1902

Avant-garde et masses, lutte économique et politique, conscience et spontanéité...
L'ouvrage de base du marxisme sur la question du Parti.


Que faire ?

Lénine

V: “PLAN” D'UN JOURNAL POLITIQUE POUR TOUTE LA RUSSIE

c) DE QUEL TYPE D'ORGANISATION AVONS-NOUS BESOIN ?

Par ce qui précède, le lecteur voit que notre “tactique-plan” consiste à récuser l'appel immédiat à l'assaut, à réclamer l'organisation d'un “siège régulier de la forteresse ennemie”, autrement dit : à réclamer la concentration de tous les efforts en vue de rassembler, d'organiser et de mobiliser une troupe permanente. Lorsque nous avons raillé le Rabotchéïé Diélo, qui d'un bond abandonnait l'économisme pour pousser des clameurs sur la nécessité de l'assaut (clameurs qui ont retenti en avril 1901, dans le n°6 du Listok “Rabotchévo Diéla”), il s'est naturellement abattu sur nous, nous accusant de “doctrinarisme”, d'incompréhension du devoir révolutionnaire, d'appel à la prudence, etc. Certes, ces accusations ne nous ont nullement étonnés dans la bouche de gens qui, n'ayant pas de principes stables, se dérobent derrière la profonde “tactique-processus”; elles ne nous ont point étonnés non plus de la part de Nadiéjdine qui n'a, pour les fermes principes de programme et de tactique, que le plus superbe mépris.

On dit que l'histoire ne se répète pas. Mais Nadiéjdine cherche de toutes ses forces à la répéter et copie avec ardeur Tkatchev en dénigrant “l'éducation révolutionnaire”, en clamant la nécessité de “sonner le tocsin”, en préconisant le “point de vue” spécial “de “ veille de la révolution”, etc. Il oublie vraisemblablement le mot connu que, si l'original d'un événement historique est une tragédie, sa copie n'est qu'une farce. La tentative de prise du pouvoir, préparée par la propagande de Tkatchev et réalisée par la terreur, instrument d'“épouvante” et qui réellement épouvantait à l'époque, était majestueuse, tandis que le terrorisme “excitatif” de ce Tkatchev au petit pied est simplement ridicule, ridicule surtout lorsqu'il le complète par son projet d'organisation des travailleurs moyens.

Si l'Iskra, écrit Nadiéjdine, sortait de sa sphère de littérature, elle verrait que ce sont là (par exemple, la lettre d'un ouvrier publiée dans le n°7 de l'Iskra, etc.) des symptômes attestant que l'“assaut” est très, très proche, et que parler maintenant (si !) d'une organisation rattachée par des liens à un journal pour toute la Russie, c'est faire de l'abstraction et un travail de cabinet.” Voyez un peu cette confusion inimaginable ! D'une part, on préconise le terrorisme excitatif et “l'organisation des travailleurs moyens” tout en déclarant qu'on aura “beaucoup plus vite fait” de se grouper autour de quelque chose de “plus concret”, par exemple autour de journaux locaux; d'autre part, on prétend que parler “maintenant” d'une organisation pour toute la Russie, c'est faire de l'abstraction, c'est-à-dire, pour être plus franc et plus simple, qu'il est “maintenant” déjà trop tard ! Et pour une “large organisation de journaux locaux”, il n'est pas trop tard, respectable L. Nadiéjdine ? Comparez à cela le point de vue et la tactique de l'Iskra : le terrorisme excitatif, c'est de l'enfantillage; parler de l'organisation spéciaIe des travailleurs moyens et d'une large organisation de journaux locaux, c'est ouvrir les portes toutes grandes à l'économisme. Il faut parler d'une organisation unique de révolutionnaires pour toute la Russie et il ne sera pas trop tard pour en parler jusqu'au jour même où commencera l'assaut véritable, et non formulé sur le papier.

“Oui, continue Nadiéjdine, en ce qui concerne l'organisation, notre situation n'est rien moins que brillante oui, l'Iskra a parfaitement raison de dire que le gros de nos forces militaires est constitué par des volontaires et des insurgés.. Que vous jugiez sainement de l'état de nos forces, c'est bien. Mais pourquoi oublier que la foule n'est nullement avec nous et que, par conséquent, elle ne nous demandera pas quand il faudra ouvrir les hostilités, elle se jettera dans “l'émeute. Lorsque la foule interviendra elle-même avec sa force destructrice spontanée, elle peut bien broyer, refouler la “troupe permanente”, dans laquelle vous vous proposiez, mais n'avez pas eu le temps de procéder à une organisation rigoureusement systématique.” (Souligné par nous.)

Etonnante logique ! Précisément parce que “la foule n'est pas avec nous”, il est déraisonnable et inconvenant de proclamer “l'assaut” immédiat, car l'assaut est l'attaque d'une troupe permanente et non l'explosion spontanée d'une foule. Précisément parce que la foule peut broyer et refouler la troupe permanente, il faut absolument que notre travail d'“organisation” rigoureusement systématique dans la troupe permanente “marche aussi vite” que l'élan spontané, car plus nous aurons “pris le temps” de procéder à cette organisation, plus il y aura de chances pour que la troupe régulière ne soit pas broyée par la foule, mais qu'elle marche en avant, en tête de la foule. Nadiéjdine fait fausse route, parce qu il se figure que cette troupe organisée systématiquement agit d'une façon qui la détache de la foule, alors qu'elle s'occupe exclusivement d'une agitation politique étendue et multiforme, c'est-à-dire d'un travail qui justement tend à rapprocher et à fusionner en un tout la force destructive spontanée de la foule et la force destructive consciente de l'organisation des révolutionnaires. La vérité, messieurs, c'est que vous rejetez la faute sur des innocents; car c'est précisément le groupe Svoboda qui, en introduisant le terrorisme au programme, appelle par là même à créer une organisation de terroristes; or une telle organisation empêcherait vraiment notre troupe de se rapprocher de la foule qui, malheureusement, n'est pas encore avec nous, et, malheureusement, ne nous demande pas ou nous demande très rarement quand et comment il faut ouvrir les hostilités.

Nous ne verrons pas plus venir la révolution, continue Nadiéjdine à faire peur à l'Iskra, que nous n'avons vu venir les événements actuels, événements qui nous ont pris de court.” Cette phrase, avec celles que nous avons citées plus haut, nous montre bien l'absurdité du “point de vue de la veille de la révolution [1]“, imaginé par la Svoboda. Ce “point de vue” particulier se réduit, proprement, à proclamer qu'il est “maintenant” trop tard pour délibérer et se préparer. Mais alors, ô respectable ennemi de la “littérature”, pourquoi avoir écrit 132 pages d'impression sur “les problèmes de théorie [2] et de tactique” ? Ne pensez-vous pas que “du point de vue de la veille de la révolution” il eût mieux valu lancer 132.000 feuilles volantes avec ce bref appel : “Sus à l'ennemi !

Ceux qui risquent le moins de ne pas apercevoir la révolution sont précisément ceux qui mettent, comme le fait l'Iskra, l'agitation politique parmi tout le peuple, à la base de leur programme, de leur tactique et de leur travail d'organisation. Loin de n'avoir pas vu venir les événements du printemps, les gens qui dans toute la Russie s'occupent à tresser les fils d'une organisation rattachée à un journal pour toute la Russie, nous ont donné au contraire la possibilité de les prédire. Ils n'ont pas laissé passer non plus, sans les voir, les manifestations décrites dans les numéros 13 et 14 de l'Iskra : au contraire, comprenant fort bien leur devoir de seconder l'élan spontané de la foule, ils y ont participé et ont aidé en même temps, par leur journal, tous les camarades russes à se rendre compte du caractère de ces manifestations et à en utiliser l'expérience. S'ils sont encore vivants, ils verront venir la révolution qui exigera de nous, avant et par-dessus tout, que nous ayons de l'expérience en matière d'agitation, que nous sachions soutenir (soutenir à la manière social-démocrate) toutes les protestations, diriger le mouvement spontané et le préserver des fautes de ses amis comme des embûches de ses ennemis !

Nous voilà arrivés à la dernière considération qui nous fait insister tout particulièrement sur un plan d'organisation autour d'un journal pour toute la Russie, par la collaboration de tous à ce journal commun. Seule une telle organisation assurera à l'organisation social-démocrate de combat la souplesse indispensable, c'est-à-dire la faculté de s'adapter immédiatement aux conditions les plus variées et rapidement changeantes de la lutte, la faculté “d'une part d'éviter la bataille en terrain découvert avec un ennemi numériquement supérieur, qui a concentré ses forces sur un seul point, et d'autre part, de profiter de l'incapacité manœuvrière de l'ennemi pour l'attaquer à l'endroit et au moment où il s'y attend le moins [3]“. Ce serait une très grave erreur si, en bâtissant l'organisation du Parti, on ne comptait que sur des explosions et des combats de rue, ou sur “la marche progressive de la lutte obscure, quotidienne”. Nous devons toujours faire notre travail quotidien et toujours être prêts à tout, parce que très souvent il est presque impossible de prévoir l'alternance des périodes d'explosion et des périodes d'accalmie; et quand il est possible de les prévoir, on ne peut en tirer parti pour remanier l'organisation; car dans un pays autocratique, la situation change du jour au lendemain : il suffit parfois d'un raid nocturne des janissairestsaristes. Et l'on ne saurait (comme se l'imaginent apparemment les Nadiéjdine) se représenter la révolution elle-même sous la forme d'un acte unique : la révolution sera une succession rapide d'explosions plus ou moins violentes, alternant avec des phases d’accalmie plus ou moins profonde. C'est pourquoi l'activité essentielle de notre Parti, le foyer de son activité doit être un travail qui est possible et nécessaire aussi bien dans les périodes des plus violentes explosions que dans celles de pleine accalmie, c'est-à-dire un travail d'agitation politique unifiée pour toute la Russie, qui mettrait en lumière tous les aspects de la vie et s'adresserait aux plus grandes masses. Or ce travail ne saurait se concevoir dans la Russie actuelle sans un journal intéressant le pays entier et paraissant très fréquemment. L'organisation qui se constituera d'elle-même autour de ce journal, l'organisation de ses collaborateurs (au sens large du mot, c'est-à-dire de tous ceux qui travaillent pour lui) sera prête à tout, aussi bien à sauver l'honneur, le prestige et la continuité dans le travail du Parti aux moments de la pire “oppression” des révolutionnaires, qu'à préparer, fixer et réaliser l'insurrection armée du peuple.

Qu'on se représente en effet le cas, très courant chez nous, d'une rafle dans une ou plusieurs localités. Comme toutes les organisations locales ne travaillent pas à une seule oeuvre régulière commune, ces rafles sont souvent suivies d'une suspension d'activité de plusieurs mois. Mais si toutes avaient une oeuvre commune, il suffirait, même alors que le coup de filet serait très grave, de quelques semaines, à deux ou trois hommes énergiques, pour rattacher à l'organisme central les nouveaux cercles de jeunes, qui, on le sait, surgissent très rapidement, même aujourd'hui, et qui surgiraient et se mettraient en rapport avec ce centre encore plus vite, si cette oeuvre commune, qui souffre des coups de filet, était bien connue de tous.

Qu'on se représente, d'autre part, une insurrection populaire. Tout le monde conviendra sans doute aujourd'hui que nous devons y songer et nous y préparer. Mais comment nous y préparer ? Vous ne voudriez tout de même pas qu'un Comité Central désigne des agents dans toutes les localités pour préparer l'insurrection ? Si même nous avions un Comité central et qu'il prît cette mesure, il n'obtiendrait rien dans les conditions actuelles de la Russie. Au contraire, un réseau d’agents4 qui se serait formé de lui-même en travaillant à la création et à la diffusion d'un journal commun, ne devrait pas “attendre les bras croisés” le mot d'ordre de l'insurrection; il accomplirait justement une oeuvre régulière, qui lui garantirait en cas d'insurrection le plus de chances de succès. Oeuvre qui renforcerait les liens avec les masses ouvrières les plus profondes et toutes les couches de la population mécontentes de l'autocratie, ce qui est si important pour l'insurrection. C'est en travaillant à cette oeuvre qu'on apprendrait à apprécier exactement la situation politique générale et, par suite, à bien choisir le moment favorable pour l'insurrection. C'est cette oeuvre qui apprendrait à toutes les organisations locales à réagir simultanément en face des problèmes, incidents ou événements politiques qui passionnent toute la Russie; à répondre à ces “événements” de la façon la plus énergique, la plus uniforme et la plus rationnelle possible. Car au fond, l'insurrection est la “riposte” la plus énergique, la plus uniforme et la plus rationnelle faite par le peuple tout entier au gouvernement. C'est cette oeuvre qui apprendrait enfin à toutes les organisations révolutionnaires, sur tous les points de la Russie, à entretenir entre elles les relations les plus régulières et en même temps les plus conspiratives, relations qui créent l'unité effective du parti et sans lesquelles il est impossible de débattre collectivement un plan d'insurrection, comme de prendre, à la veille de cette dernière, les mesures préparatoires nécessaires, qui doivent être tenues dans le plus strict secret.

En un mot, le “plan d'un journal politique pour toute la Russie” n'est pas une oeuvre abstraite de personnes atteintes de doctrinarisme et d'esprit de littérature (comme ont pu le croire des gens qui n'y ont pas assez réfléchi); c'est au contraire le plan le plus pratique pour qu'on puisse, de tous côtés, se préparer aussitôt à l'insurrection, sans oublier un instant le travail ordinaire, quotidien.


Notes

[1] Voir : A la veille de la révolution.

[2] D'ailleurs, dans son Coup d’œil sur les problèmes de théorie, L. Nadiéjdine n'a presque rien dit de la théorie, sauf le passage suivant, extrêmement curieux du point de vue de la “veille de la révolution” : “La bernsteiniade, dans son ensemble, perd en ce moment de son acuité; de même qu'il nous est parfaitement égal de savoir si M. Adamovitch démontrera que M. Strouve a mérité la croix ou, inversement, si M. Strouve, réfutant Adamovitch, refusera de prendre sa retraite, - car I'heure décisive de la révolution approche” (p. 110.). Il serait difficile d'illustrer avec plus de relief l'insouciance sans bornes de L. Nadiéjdine pour la théorie. Nous avons proclamé être à la “veille de la révolution” c'est pourquoi il nous est “parfaitement égal” que les orthodoxes réussissent ou non à déloger définitivement les critiques de leur position ! Et notre sage ne remarque pas que c'est précisément pendant la révolution que nous aurons besoin des résultats de notre lutte théorlque contre les critiques, pour combattre résolument leurs positions pratiques !

[3] Iskra, n°4, “Par où commencer ?” - “Les éducateurs révolutionnaires, qui n'adoptent pas le point de vue de la veille de la révolution, ne se laissent nullement troubler par la longueur du travail”, écrit Nadiéjdine (p. 62). A ce sujet, nous ferons cette remarque : si nous ne savons pas élaborer une tactique politique, un plan d'organisation prévus absolument pour une très longue période et assurant, par le processus même de ce travail, l'aptitude de notre Parti à se trouver a son poste et à faire son devoir dans les circonstances les plus inattendues, si rapide que soit le cours des événements, nous ne serons que de pitoyables aventuriers politiques. Seul Nadiéjdine, qui d'hier s'intitule social-démocrate, peut oublier que la social-démocratie a pour but la transformation radicale des conditions de vie de l'humanité tout entière, et que, par suite, il n'est pas permis à un social-démocrate de se laisser “troubler” par la longueur du travail.

[4] Hélas, hélas ! Voilà que m'échappe une fois de plus ce terrible mot d'”agent”, qui blesse tellement l'oreille démocratique des Martynov ! Il me parait étrange que ce mot n'ait point blessé les coryphées des années 70 et blesse les dilettantes des années 90 ? Ce mot me plait, car il indique nettement et avec précision la cause commune à laquelle tous les agents subordonnent leurs pensées et leurs actes, et s'il faut remplacer ce mot par un autre, je ne pourrais peut-être m'arrêter qu'au “collaborateur”, s'il n'avait pas un relent de littérature frelatée et d'amorphisme. Or ce qu'il nous faut, c'est une organisation militaire d'agents. Au reste, les Martynov, si nombreux (notamment à l’étranger) qui s'occupent volontiers de “se donner mutuellement du général” pourraient dire, à la place de “agent du service des passeports”, “commandant en chef d'une section spéciale pour l'approvisionnement des révolutionnaires en passeports”, etc.


Archives Lenine Archives Internet des marxistes
Début Précédent Haut de la page Sommaire Suite Fin