1902

Avant-garde et masses, lutte économique et politique, conscience et spontanéité...
L'ouvrage de base du marxisme sur la question du Parti.


Que faire ?

Lénine

I : DOGMATISME ET "LIBERTE DE CRITIQUE"

c) LA CRITIQUE EN RUSSIE

A cet égard, la particularité essentielle de la Russie, c'est que le début même du mouvement ouvrier spontané d'une part, et de l'évolution de l'opinion publique avancée vers le marxisme, de l'autre, a été marqué par la réunion d'éléments pertinemment hétérogènes sous un même drapeau pour la lutte contre l'ennemi commun (contre une philosophie politique et sociale surannée). Nous voulons parler de la lune de miel du "marxisme légal". Ce fut un phénomène d'une extrême originalité, à la possibilité duquel personne n'aurait pu croire dans les années 80 ou au début des années 90. Dans un pays autocratique, où la presse est complètement asservie, à une époque de réaction politique forcenée qui sévissait contre les moindres poussées de mécontentement et de protestation politique, la théorie du marxisme révolutionnaire se fraye soudain la voie dans une littérature soumise à la censure, et cette théorie est exposée dans la langue d'Esope mais compréhensible pour tous "ceux qui s'y intéressent". Le gouvernement s'était habitué à ne considérer comme dangereuse que la théorie de la "Narodnaïa Volia" (révolutionnaire); il n'en remarquait pas, comme cela arrive d'ordinaire, l'évolution intérieure et se réjouissait de toute critique dirigée contre elle. Avant que le gouvernement se ressaisît, avant que la lourde armée des censeurs et des gendarmes eût découvert le nouvel ennemi et foncé sur lui, il se passa beaucoup de temps (beaucoup pour nous autres russes). Or, pendant ce temps, des ouvrages marxistes étaient édités, les uns après les autres, des revues et des journaux marxistes se fondaient; tout le monde littéralement devenait marxiste, on flattait les marxistes, on était aux petits soins pour eux, les éditeurs étaient enthousiasmés de la vente extrêmement rapide des ouvrages marxistes. On conçoit que parmi les marxistes débutants, plongés dans la griserie du succès, il se soit trouvé plus d'un "écrivain enorgueilli"...

Aujourd'hui, l'on peut parler de cette période tranquillement, comme on parle du passé. Nul n'ignore que la floraison éphémère du marxisme à la surface de notre littérature provint de l'alliance d'éléments extrêmes avec des éléments très modérés. Au fond, ces derniers étaient des démocrates bourgeois, et cette conclusion (corroborée a l'évidence par leur évolution "critique" ultérieure) s'imposait à certains, du temps que l'"alliance" était encore intacte [1].

Mais s'il en est ainsi, à qui incombe la plus grande responsabilité du "trouble" ultérieur, sinon aux social-démocrates révolutionnaires qui ont conclu cette alliance avec les futurs "critiques" ? Voilà la question, suivie d'une réponse affirmative, qu'on entend parfois dans la bouche de gens qui voient les choses de façon trop rectiligne. Mais ces gens ont bien tort. Seuls peuvent redouter des alliances temporaires, même avec des éléments incertains, ceux qui n'ont pas confiance en eux-mêmes. Aucun parti politique ne pourrait exister sans ces alliances. Or, l'union avec les marxistes légaux fut en quelque sorte la première alliance politique véritable réalisée par la social-démocratie russe. Cette alliance permit de remporter sur le populisme une victoire étonnamment rapide et assura une diffusion prodigieuse aux idées marxistes (vulgarisées, il est vrai). En outre, cette alliance ne fut pas conclue tout à fait sans "conditions". Témoin le recueil marxiste Documents pour servir de caractéristique à notre développement économique, brûlé en 1895 par la censure. Si l'on peut comparer l'accord littéraire passé avec les marxistes légaux à une alliance politique, on peut comparer cet ouvrage à un contrat politique.

La rupture ne provint évidemment pas de ce que les "alliés" s'étaient avérés des démocrates bourgeois. Au contraire, les représentants de cette dernière tendance sont pour la social-démocratie des alliés naturels et désirables, pour autant qu'il s'agit de ses tâches démocratiques que la situation actuelle de la Russie porte au premier plan. Mais la condition nécessaire d'une telle alliance, c'est la pleine possibilité pour les socialistes de dévoiler devant la classe ouvrière l'opposition hostile de ses intérêts avec ceux de la bourgeoisie. Or, le bernsteinisme et la tendance "critique" auxquels se rallièrent en foule la plupart des marxistes légaux, enlevaient cette possibilité et pervertissaient la conscience socialiste en avilissant le marxisme, en prêchant la théorie de l'émoussement des antagonismes sociaux, en proclamant absurde l'idée de la révolution sociale et de la dictature du prolétariat, en ramenant le mouvement ouvrier et la lutte de classes à un trade-unionisme étroit et à la lutte pour de menues réformes graduelles. Cela équivaut parfaitement à la négation, par la démocratie bourgeoise, du droit du socialisme à l'indépendance, et, par conséquent de son droit à l'existence; cela tendait en pratique à transformer le mouvement ouvrier, alors à ses débuts, en appendice du mouvement libéral.

Il est évident que dans ces conditions la rupture s'imposait. Mais l'"originalité" de la Russie fut que cette rupture amena simplement l'élimination des social-démocrates de la littérature "légale", la plus accessible au public et la plus répandue. Les "ex-marxistes" qui s'étaient groupés "sous le signe de la critique" et avaient obtenu le quasi-monopole de "l'exécution" du marxisme s'y étaient retranchés. Les devises : "contre l'orthodoxie" et "vive la liberté de critique" (reprises maintenant par le Rabotchéïé Diélo) devinrent aussitôt des vocables à la mode. Que même censeurs et gendarmes n'aient pu résister à cette mode, c'est ce que montrent des faits tels que l'apparition de trois éditions russes du livre du fameux (fameux à la façon d'Erostrate) Bernstein ou la recommandation, par Zoubatov, des ouvrages de Bernstein, Prokopovitch, etc. (Iskra, n°10). Les. social-démocrates avaient alors la tâche déjà difficile par elle-même, et rendue incroyablement plus difficile encore par les obstacles purement extérieurs, de combattre le nouveau courant. Or, celui-ci ne se limitait pas à la littérature. L'évolution vers la "critique" se rencontrait avec l'engouement des social-démocrates praticiens pour l'"économisme".

La naissance et le développement du lien et de la dépendance réciproque entre la critique légale et l'économisme illégal est une question intéressante qui pourrait faire l'objet d'un article spécial. Il nous suffira de marquer ici l'existence incontestable de ce lien. Le fameux Credo [2] n'acquit une célébrité aussi méritée que parce qu'il formulait ouvertement cette liaison et dévoilait incidemment la tendance politique fondamentale de l'"économisme" : aux ouvriers, la lutte économique (ou plus exactement : la lutte trade-unioniste qui embrasse aussi la lutte spécifiquement ouvrière); les intellectuels marxistes se fondront avec les libéraux pour la "lutte" politique.

L'activité trade-unioniste "dans le peuple" fut l'accomplissement de la première moitié de la tâche; la critique légale, de la seconde. Cette déclaration était une arme si précieuse contre l'économisme que si le Credo n'avait pas existé, il aurait fallu l'inventer.

Le Credo ne fut pas inventé; il fut publié sans l'assentiment et peut-être même contre la volonté de ses auteurs. En tout cas, l'auteur de ces lignes, qui contribua à étaler au grand jour le nouveau "programme [3]", a eu l'occasion d'entendre regretter et déplorer que le résumé des vues des orateurs, jeté par eux sur le papier, ait été répandu en copies, décoré de l'étiquette de Credo et même publié dans la presse en même temps que la protestation ! Si nous rappelons cet épisode, c'est parce qu'il révèle un trait fort curieux de notre économisme : la crainte de la publicité. C'est bien là un trait de l'économisme en général, et pas seulement des auteurs du Credo : il s'est manifesté dans la Rabotchaïa Mysl [4] - partisan le plus franc et le plus honnête de l'économisme, - et dans le Rabotchéïé Diélo (qui s'est élevé contre la publication de documents "économistes" dans le Vademecum), et dans le comité de Kiev qui n'a pas voulu, il y a deux ans, autoriser qu'on publiât sa "profession de foi", en même temps que la réfutation [5] de cette dernière, - comme il s'est manifesté chez beaucoup, beaucoup de représentants de l'économisme.

Cette crainte de la critique que montrent les partisans de la liberté de critique ne saurait être expliquée uniquement par la ruse (quoique la ruse joue parfois un rôle : il n'est pas avantageux en effet d'exposer à l'attaque de l'adversaire les essais encore fragiles d'une tendance nouvelle !). Non, la majorité des économistes, avec une sincérité parfaite, voit sans bienveillance (et de par l'essence même de l'économisme ne peut que voir sans bienveillance) toutes les discussions théoriques, divergences de fraction, vastes problèmes politiques, projets d'organisation des révolutionnaires, etc. "On ferait bien d'écouler le tout à l'étranger !", me dit un jour un des économistes assez conséquents, exprimant par là cette opinion extrêmement répandue, purement trade-unioniste, encore une fois, que notre affaire c'est le mouvement ouvrier, les organisations ouvrières de chez nous, de notre localité, - et que tout le reste, ce sont des inventions de doctrinaires, une "surestimation de l'idéologie", selon l'expression des auteurs de la lettre parue dans le n° 12 de l'Iskra à l'unisson avec le n° 10 du Rabotchéïé Diélo.

La question se pose maintenant : étant donné ces particularités de la "critique" et du bernsteinisme russes, quelle devait être la tâche de ceux qui, réellement, et non pas seulement en paroles, voulaient combattre l'opportunisme ? Tout d'abord, il fallait songer à reprendre le travail théorique, qui, à peine commencé à l'époque du marxisme légal, retombait maintenant sur les militants illégaux; sans ce travail, la croissance normale du mouvement était impossible. Ensuite, il était nécessaire d'engager une lutte active contre la "critique" légale qui pervertissait à fond les esprits. Enfin, il fallait s'élever vigoureusement contre la dispersion et les flottements du mouvement pratique, en dénonçant et réfutant toute tentative de rabaisser, consciemment ou inconsciemment, notre programme et notre tactique.

Que le Rabotchéïé Diélo ne se soit acquitté ni de la première, ni de la deuxième, ni de la troisième de ces tâches, on le sait, et nous aurons plus loin à analyser en détail cette vérité bien connue, sous les angles les plus divers. Maintenant nous voulons simplement montrer la contradiction flagrante qui existe entre la revendication de la "liberté de critique" et les particularités de notre critique nationale et de notre économisme russe. Jetez en effet un coup d'œil sur la résolution par laquelle l'"Union des social-démocrates russes à l'étranger" a confirmé le point de vue du Rabotchéïé Diélo :

"Dans l'intérêt du développement idéologique ultérieur de la social-démocratie, nous reconnaissons que la liberté de critiquer la théorie social-démocrate est absolument nécessaire dans la littérature du parti, dans la mesure où cette critique ne contredit pas le caractère de classe et le caractère révolutionnaire de cette théorie." (Deux congrès, p. 10.)

Et les motifs, c'est que cette résolution, "dans sa première partie, coïncide avec la résolution du congrès du Parti à Lubeck, au sujet de Bernstein"... - Dans la simplicité de leur cœur, "ceux de l'Union" ne remarquent même pas quel testimonium paupertatis (certificat d'indigence) ils se décernent par ce copiage !.. - "mais... dans sa deuxième partie, elle circonscrit la liberté de critique plus étroitement que ne l'a fait le congrès de Lubeck"

Ainsi donc, la résolution de l'"Union" serait dirigée contre les bernsteiniens russes ? Autrement, il serait tout à fait absurde de s'en référer à Lubeck ! Mais il est faux qu'elle "circonscrive étroitement la liberté de critique". Par leur résolution de Hanovre, les Allemands ont, point par point, repoussé justement les amendements de Bernstein et, par celle de Lubeck, ils ont donné un avertissement personnel à Bernstein en le nommant dans la résolution. Cependant nos "libres" imitateurs ne font pas la moindre allusion à une seule des manifestations de la "critique" et de l'économisme spécialement russes. Etant donné cette réticence, l'allusion abstraite au caractère de classe et au caractère révolutionnaire de la théorie laisse beaucoup plus de place aux fausses interprétations, surtout si "l'Union" se refuse à classer dans l'opportunisme la "tendance dite économiste" (Deux Congrès, p. 8, § 1). Cela, soit dit en passant. L'important, c'est que les positions des opportunistes par rapport aux social-démocrates révolutionnaires sont diamétralement opposées en Allemagne et en Russie. En Allemagne, les social-démocrates révolutionnaires, comme on sait, s'affirment pour la conservation de ce qui est : pour l'ancien programme et l'ancienne tactique connus de tous et expliqués dans tous leurs détails par l'expérience de dizaines et de dizaines d'années. Or, les "critiques" veulent introduire des modifications et, comme ils sont une infime minorité et que leurs tendances révisionnistes sont très timides, on comprend pour quels motifs la majorité se borne à rejeter froidement leur "innovation". En Russie, au contraire, critiques et économistes sont pour la conservation de ce qui est : les "critiques" veulent continuer à être considérés comme des marxistes et à jouir de la "liberté de critique" dont ils ont profité à tous égards (car au fond, ils n'ont jamais reconnu aucune cohésion dans le parti [6]; d'ailleurs, nous n'avions pas un organe de parti universellement reconnu et capable de "limiter", ne fût-ce que par un conseil, la liberté de critique); les économistes veulent que les révolutionnaires reconnaissent "les pleins droits du mouvement à l'heure actuelle" (Rab. Diélo, n° 10, p. 25), c'est-à-dire la "légitimité" de l'existence de ce qui existe; que les "idéologues" ne cherchent pas à "faire dévier" le mouvement de la voie "déterminée par le jeu réciproque des éléments matériels et du milieu matériel" ("lettre" du n° 12 de l'Iskra); que l'on reconnaisse comme désirable la lutte "que les ouvriers peuvent mener dans les circonstances présentes", et comme possible celle "qu'ils mènent en réalité au moment présent" ("Supplément spécial à la Rabotchaïa Mysl", p. 14). Mais nous, social-démocrates révolutionnaires, ce culte du spontané, c'est-à-dire de ce qui est "au moment présent", ne nous satisfait pas. Nous exigeons que soit modifiée la tactique qui a prévalu ces dernières années; nous déclarons que "avant de nous unir et pour nous unir, il faut d'abord nous délimiter résolument et délibérément" (annonce de la publication de l'Iskra [7]). En un mot, les Allemands s'en tiennent à l'état actuel des choses et repoussent les changements; quant à nous, repoussant la soumission et la résignation à l'état de choses actuel, nous en réclamons le changement.

C'est cette "petite" différence que nos "libres" copieurs de résolutions allemandes n'ont pas remarquée !


Notes

[1] Allusion à l'article de K. Touline contre Strouvé (voir Lénine : oeuvres, 4° éd. russe, t. 1, pp. 315-484. N.R.), article tiré d'un rapport intitulé : Répercussion du marxisme dans la littérature bourgeoise. (Note de l'auteur à l'édition de 1907. N.R.)

[2] Le Credo est le manifeste des économistes publié en 1899. Il provoquera la publication d'une Protestation par Lénine.

[3] Il s'agit de la protestation des 17 contre le Credo. L'auteur de ces lignes participa à la rédaction de cette protestation (fin 1899). La protestation et le Credo furent imprimés à l'étranger au printemps de 1900. (Voir Lénine oeuvres, 4° éd. russe, t. 4, pp. 149-163. N.R.) On sait maintenant par un article de Mme Kouskova (dans le Byloïe, je crois) qu'elle était l'auteur du Credo. Et parmi les "économistes" de cette époque à l'étranger, un rôle marquant était joué par M. Prokopovitch. (Note de l'auteur à l'édition de 1907. N.R.)

[4] La Rabotchaïa Mysl était la revue des économistes de 1897 à 1902.

[5] A ma connaissance, la composition du Comité de Kiev a changé depuis.

[6] A elle seule, cette absence de cohésion véritable dans le parti et de tradition de parti constitue, entre la Russie et l'Allemagne, une différence cardinale qui devrait mettre tout socialiste sensé en garde contre l'imitation aveugle. Et voici un échantillon de ce à quoi peut aboutir la "liberté de critique" en Russie. Le critique russe Boulgakov fait au critique autrichien Hertz cette remontrance : "Malgré toute l'indépendance de ses conclusions, Hertz sur ce point (la coopération) reste apparemment trop lié par l'opinion de son parti et, quoique en désaccord sur les détails, ne se résout pas à abandonner le principe général." (Le capitalisme et l'agriculture, t. Il p. 287.) Un sujet d'un Etat politiquement asservi, dans lequel les 999/1000 de la population sont pervertis jusqu'à la moelle des os par la servilité politique et n'ont aucune idée de l'honneur de parti et de la cohésion du parti, tance avec hauteur un citoyen d'un Etat constitutionnel, parce que celui-ci est trop "lié par l'opinion du parti" ! Il ne reste plus à nos organisations illégales qu'à se mettre à rédiger des résolutions sur la liberté de critique...

[7] Voir Lénine : oeuvres, 4° éd. russe, t. 4, p. 329 (N.R.)


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