1925

Paru dans La Révolution prolétarienne n°11 de novembre 1925.

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Alphonse Merrheim

Pierre Monatte

Novembre 1925


Pendant quinze ans, nous avions été, Merrheim et moi, mieux que deux camarades d’idées, nous avions été comme deux frères. Un jour, au lendemain de la guerre, nous étions devenus des frères ennemis. Dans la violence des discussions, qui ont déchiré le syndicalisme, j’ai souffert plus que personne de son égarement. Jamais je n’ai oublié l’homme qu’il était, ni qu’il s’était donné tout entier au mouvement ; jamais je ne l’ai méprisé. Il a pu être injuste pour nous, pour moi ; j’ai fait effort pour ne pas l’être envers lui. Et je suis bien sûr que ses nouveaux camarades, qui n’ont trouvé que de froides paroles à jeter sur sa tombe, ne l’ont pas compris et aimé comme nous l’avions aimé et compris.

Ils ne pouvaient parler que de la dernière période de sa vie, la moins glorieuse ; les autres périodes, celle de son apostolat de militant syndicaliste, celle des années de guerre où il a incarné la résistance ouvrière, nous appartiennent et ce sont elles qui dresseront sa grande figure dans l’histoire du mouvement ouvrier. Le père Bourderon ne pouvait pas l’avoir oublié, et il a eu le courage d’écrire dans le Peuple que l’attitude de Merrheim durant la guerre constituait la plus belle page de sa vie.

Les souvenirs de quinze années de vie côte à côte m’enveloppent et me serrent la gorge. J’avais fait sa connaissance presque à son arrivée à Paris, en 1904 ; ensemble nous avions mis debout la Vie Ouvrière d’avant-guerre et jusqu’en 1918 nous avions suivi le même chemin. Je le revois un après-midi de 1904, dans le bureau de Pages Libres où nous fîmes connaissance. Charles Guieysse l’avait invité à déjeuner ; il voulait recueillir les impressions faites par le milieu des militants syndicalistes parisiens de l’époque sur un ouvrier de province, abonné à Pages Libres, et devenu secrétaire de Fédération depuis un mois ou deux. La conversation engagée entre eux se poursuivit avec nous tous, au bureau. Guieysse m’avait d’ailleurs présenté comme le « syndicaliste » de l’endroit. C’était immédiatement un premier lien entre nous. Ce qui nous frappa tous, ce fut le sérieux, la timidité de Merrheim en présence de la tâche dont on l’avait chargé ; il ne disait pas, mais on sentait qu’il avait la crainte d’être inférieur à cette tâche et qu’il tendrait sa volonté tranquille d’homme du Nord à se rendre capable de l’accomplir.

A la fusion de la Fédération du Cuivre avec celle des Métaux, Bourchet était passé du secrétariat du Cuivre à celui des Métaux. Un jour, brusquement, Bourchet donna sa démission. Il fallait un autre militant du Cuivre pour lui succéder. On avait été chercher Merrheim à Roubaix. Après bien des hésitations, il avait accepté.

Quelques semaines après, survenait la fusillade de Cluses. Un secrétaire des Métaux devait partir sur-le-champ. Mais qui partirait ? L’un des militants ayant déjà l’expérience des grèves violentes ? Non, on envoya Merrheim. Voulait-on lui faire commencer son apprentissage ou bien l’écraser tout de suite sous le fardeau ? Le fardeau ne l’écrasa point ; à force de volonté il suppléa à son inexpérience et conduisit le mouvement mieux qu’un vétéran. Ses correspondances sur la grève, à la Voix du Peuple, frappèrent Pouget qui comprit, le premier peut-être, quelles qualités rares il y avait en ce petit homme timide, arrivé en redingote et à qui beaucoup ne ménageaient pas les railleries.

Après Cluses, ce furent les grèves d’Hennebont et de la Meurthe-et-Moselle. Les militants actuels de la métallurgie ne feraient pas mal d’aller rechercher dans le Mouvement socialiste de 1905 et de 1906 les monographies  de ces grèves, modèles du genre, écrites par Merrheim.

Un volume des meilleures études données à droite et à gauche par Merrheim serait singulièrement utile ; ses premières monographies ne seraient pas les moins intéressantes.

Nul militant n’a plus appris dans les faits eux-mêmes que Merrheim. C’est en analysant son expérience des grèves, qu’il a découvert la puissance du comptoir de Longwy et du Comité des Forges et qu’il les a révélés, peut-on dire, aux militants ouvriers. Il en tirait les conséquences pratiques au point de vue de l’organisation ouvrière : nécessité de renforcer la Fédération d’industrie des Métaux, d’y englober les diverses Fédérations de métier ; nécessité aussi de suivre pas à pas les agissements du patronat des Forges.

Personne n’a plus fait que Merrheim pour adapter le syndicalisme à la lutte contre le grand patronat moderne, pour faire dans l’ensemble du mouvement ce qu’il tentait dans la Fédération des Métaux, pour reprendre et prolonger l’œuvre de Pelloutier, pour dissiper le verbalisme et réaliser l’organisation syndicale consciente de son rôle révolutionnaire. On lui a reproché sa phobie des « braillards ». Il l’avait en effet. Il était leur bête noire. Ils étaient la sienne. L’homme pondéré du Nord qu’il était resté, le travailleur acharné qui donnait 18 heures par jour à sa fonction, à ses idées, ne pouvait souffrir ceux qui se contentaient de discourir sur des lieux communs et qui étaient bien incapables de se colleter avec les réalités du régime capitaliste puisqu’ils ne cherchaient même pas à se les représenter.

En suivant pas à pas l’action du Comité des Forges, en s’efforçant de comprendre le monde économique, Merrheim fit une seconde découverte : il vit venir, dès 1910-1911, la guerre mondiale. Aujourd’hui, cela peut sembler banal. Ceux qui se souviennent savent qu’à l’époque personne en France ne voyait venir la guerre. Je me rappelle de quels sarcasmes on accueillit son étude de la Vie Ouvrière sur « l’Approche de la Guerre ». Prophétiser la venue de la guerre, c’était même pour d’aucuns inoculer du pessimisme à la classe ouvrière.

On a dit et même écrit que Merrheim n’avait fait que répéter et recopier Delaisi. Il n’en est rien. Il a autant appris à Delaisi qu’il n’a appris de lui et ce qui est vrai c’est que tous deux, vers le même temps, d’observatoires différents, ont vu avancer la tempête formidable, que les spécialistes des questions diplomatiques, les grands économistes, les hommes d’Etat n’apercevaient pas.

Durant ces dix années, de 1904 à 1914, Merrheim a été un exemple de fonctionnaire, de militant syndical. Il n’a fait qu’un avec sa fonction ; il n’a pensé, travaillé, vécu que pour l’organisation, pour le mouvement. Personne n’a moins gaspillé son temps et ses forces ; personne n’a donné plus au syndicalisme. Grâce à son esprit méthodique et tenace, il trouvait le moyen d’abattre la besogne de plusieurs. Le petit chaudronnier de Roubaix était devenu la plus haute figure du mouvement syndicaliste français.

Il devait lui rendre encore un plus grand service quand la guerre vint bouleverser tout. Il l’avait annoncée, dans l’incrédulité générale. Quand elle fut sur nous, qu’elle dispersa et courba tout, qu’elle ouvrit les écluses de sang, il fut épouvanté comme nous. Les enfants qui osent comparer la guerre du Maroc à la guerre de 1914 ne savent pas ce qu’ils disent. On voit bien qu’ils ignorent ce qu’est un déferlement de guerre mondiale où des peuples entiers sont jetés les uns contre les autres. Les quelques individualités qui gardent les yeux ouverts sont alors comme affolées de la folie ambiante. Il devait trouver sa voie en septembre, quand le Bureau confédéral partait à Bordeaux dans le train gouvernemental. Une ombre avait passé entre nous à l’occasion du discours de Jouhaux aux obsèques de Jaurès ; il avait cru devoir à l’une des petites réunions du Comité confédéral, accepter le discours de Jouhaux. Mais il devait se ressaisir vite et c’est autour de lui que la poignée de résistants à la guerre se rassembla, d’abord dans notre petit logis de la Vie Ouvrière, dans ce 96, quai Jemmapes où se trouve la R.P., puis au Comité pour la reprise des relations internationales.

A mon retour à Paris, en octobre 1914, je m’étais mis en rapports avec Martov, qui venait de publier dans la Guerre Sociale une réponse à Hervé nous apprenant que tous les partis socialistes russes s’étaient prononcés contre la guerre. Martov, un jour de la fin 1914, nous amena Trotsky. C’est eux qui convoquèrent au quai Jemmapes la réunion des survivants français de l’internationalisme pour la venue de Grimm, qui préparait la première conférence internationale qui se tint seulement en septembre 1915 à Zimmerwald. Zimmerwald où l’honneur de la classe ouvrière et du socialisme français devait être sauvé par deux syndicalistes, Merrheim et Bourderon.

Tandis que Merrheim était porté plus particulièrement vers Martov, Rosmer et moi nous l’étions vers Trotsky. Puis, je fus mobilisé. Je ne revis plus Merrheim qu’à mes permissions de détente. Chaque fois, je le trouvais plus ulcéré par ce qui se passait dans le mouvement syndical. Comme Dumoulin, il était plus implacable que moi contre ceux qui prostituaient le syndicalisme dans l'union sacrée.

Mais la revanche de l’esprit révolutionnaire viendrait ; notre mouvement serait redressé ; les meilleurs se rangeaient autour de Merrheim. Pour la classe ouvrière il était le guide éprouvé. A ce moment il a personnifié, concentré tous les espoirs révolutionnaires de ce pays.

Pourquoi n’est-il pas resté ce qu’il avait su être en ces années terribles ?

Après le Congrès de Paris (1918), durant les derniers mois de guerre, Dumoulin m’écrivait au front : « II ne faut plus compter sur Merrheim ; quitte l’espoir de le ramener ; il est perdu pour nous ».

Je me refusais à l’admettre. Je pensais que lorsqu’il nous sentirait autour de lui il se ressaisirait. Hélas, quand je fus démobilisé, Merrheim était perdu pour nous en effet. Mais Dumoulin aussi. Mais Million encore allait s’éloigner de nous.

S’ils étaient restés, si nous nous étions retrouvés tous, les résistants de la première heure, avec quelle facilité le syndicalisme français se serait redressé sans se briser.

Comment Merrheim, qui avait traversé les épreuves les plus dures, a-t-il pu faiblir un jour ? Je me suis torturé l’esprit pour trouver une explication.

Le fardeau a-t-il fini par l’écraser ? La lassitude l’a-t-elle pris un jour ? Le manque de foi dans les destinées de la classe ouvrière ?

Pour une part, j’attribue son éloignement à son entourage, à Paul Meunier, à Dulot, à Hoschiller. Par ceux-là la bourgeoisie nous l’a volé sans qu’il s’en rendît compte. A fréquenter des bourgeois intelligents, même quand ils sont honnêtes, un militant ouvrier glisse à regarder les problèmes non plus du point de vue de classe, mais du point de vue opposé de ces bourgeois ; il ne regarde plus avec des yeux d’ouvrier. Merrheim en arriva à ne plus reconnaître son mouvement et à ne pas voir tout ce qui nous lie à la Révolution russe.

Ses collègues des Métaux ont leur part de responsabilité. Lenoir a dit à Roubaix sur la tombe de Merrheim qu’ils l’avaient soutenu, aidé à grandir.

Ils l’ont abaissé, oui.

Le Merrheim qui fut grand, qui nous domina tous, qui restera dans l’histoire de notre mouvement, c’est d’abord celui qui fut un modèle de militant syndicaliste de 1904 à 1918, c’est enfin et surtout celui qui alla à Zimmerwald.

Ses dernières années ne peuvent faire oublier tout ce qu’il fut pendant quinze ans.


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