1902

Avant-garde et masses, lutte économique et politique, conscience et spontanéité...
L'ouvrage de base du marxisme sur la question du Parti.


Que faire ?

Lénine

III : POLITIQUE TRADE-UNIONISTE ET POLITIQUE SOCIAL-DEMOCRATE

b) COMMENT MARTYNOV A APPROFONDI PLEKHANOV

Quelle quantité de Lomonossov social-démocrates ont fait chez nous leur apparition depuis quelque temps !” a fait remarquer un jour un camarade, entendant par là l'inclination surprenante de beaucoup de ceux qui inclinent à l'économisme à parvenir absolument “par leur propre intelligence” aux grandes vérités (telle, par exemple, que la lutte économique fait penser les ouvriers à la question concernant l'absence de droits), tout en méconnaissant, avec ce souverain mépris propre aux talents innés, tout ce qu'a donné déjà le développement antérieur de la pensée et du mouvement révolutionnaires. Ce talent inné, c'est justement Lomonossov-Martynov. Voyez un peu son article : "Les questions immédiates”, et vous verrez comment il parvient “par sa propre intelligence” à ce que depuis longtemps a été dit par Axelrod (à propos duquel notre Lomonossov, bien entendu, garde un silence absolu); comment il commence par exemple, à comprendre que nous ne pouvons méconnaître l'esprit d'opposition de telles ou telles couches de la bourgeoisie (RD., n°9, pp. 61, 62, 71 - comparez à la “Réponse” de la rédaction du R.D. à Axelrod, pp. 22, 23-24), etc. Mais, hélas ! il ne fait que “parvenir” et que “commencer”, pas plus; car il a encore si peu compris la pensée d'Axelrod, qu'il parle de la “lutte économique contre les patrons et le gouvernement”. Au cours de trois ans (1898-1901) le Rabotchéïé Diélo a concentré ses forces pour comprendre Axelrod, et pourtant... il ne l'a pas encore compris ! Cela tient peut-être à ce que la social-démocratie, "pareille à l'humanité”, ne se pose toujours que des tâches réalisables.

Mais les Lomonossov n'ont pas seulement ceci de particulier qu'ils ignorent bien des choses (ce ne serait que demi-mal !); ils ne se rendent pas compte de leur ignorance. C'est là un vrai malheur, et ce malheur les incite à entreprendre d'emblée d'“approfondir” Plekhanov.

"Depuis que Plekhanov a écrit l'opuscule en question (Des tâches des socialistes dans la lutte contre la famine en Russie), il a coulé beaucoup d'eau, raconte le Lomonossov-Martynov. Les social-démocrates qui ont dirigé pendant dix ans la lutte économique de la classe ouvrière... n'ont pas encore eu le temps de donner un large fondement théorique à la tactique du parti. Maintenant, cette question est venue à maturité, et, si nous voulions fonder théoriquement notre tactique, nous devrions à coup sûr approfondir considérablement les principes tactiques qu'a développés jadis Plekhanov... Nous devrions maintenant établir la différence entre la propagande et l'agitation autrement que ne l'a fait Plekhanov.”
(Martynov vient de rapporter les mots de Plekhanov : “Le propagandiste inculque beaucoup d'idées à une seule personne ou un petit nombre de personnes; l'agitateur n'inculque qu'une seule idée ou qu'un petit nombre d'idées; en revanche il les inculque à toute une masse de personnes").
"Par propagande, nous entendrions l'explication révolutionnaire du régime tout entier, ou de ses manifestations partielles, qu'elle sous une forme accessible à quelques individus seulement ou à la masse, peu importe. Par agitation, au sens strict du mot (sic!); nous entendrions le fait d'appeler les masses à certains actes concrets, le fait de contribuer à l'intervention révolutionnaire directe du prolétariat dans la vie sociale.”

Nos félicitations à la social-démocratie russe - et internationale - qui reçoit ainsi, grâce à Martynov, une nouvelle terminologie plus stricte et plus profonde. Jusqu'à présent, nous pensions (avec Plekhanov et tous les chefs du mouvement ouvrier international) qu'un propagandiste, s'il traite par exemple le problème du chômage, doit expliquer la nature capitaliste des crises, ce qui les rend inévitables dans la société moderne, montrer la nécessité de la transformation de cette société en société socialiste, etc. En un mot, il doit donner “beaucoup d'idées”, un si grand nombre d'idées que, du premier coup, toutes ces idées prises dans leur ensemble ne pourront être assimilées que par un nombre (relativement) restreint de personnes. Traitant la même question, l'agitateur, lui, prendra le fait le plus connu de ses auditeurs et le plus frappant, par exemple une famille sans-travail morte de faim, la mendicité croissante, etc., et, s'appuyant sur ce fait connu de tous, il fera tous ses efforts pour donner à la “masse” une seule idée : celle de la contradiction absurde entre l'accroissement de la richesse et l'accroissement de la misère; il s'efforcera de susciter le mécontentement, l'indignation de la masse contre cette injustice criante, laissant au propagandiste le soin de donner une explication complète de cette contradiction. C'est pourquoi le propagandiste agit principalement par l'écrit, l'agitateur de vive voix. D'un propagandiste, on n'exige pas les mêmes qualités que d'un agitateur. Nous dirons de Kautsky et de Lafargue, par exemple, qu'ils sont des propagandistes, tandis que Bebel et Guesde sont des agitateurs. Distinguer un troisième domaine ou une troisième fonction de l'activité pratique, fonction qui consisterait à “appeler les masses à certains actes concrets”, est la plus grande des absurdités, car l'“appel”, acte isolé, ou bien est le complément naturel et inévitable du traité théorique, de la brochure de propagande, du discours d'agitation, ou bien est une fonction d'exécution pure et simple. En effet, prenons par exemple la lutte actuelle des social-démocrates allemands contre les droits de douane sur les grains. Le théoricien rédige une étude spéciale sur la politique douanière, où il “appelle”, disons, â lutter pour des traités de commerce et pour la liberté du commerce; le propagandiste en fait autant dans une revue, et l'agitateur dans des discours publics. Les "actes concrets” de la masse sont, en l'occurrence, la signature d'une pétition adressée au Reichstag contre l'élévation des droits sur les grains. L'appel à cette action émane indirectement des théoriciens, des propagandistes et des agitateurs, et directement des ouvriers qui colportent les listes de pétition dans les fabriques et au domicile des particuliers. De “la terminologie de Martynov”, il résulte que Kautsky et Bebel seraient tous deux des propagandistes, et les porteurs de listes, des agitateurs. C'est bien cela ?

Cet exemple des Allemands me rappelle le mot allemand Verbalhornung, littéralement : “balhornisation”. Jean Balhorn était un éditeur qui vivait au XVI° siècle, à Leipzig; il publia un abécédaire où, selon l'habitude, figurait entre autres images, un coq; mais ce coq, il le représentait sans ergots et avec deux oeufs près de lui. Sur la couverture, il avait ajouté : “Edition corrigée de Jean Balhorn.” Depuis ce temps-là, les Allemands qualifient de Verbalhornung une “correction” qui, en fait, est le contraire d'une amélioration. L'histoire de Balhorn me revient malgré moi à l'esprit lorsque je vois comment les Martynov “approfondissent” Plekhanov...

Pourquoi notre Lomonossov a-t-il “imaginé” cette terminologie confuse ? Pour montrer que l'Iskra, “de même que Plekhanov, il y a une quinzaine d'années, ne considère qu'un côté des choses” (p. 39). “Dans l'Iskra, pour l'instant du moins, les tâches de la propagande relèguent à l'arrière-plan celles de l'agitation” (p. 52). Si l'on traduit cette dernière phrase de la langue de Martynov en langage humain (car l'humanité n'a pas encore eu le temps d'adopter la terminologie qui vient d'être découverte), on obtient l'affirmation suivante : dans l'Iskra, les tâches de la propagande et de l'agitation politiques relèguent à l'arrière-plan celle qui consiste “à poser au gouvernement des revendications concrètes de mesures législatives et administratives” “promettant des résultats tangibles” (autrement dit, des revendications de réformes sociales, s'il est permis une petite fois encore d'employer l'ancienne terminologie de l'ancienne humanité, qui n'est pas encore à la hauteur de Martynov). Que le lecteur compare à cette thèse la tirade suivante :

“Ce qui nous frappe dans ces programmes” (les programmes des social-démocrates révolutionnaires), “c'est qu'ils mettent constamment au premier plan les avantages de l'action des ouvriers au Parlement (inexistant chez nous) et méconnaissent totalement (par suite de leur nihilisme révolutionnaire) l'importance qu'aurait la participation des ouvriers aux assemblées législatives patronales - existantes chez nous - consacrées aux affaires de l'usine... ou même simplement leur participation à l'administration municipale...."

L'auteur de cette tirade exprime un peu plus ouvertement avec un peu plus de clarté et de franchise, l'idée à laquelle Lomonossov-Martynov est arrivé par sa propre intelligence. Cet auteur, c'est R. M. du “Supplément spécial à la Rabotchaïa Mysl” (p. 15).


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