1902

Avant-garde et masses, lutte économique et politique, conscience et spontanéité...
L'ouvrage de base du marxisme sur la question du Parti.


Que faire ?

Lénine

IV: LE TRAVAIL ARTISANAL DES ECONOMISTES ET L'ORGANISATION DES REVOLUTIONNAIRES

f) TRAVAIL A L'ECHELLE LOCALE ET NATIONALE

Si les reproches de non-démocratisme et de caractère conspiratif, adressés à l'organisation dont le plan a été exposé ici, sont dénués de tout fondement, il reste une question qu'on agite très fréquemment et qui mérite un examen détaillé. C'est le problème du rapport entre le travail local et le travail à l'échelle nationale. La formation d'une organisation centralisée, demande-t-on avec inquiétude, n'entrainera-t-elle pas le déplacement du centre de gravité du premier vers le second ? Cela ne nuira-t-il pas au mouvement, puisque notre liaison avec la masse ouvrière sera affaiblie et, d'une façon générale, la stabilité de l'agitation locale, ébranlée ? A cela nous répondrons que, ces dernières années, notre mouvement souffre précisément de ce que les militants locaux sont absorbés à l'excès par le travail local; qu'il est absolument nécessaire, par conséquent, de déplacer un peu le centre de gravité vers le travail à l'échelle nationale; que ce déplacement, loin d'affaiblir notre liaison avec la masse et de nuire à la stabilité de notre agitation locale, ne fera que les renforcer. Prenons la question de l'organe central et des organes locaux; demandons au lecteur de ne pas oublier que la presse n'est pour nous qu'un exemple illustrant l'action révolutionnaire infiniment plus large et diverse, en général.

Pendant la première période du mouvement de masse (1896-1898), les militants locaux font une tentative pour mettre sur pied un organe pour toute la Russie : la Rabotchaïa Gazéta; dans la période suivante (1898-1900), le mouvement fait un immense pas en avant, mais l'attention des dirigeants est entièrement absorbée par les organes locaux. Si on fait le compte de tous ces organes locaux, il se trouvera [1] que l'on publie, en chiffres ronds, un numéro par mois. N'est-ce pas là une illustration saisissante de notre travail artisanal ? Cela ne montre-t-il pas à l'évidence que notre organisation révolutionnaire retarde sur l'élan spontané du mouvement ? Si le même nombre de numéros de journaux avait été publié, non par des groupes locaux dispersés, mais par une organisation unique, nous aurions non seulement économisé une masse de forces, mais notre travail eût été infiniment plus stable et plus suivi. Voilà une constatation bien simple que perdent trop souvent de vue les praticiens qui travaillent activement d'une façon presque exclusive dans les organes locaux (il en est ainsi, hélas, encore aujourd'hui dans l'énorme majorité des cas) et les publicistes qui font preuve ici d'un donquichottisme étonnant. Le praticien se contente ordinairement d'objecter qu'il est “difficile [2]“ aux militants locaux de s'occuper de monter un journal pour tout le pays, et qu'il vaut mieux avoir des journaux locaux que de n'en avoir aucun. Certes, cela est parfaitement juste, et pour reconnaître l'énorme importance et l'énorme utilité des organes locaux en général, il n'est point de praticien qui puisse nous en remontrer. Mais il n'est pas question dé cela; il s'agit de savoir s'il n'est pas possible de remédier à cet éparpillement, à ce travail rudimentaire attestés si nettement par la parution de trente numéros de journaux locaux dans toute la Russie, en deux années et demie. Ne vous contentez donc pas d'une thèse incontestable, mais trop générale sur l'utilité des journaux locaux en général, et ayez également le courage de reconnaître ouvertement leurs côtés négatifs révélés par l'expérience de deux années et demie. Cette expérience atteste que, vu nos conditions, les journaux locaux sont, dans la plupart des cas, instables au point de vue des principes, sans portée politique, excessivement onéreux quant à la dépense de forces révolutionnaires, absolument insatisfaisants au point de vue technique (je ne parle pas, bien entendu, de la technique de l'impression, mais de la fréquence et de la régularité de la parution). Et tous les défauts indiqués ne sont pas un effet du hasard, mais le résultat inévitable de ce morcellement qui, d'une part, explique la prédominance des journaux locaux dans la période envisagée et, d'autre part, est entretenu par cette prédominance. Une organisation locale n'est vraiment pas en état d'assurer la stabilité de son journal au point de vue des principes et de la hausser au niveau d'un organe politique; elle n'est pas en état de rassembler et d'utiliser une documentation suffisante pour éclairer toute notre vie politique. Quant à l'argument auquel on a ordinairement recours dans les pays libres pour justifier la nécessité de nombreux journaux locaux : modicité du prix de revient quand l'impression est faite par des ouvriers de l'endroit, ampleur et rapidité plus grandes d'information de la population locale - cet argument, comme l'atteste l'expérience, se retourne chez nous contre les journaux locaux. Ces derniers coûtent beaucoup trop cher, comme dépense de forces révolutionnaires, et paraissent à des intervalles extrêmement espacés pour la simple raison qu'un journal illégal, si petit qu'il soit, réclame un immense appareil clandestin, possible uniquement dans un grand centre usinier, impossible à mettre débout dans un atelier d'artisan. Le caractère rudimentaire de l'appareil clandestin permet ordinairement (tout praticien connaît une foule de cas de ce genre) à la police, après la parution et la diffusion d'un ou deux numéros, d'opérer un vaste coup de filet et de balayer net toutes choses, au point que tout est à recommencer. Un bon appareil clandestin exige une bonne préparation professionnelle des révolutionnaires et une division rigoureusement logique du travail. Or, ce sont là deux conditions absolument impossibles pour une organisation locale, si forte qu'elle soit à l'heure actuelle. Sans parler des intérêts généraux de notre mouvement (éducation socialiste et politique conséquente des ouvriers), ce n'est pas par des organes locaux que les intérêts spécialement locaux sont le mieux défendus; cela ne paraît un paradoxe qu'à première vue; mais en réalité, c'est un fait irréfutablement prouvé par l'expérience de deux années et demie, dont nous avons parlé. Tout le monde en conviendra, si toutes les énergies locales qui ont sorti trente numéros de journaux avaient travaillé à un seul journal, ce dernier aurait facilement tiré soixante, sinon cent numéros et, par conséquent, reflété plus complètement toutes les particularités purement locales du mouvement. A la vérité, ce degré d'organisation n'est pas facile à atteindre, mais il faut bien que nous prenions conscience de sa nécessité, que chaque cercle local y songe et y travaille activement, sans attendre une impulsion du dehors, sans se laisser séduire par l'accessibilité, par la proximité d'un organe local, proximité qui, notre expérience révolutionnaire le prouve, est en grande partie illusoire.

Et les publicistes qui ne voient pas ce qu'il y a là d'illusoire, qui se croient particulièrement proches des praticiens et se tirent d'affaire avec ce raisonnement étonnamment facile et étonnamment vide : il faut des journaux locaux, il faut des journaux régionaux, il faut des journaux pour toute la Russie; ces publicistes rendent un mauvais service au travail pratique. En principe, tout cela est nécessaire évidemment, mais il faut pourtant songer aussi aux conditions du milieu et du moment, lorsqu'on s'attaque à un problème d'organisation concret. En effet, n'est-ce pas du donquichottisme de dire, comme la Svoboda (n° 1, p. 68) lorsqu'elle “traite spécialement la question du journal”:

“A notre avis, toute agglomération ouvrière un peu considérable doit avoir son journal ouvrier à elle. Son propre journal à elle, et non apporté du dehors.”

Si ce publiciste ne veut pas réfléchir au sens de ses paroles au moins réfléchissez-y pour lui, lecteur : combien y a-t-il en Russie de dizaines, sinon de centaines “d'agglomérations ouvrières un peu considérables” et quelle perpétuation de nos méthodes artisanales ce serait, si toute organisation locale se mettait réellement à éditer son propre journal ! Comme ce morcellement faciliterait la tâche à la gendarmerie : cueillir – sans un effort “un peu considérable”, - les militants locaux dès le début de leur activité, avant qu'ils aient eu le temps de devenir de vrais révolutionnaires ! Dans un journal pour toute la Russie, continue l'auteur, les machinations des fabricants et “les menus faits de la vie d'usine dans diverses villes autres que celle du lecteur”, ne seraient pas du tout intéressants, mais “l'habitant d'Orel ne ressentira aucun ennui à lire ce qui se passe à Orel. Il connaît chaque fois ceux qu'on “attrape”, ceux qu'on “entreprend”, et son esprit travaille” (p. 69). Oui, certes, l'esprit de l'habitant d'Orel travaille, mais l'imagination de notre publiciste aussi “travaille” trop. Est-il opportun de défendre ainsi une pareille mesquinerie ? C'est à quoi il ferait bien de réfléchir. Certes, les révélations sur la vie des usines sont nécessaires et importantes, nous le reconnaissons mieux que personne, mais il faut se souvenir que nous en sommes arrivés à une situation où les pétersbourgeois en ont assez de lire la correspondance pétersbourgeoise du journal pétersbourgeois Rabotchaïa Mysl. Pour les révélations d'usines, nous avons toujours eu et devrons toujours avoir des feuilles volantes sur place, - mais en ce qui concerne le type de notre journal - nous devons l'élever et non le rabaisser au niveau d'une feuille d'usine. Quand il s'agit d'un “journal”, il nous faut révéler non pas tant les “menus faits” que les vices essentiels, particuliers à la vie d'usine, révélations portant sur des exemples saillants et susceptibles par conséquent d'intéresser tous les ouvriers et tous les dirigeants du mouvement, d'enrichir véritablement leurs connaissances, d'élargir leur horizon, d'éveiller à la vie une nouvelle région, une nouvelle catégorie professionnelle d'ouvriers.

Ensuite, dans le journal local on peut saisir toutes chaudes les machinations du patronat d'usine, ou des autorités. Au contraire, avec un journal central éloigné, la nouvelle met longtemps à parvenir et, quand le journal paraît, l'événement est oublié : “Quand donc était-ce, du diable si s'en souvient !” (Ibid.) Justement : du diable si on s’en souvient ! Les trente numéros publiés en deux années et demie proviennent, selon la même source, de six villes. Cela fait en moyenne un numéro tous les six mois par ville. En supposant même que notre publiciste irréfléchi triple le rendement du travail local (ce qui serait absolument faux pour une ville moyenne, car nos méthodes artisanales empêchent une augmentation sensible du rendement), nous n'aurons qu'un numéro tous les deux mois et, par conséquent, il ne saurait être question de “saisir toutes chaudes” les nouvelles. Mais il suffit que dix organisations locales s'unissent et confient à leurs délégués la fonction active d'organiser un journal commun, pour qu'on puisse “saisir” non pas les menus faits, mais les abus criants et typiques de toute la Russie, cela tous les quinze jours. C'est ce dont ne peuvent douter ceux qui connaissent la situation dans nos organisations. Quant à prendre l'ennemi en flagrant délit, si on en parle sérieusement, et non pour la beauté du style, un journal illégal ne saurait même y songer : on ne peut le faire qu'au moyen de feuilles volantes; car la plupart du temps, on ne dispose que d'un ou deux jours (par exemple, quand il s'agit d'une courte grève ordinaire, d'une bagarre à l'usine, d'une manifestation quelconque, etc.).

L'ouvrier ne vit pas seulement à l'usine, il vit aussi dans la ville”, poursuit notre auteur, en s'élevant du particulier au général avec un rigoureux esprit de suite, qui ferait honneur à Boris Kritchevski lui-même. Et il indique les questions à traiter : les Doumas municipales, hôpitaux, écoles, et il déclare qu'un journal ouvrier ne s'aurait passer sous silence les affaires municipales. Cette condition est par elle-même excellente, mais elle montre bien de quelles abstractions vides de sens on se contente trop souvent lorsqu'on traite des journaux locaux. D'abord si, dans “toute agglomération ouvrière un peu considérable”, on fondait en effet des journaux avec une rubrique municipale aussi détaillée que le demande la Svoboda, cela aboutirait infailliblement, dans nos conditions russes, à de véritables mesquineries; affaiblirait le sentiment que nous avons de l'importance d'un assaut révolu,tionnaire général contre l'autocratie; renforcerait les germes très vivaces - plutôt dissimulés ou comprimés qu'extirpés - de la tendance rendue célèbre par le mot fameux sur les révolutionnaires qui parlent trop du parlement inexistant et trop peu des Doumas municipales existantes. Infailliblement, disons-nous, en soulignant ainsi que ce n'est pas cela que veut la Svoboda, mais le contraire. Les bonnes intentions seules ne sont pas suffisantes. Pour que les affaires municipales soient traitées sous une perspective appropriée à l'ensemble de notre travail, il faut d'abord que cette perspective soit parfaitement définie, fermement établie non par de simples raisonnements, mais aussi par une foule d'exemples; il faut qu'elle acquière la solidité d'une tradition. Nous en sommes encore loin, et pourtant il faut commencer par là, avant qu'on puisse songer à une large presse locale, ou en parler.

En second lieu, pour écrire vraiment bien et de façon intéressante sur les affaires municipales, il faut bien les connaître, et pas seulement par les livres. Or il n'y a presque pas, dans toute la Russie, de social-démocrates possédant cette connaissance. Pour écrire dans un journal (et non dans une brochure populaire) sur les affaires de la ville et de l'Etat, il faut avoir une documentation neuve, multiple, recueillie et élaborée par un homme compétent. Or, pour recueillir et élaborer une pareille documentation, il ne suffit pas de la “démocratie primitive” d'un cercle primitif, dans lequel tout le monde s'occupe de tout et s'amuse à des referendums. Il faut pour cela un état-major d'écrivains spécialistes, de correspondants spécialistes, une armée de reporters social-démocrates nouant partout des relations, sachant pénétrer tous les “secrets d'Etat” (dont le fonctionnaire russe se targue tellement et qu'il divulgue avec tant de facilité), sachant se faufiler dans toutes les “coulisses”, une armée de gens obligés “de par leurs fonctions” d'être omniprésents et omniscients. Et nous, parti de lutte contre toute l'oppression économique, politique, sociale, nationale, nous pouvons et devons trouver, rassembler, instruire, mobiliser et mettre en marche cette armée d'hommes omniscients. Mais encore faut-il le faire ! Or, non seulement nous n'avons rien fait en ce sens dans la plupart des localités, mais souvent nous ne comprenons même pas la nécessité de le faire. Que l'on cherche dans notre presse social-démocrate des articles vivants et intéressants, des correspondances qui dévoilent nos grandes et petites affaires diplomatiques, militaires, religieuses, municipales, financières, etc., etc., on n'y trouvera presque rien ou très peu de chose [3]. Voilà pourquoi “je suis toujours terriblement fâché quand quelqu'un vient me dire une foule de belles et excellentes choses” sur la nécessité d'avoir, “dans les agglomérations ouvrières un peu considérables”, des journaux dénonçant les abus qui se produisent et dans les usines, et dans l'administration municipale, et dans l'Etat.

La prédominance de la presse locale sur la presse centrale est une marque d'indigence ou d'opulence. D'indigence, quand le mouvement n'a pas encore fourni des forces suffisantes pour la production en grand, quand il végète encore dans le primitivisme et qu'il est presque submergé par les “menus faits de la vie d'usine”. D'opulence, quand le mouvement a déjà réussi complètement à s'acquitter de ses multiples tâches de divulgation et d'agitation, et que le besoin se fait sentir d'avoir, parallèlement à un organe central, de nombreux organes locaux. Et ce que signifie la prépondérance des organes locaux chez nous à l'heure actuelle, je laisse à chacun le soin d'en décider. Quant à moi, pour éviter tout malentendu, je formulerai d'une façon précise ma conclusion. Jusqu’à présent, la majorité de nos organisations locales songe presque exclusivement à des organes locaux; elle ne s'occupe activement que de ces derniers, ou peu s'en faut. Chose anormale. Il faut au contraire que la majorité des organisations locales songe principalement à la création d'un organe pour toute la Russie, et qu'elle s'en occupe. Tant qu'il n'en sera pas ainsi, nous ne pourrons pas mettre sur pied un seul journal tant soit peu capable de servir véritablement le mouvement par une ample agitation de presse. Et quand il en sera ainsi, les relations normales entre l'organe central indispensable et les indispensables organes locaux s'établiront d'elles-mêmes.


A première vue il peut sembler que la nécessité de reporter le centre de gravité, du travail local vers le travail à l'échelle nationale, n'est pas indiquée pour le domaine de la lutte économique pure. Ici, l'ennemi direct des ouvriers, ce sont les employeurs isolés ou des groupes d'employeurs non reliés par une organisation rappelant, même de loin, une organisation purement militaire, rigoureusement centralisée, dirigée dans les moindres détails par une volonté unique, comme l'est celle du gouvernement russe, notre ennemi direct dans la lutte politique.

Mais il n'en est point ainsi. La lutte économique. - nous l'avons montré maintes fois - est une lutte professionnelle et c’est pourquoi elle exige le groupement des ouvriers par profession et non pas uniquement sur le lieu de travail. Et ce groupement professionnel est d'autant plus pressant que les employeurs se hâtent de se grouper en sociétés et syndicats de toutes sortes. Notre morcellement et nos méthodes artisanales entravent nettement ce rassemblement, qui nécessite une organisation de révolutionnaires unique pour toute la Russie et capable d'assumer la direction de syndicats ouvriers à l'échelle nationale. Nous avons exposé plus haut le type d'organisation appropriée; ajoutons tout de suite quelques mots seulement au sujet de notre presse.

Nul ne conteste que tout journal social-démocrate ne doive renfermer une rubrique sur la lutte syndicale (économique). Mais la croissance du mouvement syndical nous oblige de même à envisager la création d'une presse syndicale. Il nous semble pourtant qu'à de rares exceptions près, il ne saurait encore être question en Russie d'une telle presse : c'est du luxe, et nous manquons fréquemment de pain quotidien. En matière de presse syndicale, la forme la mieux adaptée aux conditions présentes du travail illégal, la forme dès aujourd'hui nécessaire serait la brochure syndicale. Il faudrait y recueillir, y grouper systématiquement de la documentation légale [4] et illégale sur les conditions de travail dans tel ou tel métier, les diverses conditions dans les différentes régions de la Russie, les principales revendications des ouvriers d'une profession donnée, les insuffisances de la législation qui la concerne; sur les exemples frappants de la lutte économique des ouvriers de telle ou telle corporation; sur les débuts, l'état actuel et les besoins de leur organisation syndicale, etc. D'abord ces brochures dispenseraient notre presse social-démocrate d'une masse de détails professionnels qui n'intéressent spécialement que les ouvriers d'un métier donné. Deuxièmement, elles fixeraient les résultats de notre expérience dans la lutte syndicale, conserveraient la documentation recueillie, qui aujourd'hui se perd littéralement dans la masse des feuilles volantes et des correspondances fragmentaires; elles généraliseraient cette documentation. Troisièmement, elles pourraient servir en quelque sorte de guide aux agitateurs, puisque les conditions de travail sont relativement lentes à changer, les revendications essentielles des ouvriers d'un métier donné sont très stables (comparez les revendications des tisseurs de la région de Moscou en 1885 et celles des tisseurs de la région de Pétersbourg en 1896). Le résumé de ces revendications et de ces besoins pourrait, des années durant, être un excellent manuel pour l'agitation économique dans les localités retardataires ou parmi les catégories d'ouvriers arriérés. Les exemples de grèves victorieuses dans telle région, les données illustrant un niveau supérieur de vie, de meilleures conditions de travail dans telle ou telle localité, encourageraient les ouvriers d'autres localités à des luttes toujours nouvelles. Quatrièmement, en prenant l'initiative de généraliser la lutte professionnelle et en renforçant ainsi la liaison du mouvement syndical russe avec le socialisme, la social-démocratie veillerait en même temps à ce que notre action trade-unioniste n'occupe une partie ni trop petite ni trop grande de l'ensemble de notre travail social-démocrate. Il est très difficile, parfois même impossible, à une organisation locale isolée des organisations des autres villes, d'observer une juste proportion (et l'exemple de la Rabotchaïa Mysl montre à quelle monstrueuse exagération dans le sens du trade-unionisme on peut arriver). Mais une organisation de révolutionnaires pour toute la Russie, qui s'en tiendrait constamment au point de vue du marxisme, dirigerait toute la lutte politique et disposerait d'un état-major d'agitateurs professionnels, ne sera jamais embarrassée pour établir cette juste proportion.


Notes

[1] Voir le Rapport au congrès de Paris (p. 14) : depuis cette époque (1897) jusqu'au printemps 1900, il a paru en différents endroits trente numéros de journaux divers... En moyenne, plus d'un numéro par mois.

[2] Cette difficulté n'est qu'apparente. En réalité, il n’est pas de cercle local qui ne puisse remplir telle ou telle fonction dans une entreprise intéressant toute la Russie. “Ne dites pas : je ne peux pas, mais dites : je ne veux pas.”

[3] Voilà pourquoi même l'exemple d'organes locaux très bien faits confirme entièrement notre point de vue. Ainsi, le Ioujny Rabotchi [l'Ouvrier du Sud] est un excellent journal, qui ne saurait être accusé d'instabilité au point de vue des principes. Mais comme il paraît rarement et qu'il est l'objet de nombreux coups de filet, il n'a pu donner au mouvement local ce qu'il se proposait. Ce qui est le plus nécessaire au parti à l'heure présente - position doctrinale des problèmes fondamentaux du mouvement et ample agitation politique, - l'organe local n'a pas été à même de s'en acquitter. Et ce qu'il a donné de meilleur, comme les articles sur les congrès des propriétaires de mines, le, chômage, etc., n'était pas d’un intérêt strictement local, mais général, pour toute là Russie et non pour le Sud seulement. Dans toute notre presse social-démocrate, nous n'avons pas eu d'articles comme ceux-là.

[4] La documentation légale est d'une importance particulière à cet égard, et nous sommes très loin de savoir la recueillir et l'utiliser avec méthode. Il n'est pas exagéré de dire qu'avec de la documentation légale seule, on peut encore à peu près écrire une brochure syndicale, et qu'il est impossible de le faire avec de la documentation illégale seule. En recueillant parmi les ouvriers de la documentation illégale, sur des questions comme celles que traite la Rabotchaïa Mysl, nous gaspillons inutilement les forces des révolutionnaires (que remplaceraient facilement dans ce travail des militants légaux), sans jamais obtenir de bonne documentation. En effet, les ouvriers connaissent d'ordinaire un seul atelier d'une seule grande usine, presque toujours les résultats économiques, mais non les conditions et normes générales de leur travail; ils ne peuvent acquérir les connaissances que possèdent les employés d'usine, inspecteurs, médecins d'usine, etc. et qui sont éparpillées dans de menues correspondances journalistiques et dans des publications spéciales des industries, des services sanitaires, des zemstvos, etc.
J'ai toujours présente à l'esprit ma première expérience, que je n'aurais jamais recommencée. Durant des semaines, je questionnai “de parti pris” un ouvrier qui venait chez moi, sur tous les détails du régime de la grande usine où il travaillait Je parvins, à grand' peine il est vrai, à faire la description de cette usine (d'une seule usine !). Mais parfois, à la fin de notre entretien, l'ouvrier en essuyant la sueur de son front, me disait avec un sourire: “ Il m'est plus facile de faire des heures supplémentaires que de répondre à vos questions !”
Plus nous mènerons énergiquement la lutte révolutionnaire, et plus le gouvernement sera obligé de légaliser une partie de notre travail “syndical”, ce qui nous déchargera d'autant.


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