1843-50 |
"On remarquera que, dans tous ces écrits, et notamment dans ce dernier, je ne me qualifie jamais de social-démocrate, mais de communiste... Pour Marx, comme pour moi, il est donc absolument impossible d'employer une expression aussi élastique pour désigner notre conception propre.." F. Engels, 1894. Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec. |
Le parti de classe
Questions d'organisation
Point n'est besoin d'épiloguer sur la situation présente de l'Association des travailleurs [1]. D'une part, les grandioses événements de Paris lui ont donné une puissance et une extension qu'elle n'avait jamais eu auparavant; de l'autre, nous trouvons coalisés contre elle à peu près tous les gouvernements européens. Thiers et Gortchakoff, Bismarck et Benst, Victor-Emmanuel et le pape, l'Espagne et la Belgique. Toute la meute est lâchée sur l'Internationale. Toutes les puissances du vieux monde, cours martiales et cours d'assises, bourgeois et hobereaux, rivalisent d'ardeur à la curée et, sur l'ensemble du continent, on ne trouvera guère de lieu où l'on n'ait pas tout tenté pour mettre hors la loi la grande fraternité ouvrière, cause de toutes les terreurs.
Au moment où les puissances de l'ancienne société provoquent une fatale désorganisation générale, où l'unité et la cohésion sont plus nécessaires que jamais, c'est précisément ce moment que choisit, pour jeter un brandon de discorde sous forme d'une circulaire publique, un petit groupe d'Internationaux, dont le nombre, dans un coin perdu de Suisse, rétrécit de leur propre aveu tous les jours. Ces gens s'intitulant Fédération du Jura sont pour la plupart ceux-là mêmes qui, sous la conduite de Bakounine, se sont depuis plus de deux ans appliqués sans relâche à saper l'unité en Suisse romande et à compromettre la coopération au sein de l'Internationale par le moyen d'une intense correspondance privée avec quelques illustres de leurs affidés dans divers pays. Tant que ces intrigues se limitaient à la Suisse, ou se tramaient en silence, nous n'avons pas voulu lui accorder davantage de publicité. Mais cette circulaire nous force à parler.
Le 12 novembre, lors de son Congrès de Sonvilier, la fédération du Jura, s'appuyant sur le fait que le Conseil général n'avait pas convoqué cette année de congrès, mais seulement une conférence, a décidé d'adresser une circulaire à toutes les sections adhérentes à l'Internationale. Imprimée à grand tirage, elle fut lancée aux quatre coins du monde, afin d'inviter les autres sections à réclamer la convocation immédiate d'un congrès. Pour nous, du moins en Allemagne et en Autriche, les raisons sont évidentes pour lesquelles le congrès devait être remplacé par une conférence. Nous ne pouvions pas nous réunir en congrès sans qu'au retour nos délégués ne fussent immédiatement appréhendés et mis à l'ombre. Les délégués d'Espagne, d'Italie et de France se seraient trouvés dans le même cas. En revanche, une conférence, dont les débats ne sont pas publics et se limitent à des questions administratives, était parfaitement possible, le nom des participants n'étant pas divulgué. Une telle conférence présentait, certes, l'inconvénient de ne pouvoir ni trancher la question de principe, ni modifier les statuts, ni, plus généralement, décider d'actes relatifs à la juridiction. Elle devait se borner à des décisions administratives en vue d'un meilleur fonctionnement de l'organisation telle qu'elle avait été établie par les statuts et les résolutions des congrès. Toutefois, la situation exigeait des mesures d'urgence; il s'agissait de faire face à une crise momentanée, et une conférence y suffisait.
Les attaques contre la conférence n'étaient cependant qu'un prétexte. La circulaire n'en parle d'ailleurs qu'incidemment. Au contraire, elle assure même que le mal est plus profond. Elle affirme que, selon les statuts et les premières résolutions des congrès, l'Internationale n'est rien d'autre qu'une « libre fédération de sections autonomes », dont le but est l'émancipation des travailleurs par les travailleurs eux-mêmes, « en dehors de toute autorité dirigeante même si elle émane du libre consentement de tous ». En conséquence, le Conseil général ne devrait être qu'un « simple bureau de statistique et de correspondance ». Cette base initiale aurait été aussitôt faussée, d'abord par le droit accordé au Conseil général de décider lui-même de l'admission de nouveaux membres, et plus encore par les résolutions du Congrès de Bâle, accordant au Conseil général le droit de suspendre toute section jusqu'au prochain congrès et de régler provisoirement les différends jusqu'à ce que ce congrès se soit prononcé. Le Conseil général se trouverait ainsi investi d'une dangereuse puissance. La libre association de sections autonomes serait transformée en une organisation hiérarchique et autoritaire de « sections disciplinées », les sections étant « placées entièrement sous la main du Conseil général qui peut, à son gré, refuser leur admission ou bien suspendre leurs activités ».
Nos lecteurs allemands savent trop bien la valeur d'une organisation capable de se défendre pour ne pas trouver tout cela fort surprenant. D'autant que les théories pleinement épanouies de Monsieur Bakounine n'ont pas encore pénétré en Allemagne. Une société ouvrière qui a inscrit sur ses drapeaux et pris pour devise la lutte pour l'émancipation de la classe des travailleurs devrait avoir à sa tête non pas un comité exécutif, mais un simple bureau de statistique et de correspondance ! En fait, la lutte pour l'émancipation de la classe ouvrière n'est qu'un simple prétexte pour Bakounine et ses compagnons; le but véritable est tout autre.
« La société future ne doit être rien d'autre que l'universalisation de l'organisation que l'Internationale se sera donnée. Nous devons avoir soin de rapprocher le plus possible cette organisation de notre idéal... L'Internationale, embryon de la société future de l'humanité, est tenue d'être, dès maintenant, l'image fidèle de nos principes de liberté et de fédération, et de rejeter de son sein tout principe tendant à l'autorité et à la dictature. »
À nous autres Allemands, on nous reproche notre mysticisme; mais nous n'atteignons pas, et de loin, à celui qu'on vient de voir. L'Internationale, embryon d'une société future, dont seraient exclus les fusillades de Versailles, les cours martiales, les armées permanentes, la censure du courrier, le procès criminel de Brunswick ! Nous défendons aujourd'hui notre peau par tous les moyens; le prolétariat, lui, devrait s'organiser non pas d'après les nécessités de la lutte qui lui est imposée chaque jour, à chaque heure, mais d'après la vague représentation que certains esprits chimériques se font d'une société de l'avenir ! Voyons donc ce qu'il en serait de notre propre organisation allemande si elle était taillée sur ce patron. Loin de combattre les gouvernements et la bourgeoisie, nous spéculerions tant et plus afin de savoir si chaque article de nos statuts, chaque résolution de nos congrès, est ou non un fidèle reflet de la société future.
Aux lieu et place de notre comité exécutif, nous aurions un simple bureau de statistique et de correspondance, qui ne saurait comment venir à bout des sections autonomes, autonomes au point qu'elles n'auraient jamais à reconnaître l'autorité dirigeante, née de leur propre consentement ! Car elles manqueraient, ce faisant, à leur premier devoir : être avant tout un embryon de la société future. Pas question de rassembler des forces, pas question d'action en commun ! Si, dans une section quelconque, la minorité s'adaptait à la majorité, elle commettrait là un crime contre les principes de la liberté et endosserait un principe conduisant à l'autorité et à la dictature ! Si Stieber et tous les siens, si tout le Cabinet noir, si l'ensemble des officiers prussiens entraient sur ordre dans l'organisation social-démocrate afin de la ruiner, le comité ou mieux le bureau de statistique et de correspondance ne devrait surtout pas défendre son existence, car ce serait instituer un type d'organisation hiérarchique et autoritaire! Et surtout pas de sections disciplinées ! Surtout pas de discipline de parti, pas de concentration des forces sur un objectif, surtout pas d'armes de combat ! Qu'en serait-il autrement de l'embryon de société future ? Bref, où en arriverions-nous avec cette organisation nouvelle ? À l'organisation lâche et soumise des premiers chrétiens, celle des esclaves qui acceptaient et remerciaient pour chaque coup de pied reçu, et n'obtinrent la victoire de leur religion qu'après trois siècles de bassesses une méthode révolutionnaire qu'en vérité le prolétariat n'imitera pas ! Les premiers chrétiens tiraient de leur représentation du ciel le modèle de leur organisation; nous devrions à l'instar prendre pour modèle le ciel social de l'avenir dont Monsieur Bakounine nous propose l'image; au lieu de combattre, prier et espérer. Et les gens qui nous prêchent ces folies se donnent pour les seuls révolutionnaires véritables.
Pour en revenir maintenant à l'Internationale, il n'y a rien qui presse. Le Conseil général a le devoir d'exécuter les résolutions du Congrès de Bâle jusqu'à ce qu'un nouveau congrès en adopte d'autres; ce devoir, il l'accomplira ! Le Conseil général n'a pas craint d'expulser les Tolain et les Durand, il saura faire en sorte que tout accès à l'Internationale demeure interdit aux Stieber et consorts, même si Monsieur Bakounine devait trouver cette mesure dictatoriale.
Mais comment en est-on venu à prendre ces fâcheuses résolutions de Bâle ? Très simplement. Elles furent proposées par les délégués belges et n'eurent pas d'avocat plus chaleureux que Bakounine et ses amis, et notamment Schwitzguebel et Guillaume les signataires de la présente circulaire. Les choses étaient alors différentes, certes. Ces messieurs espéraient alors obtenir la majorité et voir passer entre leurs mains le Conseil général ! Dès lors, ils ont tout fait pour renforcer ses pouvoirs. Et à présent ? Eh bien, tout est changé, et voilà que les raisins sont amers. Le Conseil général doit être réduit aux dimensions d'un simple bureau de statistique et de correspondance, afin de ne pas avoir à blesser la pudeur de la société future de Bakounine !
Ces gens, qui sont des sectaires professionnels, ne forment, avec leur doctrine de christianisme primitif et mystique, qu'une minorité insignifiante dans l'Internationale. Ils ont le front de reprocher aux membres du Conseil général de vouloir « faire prédominer dans l'Internationale leur programme particulier, leur doctrine personnelle; ils tiennent leurs idées particulières pour la théorie officielle qui, seule, a droit de cité dans l'Internationale ». C'est tout de même un peu fort ! Quiconque a eu l'occasion de suivre l'histoire interne de l'Internationale sait que ces mêmes gens se sont, depuis près de trois ans, essentiellement préoccupés de faire reconnaître leur doctrine sectaire comme le programme de l'Association; comme ils n'y sont pas arrivés, ils se sont efforcés de faire passer subrepticement les phrases bakouninistes pour le programme de l'Internationale. Le Conseil général s'est contenté de protester contre ses efforts de substitution, mais il n'a pas contesté jusqu'à présent à leurs auteurs le droit d'appartenir à l'Internationale, non plus celui de diffuser à loisir, telles quelles, leurs calembredaines sectaires. Nous attendons de savoir comment le Conseil général prendra cette nouvelle circulaire.
Ces gens se sont prouvé brillamment à eux-mêmes ce qu'ils étaient capables de faire avec leur nouvelle organisation. Partout où l'Internationale n'a pas rencontré la résistance violente des gouvernements réactionnaires, elle a, depuis la Commune de Paris, progressé à pas de géant. Dans le Jura suisse où ces messieurs ont toutes facilités pour agir depuis un an et demi, que voyons-nous ? Leurs propres rapports au Congrès de Sonvilier vont nous l'apprendre : « Ces événements terribles, qui nous ont en partie démoralisés, devaient exercer en partie également une influence bienfaisante sur nos sections [...]; puis il y a le début du gigantesque combat que le prolétariat doit livrer à la bourgeoisie et, en conséquence, le moment de la réflexion [...]; les uns s'en vont et dissimulent leur lâcheté, les autres n'en adhèrent que plus fermement aux principes rénovateurs de l'Internationale. Tel est le fait dominant dans l'histoire actuelle de l'Internationale en général, et de notre fédération en particulier. » (La Révolution sociale de Genève, 23 novembre.)
Voilà bien une nouvelle version de ce qui s'est passé dans l'ensemble de l'Internationale ! En réalité, cela ne concerne que la fédération du Jura. Écoutons un peu ces messieurs. La section de Moutiers a le moins souffert, mais n'en a pas pour autant réalisé quelque chose
« Bien qu'aucune action nouvelle n'ait été fondée, nous dit-on, il faut espérer cependant », etc.; et pourtant cette section était « tout particulièrement favorisée par l'excellent esprit de la population ». La section de Grange est réduite à un petit noyau d'ouvriers ! Deux sections de Brienne n'ont jamais répondu aux lettres du comité; tout aussi peu les sections de Neuchâtel et l'une des sections de Locle. La troisième section de Brienne est « momentanément morte »... bien que « tout espoir de voir revivre l'Internationale à Brienne ne soit pas perdu ». La section de Saint-Blaise est morte, et celle du Val de Raz a disparu, nul ne sait trop comment. La section centrale de Locle, qui s'est désagrégée au cours de longues luttes fratricides, a cependant été remise sur pied non sans mal, dans le but déclaré de participer aux élections du congrès; celle de La Chaux-de-Fonds est dans une situation critique. La section des horlogers de Courtelary est en train de se transformer en coopérative après avoir adopté les statuts de la coopérative suisse des horlogers, c'est-à-dire le statut d'une société non affiliée à l'Internationale. La section centrale du même district a suspendu ses activités, parce que ses membres de Saint-Imier et de Sonvilier s'étaient constitués en sections distinctes (ce qui n'a nullement empêché cette section centrale de se faire représenter au congrès par deux délégués aux côtés de ceux de Saint-Imier et de Sonvilier). La section de Cortébert, après une brillante existence, a dû se dissoudre à la suite des intrigues de la bourgeoisie locale. Il en est de même à Corgémont. À Genève enfin, il ne subsiste plus qu'une section.
Voilà l'œuvre des représentants de la libre fédération des sections autonomes, avec un bureau de statistique et de correspondance à leur tête ! Voilà ce qu'en un an et demi ils ont fait d'une fédération ni étendue ni nombreuse certes, mais encore florissante. Et cela dans un pays où ils ont toute liberté d'action, alors que, partout ailleurs, l'Internationale faisait des progrès de géant. Au moment même où ils nous présentent le lamentable tableau de leur échec et où ils lancent ce cri d'angoisse provoqué par leur situation désespérée et ruineuse, ils se présentent devant nous avec la prétention d'arracher l'Internationale à la voie qu'elle a suivie jusqu'ici et qui l'a fait devenir ce qu'elle est, pour l'engager dans la voie qui a fait dégringoler la fédération du Jura de son état de relative prospérité à sa dissolution complète.
Notes
[1] Cf. Engels, Der Volksstaat, 10 janvier 1872, Cet article d’Engels répond à la Circulaire de toutes les fédérations de l'Association internationale des travailleurs adoptée par le Congrès de Sonvilier (novembre 1871) de la fédération jurassienne et dirigée contre les résolutions de la Conférence de Londres (septembre 1871).