1908

"Nombre d'écrivains qui se réclament du marxisme ont entrepris parmi nous, cette année, une véritable campagne contre la philosophie marxiste. (...)
En ce qui me concerne, je suis aussi un « chercheur » en philosophie. Plus précisément : je me suis donné pour tâche, dans ces notes, de rechercher où se sont égarés les gens qui nous offrent, sous couleur de marxisme, quelque chose d'incroyablement incohérent, confus et réactionnaire."


Matérialisme et empiriocriticisme

Lénine

5
La révolution moderne dans les sciences de la nature et l’idéalisme philosophique


La revue Die Neue Zeit publiait, il y a un an, l'article de Joseph Diner‑Dénes : « Le marxisme et la révolution moderne dans les sciences de la nature » (1906‑1907, n° 52). Le défaut de cet article est d'ignorer les déductions gnoséologiques, tirées de la physique « nouvelle » et qui nous intéressent aujourd'hui tout spécialement. Mais ce défaut confère justement à nos yeux un intérêt particulier au point de vue et aux déductions de l'auteur. Joseph Diner‑Dénes se place, comme l'auteur de ces lignes, au point de vue du « simple marxiste » que nos disciples de Mach traitent avec un souverain mépris. « Un simple marxiste moyen a coutume de se qualifier de dialecticien‑matérialiste », écrit par exemple M. Iouchkévitch (p.1 de son livre). Et voici que ce simple marxiste, représenté en l'occurrence par J. Diner-Dénes, confronte les découvertes les plus récentes des sciences de la nature et surtout de la physique (rayons X, rayons Becquerel, radium, etc. ) directement avec l'Anti‑Dühring d'Engels. A quelle conclusion l'a donc amené cette confrontation ? « Des connaissances nouvelles ont été acquises dans les domaines les plus variés des sciences de la nature, écrit J. Diner‑Dénes ; elles se ramènent toutes à ce point que voulut faire ressortir Engels, à savoir que dans la nature « il n'existe pas de contradictions inconciliables, de différences et de démarcations arbitrairement fixées ». Si nous rencontrons dans la nature des contradictions et des différences, c'est nous seuls qui introduisons dans la nature leur immutabilité et leur caractère absolu ». On a découvert, par exemple, que la lumière et l'électricité ne sont que manifestations d'une seule et même force naturelle [1]. Il devient chaque jour plus probable que l'affinité chimique se ramène aux processus électriques. Les éléments indestructibles et indécomposables de la chimie dont le nombre continue d'augmenter, comme pour railler la conception de l'unité du monde, s'avèrent destructibles et décomposables. On a réussi à transformer l'élément radium en élément hélium [2]. « De même que toutes les forces de la nature se ramènent à une seule, toutes les substances de la nature se ramènent à une seule substance » (souligné par J. Diner‑Dénes). Rapportant l'opinion d'un écrivain pour qui l'atome n'est qu'une condensation de l'éther [3], l'auteur s'exclame : « Comme le mot d'Engels ‑ le mouvement est le mode d'existence de la matière ‑ est brillamment confirmé. » « Tous les phénomènes naturels sont des mouvements, et la différence entre eux ne vient que de ce que nous, les hommes, nous les percevons différemment... Il en est exactement ainsi que l'avait dit Engels. De même que l'histoire, la nature obéit à la loi dialectique du mouvement. »

Il nous est, d'autre part, impossible de toucher à la littérature de l'école de Mach ou à la littérature traitant de cette doctrine sans y rencontrer des références prétentieuses à la nouvelle physique, qui a, paraît‑il, réfuté le matérialisme, etc., etc. Ces références sont‑elles sérieuses, c'est là une autre question. Mais les rapports de la nouvelle physique, ou plutôt d'une certaine école de cette physique, avec la doctrine de Mach et avec les autres variétés de la philosophie idéaliste contemporaine ne soulèvent aucun doute. Analyser la doctrine de Mach en ignorant ces rapports, comme le fait Plékhanov [4], c'est se moquer de l'esprit du matérialisme dialectique, c'est sacrifier dans la méthode d'Engels l'esprit à la lettre. Engels dit explicitement : « avec chaque découverte qui fait époque dans le domaine des sciences naturelles » (à plus forte raison dans l'histoire de l'humanité) « le matérialisme doit modifier sa forme » (Ludwig Feuerbach, p. 19, édit. allemande). Ainsi, la révision de la « forme » du matérialisme d'Engels, la révision de ses principes de philosophie naturelle, n'a rien de « révisionniste » au sens consacré du mot ; le marxisme l'exige au contraire. Ce n'est pas cette révision que nous reprochons aux disciples de Mach, c'est leur procédé purement révisionniste qui consiste à trahir l'essence du matérialisme en feignant de n'en critiquer que la forme, à emprunter à la philosophie bourgeoise réactionnaire ses propositions fondamentales sans tenter ouvertement, en toute franchise et avec résolution, de s'attaquer par exemple à cette affirmation d'Engels, qui est indéniablement dans cette question d'une extrême importance : « ... le mouvement est inconcevable sans matière » (Anti‑Dühring, p. 50).

Il va de soi que nous sommes loin de vouloir toucher, en analysant les rapports d'une école de physiciens modernes avec la renaissance de l'idéalisme philosophique, aux doctrines spéciales de la physique. Ce qui nous intéresse exclusivement, ce sont les conclusions gnoséologiques tirées de certaines propositions déterminées et de découvertes universellement connues. Ces conclusions gnoséologiques s'imposent d'elles-mêmes au point que de nombreux physiciens les envisagent déjà. Bien plus : il y a déjà parmi les physiciens diverses tendances, des écoles se constituent sur ce terrain. Notre tâche se réduit donc à montrer nettement la nature des divergences de ces courants et leurs rapports avec les tendances fondamentales de la philosophie.


Notes

[1] Cette découverte appartient à James Maxwell. Généralisant les expériences de Faraday touchant les phénomènes électromagnétiques, il crée une théorie dite de champ électromagnétique, selon laquelle les variations du champ électromagnétique se propagent à la vitesse de la lumière. Partant de ces recherches Maxwell concluait en 1865 que la lumière représentait des oscillations électromagnétiques. La théorie de Maxwell a été confirmée expérimentalement en 1887‑1888 par Hertz qui a démontré l'existence d'ondes électromagnétiques.(N.R.)

[2] L'étude de la radioactivité a permis de découvrir les rayons alpha, bêta et gamma. En 1903 Rutherford et F. Soddy ont émis l'hypothèse que la radioactivité est une transmutation spontanée d'éléments chimiques en d'autres. Cette hypothèse fût bientôt confirmée par Ramsey et Soddy, qui trouvèrent de l’hélium parmi les produits de la désintégration radioactive du radon (1903). Ensuite, il fut établi que l’hélium se forme lors de la désintégration du radium, argument important en faveur de la transmutation des substances radioactives. (N.R.)

[3] Lénine utilise la notion d'éther, telle que la physique l'employait au début du XX° siècle. L’idée d’éther, comme milieu qui remplit tout l’espace, support de la lumière, des forces de gravitation, etc… avait été mise en avant depuis le XVII° siècle. Cette théorie scientifique a depuis été abandonnée (N.R.)

[4] Lénine considérait la critique faite de Mach par Plékhanov comme superficielle, même s’il en partageait les conclusions. (N.R.)


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