1867

Une publication réalisée en collaboration avec le site le.capital.free.fr.


Le Capital - Livre premier

Le développement de la production capitaliste

Karl MARX

IV° section : la production de la plus-value relative

Chapitre XV : Machinisme et grande industrie


VI. - Théorie de la compensation

Une phalange d’économistes bourgeois, James Mill, Mac Culloch, Torrens, Senior, J.-St. Mill, etc., soutiennent qu’en déplaçant des ouvriers engagés, la machine dégage par ce fait même un capital destiné à les employer de nouveau à une autre occupation quelconque [1].

Mettons [2] que dans une fabrique de tapis on emploie un capital de six mille livres sterling dont une moitié est avancée en matières premières (il est fait abstraction des bâtiments, etc.) et l'autre moitié consacrée au payement de cent ouvriers, chacun recevant un salaire annuel de trente livres sterling. A un moment donné le capitaliste congédie cinquante ouvriers et les remplace par une machine de la valeur de mille cinq cents livres sterling.

Dégage-t-on un capital par cette opération ? Originairement la somme totale de six mille livres sterling se divisait en un capital constant de trois mille livres sterling et un capital variable de trois mille livres sterling. Maintenant elle consiste en un capital constant de quatre mille cinq cents livres sterling trois mille livres sterling pour matières premières et mille cinq cents livres sterling pour la machine - et un capital variable de mille cinq cents livres sterling pour la paye de cinquante ouvriers. L'élément variable est tombé de la moitié à un quart du capital total. Au lieu d'être dégagé, un capital de mille cinq cents livres sterling se trouve engagé sous une forme où il cesse d'être échangeable contre la force de travail, c'est-à-dire que de variable il est devenu constant. A l'avenir le capital total de six mille livres sterling n'occupera jamais plus de cinquante ouvriers et il en occupera moins à chaque perfectionnement de la machine.

Pour faire plaisir aux théoriciens de la compensation, nous admettrons que le prix de la machine est moindre que la somme des salaires supprimés, qu'elle ne coûte que mille livres sterling au lieu de mille cinq cents livres sterling.

Dans nos nouvelles données le capital de mille cinq cents livres sterling, autrefois avancé en salaires, se divise maintenant comme suit : mille livres sterling engagées sous forme de machines et cinq cents livres sterling dégagées de leur emploi dans la fabrique de tapis et pouvant fonctionner comme nouveau capital. Si le salaire reste le même, voilà un fonds qui suffirait pour occuper environ seize ouvriers, tandis qu'il y en a cinquante de congédiés, mais il en occupera beaucoup moins de seize, car, pour se transformer en capital, les cinq cents livres sterling doivent en partie être dépensées en instruments, matières, etc., en un mot renfermer un élément constant, inconvertible en salaires.

Si la construction de la machine donne du travail à un nombre additionnel d'ouvriers mécaniciens, serait-ce là la compensation des tapissiers jetés sur le pavé ? Dans tous les cas sa construction occupe moins d'ouvriers que son emploi n'en déplace. La somme de mille cinq cents livres sterling qui, par rapport aux tapissiers renvoyés, ne représentait que leur salaire, représente, par rapport à la machine, et la valeur des moyens de production nécessaires pour sa construction, et le salaire des mécaniciens, et la plus-value dévolue à leur maître. Encore, une fois faite, la machine n'est à refaire qu'après sa mort, et pour occuper d'une manière permanente le nombre additionnel de mécaniciens, il faut que les manufactures de tapis l'une après l'autre déplacent des ouvriers par des machines.

Aussi ce n'est pas ce dada qu'enfourchent les doctrinaires la compensation. Pour eux, la grande affaire, c'est les subsistances des ouvriers congédiés. En dégageant nos cinquante ouvriers de leur salaire de mille cinq cents livres sterling, la machine dégage de leur consommation mille cinq cents livres sterling de subsistances. Voilà le fait dans sa triste réalité ! Couper les vivres à l'ouvrier, messieurs les ventrus appellent cela rendre des vivres disponibles pour l'ouvrier comme nouveau fonds d'emploi dans une autre industrie. On le voit, tout dépend de la manière de s'exprimer. Nominibus mollire licet mala [3].

D'après cette doctrine, les mille cinq cents livres sterling de subsistances étaient un capital mis en valeur par le travail des cinquante ouvriers tapissiers congédiés, et qui perd par conséquent son emploi dès que ceux-ci chôment, et n'a ni trêve ni repos tant qu'il n'a pas rattrapé « un nouveau placement » où les mêmes travailleurs pourront de nouveau le consommer productivement. Un peu plus tôt, un peu plus tard ils doivent donc se retrouver; et alors il y aura compensation. Les souffrances des ouvriers mis hors d'emploi par la machine sont donc passagères comme les biens de cette terre.

Les mille cinq cents livres sterling qui fonctionnaient comme capital, vis-à-vis des tapissiers déplacés, ne représentaient pas en réalité le prix des subsistances qu'ils avaient coutume de consommer, mais le salaire qu'ils recevaient avant la conversion de ces mille cinq cents livres sterling en machine. Cette somme eIle-même ne représentait que la quote-part des tapis fabriqués annuellement par eux qui leur était échue à titre de salaires, non en nature, mais en argent. Avec cet argent - forme-monnaie d’une portion de leur propre produit - ils achetaient des subsistances. Celles-ci existaient pour eux non comme capital, mais comme marchandises, et eux-mêmes existaient pour ces marchandises non comme salariés, mais comme acheteurs. En les dégageant de leurs moyens d'achat, la machine les a convertis d'acheteurs en non-acheteurs. Et par ce fait leur demande comme consommateurs cesse.

Si cette baisse dans la demande des subsistances nécessaires n’est pas compensée par une hausse d'un autre côté, leur prix va diminuer. Est-ce là par hasard une raison pour induire le capital employé dans la production de ces subsistances, à engager comme ouvriers additionnels nos tapissiers désœuvrés ? Bien au contraire, on commencera à réduire le salaire des ouvriers de cette partie, si la baisse des prix se maintient quelque temps. Si le déficit dans le débit des subsistances nécessaires se consolide, une partie du capital consacré à leur production s'en retirera et cherchera à se placer ailleurs. Durant ce déplacement et la baisse des prix qui l'a produite les producteurs des vivres passeront à leur tour par des « inconvénients temporaires ». Donc, au lieu de prouver qu'en privant des ouvriers de leurs subsistances, la machine convertit en même temps celles-ci en nouveau fonds d’emploi pour ceux-là, l'apologiste prouve au contraire, d'après sa loi de l'offre et de la demande, qu'elle frappe non seulement les ouvriers qu'elle remplace, mais aussi ceux dont ils consommaient les produits.

Les faits réels, travestis par l'optimisme économiste, les voici :

Les ouvriers que la machine remplace sont rejetés de l'atelier sur le marché de travail où ils viennent augmenter les forces déjà disponibles pour l'exploitation capitaliste. Nous verrons plus tard, dans la section VII, que cet effet des machines, présenté comme une compensation pour la classe ouvrière en est au contraire le plus horrible fléau. Mais pour le moment passons outre.

Les ouvriers rejetés d'un genre d'industrie peuvent certainement chercher de l'emploi dans un autre, mais s'ils le trouvent, si le lien entre eux et les vivres rendus disponibles avec eux est ainsi renoué, c'est grâce à un nouveau capital qui s'est présenté sur le marché de travail, et non grâce au capital déjà fonctionnant qui s'est converti en machine. Encore leurs chances sont des plus précaires.

En dehors de leur ancienne occupation, ces hommes, rabougris par la division du travail, ne sont bons qu'à peu de chose et ne trouvent accès que dans des emplois inférieurs, mal payés, et à cause de leur simplicité même toujours surchargés de candidats [4].

De plus, chaque industrie, la tapisserie par exemple, attire annuellement un nouveau courant d'hommes qui lui apporte le contingent nécessaire à suppléer les forces usées et à fournir l'excédant de forces que son développement régulier réclame. Du moment où la machine rejette du métier ou de la manufacture une partie des ouvriers jusque-là occupés, ce nouveau flot de conscrits industriels est détourné de sa destination et va peu à peu se décharger dans d'autres industries, mais les premières victimes pâtissent et périssent pendant la période de transition.

La machine est innocente des misères qu'elle entraîne; ce n'est pas sa faute si, dans notre milieu social, elle sépare l'ouvrier de ses vivres. Là où elle est introduite elle rend le produit meilleur marché et plus abondant. Après comme avant son introduction, la société possède donc toujours au moins la même somme de vivres pour les travailleurs déplacés, abstraction faite de l'énorme portion de son produit annuel gaspillé par les oisifs.

C'est surtout dans l'interprétation de ce fait que brille l'esprit courtisanesque des économistes.

D'après ces messieurs-là, les contradictions et les antagonismes inséparables de l'emploi des machines dans le milieu bourgeois, n'existent pas parce qu'ils proviennent non de la machine, mais de son exploitation capitaliste !

Donc, parce que la machine, triomphe de l'homme sur les forces naturelles, devient entre les mains capitalistes l'instrument de l'asservissement de l'homme à ces mêmes forces; parce que, moyen infaillible pour raccourcir le travail quotidien, elle le prolonge entre les mains capitalistes; parce que, baguette magique pour augmenter la richesse du producteur, elle l'appauvrit entre les mains capitalistes, parce que... l'économiste bourgeois déclare imperturbablement que toutes ces contradictions criantes ne sont que fausses apparences et vaines chimères et que dans la réalité, et pour cette raison dans la théorie, elles n'existent pas.

Certes, ils ne nient pas les inconvénients temporaires, mais quelle médaille n'a pas son revers ! Et pour eux l'emploi capitaliste des machines en est le seul emploi possible. L'exploitation du travailleur par la machine c'est la même chose que l'exploitation des machines par le travailleur. Qui expose les réalités de l'emploi capitaliste des machines, s'oppose donc à leur emploi et au progrès social [5]. Ce raisonnement ne rappelle-t-il pas le plaidoyer de Bill Sykes, l'illustre coupe­-jarret ?

« Messieurs les jurés, dit-il, la gorge d'un commis-voyageur a sans doute été coupée. Le fait existe, mais ce n'est pas ma faute, c'est celle du couteau. Et voulez-vous supprimer le couteau à cause de ces inconvénients temporaires ? Réfléchissez-y. Le couteau est un des instruments les plus utiles dans les métiers et l'agriculture, aussi salutaire en chirurgie que savant en anatomie et joyeux compagnon dans les soupers. En condamnant le couteau vous allez nous replonger en pleine sauvagerie [6] ! »

Quoiqu'elle supprime plus ou moins d'ouvriers dans les métiers et les manufactures où elle vient d'être introduite, la machine peut néanmoins occasionner un surcroît d'emploi dans d'autres branches de production, mais cet effet n'a rien de commun avec la soi-disant théorie de compensation.

Tout produit mécanique, un mètre de tissu exécuté au métier à vapeur, par exemple, étant meilleur marché que le produit manuel auquel il fait concurrence, nous obtenons évidemment cette loi :

Si la quantité totale d'un article, produit mécaniquement, reste égale à celle de l'article manuel qu'il remplace, alors la somme totale du travail employé diminue. Si non, l'ouvrage mécanique coûterait autant, si ce n'est davantage, que l'ouvrage manuel.

Mais, en fait, la somme des articles fabriqués, au moyen des machines, par un nombre d'ouvriers réduit, dépasse de beaucoup la somme des articles du même genre fournis auparavant par le métier ou la manufacture. Mettons qu'un million de mètres de tissu à la main soient remplacés par quatre millions de mètres de tissu à la mécanique. Ceux-ci contiennent quatre fois plus de matière première, de laine par exemple, que ceux-là. Il faut donc quadrupler la production de la laine. Quant aux moyens de travail proprement dits que le tissage mécanique consomme, tels que machines, bâtisses, charbon, etc., le travail employé dans leur production va s'accroître suivant que s'accroît la différence entre la masse du tissu mécanique et celle du tissu manuel qu'un ouvrier peut livrer en moyenne dans le même temps. Néanmoins, quel que soit ce surcroît de travail, il doit toujours rester moindre que le décroissement de travail effectué par l'usage de la machine.

A mesure donc que l'emploi de machines s'étend dans une industrie, il faut que d'autres industries d'où elle tire ses matières premières, etc., augmentent leurs produits. Dans quelle proportion vont-elles alors augmenter le nombre de leurs ouvriers ? Au lieu de l'augmenter, elles n'augmentent peut-être que l'intensité et la durée du travail. Mais celles-ci étant données, tout dépendra de la composition du capital employé, c'est-à-dire de la proportion de sa partie variable avec sa partie constante. Sa partie variable sera relativement d'autant plus petite, que le machinisme s'est emparé davantage des industries qui produisent les matières premières, etc.

Avec le progrès de la production mécanique en Angleterre, le nombre de gens condamnés aux mines de houille et de métal s'élève énormément. D'après le recensement de 1861, il y avait : quarante-six mille six cent treize mineurs, dont soixante-­treize mille cinq cent quarante-cinq au-dessous et cent soixante-treize mille soixante-sept au-dessus de vingt ans. Parmi les premiers étaient huit cent trente-cinq de cinq à dix, trente mille sept cent un de dix à quinze, quarante-deux mille dix de quinze à dix-neuf ans. Le nombre des ouvriers employés dans les mines de fer, de cuivre, de plomb, de zinc et autres métaux s'élevait à trois cent dix-neuf mille deux cent vingt-deux [7].

Les machines font éclore une nouvelle espèce d'ouvriers exclusivement vouée à leur construction. En Angleterre elle comptait en 1861 à peu près soixante-dix mille personnes [8]. Nous savons déjà que le machinisme s'empare de cette branche d'industrie sur une échelle de plus en plus étendue. Quant aux matières premières [9], il n'y a pas le moindre doute que la marche triomphante des filatures de coton a donné une impulsion immense à la culture du coton dans les Etats-Unis, stimulant à la fois la traite des nègres en Afrique et leur élève dans les Border Slaves States [10]. En 1790, lorsque l'on fit aux Etats-Unis le premier recensement des esclaves, leur nombre atteignit le chiffre de six cent quatre-vingt-dix-sept mille; en 1861 il s'était élevé à quatre millions. D'un autre côté il n'est pas moins certain que la prospérité croissante de la filature mécanique de la laine provoqua en Angleterre la conversion progressive des terres de labour en pacage qui amena l'expulsion en masse des laboureurs agricoles rendus surnuméraires. L'Irlande subit encore dans ce moment cette opération douloureuse qui déprime sa population déjà réduite de moitié depuis vingt ans au bas niveau correspondant aux besoins de ses propriétaires fonciers et de messieurs les Anglais fabricants de laine.

Si le machinisme s'empare de procédés préliminaires ou intermédiaires par lesquels doit passer un objet de travail avant d'arriver à sa forme finale, les métiers ou les manufactures où le produit mécanique entre comme élément, vont être plus abondamment pourvus de matériel et absorberont plus de travail. Avant l'invention des machines à filer, les tisserands anglais chômaient souvent à cause de l'insuffisance de leur matière première, mais le filage mécanique du coton leur fournit les filés en telle abondance et à si bon marché, que vers la fin du dernier siècle et au commencement du nôtre une famille de quatre adultes avec deux enfants pour dévider, en travaillant dix heures par jour, gagnait quatre livres sterling en une semaine. Quand le travail pressait, elle pouvait gagner davantage [11].

Les ouvriers affluaient alors dans le tissage du coton à la main jusqu'au moment où les huit cent mille tisserands créés par la Jenny, la Mule et le Throstle furent écrasés par le métier à vapeur. De même le nombre des tailleurs, des modistes, des couturières, etc., alla en augmentant avec l'abondance des étoffes fournies par les machines, jusqu'à ce que la machine à coudre fit son apparition.

A mesure que les machines, avec un nombre d'ouvriers relativement faible, font grossir la masse de matières premières, de produits à demi façonnés, d'instruments de travail, etc., les industries qui usent ces matières premières, etc., se subdivisent de plus en plus en différentes et nombreuses branches. La division sociale du travail reçoit ainsi une impulsion plus puissante que par la manufacture proprement dite.

Le système mécanique augmente en premier lieu la plus-value et la masse des produits dans lesquels elle se réalise. A mesure que croît la substance matérielle dont la classe capitaliste et ses parasites s'engraissent, ces espèces sociales croissent et multiplient. L'augmentation de leur richesse, accompagnée comme elle l'est d'une diminution relative des travailleurs engagés dans la production des marchandises de première nécessité, fait naître avec les nouveaux besoins de luxe de nouveaux moyens de les satisfaire. Une partie plus considérable du produit social se transforme en produit net et une plus grande part de celui-ci est livrée à la consommation sous des formes plus variées et plus raffinées. En d'autres termes, la production de luxe s'accroît [12].

Le raffinement et la multiplicité variée des produits proviennent également des nouveaux rapports du marché des deux mondes créés par la grande industrie. On n'échange pas seulement plus de produits de luxe étrangers contre les produits indigènes, mais plus de matières premières, d'ingrédients, de produits à demi fabriqués provenant de toutes les parties du monde, etc., entrent comme moyens de production dans l'industrie nationale. La demande de travail augmente ainsi dans l'industrie des transports qui se subdivise en branches nouvelles et nombreuses [13].

L'augmentation des moyens de travail et de subsistance et la diminution progressive dans le nombre relatif des ouvriers que leur production réclame poussent au développement d'entreprises de longue haleine et dont les produits tels que canaux, docks, tunnels, ponts, etc., ne portent de fruits que dans un avenir plus ou moins lointain.

Soit directement sur la base du système mécanique, soit par suite des changements généraux qu'il entraîne dans la vie économique, des industries tout à fait nouvelles surgissent, autant de nouveaux champs de travail. La place qu'ils prennent dans la production totale n'est pas cependant très large, même dans les pays les plus développés, et le nombre d'ouvriers qu'ils occupent est en raison directe du travail manuel le plus grossier dont ils font renaître le besoin.

Les principales industries de ce genre sont aujourd'hui les fabriques de gaz, la télégraphie, la photographie, la navigation à vapeur et les chemins de fer. Le recensement de 1861 (pour l'Angleterre et la principauté de Galles) accuse dans l'industrie du gaz (usines, production d'appareils mécaniques, agents des compagnies) quinze mille deux cent onze personnes; dans la télégraphie deux mille trois cent quatre-vingt-dix-neuf; dans la photographie deux mille trois cent soixante-six, dans le service des bateaux à vapeur trois mille cinq cent soixante-dix et dans les chemins de fer soixante-dix mille cinq cent quatre-vingt-dix-neuf. Ce dernier nombre renferme environ vingt-huit mille terrassiers employés d'une manière plus ou moins permanente et tout le personnel commercial et administratif. Le chiffre total des individus occupés dans ces cinq industries nouvelles était donc de quatre-vingt-quatorze mille cent quarante-cinq.

Enfin l'accroissement extraordinaire de la productivité dans les sphères de la grande industrie, accompagné comme il l'est d'une exploitation plus intense et plus extensive de la force de travail dans toutes les autres sphères de la production, permet d'employer progressivement une partie plus considérable de la classe ouvrière à des services improductifs et de reproduire notamment en proportion toujours plus grande sous le nom de classe domestique, composée de laquais, cochers, cuisinières, bonnes, etc., les anciens esclaves domestiques. D'après le recensement de 1861, la population de l'Angleterre et du pays de Galles comprenait vingt millions soixante-six mille deux cent quarante-quatre personnes dont neuf millions sept cent soixante-seize mille deux cent cinquante-neuf du sexe masculin et dix millions deux cent quatre-vingt-neuf mille neuf cent soixante-cinq du sexe féminin. Si l'on en déduit ce qui est trop vieux ou trop jeune pour travailler, les femmes, les adolescents et enfants improductifs, puis les professions « idéologiques » telles que gouvernement, police, clergé, magistrature, armée, savants, artistes, etc., ensuite les gens exclusivement occupés à manger le travail d'autrui sous forme de rente foncière, d'intérêt, de dividendes, etc., et enfin les pauvres, les vagabonds, les criminels, etc., il reste en gros huit millions d'individus des deux sexes et de tout âge, y compris les capitalistes fonctionnant dans la production, le commerce, la finance, etc. Sur ces huit millions on compte :

Travailleurs agricoles (y compris les bergers, les valets et les filles de ferme, habitant chez les fermiers)

1 098 261

Ouvriers des fabriques de coton, de laine, de worsted, de lin, de chanvre, de soie, de dentelle, et ceux des métiers à bas

642 607 [14]

Ouvriers des mines de charbon et de métal

565 835

Ouvriers employés dans les usines métal­liques (hauts fourneaux, laminoirs, etc.) et dans les manufactures de métal de toute espèce.

396 998 [15]

Classe servante

1 208 648 [16]

Si nous additionnons les travailleurs employés dans les fabriques textiles et le personnel des mines de charbon et de métal, nous obtenons le chiffre d'un million deux cent huit mille quatre cent quarante-deux; si nous additionnons les premiers et le personnel de toutes les usines et de toutes les manufactures de métal, nous avons un total d'un million trente-neuf mille six cent cinq personnes, c'est-à-dire chaque fois un nombre plus petit que celui des esclaves domestiques modernes. Voilà le magnifique résultat de l'exploitation capitaliste des machines [17].


Notes

[1] Ricardo partagea d'abord cette manière de voir; mais il la rétracta plus tard expressément avec cette impartialité scientifique et cet amour de la vérité qui le caractérisent. V. ses Princ. of Pol. Ec., ch. XXXI, on Machinery.

[2] Nota bene. - Cet exemple est dans le genre de ceux des économistes que je viens de nommer.

[3] On a bien le droit de pallier des maux avec des mots.

[4] Un Ricardien relève à ce propos les fadaises de J. B. Say : « Quand la division du travail est très développée, l'aptitude des ouvriers ne trouve son emploi que dans la branche spéciale de travail pour laquelle ils ont été formés; ils ne sont eux-mêmes qu'une espèce de machine. Rien de plus absurde que de répéter sans cesse comme des perroquets que les choses ont une tendance à trouver leur niveau. Il suffit de regarder autour de soi pour voir qu'elles ne peuvent de longtemps trouver ce niveau, et que si elles le trouvent, il est beaucoup moins élevé qu'au point de départ. » (An lnquiry into those principles respecting the Nature of Demand, etc. London, 1821, p.72.)

[5] « S'il est avantageux de développer de plus en plus l'habileté de l'ouvrier de manière à le rendre capable de produire un quantum de marchandises toujours croissant avec un quantum de travail égal ou inférieur, il doit être également avantageux que l'ouvrier se serve des moyens mécaniques qui l'aident avec le plus d'efficacité à atteindre ce résultat. » (Mac Culloch, Princ. of Pol. Econ. Lond., 1830, p.166.)

[6] « L'auteur de la machine à filer le coton a ruiné l'Inde, ce qui nous touche peu. » A. Thiers : De la Propriété. L'éminent homme d'Etat confond la machine à filer avec la machine à tisser, ce qui d'ailleurs nous touche peu.

[7] Census of 1861, vol. II, Lond., 1863.

[8] Il y avait trois mille trois cent vingt-neuf ingénieurs civils.

[9] Comme le fer est une des matières premières les plus importantes, remarquons que l'Angleterre (y compris le pays de Galles) occupait en 1861 : cent vingt-cinq mille sept cent soixante et onze fondeurs, dont cent vingt-trois mille quatre cent trente hommes et deux mille trois cent quarante et une femmes. Parmi les premiers trente mille huit cent dix avaient moins et quatre-vingt-douze mille six cent vingt plus de vingt ans.

[10] On appela Border Slaves States les Etats esclavagistes intermédiaires entre les Etats du Nord et ceux du Sud auxquels ils vendaient des nègres élevés pour l'exportation comme du bétail.

[11] Gaskell, l.c., p.25-27.

[12] F. Engels, dans son ouvrage déjà cité sur la situation des classes ouvrières, démontre l'état déplorable d'une grande partie de ces ouvriers de luxe. On trouve de nouveaux et nombreux documents sur ce sujet dans les rapports de la « Child. Employm. Commission ».

[13] En Angleterre y compris le pays de Galles, il y avait en 1861, dans la marine de commerce quatre-vingt-quatorze mille six cent soixante-cinq marins.

[14] Dont cent soixante-dix-sept mille cinq cent quatre-vingt-seize seulement du sexe masculin au-dessus de treize ans.

[15] Dont trente mille cinq cent un du sexe féminin.

[16] Dont cent trente-sept mille quatre cent quarante-sept du sexe masculin. Cent - De ce nombre de un million deux cent huit mille six cinquante-huit est exclu tout le personnel qui sert dans les hôtels et autres lieux publics. De 1861 à 1870 le nombre des gens de service mâles avait presque doublé. Il atteignait le chiffre de deux cent soixante-sept mille six cent soixante et onze. Il y avait en 1847 (pour les parcs et garennes aristocratiques) deux mille six cent quatre-vingt-quatorze gardes-chasse, mais en 1869 il y en avait quatre mille neuf cent soixante et un. Les jeunes filles de service engagées dans la petite classe moyenne s'appellent à Londres du nom caractéristique de « slaveys » (petites esclaves).

[17] « La proportion suivant laquelle la population d'un pays est employée comme domestique, au service des classes aisées, indique son progrès en richesse nationale et civilisation. » R. M. Martin : « Ireland belote and after the Union » 3° édit., Lond., 1848, p.179.


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