1915

Ecrit en anglais entre le 31 octobre et le 9 novembre (13 et 22 novembre) 1915 Publié pour la première fois dans le Recueil Lénine II

Œuvres t. 21, pp. 439-445


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Lénine

AU SECRÉTAIRE DE LA «LIGUE POUR LA PROPAGANDE SOCIALISTE» [1]


Chers camarades,

Nous avons été très heureux de recevoir votre tract. L'appel que vous avez lancé aux membres des partis socialistes en les invitant à lutter pour une nouvelle Internationale, pour le socialisme révolutionnaire authentique que Marx et Engels nous ont enseigné, et contre l'opportunisme, en particulier contre ceux qui approuvent la participation de la classe ouvrière à une guerre défensive, coïncide en tout point avec la position que notre Parti (le Parti ouvrier social-démocrate de Russie, le Comité central) a adoptée dès le début de la guerre, et qu'il a toujours eue depuis plus de dix ans.

Nous vous adressons notre salut le plus sincère et nos meilleurs vœux de succès dans notre lutte commune pour le véritable internationalisme.

Dans notre presse et notre propagande, nous nous séparons de votre programme sur plusieurs points. Nous pensons qu'il est absolument indispensable de vous indiquer brièvement ces divergences, afin de prendre sans tarder des mesures efficaces tendant à coordonner dans tous les pays la lutte internationale des socialistes révolutionnaires, notamment des marxistes, qui se refusent au compromis.

Nous critiquons avec une extrême sévérité l'ancienne Internationale, la IIe (1889-1914), nous déclarons qu'elle est morte, et qu'elle ne mérite pas d'être reconstituée sur l'ancienne base. Mais nous ne disons jamais dans notre presse que l'on a donné trop de place jusqu'à présent aux revendications dites «immédiates» ni que cela peut avoir pour conséquence l'émasculation du socialisme. Nous affirmons et nous démontrons que tous les partis bourgeois, que tous les partis, à l'exception du parti révolutionnaire de la classe ouvrière, usent de mensonge et d'hypocrisie lorsqu'ils parlent des réformes. Nous nous efforçons d'aider la classe ouvrière à obtenir une amélioration concrète, si minime soit-elle, de sa situation (économique et politique), et nous ajoutons toujours qu'aucune réforme ne peut être définitivement acquise, réelle et sérieuse, si elle n'est pas soutenue par des méthodes révolutionnaires de lutte des masses. Nous expliquons constamment qu'un parti socialiste qui n'allie pas cette lutte pour les réformes aux méthodes révolutionnaires du mouvement ouvrier risque de devenir une secte, de se couper des masses, et que c'est là le danger le plus grave, qui met en cause le succès du véritable socialisme révolutionnaire.

Nous défendons toujours dans notre presse la démocratie à l'intérieur du Parti. Mais nous ne nous prononçons jamais contre la centralisation du Parti. Nous sommes pour le centralisme démocratique. Nous disons que la centralisation du mouvement ouvrier allemand n'en est pas le côté faible, mais le côté fort et positif. La tare du parti social- démocrate allemand actuel ne réside pas dans la centralisation, mais dans la prépondérance des opportunistes, qui doivent être exclus du parti, surtout depuis qu'ils se sont conduits comme des traîtres pendant la guerre. Si, à l'occasion de chaque crise, un petit groupe (par exemple, notre Comité central est un petit groupe) pouvait orienter les larges masses dans le sens de la révolution, ce serait une très bonne chose. Dans aucune crise, les masses ne peuvent agir d'emblée; elles ont besoin d'être aidées par les petits groupes des institutions centrales des partis. Dès le début de cette guerre, à partir de septembre 1914, notre Comité central a appelé les masses à ne pas ajouter foi aux discours mensongers sur la « guerre défensive » et à rompre avec les opportunistes et ceux qu'on appelle les «jingo-socialistes» (c'est ainsi que nous appelons les «socialistes», qui sont à l'heure actuelle pour la guerre défensive). Nous estimons que ces mesures centralistes de notre Comité central étaient utiles et nécessaires.

Nous sommes d'accord avec vous, quand vous dites que nous devons être contre les unions corporatives et pour les syndicats d'industrie, c'est-à-dire pour de grands syndicats centralisés, et pour la participation la plus active de tous les membres du Parti à la lutte économique et à toutes les organisations syndicales et coopératives de la classe ouvrière. Mais des gens comme M. Legien en Allemagne ou M. Gompers aux Etats-Unis, nous les considérons comme des bourgeois, et estimons que leur politique n'est pas socialiste, mais nationaliste bourgeoise. MM. Legien, Gompers et leurs semblables ne sont pas les porte-parole de la classe ouvrière : ils n'en représentent que l'aristocratie et la bureaucratie.

Vous avez toute notre sympathie lorsque, parlant de l'action politique, vous préconisez l'«action de masse» des ouvriers. Les socialistes internationalistes révolutionnaires d'Allemagne réclament la même chose. Dans notre presse, nous nous efforçons de préciser ce qu'il faut entendre exactement par actions politiques de masse, comme par exemple les grèves politiques (très fréquentes en Russie), les manifestations de rue et la guerre civile que prépare actuellement la guerre impérialiste entre les nations.

Nous ne prônons pas l'unité à l'intérieur des partis socialistes actuels (qui prédominent au sein de la IIe Internationale). Nous insistons au contraire pour que l'on rompe avec les opportunistes. La guerre est la meilleure leçon de choses. Dans tous les pays, les opportunistes, leurs leaders, leurs revues et leurs journaux les plus influents, sont pour la guerre : en d'autres termes, ils se sont réellement unis à « leurs» bourgeoisie nationale (la classe moyenne, les capitalistes) contre les masses prolétariennes. Vous dites qu'en Amérique, il y a également des socialistes qui se sont prononcés en faveur de la guerre défensive. Nous sommes convaincus que l'alliance avec ces gens-là est un crime. Une telle alliance est une alliance avec la classe moyenne et les capitalistes de sa nation, et une rupture avec la classe ouvrière révolutionnaire internationale. Nous sommes, quant à nous, pour la rupture avec les opportunistes nationalistes et pour l'alliance avec les marxistes révolutionnaires et les partis de la classe ouvrière de tous les pays.

Nous n'élevons jamais d'objection dans notre presse contre l'unification du Parti socialiste avec le Parti socialiste ouvrier (S.P. and S.L.P.) [2] en Amérique. Nous nous référons toujours aux lettres de Marx et d'Engels (notamment celles adressées à Sorge, membre actif du mouvement socialiste américain), où ils condamnent tous deux le caractère sectaire du S.L.P.

Nous sommes entièrement d'accord avec votre critique de l'ancienne Internationale. Nous avons participé à la Conférence de Zimmerwald (en Suisse, du 5 au 8 IX 1915) [3].Nous y avons formé l'aile gauche, et proposé notre résolution ainsi qu'un projet de manifeste. Nous venons de publier ces documents en langue allemande et je vous les envoie (avec la traduction allemande de notre brochure Le socialisme et la guerre), en espérant qu'il y a dans votre Ligue des camarades qui connaissent l'allemand. Si vous pouviez nous aider à éditer ces choses en anglais (cela ne peut se faire qu'en Amérique, après quoi nous les enverrions en Angleterre), nous accepterions volontiers votre concours.

Dans notre lutte pour le véritable internationalisme et contre le «jingo-socialisme», notre presse dénonce constamment les chefs opportunistes du S.P. d'Amérique, qui sont partisans de limiter l'immigration des ouvriers chinois et japonais (surtout depuis le congrès de Stuttgart de 1907, et à l'encontre de ses décisions). Nous pensons qu'on ne peut pas, à la fois, être internationaliste et se prononcer en faveur de telles restrictions. Nous affirmons que si les socialistes américains, et surtout les socialistes anglais, qui appartiennent à des nations dirigeantes et oppressives, ne sont pas contre toute espèce d'entrave à l'immigration et contre toute possession de colonies (les îles Hawaii), s'ils ne sont pas pour l'indépendance totale des colonies, ce ne sont en réalité que des«jingo»-socialistes.

Pour conclure, je vous renouvelle une fois encore nos meilleures salutations et tous nos vœux pour votre Ligue. Nous serions très heureux de continuer à recevoir des informations de votre part et d'unir notre combat avec le vôtre, contre l'opportunisme et pour le véritable internationalisme.

Votre N. Lénine

N.B.: En Russie, il existe deux partis social-démocrates. Le nôtre (le «Comité central ») est contre l'opportunisme. L'autre (le «Comité d'organisation») est un parti opportuniste. Nous sommes contre l'alliance avec lui.

Vous pouvez nous écrire à notre adresse officielle (Bibliothèque russe. Pour le Comité central. 7, rue Hugo de Sanger, Genève, Suisse). Mais il vaut mieux m'écrire à mon adresse personnelle : VI. Oulianov, Seidenweg 4-a. III. Berne. Suisse.


Notes

Les notes rajoutées par l’éditeur sont signalées par [N.E.]

[1] Lettre Au secrétaire de la « Ligue pour la propagande socialiste» : réponse de Lénine à un tract de la «Ligue» d'Amérique qu'il avait reçu en novembre 1915. [N.E.]

[2] Le Parti socialiste d'Amérique (S.P.) se constitua en juillet 1901. Parmi ses principaux fondateurs se trouvait Eugène Debs, un des militants populaires du mouvement ouvrier des Etats-Unis. La composition sociale du parti était hétéroclite : il groupait une partie des ouvriers américains et des ouvriers émigrés, des petits fermiers et des représentants de la petite bourgeoisie. La direction centriste et opportuniste de droite du parti (Victor L. Berger, Morris Hillquitt, etc.) niait la nécessité de la dictature du prolétariat, refusait les méthodes de lutte révolutionnaires, ramenant en fait toute l'action du parti à la participation aux campagnes électorales. Pendant la première guerre mondiale, trois courants se formèrent dans le parti : les social-chauvins qui soutenaient la politique impérialiste du gouvernement ; les centristes qui n'étaient contre la guerre impérialiste qu'en paroles : la minorité révolutionnaire qui se tenait sur des positions internationalistes et luttait contre la guerre

L'aile gauche avec à sa tête Charles Ruthenberg, William Foster, William Heywood, forte de l'appui des éléments prolétariens, luttait contre la direction opportuniste du parti. En 1919, après la scission, l'aile gauche prend l'initiative de la création du Parti communiste des Etats-Unis et en devient le principal noyau.

Le Parti socialiste ouvrier d'Amérique (S.L.P.) fut fondé en 1876 au congrès d'unification à Philadelphie après la fusion des sections américaines de la IIe Internationale et d'antres organisations socialistes. La majorité du parti fut constituée par des émigrés qui n'avaient pas de liens solides avec les ouvriers d'Amérique. Certains de ses leaders estimaient que la tâche principale était l'action parlementaire, sous-estimaient l'importance de la lutte économique dirigée des masses, d'autres versaient dans le trade-unionisme et l'anarchisme. Ces hésitations idéologiques et tactiques de la direction affaiblirent le parti qui fut abandonné par plusieurs de ses groupements

Vers les années 90, le Parti socialiste ouvrier est dirigé par l'aile gauche, D. De Lyon en tête, qui commit pourtant des erreurs anarcho-syndicalistes. Pendant la première guerre mondiale, le parti pencha pour l'internationalisme. Sous l'influence de la Révolution socialiste d'Octobre, les éléments les plus révolutionnaires du parti prirent une part active à la création du Parti communiste d'Amérique. [N.E.]

[3] La première conférence socialiste internationale eut lieu à Zimmerwald (Suisse) du 5 au 8 septembre 1915. Lénine estimait qu'elle représentait un premier pas dans le développement du mouvement internationaliste contre la guerre. La conférence fut une arène de lutte entre les internationalistes révolutionnaires, Lénine en tête, et la majorité qui suivait Kautsky. Lénine forma le groupe de gauche de Zimmerwald dans lequel les bolchéviks dirigés par Lénine occupaient la seule position juste et entièrement internationaliste. Mais on trouvait également dans ce groupe des internationalistes hésitants.

La conférence adopta un Manifeste qui qualifiait la guerre mondiale de guerre impérialiste. Elle condamna les «socialistes» qui votaient pour les crédits de guerre et participaient aux gouvernements bourgeois. La conférence appela les ouvriers d'Europe à déployer la lutte contre la guerre pour une paix sans annexions ni contributions.

La conférence vota également une motion de sympathie envers les victimes de la guerre et élut un organe exécutif : Commission socialiste internationale. [N.E.]


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