1913

Un ouvrage qui est encore discuté aujourd'hui...


L'accumulation du capital

Rosa Luxemburg

II: Exposé historique du problème

III° polémique : Struve-Boulgakov - Tougan-Baranowsky, contre Vorontsov-Nicolai-on.


23 : La « disproportionnalité » de Tougan-Baranowsky

Nous abordons ce théoricien à la fin - bien qu'il ait formulé sa théorie en langue russe dès 1894, avant Struve et Boulgakov -, d'une part parce qu'il n'a publié que plus tard, sous une forme plus mûre, sa théorie en langue allemande dans les Studien zur Theorie und Geschichte der Handelskrisen in England, en 1901, et dans les Theoretische Grundlagen des Marxismus en 1905 ; d'autre part parce que, de tous les critiques marxistes cités, il est celui qui a tiré des prémisses communes les consé­quences les plus étendues.

Comme Boulgakov, Tougan-Baranowsky part de l'analyse marxienne de la reproduction sociale, qui seule lui a donné le fil conducteur lui permettant de se re­trou­ver dans ce labyrinthe confus des problèmes. Mais tandis que Boulgakov, adepte fervent de la doctrine de Marx, prétend seulement la suivre fidèlement et impute simple­ment au maître ses propres conclusions, Tougan-Baranowsky au contraire donne des leçons à Marx qui, d'après lui, n'aurait pas su exploiter sa propre analyse brillante du processus de reproduction. La conclusion générale la plus importante que Tougan tire des principes de Marx, la charnière de toute sa théorie est que l'accumu­lation capitaliste - à l'encontre de l'hypothèse des sceptiques - n'est pas seulement possible dans les formes capitalistes du revenu et de la consommation mais qu'elle est en fait indépendante de ces deux éléments. Ce n'est pas la consommation - mais la production qui est à elle-même son meilleur débouché. C'est pourquoi production et débouchés sont identiques, et, comme l'élargissement de la production est en lui-même illimité, la capacité d'absorption pour ses produits, le marché, n'a pas non plus de limites. « Les schémas cités, dit-il, devaient prouver jusqu'à l'évidence un principe qui, bien que très simple par lui-même, peut facilement soulever des objections si l'on ne comprend pas bien le processus de la reproduction du capital social : à savoir que la production capitaliste se crée à elle-même son marché. Pourvu qu'il soit possible d'élargir la production sociale, pourvu que les forces productives le permettent, la division proportionnelle de la production sociale entraînera un élargissement corres­pondant de la demande, car dans ces conditions toute marchandise nouvellement produite représente un pouvoir d'achat nouveau permettant d'acquérir d'autres mar­chandises. En comparant la reproduction simple du capital social avec sa repro­duction à une échelle élargie, nous aboutissons à une conclusion importante, à savoir que dans l'économie capitaliste la demande de marchandises est en un certain sens indépendante du volume total de la consommation sociale.

« Aussi absurde que cela puisse paraître du point de vue du « bon sens », le volume total de la consommation sociale peut diminuer, tandis que simultanément la demande sociale globale de marchandises peut s'accroître  [1] ».

Plus loin encore : « Comme résultat de notre analyse abstraite du processus de la reproduction du capital social, nous avons abouti à la conclusion qu'il ne peut y avoir aucun produit social excédentaire dans le cas d'une division proportionnelle de la production sociale » (ibid., p. 34). A partir de là, Tougan révise la théorie marxien­ne des crises qui, selon lui, repose sur l'idée sismondienne de la « sous-consommation » : «L'opinion répandue, et adoptée jusqu'à un certain point par Marx, que la misère des ouvriers qui constituent la grande majorité de la population, rend impossible la réalisation des produits de la production capitaliste toujours en extension, à cause d'une demande insuffisante - cette opinion doit être considérée comme fausse. Nous avons vu que la production capitaliste crée pour elle-même un marché - la consom­mation n'est qu'un des facteurs de la production capitaliste. Si la production sociale était organisée de manière planifiée, si les dirigeants de la production avaient une connaissance parfaite de la demande et le pouvoir de transférer librement le travail et le capital d'une branche de la production dans une autre, alors, aussi réduite que puisse être la consommation sociale, l'offre des marchandises ne pourrait pas dépasser la demande » (ibid., p. 33). La seule circonstance qui produise périodi­que­ment un encombrement du marché est le manque de proportionnalité dans l'extension de la production. Tougan décrit ainsi la marche de l'accumulation capitaliste dans ces conditions : « Que produiraient les ouvriers... si la production était organisée de manière proportionnelle ? Évidemment des vivres, pour leur propre consommation et des moyens de production. Mais à quoi ceux-ci serviraient-ils ? A l'élargissement de la production l'année suivante. De la production de quels produits ? A nouveau de moyens de production et des vivres pour les ouvriers - et ainsi ad infinitum » (ibid., p. 191). Ce jeu de questions et de réponses n'est pas, remarquons-le bien, une manière de persiflage ironique vis-à-vis de soi-même, il est tout à fait sérieux. Et ainsi s'ouvrent des perspectives infinies à l'accumulation capitaliste : « Si... l'élargissement de la production est pratiquement illimité, alors nous devons également supposer que l'élargissement du marché est également illimité car il n'existe dans des conditions d'augmentation proportionnelle de la production sociale pas d'autre limite à l'élargissement du marché que celles des forces de production dont dispose la société » (ibid., p. 231)  [2]. Comme de cette manière la production crée elle-même ses débouchés, le commerce extérieur des États capitalistes se voit attribuer le même curieux rôle mécanique qui lui était déjà dévolu par Boulgakov. Le marché extérieur est par exemple absolument nécessaire à l'Angleterre. « Cela ne prouve-t-il pas que la production capitaliste crée un produit excédentaire pour lequel il n'y a pas de place sur le marché intérieur ? Pourquoi l’Angleterre a-t-elle besoin d'un marché exté­rieur, en somme ? La réponse n'est pas difficile. C'est parce qu'une grande partie du pouvoir d'achat de l'Angleterre est utilisée à l'achat de marchandises étrangères. L'importation de marchandises étrangères pour le marché intérieur de l'Angleterre rend en contrepartie absolument nécessaire l'exportation de marchandises anglaises en destination du marché extérieur comme l’Angleterre ne peut subsister sans importation de produits étrangers, J'exportation est également une condition vitale pour ce pays, sans quoi il n'aurait rien pour payer ses importations » (ibid. p. 35). De nouveau c'est l'importation de produits agricoles qui est désignée comme le facteur stimulant et décisif ; et nous retrouvons ainsi les deux catégories de pays, « ceux de type agricole et ceux de type industriel » qui, par nature, sont voués à l'échange réciproque - schéma tout à fait conforme à celui des professeurs allemands.

Par quelle argumentation Tougan-Baranowsky démontre-t-il donc sa solution audacieuse du problème de l'accumulation, qui lui sert également à éclairer le problème des crises et tout une série d'autres problèmes ? C'est à peine croyable, mais il faut le constater : son argumentation consiste uniquement dans le schéma marxien de la reproduction élargie. Ni plus ni moins  [3]. Tougan-Baranowsky, il est vrai, parle à plusieurs reprises avec quelque grandiloquence de son « analyse abstraite du pro­cessus de la reproduction du capital social », « de la logique rigoureuse » de son analyse, mais toute cette « analyse » se réduit à une transcription littérale du schéma marxien de la reproduction élargie, à cela près que les chiffres choisis sont autres. Dans toute l'étude de Tougan on ne trouvera pas trace d'une autre démonstration. En effet, dans le schéma marxien l'accumulation, la production, la réalisation, l'échange, la reproduction s'effectuent sans difficulté. Et ensuite on peut effectivement pour­suivre cette « accumulation » « ad infinitum », aussi longtemps qu'il y a de l'encre et du papier. Et cet exercice inoffensif, qui consiste à aligner des équations arithméti­ques sur le papier, Tougan-Baranowsky veut très sérieusement le faire passer pour une preuve que les choses se produisent ainsi dans la réalité. « Les schémas cités ont prouvé jusqu'à l'évidence »... A un autre endroit il réfute Hobson qui est convaincu de l'impossibilité de l'accumulation en lui objectant ceci : « Le schéma n° 2 de la reproduction du capital social à une échelle élargie correspond au cas choisi par Hobson de l'accumulation capitaliste. Mais voyons-nous dans ce schéma naître un produit excédentaire ? En aucune façon ! » (ibid., p. 191).

Donc, parce que « dans le schéma » il n'y a pas de produit excédentaire voilà Hobson réfuté et la question réglée.

Sans doute Tougan-Baranowsky sait-il fort bien que dans l'implacable réalité les choses ne se passent pas aussi facilement. Il y a des fluctuations constantes dans l'échange ainsi que des crises périodiques. Mais les crises ne se produisent que parce qu'on ne respecte pas la proportionnalité dans l'élargissement de la production, autrement dit parce que l'on ne s'en tient pas à l'avance aux proportions du « schéma n° 2 ». Si on les respectait, il n'y aurait pas de crises et tout se passerait dans la production capitaliste aussi bien que sur le papier. Mais Tougan devra admettre qu'on peut opportunément faire abstraction des crises du moment qu'on considère le processus de reproduction dans son ensemble comme un processus continu. Peu importe que la « proportionnalité » se disloque à chaque instant, dans la moyenne des conjonctures grâce aux déviations, aux fluctuations quotidiennes des prix et aux crises périodiques, la « proportionnalité » se trouve toujours rétablie à nouveau. Ce qui prouve qu'elle est dans l'ensemble plus ou moins respectée, c'est le fait que l'économie capitaliste continue à exister et à se développer, sinon nous aurions depuis longtemps connu le chaos et l'effondrement. Sur une longue période, si l'on considère le résultat final, la proportionnalité chère à Tougan est respectée, ce qui permet de conclure que la réalité est conforme au « schéma n° 2 ». Et parce que ce schéma peut être poursuivi indéfiniment, l'accumulation capitaliste peut, elle aussi, continuer « ad infinitum ».

Ce qui frappe dans tout cela, ce n'est pas la conclusion à laquelle aboutit Tougan-Baranowsky, à savoir que le schéma corres­pond réellement au cours des choses - nous avons vu que Boulgakov partageait cette opinion ; mais ce qui étonne, c'est que Tougan n'estime même pas nécessaire de se demander si le « schéma » est valable, et qu'au lieu d'en démontrer le bien-fondé, il considère inversement le schéma lui-même, l'exercice arithmétique sur le papier comme une preuve de la conformité de la réalité. Boulgakov s'efforçait honnêtement d'appliquer le schéma de Marx à la situa­tion concrète de l'économie capitaliste et des échanges capitalistes. Il essayait, sans succès il est vrai, de venir à bout des difficultés qui en découlaient, se trouvant empêtré dans l'analyse de Marx qu'il considérait avec clairvoyance et à juste titre comme inachevée et discontinue. Tougan-Baranowsky n'a besoin d'aucune preuve, il ne s'embarrasse pas de cela : comme les opérations arithmétiques se résolvent à loisir et peuvent être poursuivies indéfiniment, il considère ce fait comme une preuve que l'accumulation capitaliste peut se poursuivre à l'infini - sous réserve de la « propor­tionnalité » en question, qu'il est facile cependant, et Tougan lui-même ne le contestera pas, d'établir d'une manière ou d'une autre.

Tougan-Baranowsky a cependant une preuve indirecte que le schéma avec ses résultats étranges, correspond à la réalité et constitue son reflet fidèle. C'est le fait que la société capitaliste, conformément au schéma, met au premier rang la production et derrière elle la consommation, la première étant la fin et la seconde le moyen, de même que le travail humain est mis sur le même pied que le « travail » de la machine : « Le progrès technique s'exprime par le fait que l'importance des instruments de travail, de la machine augmente sans cesse par rapport à celle du travail vivant, par rapport à l'ouvrier lui-même. Les moyens de production jouent un rôle toujours plus grand dans le processus de production et sur le marché des marchandises. L'ouvrier est refoulé par la machine, et en même temps la demande engendrée par la consommation du travailleur diminue par rapport à la demande qui provient de la consommation productive des moyens de production. Les rouages de l'économie capitaliste acquièrent le caractère d'un mécanisme qui existerait pour ainsi dire pour lui-même et dans lequel la consommation des hommes apparaît comme un simple facteur du processus de la reproduction et de la circulation du capital » (ibid., p. 27). Tougan-Baranowsky considère cette découverte comme la loi fondamentale de l'éco­no­mie capitaliste, et il en voit la confirmation dans un phénomène très concret : avec la poursuite du développement capitaliste la section I - celle des moyens de produc­tion - est en croissance constante par rapport à la section des moyens de consomma­tion et aux dépens de cette dernière. C'est précisément Marx qui, comme on le sait, a lui-même énoncé cette loi et sa représentation mathématique de la reproduction repose sur cette loi bien que Marx, pour simplifier, n'ait pas tenu compte numérique­ment des décalages provoqués par ce phénomène, dans le développement ultérieur de son schéma. C'est donc ici, dans la croissance automatique de la section des moyens de production par rapport à la section des moyens de consommation que Tougan a trouvé la seule preuve objective exacte de sa théorie, à savoir que dans la société capitaliste la consommation humaine devient de moins en moins importante, et la production de plus en plus un but absolu. Il fait de cette idée la pierre angulaire de tout son édifice théorique. « Dans tous les États industriels - proclame-t-il - nous rencontrons le même phénomène, partout le développement de l'économie nationale suit la même loi fondamentale. L'industrie extractive qui crée les moyens de pro­duction pour l'industrie moderne prend une place de plus en plus importante. Ainsi la diminution relative de l'exportation des produits fabriqués anglais qui servent directement à la consommation est une expression de cette loi fondamentale du développement capitaliste : plus la technique progresse, plus les moyens de consom­ma­tion sont refoulés par les moyens de production. La consommation humaine joue un rôle de moins en moins important par rapport à la consommation productive des moyens de production » (ibid., p. 58).

Bien que Tougan ait emprunté directement à Marx cette « loi fondamentale » toute élaborée, comme d'ailleurs toutes ses idées « fondamentales », dans la mesure où elle représentent quelque chose de concret et d'exact, il n'en est pas satisfait une fois de plus, et se hâte de critiquer Marx en le citant contre lui-même. Selon Tougan, Marx aurait trouvé une perle au hasard, et ne saurait qu'en faire. C'est lui, Tougan, le premier, qui a su faire fructifier la découverte « fondamentale » pour la science ; sous sa plume, la loi ainsi découverte éclaire soudain tout le mécanisme de l'économie capitaliste : cette loi de l'accroissement de la section des moyens de production aux dépens de la section des moyens de consommation révèle clairement, distinctement, de manière exacte et en termes mesurables le fait que la société capitaliste attache de moins en moins d'importance à la consommation humaine, qu'elle place l'homme au niveau du moyen de production, que Marx se trompait donc radicalement en suppo­sant que seul l'homme crée la plus-value et non pas la machine, que la consommation humaine constitue une limite pour la production capitaliste entraînant aujourd'hui nécessairement des crises périodiques et demain l'effondrement et la fin dans la terreur de l'économie capitaliste. Bref, la « loi fondamentale » de l'accroissement des moyens de production aux dépens des moyens de consommation reflète le caractère spécifique de la société capitaliste dans son ensemble, que Marx n'a pas compris et qu'il a enfin été donné à Tougan-Baranowsky de déchiffrer.

Nous avons déjà vu auparavant le rôle décisif joué par la fameuse « loi fonda­mentale » capitaliste dans la controverse des marxistes russes avec les sceptiques. Nous connaissons les propos de Boulgakov. C'est exactement de la même manière que s'exprime un autre marxiste dans sa polémique contre les « populistes », V. Ilyine (Lénine) :

« Comme on le sait, la loi de la production capitaliste consiste dans le fait que le capital constant s’accroît plus rapidement que le capital variable, c'est-à-dire qu'une partie toujours plus grande de capitaux nouveaux se tournent vers la section de la production sociale qui crée des moyens de production. Par conséquent cette section doit nécessairement s'accroître plus vite que la section qui produit des moyens de consommation, c'est-à-dire qu'il se produit précisément ce que Sismondi déclarait « impossible », « dangereux », etc. Par conséquent les moyens de consommation pren­nent toujours moins d'importance dans la masse totale de la production capita­liste. Et cela correspond parfaitement à la « mission » historique du capitalisme et à sa structure sociale spécifique : la première consiste en effet dans le dévelop­pement des forces productives de la société (production pour l'amour de la produc­tion) ; la seconde exclut l'utilisation de cette production par la masse de la population  [4]. »

Ici encore, Tougan-Baranowsky va naturellement plus loin que les autres. Son amour du paradoxe le pousse à fournir la preuve mathématique que l'accumulation du capital et l'élargissement de la production sont possibles, même quand il y a dimi­nution absolue de la consommation, ce qui est une plaisanterie. Ici, comme le montre Kautsky, il se livre à une manœuvre scientifiquement peu honnête : il tire en effet sa déduction audacieuse d'un moment spécifique : celui du passage de la reproduction simple à la reproduction élargie, moment qui même en théorie ne peut être qu'excep­tionnel, et dans la pratique n'entre absolument pas en ligne de compte  [5].

Quant à la « loi fondamentale » de Tougan, Kautsky déclare qu'elle est une pure illusion due au fait que Tougan-Baranowsky n'envisage que la situation de la production dans les vieux pays de grande industrie capitaliste : « Il est exact, écrit Kautsky, que le nombre des lieux de production où les produits sont directement fabriqués pour la consommation personnelle, diminue, avec la division progressive du travail, relativement toujours par rapport aux autres lieux de production qui fournissent à ceux-ci et les uns aux autres les outils, les machines, les matières premières, les moyens de transport, etc. Tandis que dans l'économie paysanne primitive le lin était travaillé par l'entreprise qui le récoltait avec ses propres outils et transformé en vue de la consommation humaine à cet endroit même, aujourd'hui ce sont peut-être des centaines d'entreprises qui participent à la fabrication d'une chemise, à la fabrication du coton brut, à la production des rails de chemin de fer, de locomotives, de wagons qui l'amènent au port, etc. »

« Du fait de la division internationale du travail, on en arrive à ce que certains pays - les vieux pays industriels - ne peuvent augmenter que lentement leur produc­tion destinée à la consommation personnelle tandis que la production des moyens de production y fait encore de rapides progrès et qu'elle devient beaucoup plus déterminante pour le cours de la vie économique que la production de moyens de consommation. Quiconque ne considère la chose que du point de vue de la nation en question en arrive facilement à l'opinion que la production de moyens de production peut, d'une manière permanente, se développer beaucoup plus rapidement que celle des moyens de consommation et qu'elle n'est pas liée à cette dernière. »

Ce dernier point, c'est-à-dire l'idée que la production de moyens de production est indépendante de la production de moyens de consommation, est naturellement un mirage engendré par la théorie économique vulgaire de Tougan-Baranowsky. Il en est autrement du fait sur lequel il veut fonder son sophisme : la croissance plus rapide de la section des moyens de production par rapport à celle des moyens de consomma­tion. Ce fait ne peut être contesté, et ceci non seulement en ce qui concerne les vieux pays industriels, mais encore partout où le progrès technique domine la production. C'est sur ce fait que repose également la loi fondamentale de Marx de la baisse tendancielle du taux de profit. Mais malgré cela, ou précisément à cause de cela. Boulgakov, Ilyine et Tougan-Baranowsky commettent une erreur lorsqu'ils croient avoir dévoilé dans cette loi l'essence spécifique de l'économie capitaliste en tant qu'économie où la production est le but primordial et où la consommation humaine n'est qu'accessoire.

La croissance du capital constant aux dépens du capital variable n'est que l'expres­sion capitaliste des effets généraux de la productivité croissante du travail. La formule c > v traduite de la langue capitaliste dans la langue du processus du travail social, veut dire simplement : plus la productivité du travail humain est grande, plus court est le temps pendant lequel elle transforme une quantité donnée de moyens de production en produits finis  [6]. C'est une loi générale du travail humain - elle fut valable dans toutes les formes de production précapitalistes, et sera valable à l'avenir dans l'ordre socialiste. Exprimée dans la forme d'usage concrète du produit social global, cette loi doit s'exprimer dans un emploi toujours plus grand du temps de travail social à la production de moyens de production par rapport à la production de moyens de consommation. Plus encore, cette transformation devrait avoir lieu encore plus vite dans un pays à économie socialiste et planifiée que dans l'économie capita­liste actuelle. Premièrement l'usage d'une technique scientifique rationnelle à une grande échelle dans l'agriculture ne sera possible que lorsque les barrières de la propriété foncière privée seront abattues. Il s'ensuivra un bouleversement prodigieux dans un grand secteur de la production, qui aboutira généralement à la substitution du travail humain par le travail mécanique et qui permettra d'entreprendre des tâches techniques sur une échelle inconcevable dans les conditions actuelles. Deuxièmement l'application de la mécanique en général dans le processus de production se fera sur une base économique nouvelle. A l'heure actuelle la machine n'entre pas en concurrence avec le travail humain, mais seulement avec la partie payée du travail humain. La limite inférieure de l'unité pratique de la machine dans la production capitaliste est donnée par le coût de la force de travail à laquelle elle se substitue. Ceci veut dire : pour le capitaliste une machine entre en considération seulement lorsque ses frais de production - compte tenu du même rendement - sont moindres que les salaires auxquels elle se substitue. Du point de vue du processus social de travail qui seul doit être déterminant dans la société socialiste, la machine ne doit pas entrer en concurrence avec le travail nécessaire à la subsistance des ouvriers, mais avec le travail effectué par eux. Cela veut dire que dans une société qui n'est pas gouvernée par le profit mais qui a en vue l'économie du travail humain, l'emploi de la machine serait déjà indiqué économiquement lorsque sa fabrication coûte moins de travail qu'elle n'économise de travail humain, sans parler des cas où, pour des raisons concernant la santé des ouvriers ou toute autre considération ayant en vue l'intérêt des ouvriers, l'utilisation de la machine peut être envisagée même si elle n'atteint pas cette limite économique minimum. En tout cas la marge entre l'utilité économique des machines dans la société capitaliste et dans la société socialiste est égale à la diffé­rence entre le travail humain et sa partie payée, c'est-à-dire elle peut être mesurée très exactement par la plus-value capitaliste. Par conséquent, lorsque les mobiles du profit capitaliste seront abolis, et l'organisation sociale du travail instituée, le seuil de l'utilisation des machines sera soudainement repoussé de toute la grandeur de la plus-value capitaliste et un champ immense s'ouvrira à l'expansion triomphale de la machi­ne. C'est la preuve évidente que le mode de production capitaliste, dont on prétend qu'il est l'aiguillon du développement de la technique, en fait dresse lui-même des limites sociales très élevées au progrès technique, sous la forme du profit qui est à sa base. Dès que ces limites seront abolies on verra les progrès techniques se développer avec une puissance en face de laquelle les merveilles techniques de la production capitaliste apparaîtront comme un jeu d'enfants.

Traduite dans la composition du produit social, cette révolution technique ne peut signifier qu'une chose : la production des moyens de production dans la société socia­liste - mesurée en temps de travail - doit augmenter encore incomparablement plus vite qu'aujourd'hui, par rapport à la production des moyens de consommation. Ainsi le rapport entre les deux sections de la production sociale, où les marxistes russes avaient cru saisir l'expression spécifique de la dépravation capitaliste, l'expression du mépris pour les besoins de consommation humains, témoigne bien plutôt de la domination croissante de la nature par le travail social, qui se manifestera d'une manière frappante le jour où les besoins humains deviendront le seul point de vue déterminant de la production. La seule preuve objective de la « loi fondamentale » de Tougan-Baranowsky s'écroule ainsi, se révélant comme quiproquo « fondamental ». Sa construction tout entière, y compris la « nouvelle théorie des crises » ainsi que sa « dis­pro­portionnalité » est réduite à son fondement qui n'existe que sur le papier : le schéma de la reproduction élargie, qu'il a servilement emprunté à Marx.


Notes

[1] Studien zur Theorie und Geschichte der Handelskrisen in England, Iéna. 1901, p. 25.
Une traduction française de l'ouvrage, intitulée Les crises industrielles en Angleterre, par Joseph Schapiro, a bien paru en 1913. Mais l'auteur explique dans sa préface que cette édition a été revue et complétée par lui, et il nous a été impossible de trouver les passages cités dans l'édition allemande. (N. d. T.)

[2] Souligné dans l'original.

[3] En français dans le texte.

[4] Vladimir Ilyine (Lénine), Oekonomische Studien and Artikel. Zur Charakteristik des ökonomischen Romantizismus (De la caractéristique du romantisme économique. St-Petersbourg, 1899. Ce passage ne se trouve pas dans la traduction citée en annexe au Capital. N. d. T.). L'affirmation que la production élargie ne fait que commencer avec le capitalisme est d'ailleurs également le fait de cet auteur. Il a échappé à Ilyine, qu'avec la reproduction simple, qu'il suppose être une loi de tous les modes de production précapitalistes, nous n'aurions probablement pas dépassé jusqu'à non jours le stade du polisseur de pierres paléolithique.

[5] Kautsky, Krisentheorien, in Die Neue Zeit, 20° année, 2° vol., p. 116. Lorsque Kautsky prouve, chiffres en main à Tougan-Baranowsky, en poursuivant le schéma de la reproduction élargie, que la consommation doit croître absolument et ceci « exactement dans le même rapport que la grandeur de valeur des moyens de production », il y a deux remarques à faire. Premièrement Kautsky, pas plus que Marx dans son schéma, ne tient compte du progrès de la productivité du travail, si bien que la consommation paraît relativement plus grande qu'elle ne l'est en réalité. Deuxièmement l'accroissement de la consommation auquel Kautsky renvoie est lui-même une conséquence, un résultat de la reproduction élargie et non pas sa base ni son but, : il résulte principalement de l'accroissement du capital variable, de l'emploi croissant de nouveaux ouvriers. Mais assurer la subsistance de ces ouvriers ne peut être considéré comme le but ni la tâche de l'élargissement de la production, pas plus du reste que la consommation personnelle croissante de la classe capitaliste. La remarque de Kautsky terrasse donc bien l'idée aberrante de Tougan, qui imagine une reproduction élargie accompagnée d'une diminution absolue de la consommation ; mais elle ne pose pas la question fondamentale du rapport entre la production et la consommation du point de vue du processus de la reproduction. Sans doute lisons-nous dans un autre passage. du même article : « Les capitalistes et les ouvriers qu'ils exploitent constituent un marché qui s'élargit sans cesse avec l'augmentation de la richesse des premiers et le nombre des seconds, mais ce marché ne s'agrandit pas aussi vite cependant que l'accumulation du capital ni la productivité du travail, et ne suffit pas à lui seul pour absorber les moyens de consommation produits par la grande industrie capitaliste. Celle-ci doit chercher des débouchés supplémentaires à l'extérieur de sa sphère, dans les professions et nations qui ne produisent pas encore selon le mode capitaliste. Elle les trouve et les élargit toujours davantage, quoique trop lentement. Car ces débouchés supplémen­taires ne possèdent pas, et de loin, l'élasticité et la capacité d'extension du processus de production capitaliste. Dés que la production capitaliste s'est développée en grande industrie, comme cela a été le cas en Angleterre dès le premier quart du XIXe siècle, elle a acquis une telle faculté d'expan­sion rapide par grands bonds qu'au bout de peu de temps elle rattrape n'importe quel élargissement du marché. C'est ainsi que chaque période de prospérité consécutive à toute extension brusque du marché est condamnée de prime abord à une vie brève, dont le terme inévitable est la crise. Telle est, en quelques mots, la théorie des crises adoptée généralement, pour autant que nous le sachions, par les marxistes orthodoxes et fondée par Marx » (loc. cit., p. 180). Mais Kautsky ne cherche pas à mettre en accord la conception de la réalisation du produit global avec le schéma marxien de la reproduction élargie, peut-être parce qu'il traite, comme le montre la citation, le problème exclusivement sous l'angle des crises, c'est-à-dire du point de vue du produit social en tant que masse de marchandises indifférenciée et non pas sous l'angle de son articulation dans le processus de production.
Ce dernier problème est abordé plus en détail, semble-t-il, par L. Boudin qui, dans une critique brillante du même Tougan-Baranowsky, donne la définition suivante : « Le surproduit créé dans les pays capitalistes n'a pas entravé - à quelques exceptions près que nous mentionnerons plus tard - le cours de la production parce que la production a été répartie de façon plus habile dans les différentes sphères ou bien parce que la production de cotonnades a cédé la place à une production de machines, mais parce que à cause du fait que quelques pays se sont transformés plus tôt que d'autres en pays capitalistes, et qu'aujourd'hui encore il reste quelques pays sous-développés du point de vue capitaliste, les pays capitalistes ont à leur disposition un monde véritablement extérieur où ils ont pu exporter les produits qui ne peuvent être consommés par eux-mêmes, que ces produits soient des cotonnades ou des produits sidérurgiques. Ce qui ne veut absolument pas dire que le remplacement des cotonnades par les produits de l'industrie sidérurgique en tant que produits essentiels des pays capitalistes les plus importants serait dénué de signification. Au contraire il est de la plus grande importance, mais sa signification est tout autre que celle que lui prête Tougan-Baranowsky. Elle annonce le début de la fin du capitalisme. Aussi longtemps que les pays capitalistes ont exporté des marchandises pour Ia consommation, il y avait encore de l'espoir pour le capitalisme de ces pays. Il n'était pas encore question de savoir quelle était la capacité d'absorption du monde extérieur non capitaliste pour les marchandises produites dans les pays capitalistes et combien de temps elle persisterait encore. L'accroissement de la fabrication de machines dans l'exportation des principaux pays capitalistes aux dépens des biens de consommation indique que les territoires qui autrefois se trouvaient à l'écart du capitalisme et pour cette raison servaient de lieu de décharge pour ses surproduits, sont aujourd'hui entraînés dans l'engrenage du capitalisme et montre encore que leur propre capitalisme se développe et qu'ils produisent eux-mêmes leurs biens de consommation. Aujourd'hui, au stade initial de leur développement capitaliste, ils ont encore besoin de machines produites d'après le mode capitaliste. Mais plus tôt qu'on ne le pense, ils n'en auront plus besoin. Ils produiront eux-mêmes leurs produits sidérurgiques, de même qu'ils produisent dès maintenant leurs cotonnades et leurs principaux biens de consommation. Alors Ils cesseront non seulement d'être un lieu d'absorption pour le surproduit des pays capitalistes proprement dits, mais encore ils auront eux-mêmes un surproduit qu'à leur tour ils ne pourront placer que difficilement. » (Die Neue Zeit, 25° année, 1° vol., Mathematische Formeln gegen Kart Marx, p. 604.) Boudin évoque tel des perspectives très importantes quant aux grands enchaînnements du développement du capitalisme international. Plus loin dans le même contexte, il en arrive logiquement à la question de l'impérialisme. Malheureusement son analyse perspicace dévie finalement du mauvais côté, en réduisant toute la production militariste et le système de l'exportation internationale de capitaux vers des pays non capitalistes à la notion de « gaspillage ». Il faut du reste constater que Boudin, de même que Kautsky, estime que la loi de la croissance plus rapide de la section des moyens de production par rapport à la section des moyens de subsistance est une erreur de Tougan-Baranowsky.

[6] « Abstraction faite des conditions naturelles, telles que la fécondité du sol, etc., et de l'habileté des producteurs indépendants et isolés, celle-ci se traduisant du reste plutôt par la qualité des produits que quantitativement par l'augmentation de leur masse, le degré de productivité sociale du travail s'exprime par la quantité relative des moyens de production qu'un ouvrier transforme en produit en un temps donné avec la même intensité de force de travail. La masse des moyens de production avec lesquels il à s'accroît avec la productivité de son travail. Ces moyens de production ont une double fonction. L'augmentation des uns est la conséquence, l'augmentation des autres la condition de la productivité croissante du travail. Ainsi, grâce à la division du travail dans la manufacture et l'emploi des machines, dans le même temps une plus grande quantité de matières premières est élaborée, donc une masse croissante de matières premières et auxiliaires est entraînée dans le processus de travail. C'est là un effet de la productivité croissante du travail. D'autre part l'utilisation d'une masse de machines, de bêtes de somme, d'engrais minéraux, de tuyaux de drainage, etc, est la condition de la productivité croissante du travail. De même, la masse de moyens de production concentrés sous forme de bâtiments, journaux, moyens de transport, etc. Mais, effet ou condition de la productivité croissante du travail, celle-ci s'exprime par la quantité croissante des moyens de production par rapport à la force de travail qui y est incorporée. L'accroissement de la productivité se manifeste donc dans la diminution de la somme de travail par rapport à la quantité de moyens de production en œuvre par celui-ci, ou encore dans la réduction du facteur subjectif du processus de travail var rapport aux facteurs objectifs. » (Capital I, p. 586. La traduction française des Éditions Sociales s'appuie sur un texte d'une édition antérieure de Marx, assez différent. Cf. tome 3, pp. 63-65). A un autre passage encore, Marx écrit :
« On a vu plus haut qu'avec le développement de la productivité du travail, donc avec le développement du mode de production capitaliste - qui développe la productivité sociale du travail plus que tous les modes de production antérieurs - la masse des moyens de production (bâtiments, machines, etc.) incorporés au procès une fois pour toutes sous forme de moyens de travail et y fonctionnant sans cesse de nouveau, pendant des périodes plus ou moins longues, augmente continuellement, et que son augmentation est aussi bien la condition que l'effet du développement de la productivité sociale du travail. C'est la croissance non seulement absolue, mais relative de la richesse sous cette forme (Cf. Livre I°, chap. XXV. 2) qui caractérise avant tout le mode de production capitaliste. Mats les armes matérielles d'existence du capital constant, les moyens de produc­tion, ne comprennent pas seulement les moyens de travail de ce genre ; elles comprennent aussi les matériaux aux stades les plus divers de la fabrication et les matières auxiliaires. Avec l'échelle de la production et l'augmentation de la productivité du travail grâce à la coopération, à la division, au machinisme, etc., on voit s'accroître la masse des matières premières, des matières auxiliaires, etc., qui entrent dans le procès de reproduction quotidien» (Capital, Livre Il, p. 112. Trad. française Éd. Sociales, tome 4, p. 130).


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