1915 |
Une brochure bolchévique servant de base à la clarification et au regroupement des social-démocrates internationalistes dans le cadre de la préparation de la conférence de Zimmerwald. |
Le socialisme et la guerre
La reconstitution de l'Internationale
Comment reconstituer l'Internationale? Mais, tout d'abord, quelques mots pour dire comment il ne faut pas reconstituer l'Internationale.
Oh, les social chauvins de tous les pays sont de grands internationalistes ! Depuis le début de la guerre, ils sont accablés de soucis pour l'Internationale. D'une part, ils assurent qu'il est exagéré de parler d'une faillite de l'Internationale. En réalité, il ne s'est rien passé d'extraordinaire Ecoutez Kautsky : tout simplement, l'Internationale est un instrument du temps de paix ; il est bien naturel qu'en temps de guerre cet instrument ne se soit pas montré tout à fait à la hauteur. D'autre part, les social chauvins de tous les pays ont trouvé un moyen très simple et, qui plus est, internationaliste de s'en tirer. Le moyen n'est pas compliqué : il suffit d'attendre la fin de la guerre; jusqu'à la cessation de la guerre, les socialistes de chaque pays doivent défendre leur patrie et soutenir leur gouvernement; la guerre finie, on s'amnistiera les uns les autres, on reconnaîtra que tout le monde avait raison, qu'en temps de paix nous vivons comme des frères, mais qu'en temps de guerre, sur la base précise de telles et telles résolutions, nous appelons les ouvriers allemands à exterminer leurs frères français, et inversement.
Kautsky, Plékhanov, Victor Adler et Heine sont tous d'accord là dessus. Victor Adler écrit que cette dure époque une fois révolue, notre premier devoir sera de ne pas nous chercher chicane les uns aux autres . Kautsky affirme que, jusqu'à présent, on n'a entendu nulle part aucun des socialistes sérieux faire de déclaration laissant mal augurer du sort de l'Internationale. Plékhanov dit qu'il est désagréable de serrer des mains (de social démocrates allemands) maculées du sang de victimes innocentes . Mais il offre aussitôt l' amnistie : il serait tout indiqué en l'occurrence, écrit il, de soumettre le cur à la raison. Au nom de sa grande mission, l'Internationale devra tenir compte même des regrets tardifs . Heine, dans les Sozialistische Monatshelte, qualifie de courageuse et fière l'attitude de Vandervelde et la cité en exemple aux gauches allemands.
En un mot, quand la guerre sera finie, nommez une commission composée de Kautsky et de Plékhanov, de Vandervelde et d'Adler, et alors une résolution unanime dans l'esprit d'une amnistie mutuelle sera rédigée en un tournemain. La controverse sera heureusement estompée. Au lieu d'aider les ouvriers à voir clair dans ce qui s'est passé, on les trompera au moyen d'une apparente unité sur le papier. L'union des social chauvins et des hypocrites de tous les pays sera baptisée reconstitution de l'Internationale.
Inutile de se le dissimuler : le danger d'une pareille reconstitution est très grand. Les social chauvins de tous les pays y ont tous également intérêt. Aucun d'entre eux ne veut que les masses ouvrières de son pays démêlent par elles mêmes la question : socialisme ou nationalisme. Tous ont également intérêt à dissimuler mutuellement leurs péchés. Aucun ne peut rien proposer d'autre que ce que propose Kautsky, ce virtuose de l'hypocrisie internationaliste .
Or, l'on ne se rend guère compte de ce danger. Nous avons été témoins, depuis un an que dure la guerre, de bien des tentatives visant à renouer les liens internationaux. Nous ne parlerons pas des conférences de Londres et de Vienne où des chauvins avérés s'étaient réunis pour aider les états majors généraux et la bourgeoisie de leurs patries . Nous pensons aux conférences de Lugano et de Copenhague, à la Conférence internationale des femmes et à la Conférence internationale des jeunes [1]. Ces assemblées étaient animées des meilleures intentions. Mais elles n'ont absolument pas vu ce danger. Elles n'ont pas arrêté une ligne de combat internationaliste. Elles n'ont pas montré au prolétariat le danger auquel l'expose la méthode social chauvine de reconstitution de l'Internationale. Dans le meilleur des cas, elles se sont bornées à reprendre d'anciennes résolutions, sans indiquer aux ouvriers qu'à défaut d'une lutte contre les social chauvins, la cause du socialisme est sans espoir. Dans le meilleur des cas, elles n'ont fait que marquer le pas.
Il est hors de doute que la situation au soin de l'opposition social démocrate allemande présente le plus vif Intérêt pour tous les internationalistes. La social démocratie allemande officielle, qui était le parti le plus fort, le parti dirigeant, au sein de la II° Internationale, a porté le coup le plus dur à l'organisation internationale des ouvriers. Mais c'est aussi dans la social démocratie allemande que l'opposition s'est avérée la plus forte. Parmi les grands partis européens, c'est dans la social démocratie allemande que les camarades demeurés fidèles au drapeau du socialisme ont été les premiers à élever une vigoureuse protestation. C'est avec joie que nous avons lu les revues Lichtstrahlen et Die Internationale. C'est avec plus de joie encore que nous avons appris la diffusion en Allemagne de proclamations révolutionnaires illégales, comme, par exemple :
L'ennemi principal se trouve dans notre propre pays.
Cela montrait que l'esprit du socialisme était vivace parmi les ouvriers allemands, qu'il existait encore des hommes, en Allemagne, capables de défendre le marxisme révolutionnaire.
C'est au sein de la social démocratie allemande que s'est affirmée avec le plus de relief la scission dans le socialisme contemporain. Nous y voyons se manifester très nettement trois tendances : les opportunistes chauvins qui n'ont atteint nulle part autant qu'en Allemagne ce degré de déchéance et de reniement; le centre kautskiste qui s'y est avéré parfaitement impuissant à remplir tout autre rôle que celui de serviteur des opportunistes; et la gauche qui représente les seuls social-démocrates d'Allemagne.
Ce qui nous intéresse le plus, naturellement, c'est la situation au soin de la gauche allemande. Nous y voyons des camarades qui sont l'espoir de tous les éléments internationalistes.
Quelle est donc cette situation ?
La revue Die Internationale avait parfaitement raison lorsqu'elle affirmait que tout, dans la gauche allemande, en est encore au stade de la fermentation, qu'il y aura encore de grands regroupements, qu'il y a dans son sein des éléments plus résolus et d'autres qui le sont moins.
Nous ne prétendons évidemment pas le moins du monde, nous autres internationalistes russes, nous mêler des affaires intérieures de nos camarades de la gauche allemande. Nous comprenons qu'eux seuls sont pleinement compétents pour fixer leurs méthodes de lutte contre les opportunistes, en tenant compte des circonstances de temps et de lieu. Seulement, nous estimons avoir le droit et le devoir d'exprimer ouvertement notre opinion sur la situation.
Nous sommes convaincus que l'éditorialiste de la revue Die Internationale avait parfaitement raison lorsqu'il affirmait que le centre kautskiste était plus préjudiciable au marxisme que le social chauvinisme déclaré. Estomper maintenant les divergences, prêcher aux ouvriers sous couleur de marxisme ce que prêche le kautskisme, c'est, endormir les ouvriers, c'est être plus nuisible que les Südekum et les Heine, qui posent la question de front et obligent les ouvriers à y voir clair.
La fronde contre les instances supérieures , que Kautsky et Haase se permettent depuis quelque temps, ne doit induire personne en erreur. Les divergences entre eux et les Scheidemann ne sont pas des divergences de principe. Les uns estiment que Hindenburg et Mackensen ont déjà vaincu, et que l'on peut à présent se payer le luxe de protester contre les annexions. Les autres estiment que Hindenburg et Mackensen n'ont pas encore vaincu, et que, par suite, il faut tenir jusqu'au bout .
Le kautskisme ne mène contre les instances supérieures qu'une lutte de façade à seule fin de dissimuler, après la guerre, aux yeux des ouvriers le débat de principe et d'escamoter la question par une mille et unième résolution ronflante rédigée dans un esprit vaguement gauchiste , art en lequel les diplomates de la II° Internationale sont passés maîtres.
On conçoit fort bien que, dans la lutte difficile contre les instances supérieures , l'opposition allemande doive utiliser aussi cette fronde sans principe du kautskisme. Mais la pierre de touche, pour tout internationaliste, doit demeurer l'attitude négative à l'égard du néo kautskisme. Seul est un véritable internationaliste celui qui combat le kautskisme, qui comprend que le centre , même après le prétendu tournant de ses chefs, reste, quant aux principes, l'allié des chauvins et des opportunistes.
Notre attitude envers les éléments hésitants au sein de l'Internationale, en général, a une importance considérable. Ces éléments les socialistes de nuance pacifiste surtout existent aussi bien dans les pays neutres que dans certains pays belligérants (par exemple, en Angleterre, le Parti Ouvrier Indépendant). Ils peuvent être nos compagnons de route. Un rapprochement avec eux contre les social chauvins est indispensable. Mais il ne faut pas oublier que ce sont seulement des compagnons de route et que, pour le principal, l'essentiel, lorsqu'il s'agira de reconstituer l'Internationale, ils ne seront pas avec nous, mais contre nous, qu'ils suivront Kautsky, Scheidemann, Vandervelde, Sembat. Dans les délibérations internationales on ne peut limiter son programme à ce qui est acceptable pour ces éléments. Sinon, nous serons nous mêmes prisonniers des pacifistes hésitants. C'est ce qui s'est passé, par exemple, à la Conférence internationale des femmes à Berne. La délégation allemande, qui partageait le point de vue de la camarade Clara Zetkin, a pratiquement joué à cette conférence le rôle de centre . La conférence féminine n'a dit que ce qui était acceptable pour les déléguées du parti hollandais opportuniste de Troelstra et pour les déléguées de l'I.L.P. (Parti Ouvrier Indépendant), lequel ne l'oublions pas a voté pour la résolution de Vandervelde à la conférence des chauvins de l' Entente à Londres. Nous respectons hautement l'I.L.P. pour sa lutte courageuse contre le gouvernement anglais pendant la guerre. Mais nous savons que ce parti ne s'est jamais placé ni ne se place sur le terrain du marxisme. Or, nous estimons que la tâche principale de l'opposition social-démocrate est, à l'heure actuelle, de lever le drapeau du marxisme révolutionnaire, de dire aux ouvriers avec fermeté et précision notre point de vue sur les guerres impérialistes, de lancer le mot d'ordre des actions révolutionnaires de masse, c'est à dire de faire de l'époque des guerres impérialistes le début d'une époque de guerres civiles.
Des éléments social démocrates révolutionnaires existent, en dépit de tout, dans maints pays. Ils existent en Allemagne, en Russie, en Scandinavie (la tendance influente représentée par le camarade Höglund), dans les Balkans (le parti des tesniaki bulgares), en Italie, en Angleterre (une fraction du Parti socialiste britannique), en France (Vaillant lui même a reconnu dans l'Humanité avoir reçu des lettres de protestation émanant d'internationalistes, mais il s'est bien gardé d'en publier une seule intégralement), en Hollande (les tribunistes [2]), etc. Cimenter ces éléments marxistes, si peu nombreux qu'ils soient au début, rappeler en leur nom les paroles aujourd'hui oubliées du socialisme authentique, convier les ouvriers de tous les pays à rompre avec les chauvins et à se ranger sous le vieux drapeau du marxisme : telle est la tâche de l'heure.
Les délibérations touchant les programmes dits d'action se bornaient jusqu'ici à proclamer plus ou moins intégralement un programme de pacifisme pur et simple. Le marxisme n'est pas le pacifisme. Lutter pour la cessation la plus rapide de la guerre est chose indispensable. Mais c'est seulement lorsqu'on appelle à la lutte révolutionnaire que la revendication de la paix prend un sens prolétarien. Sans une série de révolutions, la paix dite démocratique est une utopie petite bourgeoise. Le seul véritable programme d'action serait un programme marxiste fournissant aux masses une réponse complète et claire sur ce qui s'est passé, une réponse expliquant ce qu'est l'impérialisme et comment il faut le combattre, déclarant ouvertement que la faillite de la II° Internationale a été amenée par l'opportunisme, et appelant ouvertement à fonder une Internationale marxiste sans les opportunistes et contre eux. Seul un tel programme, montrant que nous avons confiance en nous-mêmes et dans le marxisme, et que nous déclarons à l'opportunisme une lutte sans merci, nous assurerait tôt ou tard la sympathie des masses véritablement prolétariennes.
Le P.O.S.D.R. s'est depuis longtemps séparé de ses opportunistes. A présent, les opportunistes russes sont devenus par dessus le marché des chauvins. Cela ne fait que nous confirmer dans l'opinion que cette scission était nécessaire dans l'intérêt du socialisme. Nous avons la conviction que les divergences actuelles entre social démocrates et social chauvins ne sont nullement moindres qu'elles ne l'étaient entre socialistes et anarchistes, au moment où les social démocrates se sont séparés de ces derniers. L'opportuniste Monitor a eu raison de dire, dans les Preussische Jahrbücher, que l'unité actuelle est avantageuse pour les opportunistes et pour la bourgeoisie, car elle oblige les gauches à se soumettre aux chauvins et empêche les ouvriers de voir clair dans les controverses et de créer un parti bien à eux, réellement ouvrier, réellement socialiste. Nous avons la conviction la plus profonde que, dans l'état actuel des choses, la scission avec les opportunistes et les chauvins est le premier devoir d'un révolutionnaire, de même que la scission avec les jaunes, les antisémites, les syndicats ouvriers libéraux, etc., était nécessaire pour éclairer au plus vite les ouvriers arriérés et les entraîner dans les rangs du parti social démocrate.
La III° Internationale, à notre avis, devrait être fondée précisément sur cette base révolutionnaire. Pour notre Parti, la question de l'opportunité d'une rupture avec les social chauvins ne se pose pas. Il l'a tranchée une fois pour toutes. Seule existe pour lui la question de savoir si la chose est réalisable dans un proche avenir à l'échelle internationale.
On conçoit parfaitement que, pour fonder une organisation marxiste internationale, il faut que la volonté de créer des partis marxistes indépendants existe dans les différents pays. L'Allemagne, pays du mouvement ouvrier le plus ancien et le plus puissant, a une importance décisive. Le proche avenir montrera si les conditions sont déjà mûres pour constituer une nouvelle Internationale marxiste. Si oui, notre Parti adhérera avec joie à cette III° Internationale, épurée de l'opportunisme et du chauvinisme. Sinon, cela voudra dire que cette épuration exige encore une évolution plus ou moins longue. Dans ce cas, notre Parti formera l'opposition extrême au sein de l'ancienne Internationale, jusqu'à ce que se constitue dans les différents pays la base d'une association ouvrière internationale se situant sur le terrain du marxisme révolutionnaire.
Nous ne savons ni ne pouvons savoir comment les choses évolueront dans les prochaines années sur le plan international. Mais ce que nous savons à coup sur, ce dont nous sommes fermement convaincus, c'est que notre Parti, dans notre pays, au sein de notre prolétariat, travaillera inlassablement dans cette direction et, par toute son activité quotidienne, créera une section russe de l'Internationale marxiste.
En Russie non plus, il ne manque ni de social chauvins avérés ni de groupes du centre . Ces gens lutteront contre la formation d'une Internationale marxiste. Nous savons que Plékhanov se place sur le même terrain de principe que Südekum et que, dès maintenant, il lui tend la main. Nous savons que le Comité d'organisation dirigé par Axelrod prêche le kautskisme sur le terrain russe. Sous couleur d'unité de la classe ouvrière, ces gens là prêchent l'unité avec les opportunistes et, par leur truchement, avec la bourgeoisie. Mais tout ce que nous savons du mouvement ouvrier actuel en Russie nous donne la pleine assurance que le prolétariat conscient de Russie restera, comme par le passé, avec notre Parti.
Notes
[1] La conférence socialiste internationale des jeunes se tint à Lugano du 4 au 6/4/1915 avec des représentants de Suisse, Russie, Norvège, Hollande, Bulgarie, Allemagne, Pologne, Italie, Danemark et Suède. Elle décida dorganiser une journée internationale de la jeunesse et se dota dun bureau. Son organe, la Jugend Internationale publiera des textes de Lénine et Liebknecht.
[2] Les tribunistes représentaient la gauche social-démocrates hollandaise, regroupés autour de la revue De Tribune. Exclus du parti en 1909, ils forment alors un parti indépendant. Ils seront à lorigine de la fondation du P.C. hollandais et critiqués pour leur gauchisme par Lénine.