Lénine


Le développement du capitalisme en Russie


Chapitre VI : LA MANUFACTURE CAPITALISTE ET LE TRAVAIL A DOMICILE POUR LE CAPITALISTE


IV. LA DIVISION TERRITORIALE DU TRAVAIL

ET LA SÉPARATION DE L'AGRICULTURE ET DE L'INDUSTRIE

Comme nous l'avons déjà noté, la division du travail en général est directement liée à la division territoriale du travail, au fait que certaines régions sont spécialisées dans la production d'un seul produit, parfois d'une seule variété ou même d'une seule partie précise du produit. La prédominance du travail à la main, le fait qu'il existe une masse de petites entreprises, que l'ouvrier continue à être lié à la terre, que les artisans sont rivés à une spécialité bien précise, tout cela conduit inévitablement à l'isolement de certains districts manufacturiers. Parfois cet isolement local est si grand que les districts sont complètement coupés du monde extérieur avec lequel seuls les patrons marchands ont des contacts [1].

Dans la tirade ci-dessous, M. Kharisoménov sous-estime l'importance de la division territoriale du travail. «L'empire russe est si vaste, écrit-il, que les richesses naturelles y sont extrêmement diverses: telle région est riche en forêts et en gibier, telle autre en bétail, telle autre encore en argile ou en minerai de fer. Ce sont ces caractères naturels qui ont déterminé le type de l'industrie. Les grandes distances et l'insuffisance des moyens de communication rendaient le transport des matières premières impossible ou extrêmement onéreux. De ce fait, les industries devaient obligatoirement s'installer dans les localités où se trouvaient les matières premières. C'est ce qui explique cette spécialisation de la production marchande par vastes régions d'un seul tenant, qui constitue le trait caractéristique de notre industrie.» (Iouriditcheski Vestnik, l.c., p. 440.)

La division territoriale du travail est caractéristique non pas de notre industrie, mais de la manufacture (et cela vaut pour la Russie comme pour les autres pays). Les petites industries n'avaient pas pu créer d'aussi vastes zones; la fabrique a brisé leur isolement et facilité le transfert des entreprises et des masses d'ouvriers vers d'autres endroits. Non seulement la manufacture crée des régions d'un seul tenant mais elle introduit la spécialisation au sein même de ces régions (la division du travail par marchandises). Pour qu'il y ait une manufacture, il n'est absolument pas obligatoire que les matières premières se trouvent dans la localité. Il arrive d'ailleurs très fréquemment qu'il n'en soit pas ainsi. S'il y a une manufacture, en effet, cela veut dire qu'il existe des relations commerciales assez étendues [2].

A ce stade de l'évolution capitaliste, la séparation de l'agriculture et de l'industrie prend une forme particulière déterminée par les caractères de la manufacture que nous venons de décrire. Le type que l'on rencontre le plus couramment dans l'industrie, n'est plus le paysan mais le «maître-ouvrier» qui ne s'occupe pas d'agriculture (et à l'autre pôle, le marchand et le patron d'atelier). Dans la majorité des cas, ainsi que nous l'avons vu plus haut, les métiers organisés sur le modèle de la manufacture ont des centres non agricoles: ce sont ou bien des villes ou bien (et plus fréquemment) des bourgs dont les habitants ne s'occupent presque pas d'agriculture et qui doivent être classés parmi les agglomérations de caractère industriel et commercial. Cette séparation de l'industrie et de l'agriculture a des causes profondes qui résident dans la technique de la manufacture, dans son régime économique, dans les particularités du mode de vie (ou de culture). La technique lie les ouvriers à une spécialité bien précise ce qui, d'une part, les rend inaptes à l'agriculture (manque de forces, etc.) et qui, d'autre part, demande une pratique du métier prolongée et ininterrompue. Dans le régime économique de la manufacture, la différenciation entre les ouvriers qui s'occupent d'industrie est infiniment plus profonde que dans les petites industries (nous savons que dans ces dernières, la décomposition agricole se poursuit, parallèlement à la décomposition industrielle). Du fait de cette paupérisation absolue des masses de petits producteurs, qui est la condition et la conséquence de la manufacture, celle-ci se trouve dans l'impossibilité de recruter son personnel parmi les agriculteurs plus ou moins aisés. Dans les particularités culturelles de la manufacture il faut ranger 1) le fait que ces métiers existent depuis très longtemps (parfois depuis plusieurs siècles), ce qui laisse une empreinte sur la population et 2) le fait que la population a un niveau de vie plus élevé que la moyenne [3]. Nous allons parler plus en détail de cette dernière particularité, mais tout d'abord, il nous faut noter que la manufacture ne réussit pas à séparer complètement l'agriculture de l'industrie. Tant que la technique repose sur le travail à la main, les grosses entreprises ne peuvent pas éliminer complètement les petites, surtout si les petits «koustaris» allongent leur journée de travail et abaissent le niveau de leurs besoins: nous avons vu que dans ces conditions, la manufacture provoquait même un développement des petites industries. C'est pourquoi il est tout naturel que dans la majorité des cas, les centres manufacturiers non agricoles soient entourés de localités agraires dont les habitants s'occupent également d'industrie. Ce phénomène montre clairement que la manufacture a un caractère de transition entre la petite production réalisée à la main et la fabrique. Si, même en Occident, la période manufacturière du capitalisme n'a pu détacher entièrement les ouvriers d'industrie de l'agriculture [4], [5] à plus forte raison en Russie où il existe toute une série d'institutions liant les paysans à la terre, cette séparation devait-elle nécessairement être retardée. C'est pourquoi dans la manufacture capitaliste russe, répétons-le une fois de plus, le phénomène le plus typique est le centre non agricole qui attire les populations mi-agraires-mi-industrielles des villages environnants, qu'il domine.

Il est particulièrement intéressant de noter que c'est dans ces centres non agricoles que le niveau de culture de la population est le plus élevé. En règle générale, les habitants de ces centres sont plus instruits et ont un niveau de vie et des besoins plus élevés que la «masse inculte des cul-terreux» dont ils se distinguent très nettement [6]. On conçoit l'extrême importance de ce fait qui montre clairement le rôle historique progressiste du capitalisme, d'autant plus qu'il s'agit là d'un capitalisme purement «populaire» que le populiste le plus enragé aurait bien du mal à qualifier d'artificiel puisque, dans leur écrasante majorité, les centres dont nous parlons appartiennent à l'industrie «artisanale». Là encore on voit apparaître le caractère transitoire de la manufacture: cette transformation morale de la population, en effet, la manufacture ne fait que l'amorcer et seule la grosse industrie mécanique pourra la mener à son terme.


Notes

Les notes rajoutées par l’éditeur sont signalées par [N.E.]

[1] L'industrie des petits-gris dans le district de Kargopol, celle des cuillers dans le district de Sémionov.

[2] Ce sont des matières premières importées (c'est-à-dire non locales, qui sont traitées par les tissages, par les industries du cuir de Pavlovo, de Gjel, de Perm, etc. (Cf. Etudes, pp. 122-124.) (Voir Lénine, Œuvres, Paris-Moscou, t. 2, pp. 373-376. - N.R.)

[3] M. V.V. assure dans ses Essais sur l'industrie artisanale que "chez nous... existent très peu d'endroits où les «koustaris» ont complètement abandonné l'agriculture» (p. 36), - nous avons montré plus haut qu'il en existe au contraire un très grand nombre,- et que «les faibles traces de division du travail que nous observons dans notre pays doivent être attribuées moins à l'énergie du progrès industriel qu'à l'invariabilité des proportions de la propriété terrienne des paysans...» (40). M. V. V. ne remarque pas que les endroits dont il parle se distinguent par un régime spécifique de la technique, de l'économie et de la culture, qu'ils caractérisent une phase particulière du développement du capitalisme. Ce qui importe, c'est que les «bourgs industriels» ont pour la plupart reçu le «lot minimum» (p. 39) - (en 1861, quand leur vie industrielle datait de dizaines et parfois de centaines d'années !) - et, bien entendu, n'était cette tolérance des autorités, il n'y aurait pas eu de capitalisme.

[4] Das Kapital, I2, pp. 779-780. (Voir note suivante).

[5] K. Marx, le Capital, livre I, tome III, Editions Sociales, Paris, 1962, pp. 189-191. [N.E.]

[6] L'importance de ce fait nous oblige à compléter les données du paragraphe II. Le bourg de Boutourlinovka (district de Bobrov, province de Voronèje) est un des centres de l'industrie du cuir. Il compte 3681 foyers, dont 2383 ne s'occupent pas d'agriculture, et plus de 21000 habitants. Il y a 53% des foyers dont les membres savent lire et écrire alors que dans l'ensemble du district, il n'y en a que 38% (Recueil de la statistique des zemstvos pour le district de Bobrov). Le bourg de Pokrovskaïa et le village de Balakovo (province de Samara) ont chacun plus de 15000 habitants, dont beaucoup sont venus d'ailleurs. Le nombre de paysans sans exploitation est de 50% et 42%. Le nombre des personnes sachant lire et écrire dépasse la moyenne. D'une façon générale, la statistique établit que dans les localités commerciales et industrielles la proportion d'illettrés est moins grande qu'ailleurs et que l'on «voit apparaître une masse de foyers sans exploitation agricole» (Recueil de la statistique des zemstvos pour les districts de Novoouzensk et de Nikolaïev). Pour le niveau culturel plus élevé des «koustaris», cf. encore Travaux de la commission artisanale, t. III, p. 42; t. VII, p. 914; Smirnov, l.c., p. 59; Grigoriev, l.c., pp. 106 et suiv.; Annenski, l.c., p. 61; Recueil de Nijni-Novgorod, t. II, pp. 223-239; Comptes rendus et recherches, t. II, p. 243; t. III, p. 151. Ensuite, les Petites industries de la province de Vladimir, t. III, p. 109, où l'auteur M. Kharisoménov reproduit en termes vivants la conversation qu'il eut avec son postillon, tisserand de soie. Celui-ci critiquait durement et sans pitié la sombre existence du paysan, le bas niveau de ses besoins, son inculture, etc., et finit par cette exclamation: «Ah, mon Dieu, quand on pense au mal qu'on se donne pour vivre!» On a remarqué depuis longtemps que le paysan russe est surtout pauvre par la conscience de sa pauvreté. Quant à l'ouvrier de la manufacture capitaliste (sans parler de la fabrique), force est de dire que sous ce rapport, c'est un homme relativement très riche.


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