platitude à toute terreur rouge et n'adore que le bénéfice ? Quand dans la région de la Volga trente millions de paysans — les trois quarts de la population totale de la France — meurent de faim, quand des millions de faibles et d'enfants vont périr, cet hiver, quoi qu'on fasse pour leur venir en aide.

Et ne faut-il pas, d'ailleurs, une singulière aberration mentale pour ne pas comprendre qu'à l'immense souffrance des Russes, il y a des causes multiples et profondes en présence desquelles les actes des chefs et des partis sont bien peu de choses ? Qu'on se rappelle :

Quatre années de guerre impérialiste, puis quatre années de guerres civiles. L'intervention étrangère sur sept fronts. Les complots incessants. Le blocus. Le sabotage des techniciens. L'ignorance et l'esprit borné des masses paysannes. L'épuisement, par la guerre et la faim, du prolétariat révolutionnaire. La mort des meilleurs. Cela dans le pays du monde où il y avait auparavant le moins de chemins de fer et le plus d'illettrés.

Quatre fois la guerre passa et repassa sur les régions aujourd'hui affamées, suivant avant la sécheresse, une agriculture toujours très primitive. C'est là que l'Entente souleva les tchéco-slovaques en 1918. Là que les constituants voulurent gouverner. Là que revint Koltchak. Là que les blancs décimèrent le plus cruellement, par la terreur, toute une population, Maintenant la terre est morte. Qui l'a tuée ?

Il me semble que chaque chose, chaque voix, à chaque pas que l'on fait dans la rue d'une ville russe, attestent aujourd'hui plus que jamais que la révolution russe a surtout été le magnifique sacrifice d'un jeune peuple d'élite à l'avenir du monde.

Notes

1 Simon Petlioura (1879-1926), chef nationaliste ukrainien, dont les forces se rendirent coupables de pogroms.

2 Nestor I. Makhno (1889-1935), dirigeant de partisans en Ukraine, était le symbole de l'anarchisme russe ; allié par intermittence de l'Armée rouge il fut finalement battu par elle et dut émigrer.



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