1885

Source : Revue Philosophique de la France et de l'Étranger, T. 20 (juillet à décembre 1885), pp. 253-267.

Téléchargement : cliquer sur le format de contenu désiré

Format ODT (LibreOffice) Format PDF (Adobe Acrobat)

Recherches sur les origines de l'idée du bien et du juste

 

Paul Lafargue


I

L'étude combinée de la logique et de la grammaire, ainsi que le constatait M. P. Regnaud dans la Revue philosophique de février 18851, a depuis longtemps démontré que le sens abstrait d'un mot est postérieur à son sens concret, que par exemple l'idée que rend Speciosus dans le sens de Beau est une abstraction de son sens étymologique : visible, manifeste, éclairé, brillant. Démontrer que le sens abstrait est postérieur au sens concret, c'est prouver que les idées abstraites, morales et autres, sont des idées acquises, ce que nie la philosophie spiritualiste — il est donc possible de remonter à leur origine.

Mallinckrodt, dans son De arte typographicâ2, ne pouvant découvrir de quelle façon les lettres avaient été inventées, — on le sait aujourd'hui, — se mettait l'esprit en repos en les considérant comme un don de Dieu. Les hommes n'ont jamais manqué de placer hors de leur portée les causes des phénomènes qu'ils ne savaient saisir. Si des philosophes ont fait des idées abstraites, mathématiques aussi bien que morales, autant d'attributs d'un être surnaturel, qui les communiquait aux mortels au fur et à mesure de leur développement intellectuel et moral, — d'autres, au contraire, ont recherché leurs origines, non par delà les nuages, mais sur terre. Le disciple d'Anaxagoras, qui fut le maître de Socrate, Archélaüs, ainsi que les philosophes du XVIIIe siècle qui reprirent sa thèse, voyaient dans les lois humaines la mère des idées morales, et expliquaient ainsi pourquoi « le trajet d'une rivière faisait crime » ce qui était vertu en deçà3. Il est, en effet, hors de dispute que les lois d'un pays déterminent jusqu'à un certain point ses notions du juste et de l'injuste ; par exemple, là où les lois autorisent l'esclavage, les hommes aux consciences les plus pointilleuses trafiquent sans scrupules avec le bétail humain. Mais les lois ne se formulent que lorsque les phénomènes qu'elles régissent existent. — L'homme agit dans le milieu social et il crée les mœurs ; il réfléchit sur les phénomènes sociaux créés par lui et il rédige les lois. Par conséquent, l'origine des idées morales est par delà les lois écrites, dans les « lois non écrites », dans les coutumes et les usages des peuples primitifs. — Les études des cinquante dernières années sur les commencements des sociétés humaines, permettent de porter plus en arrière qu'on ne l'avait fait jusqu'ici, les recherches sur l'origine des idées morales, et de serrer de plus près ce problème qui a tant préoccupé la pensée philosophique.

M. Regnaud écrivait dans l'article précité que son étude sur l'Evolution de l'idée de briller, pour être complète, exigerait l'analyse des vocabulaires raisonnés du monde entier. Si chaque peuple, si chaque race humaine avait un mode spécial de développement, il faudrait, en effet, connaître les développements particuliers de tous les peuples, avant d'arriver à une idée générale de l'évolution des phénomènes humains. Mais tel n'est pas le cas. Toutes les sociétés humaines passent plus ou moins rapidement par les mêmes phases de développement. C'est ainsi que Marx a pu dire : « le pays le plus développé industriellement, montre à ceux qui le suivent sur l'échelle industrielle l'image de leur propre avenir »4. — Déjà Vico avait conçu « une histoire idéale..., que répéteraient dans le temps les histoires de toutes les nations, de quelque état de sauvagerie, de barbarie..., que partent les hommes pour se domestiquer (ad addimesticarsi) »5. Aussi le profond penseur napolitain affirmait qu'il « devait nécessairement exister dans la nature des choses humaines une langue mentale commune à toutes les nations, laquelle langue désigne uniformément la substance des choses qui sont les causes agissantes de la vie sociale, et se plie à autant de formes différentes que les choses peuvent revêtir d'aspects divers. Nous en avons la preuve dans ce fait que les proverbes, ces maximes de la sagesse vulgaire, sont de la même substance chez toutes les nations antiques et modernes, bien qu'ils soient exprimés dans les formes les plus différentes »6.

L'existence d'un « plan unique d'organisation » — c'était l'expression de G. Saint-Hilaire — est aujourd'hui un fait acquis pour nombre d'esprits théoriques ; mais ce plan d'organisation, cette histoire idéale, n'est pas préconçu par un être surnaturel, qui en surveillerait la réalisation : — le mouvement dialectique des phénomènes engendre ce plan. Une fois ce plan découvert, on constate que les phénomènes de même nature et de même milieu suivent fatalement la même marche évolutive. — Si l'on parvenait à trouver la méthode suivie par un peuple quelconque dans la formation de ses idées, elle serait, du moins dans ses grandes lignes, celle employée par tous les peuples parvenus au même degré de développement.

II — Idée du bien.

Dans les langues européennes, les mots qui désignent les biens matériels et ce qui est en ligne droite, désignent aussi les vertus morales et ce qui est juste. Le fait est digne de remarque, bien qu'il soit peu remarqué ; mais ainsi il en va d'habitude avec les faits journaliers, ils sont les derniers à attirer l'attention. — Comment la langue vulgaire et la langue philosophique ont-elles pu confondre sous le même vocable le matériel et l'idéal ? — La matière se serait-elle transmuée en idée ? — Comment s'est accomplie cette transmutation ? — Qui répondrait à ces questions contribuerait, je crois, à la solution du problème de l'origine des idées. — Je vais essayer d'y répondre.

Άγαθόϛ, vertueux, etc., τὸ άγαθὸυ, le Bien, τα άγαθα, biens, richesses.

Bonus, vertueux, etc., bonum, le Bien moral, bona, biens, etc.

De même, en anglais Good, goods ; en breton Mad, pluriel madou, etc.

Άγαθόϛ, έσθλός, bonus, veulent aussi dire brave, courageux, noble.

Bon ne réveille pas toujours, en français, l'idée de bonté, de douceur; exemple : un bon coup de poing ; une bonne maladie, etc. Ces locutions populaires préservent la signification primitive du mot. Dans l'ancienne langue, Bon, en tant que substantif, se prenait pour biens, faveurs, profit, avantage, volonté, etc.7. — Bonhomme (bons homs), voulait dire homme brave ; pendant la Jacquerie, il signifia « le pire des pires » ; on nommait les magistrats des villes des bons homs ; les chefs de la République florentine du XIIIe siècle des buoni uomini.

Goodman, bonhomme en anglais, impliquait une idée de supériorité ; il se disait pour maître de maison, chef de famille. Après avoir caractérisé l'homme d'armes, il finit, ainsi qu'en français, par désigner le paysan (Goodman-Hodge correspond à notre Jacques-Bonhomme).

Gudeman, Guidman (écossais), passa par la même série évolutive ; usité d'abord pour seigneur (laird), pour le Diable quand on voulait le flatter, il fut employé pour petit propriétaire, cultivateur, paysan-propriétaire, pour fermier non propriétaire.

C'est sans doute lorsque Bonhomme arriva à être appliqué généralement aux paysans que pressuraient sans pitié les nobles et les gens d'armes (« vivre sur le bonhomme » était une expression courante), que le mot prit le sens ridicule qu'il a conservé ; un instant, au XIVe siècle, il était synonyme de Coqu. Par l'addition d'une désinence, bon et good deviennent bonasse et goody. Dans l'antiquité, Άγαθόϛ et Bonus ne pouvaient devenir grotesques ; bonasse était εύήθης, insultus, ineptus, etc. Les écrivains de la période byzantine emploient άγαθὸς, surtout dans le sens de bon, qu'il n'a dû acquérir que tardivement8 ; et ce n'est que dans le latin du moyen âge que l'on rencontre Bonatus, bonasse.

L'homme qui était άγαθὸς et bonus, était non seulement honnête, vertueux, mais encore et surtout brave, généreux, de famille noble , et propriétaire plus ou moins riche. Dans les temps héroïques de la Grèce et de Rome, la bravoure et la générosité étaient aussi indispensables aux propriétaires que l'orthographe aux académiciens. — Indra, le dieu védique, personnifie les héros primitifs de toutes les nations ; il est le Dieu guerrier par excellence, toujours en lutte pour conquérir des présents qu'il prodigue à ses fidèles, qui ne s'attachent à lui que parce qu'il est fort, courageux, généreux. Les héros antiques ne pouvaient s'entourer de compagnons d'armes, et dans la suite, de clients ; ils ne pouvaient acquérir des richesses, des troupeaux, des femmes, des terres, pour eux et leurs fidèles, qu'en se battant, et ils ne les conservaient qu'en se battant continuellement. Le qui terre a, guerre a, du moyen âge, était vrai surtout alors. La vie des héros était un long combat : ils mouraient jeunes, comme Hector, comme Achille. Le propriétaire de troupeaux et de récoltes ne confiait pas leur défense à des troupes mercenaires, il les protégeait de son corps. Dans ces temps guerriers, il était aussi impossible de concevoir un propriétaire de biens sans bravoure et générosité, qu'aujourd'hui des directeurs de mines, d'usines de produits chimiques ou d'autres grandes exploitations industrielles et agricoles, sans capacités administratives et connaissances scientifiques variées.

La propriété était alors exigeante, elle imposait des qualités morales au propriétaire.

Mais les hommes primitifs possédaient cette bravoure et cette générosité avant de devenir des propriétaires, avant même que la propriété terrienne fût constituée ; elles étaient des qualités prépropriétaires ; c'étaient celles qui conduisaient les héros à la propriété et qui les maintenaient propriétaires : — on ne pouvait être propriétaire sans les qualités morales des héros. Le même procédé d'anthropomorphisme qui déifia les phénomènes de la nature en les dotant de qualités humaines, amena les hommes à attribuer des vertus héroïques aux biens matériels. Cet anthropomorphisme était loin d'être irrationnel. Les patriciens des sociétés antiques, c'est-à-dire ceux qui possédaient le sol, se réservaient le métier des armes, qu'ils interdisaient aux esclaves et même aux artisans des métiers (sordidæ artes). Au moyen âge, le droit d'aller armé à cheval n'était permis qu'aux noble9. La défense du territoire incombait de droit aux possesseurs du sol, aux nobles, aux patriciens. Les Lacédémoniens choisissaient les propriétaires parmi les άγαθοεργοί, qui devaient toujours être à la disposition de la république10. Les Athéniens désignaient parmi les possesseurs d'au moins trois talents les λειτουργοί, les τριήραρχοι, etc., qui devaient défrayer les dépenses des fêtes publiques et de l'armement des galères. Puisqu'il n'était permis qu'aux propriétaires de biens d'être braves, généreux et de posséder les qualités de l'idéal héroïque ; puisque, sans la possession de biens matériels, les vertus morales étaient inutiles et même criminelles ; — les patriciens de Lacédémone massacrèrent 2000 ilotes qui les avaient sauvés par leur bravoure ; — puisque la possession de biens matériels était condition nécessaire de celle des vertus morales ; rien n'était plus naturel que d'identifier les vertus morales avec les biens matériels et de les désigner par le même mot. L'habit finit par faire le moine. Quand l'idéal philosophique commença à poindre à côté de l'idéal héroïque, il débuta par faire siennes les vertus des patriciens et non celles des artisans et des esclaves : — aussi ne doit-on pas s'étonner, ainsi que le font les moralistes modernes, de ce que les philosophes grecs et latins condamnent à l'envi le commerce et tout travail manuel, comme dégradant la dignité humaine. Dans sa république idéale, Platon privait les artisans de leurs droits politiques et condamnait à la prison tout citoyen convaincu de s'être avili par le commerce. Sa haine du travail manuel était si extrême, que Plutarque raconte qu'il s'indignait contre deux de ses disciples, parce qu'ils avaient essayé de résoudre certains problèmes géométriques à l'aide de procédés mécaniques ; ils rabaissaient la géométrie en expliquant ses vérités par des procédés qui exigeaient le travail des mains. — Plusieurs philosophes grecs placèrent le bonheur suprême dans la possession des richesses, qui, en débarrassant l'homme du travail dégradant de la boutique et des métiers, lui permettaient de se développer physiquement et intellectuellement, et d'acquérir les vertus morales de l'idéal antique. Tous les philosophes, en prenant pour désigner le Bien moral, le mot courant qui signifiait richesses, ratifièrent inconsciemment la décision du Sens commun, qui, selon Jouffroy, « n'est qu'une collection de solutions des questions qu'agitent les philosophes ; le Sens commun est donc une autre philosophie antérieure à la philosophie proprement dite, puisqu'elle se trouve spontanément au fond de toutes les consciences, indépendamment de toute recherche philosophique »11.

III. — Idée du juste.

L'analyse précédente montre les hommes transportant leurs qualités aux choses, et les reprenant des choses pour les quintessencier en une idée abstraite. L'idée du juste n'est pas descendue des hommes aux choses ; elle est remontée des choses aux hommes.

Les hommes désignent par le même mot ce qui est en droite ligne et ce qui est juste.

Όρθοϛ, rectus, derecho, eun (breton), right, recht (righten, rechten, rendre justice), etc.

Ma démonstration exige quelques explications historiques : elles seront aussi brèves que possible. Pour plus ample développement, je renverrai le lecteur aux deux ouvrages suivants : il y trouvera un exposé philosophique du développement des sociétés humaines. — Der Ursprung der Familie, des Privateigenthums und des Staats (L'origine de la famille, de la propriété privée et de l'État), par F. Engels (1884). — Village communities in the East and West (Les communautés de village dans l'est et l'ouest), six conférences prononcées à Oxford par sir H.-S. Maine, membre du gouvernement suprême des Indes (1871).

* * *

Il est loisible aux économistes orthodoxes, qui restent en dehors des théories de la science moderne, de croire que la forme de la propriété, telle qu'elle existe dans les pays civilisés, a existé de tout temps et en tous lieux; mais les historiens qui étudient les débuts des sociétés humaines constatent au contraire que la propriété individuelle du sol est de date relativement récente, et que partout elle est précédée par l'appropriation collective : c'est-à-dire que la terre n'appartient pas individuellement aux particuliers, mais collectivement à des agglomérations de pères de famille. Tous les ans ou tous les deux, trois, sept ans, selon les époques et les pays, les terres arables sont remises en commun et redistribuées entre les familles de la petite société ; les bois, les pâturages, les cours d'eau, les travaux d'irrigation restent toujours propriété indivise. La part de chacun n'est pas clôturée par des murs ou des haies vives, mais simplement délimitée par bandes des terre incultes, des sillons et des bornes. Il doit en être ainsi, car la moisson terminée au jour fixé par le conseil des pères de famille (ban des moissons), les terres arables en chaumes sont livrées à la vaine pâture, c'est-à-dire que tous, indistinctement, ont droit d'y envoyer paître leurs bestiaux.

Haxthausen, baron et fonctionnaire prussien, donc doublement réactionnaire, est le premier qui signala à l'Europe l'existence en Russie de cette étrange forme de propriété12. Déjà lord Metcalfe, qui fut gouverneur général des Indes, l'avait étudiée dans les Indes13, et depuis, Maurer en Allemagne, Maine en Angleterre, Kovalevsky en Russie, Morgan aux Etats-Unis d'Amérique et bien d'autres (la France n'est pas encore représentée dans cette phalange d'historiens philosophes), ont démontré que cette appropriation collective du sol, que le hobereau Haxthausen et le révolutionnaire Herzen, croyaient spéciale au Mir (commune) russe, a été commune à tous les peuples de la terre à un certain moment de leur développement.

* * *

On a dit, et avec raison, que les inondations du Nil forcèrent les Egyptiens à inventer les premiers éléments de la géométrie, afin de pouvoir redistribuer les champs, dont le fleuve débordé avait effacé les démarcations. Mais la mise en commun des terres arables et leur redistribution annuelle ou bisannuelle eurent sur les autres peuples le même effet que les inondations du Nil. Les hommes primitifs durent, dans tous les pays, trouver par eux-mêmes les éléments de l'arpentage, sans passer par l'école des Egyptiens. Mais l'humanité est redevable à la propriété collective et au partage agraire de bien d'autres découvertes scientifiques et institutions sociales.

La géométrie rectiligne fut, comme de juste, découverte la première ; il fallut des siècles pour apprendre à décomposer la courbe en une infinité de lignes droites, et l'aire du cercle en une infinité de triangles isocèles. Les terres arables durent donc être partagées en parallélogrammes, comme le montrent les cartes topographiques de ces partages publiées en Allemagne. Mais avant de savoir mesurer les surfaces en multipliant la base par la hauteur, par conséquent avant de pouvoir comparer et égaliser les parallélogrammes, les hommes primitifs ne devaient se trouver satisfaits que lorsque les lambeaux de terre revenant à chaque famille étaient renfermés dans des lignes droites de même longueur : ils obtenaient ces lignes droites égales en reportant sur le sol le même bâton un même nombre de fois : c'est ainsi que calculent les sauvages. Les parts comprises entre ces lignes droites les satisfaisaient et ne donnaient lieu à aucune réclamation. Les lignes droites étaient donc la partie importante de l'opération, la plus difficile à cause des inégalités du terrain et autres difficultés naturelles ; une fois obtenues, les pères de famille du village étaient contents. La ligne droite faisait naître dans leur cœur et leur cerveau une émotion et une idée nouvelles, que, naturellement, ils confondirent avec le fait matériel qui les produisait, et ils désignèrent du même mot l'idée et la chose (δρ-θὸϛ, δρ-μὴ, passion).

Dans l'analyse de l'idée du Bien, on a vu que les hommes apportaient à la propriété des qualités morales, héritées des animaux leurs ancêtres, mais dans la génération de l'idée du Juste, on ne constate aucun fait de ce genre.

Le sauvage, ainsi que l'animal, est mû par un sentiment puissant, le désir de s'emparer de ce qui le tente et qu'il peut saisir ; il se comporte, envers les biens naturels, de la même manière que le savant et l'écrivain envers les biens intellectuels : — il prend son bien partout où il le trouve, selon le mot de Molière14. Les voyageurs européens qui ont été victimes de cette faculté préhenseuse (le terme existe en zoologie), ont fait de la belle indignation morale et ont flétri les sauvages de l'épithète de voleurs, comme si l'idée de vol peut entrer dans la tête d'un homme avant la constitution de la propriété. Le sauvage pense que tout ce qu'il n'incorpore pas, soit en le mangeant, soit en se l'attachant à sa personne, ne lui appartient pas ; il faut comparer ce sentiment du sauvage à celui qui fait dire à un civilisé qu'il ne possède une langue, une science, que lorsqu'il les a incorporées dans son cerveau.

Darwin rapporte dans son Voyage d'un naturaliste autour du monde, qu'un Fuégien, à qui on avait donné une pièce de calicot, la déchira en bandelettes d'égale longueur et largeur qu'il distribua à ses camarades, et ceux-ci ne furent satisfaits que lorsqu'ils eurent leurs morceaux d'étoffe.

L'homme arrivait donc à la propriété avec des qualités différentes de celles qu'elle allait développer en lui ; il devait commencer par étouffer la faculté préhenseuse qui le poussait à empoigner ce qui lui plaisait ; il dut comprimer ses passions pour apprendre à respecter la propriété d'autrui ; il appela à son secours les dieux pour dompter sa nature. Au début, on ne put brider la passion préhenseuse qu'en distribuant la terre de la même façon que le Fuégien de Darwin partagea sa cotonnade, qu'en donnant des morceaux de terre de même grandeur à tous les membres d'une même gens. C'était la seule manière de les satisfaire ; seules les parts incluses dans des lignes droites avaient le pouvoir d'empêcher des réclamations. La ligne droite acquit donc la puissance de dompter leurs passions sauvages ; elle devait donc à leurs yeux se revêtir d'un caractère auguste : les Pythagoriciens, éblouis par les propriétés des nombres, attribuaient à la décade un caractère fatidique. La ligne droite représentait pour les hommes des premiers partages agraires tout ce qui était équitable, tout ce qui était juste. L'on peut juger de l'action mystique sur le cerveau humain de la ligne droite qui limitait les parts de terres arables, par ce seul fait que le mot droit, et non le mot balance, signifie dans toutes les langues ce qui est équitable, cependant l'image de la balance est si frappante qu'elle allait devenir l'attribut par excellence de la justice. Ne point dépasser l'équilibre de la balance, pour dire suivre les règles de l'équité, était un axiome de la sagesse pythagoricienne.

* * *

Vico avait attiré l'attention sur ce fait important que « la plus grande partie des mots ont une origine sauvage et campagnarde (selvagge e contadinesche)... ; les premières communautés furent dites par les Grecs φρατραι, peut-être de φρεαρ, puits ; comme les premiers villages furent appelés par les Latins pagi, de πηγὴ, fontaine »15. McLennan fait remarquer que « le mot circassien theusch qui désigne fraternité, société, signifie aussi graines »16.

Dans la langue gaélique, siol veut dire graine, blé, enfant, tribu, clan ; en breton gwen, semence, race, famille. Σπερμα, graine, semence, race ; φυλλου, feuille ; φῦλου, tribu, race ; γουη, semence, fruit de la terre, petit d'un animal, enfant. — Le partage agraire a contribué pour sa bonne part dans la formation des langues17.

La racine ορ donne naissance à trois séries de mots qui paraissent contradictoires, mais qui sont complémentaires et se rattachent au partage agraire.

  1. όρ, idée d'aller en droite ligne.

  2. όρ, idée de borner, de limiter.

  3. ορ, idée de vigilance.

Les terres divisées par des lignes droites et distribuées, la part de chaque famille était limitée par un sillon ou un fossé (οὐροϲ, όρυγμα), au bout duquel on plaçait une borne (όρος) qui devenait le surveillant, le gardien de la part de chacun. Les bornes n'étaient d'abord que des tas de pierres, des troncs d'arbres ou des blocs informes de pierre ; ce n'est que plus tard qu'on leur donna la forme de piliers à tête humaine, auxquels on ajoutait parfois des bras.

La borne devint le dieu Terminus, un des plus anciens dieux latins ; son culte fut, dit-on, introduit par Numa. Chez les Grecs, on inscrivait sur les bornes, les arrêts de proscription et les noms des criminels pour les frapper d'infamie. Chaque année aux Terminales, les propriétaires pères de famille parcouraient en chantant des hymnes la bande de terre inculte qui entourait leurs champs, enguirlandaient les bornes et faisaient des offrandes de miel, de blé et de vin, et, sur un autel construit pour l'occasion, ils immolaient un agneau, car c'était un crime horrible que de tacher de sang la borne18. Όρθώσιος-<Ζεύς, Ζεὖς-όριος et le dieu Terminus sont des dieux nés du partage agraire.

La racine νεμ donne naissance à une nombreuse famille de mots qui contiennent l'idée de partage :

νέμ-ω, partager, distribuer ;

νέμ-ησις, partage, distribution ;

νομ-ή, partage, distribution, lot ;

νομ-αω,, partager, distribuer, gouverner ;

νόμ-ος, (primitivement) pâturage, pacage, séjour, demeure, partage, (puis) usage, coutume, loi ;

νομ-ίζω, observer comme une coutume, comme une loi, penser, croire, juger ;

νόμ-ισμα, chose établie par la coutume, par la loi, pratique religieuse, monnaie ;

νέμ-εσιϛ, colère céleste, justice distributive ;

νόμ-ισιϛ, culte, religion, croyance.

Les significations si nombreuses et si dissemblables de νόμοϛ semblent être autant de sédiments historiques déposés successivement par les siècles : si l'on déroule la série logique de ces significations, on passe en revue les principales étapes parcourues par les peuples primitif s; νόμοϛ, pâturage, rappelle l'époque pastorale et vagabonde ; dès que le nomade (νόμαϛ) s'arrête, νόμοϛ devient séjour, habitation, puis partage, distribution, et lorsque le partage agraire s'est établi définitivement, il signifie coutume, puis enfin loi : dans la période byzantine et dans le grec moderne, il ne conserve plus que la signification de loi. Il donne naissance à νόμισμα, chose établie par la coutume, puis par la loi. Le partage agraire, avant d'être mis sous la protection des lois, fut sous celle des dieux, Νέμεσιϛ, Ζεὖς-όριος, etc.

* * *

Déméter (la terre mère), la déesse de la terre féconde, initia les hommes aux mystères de l'agriculture, introduisit parmi eux la paix et leur donna des usages, des coutumes et des lois. Sur les monuments du plus ancien style, Déméter est représentée, la tête couronnée d'épis, tenant à la main des instruments aratoires, des épis et des pavots, le signe de la fécondité ; parfois elle est debout dans un char traîné par des dragons ; sur les plus vieux monuments, le char et les dragons ne sont point ailés ; les ailes sont d'abord ajoutées au char, puis en dernier lieu aux dragons. Ce sont les représentations les plus récentes de Déméter qui nous la montrent en qualité de législatrice (θεσμοφόρος, de θεσμος, usage établi, loi) ; elle tient alors dans les mains le stylet qui sert à graver les titres de propriété et le rouleau sur lequel sont inscrits les usages et les coutumes qui règlent les partages de terres, sans doute, au début, ils constituaient la partie importante de ses mystères. Cérès législatrice ne porte plus dans ses cheveux et ses mains ni épis, ni pavots, ni instruments aratoires19. Déméter, qui, en Arcadie, portait le surnom d'Erinnys, a dû être créée alors que les peuplades de la Grèce n'étaient pas encore parvenues à la propriété collective ; ce n'est que plus tard, lorsque le partage des terres commença à se pratiquer, qu'elle devint Thesmophore, la déesse qui donne des usages et des coutumes ; cette nouvelle fonction était si importante que Déméter se transfigura : elle délaissa ses anciens attributs (les épis et les instruments aratoires) pour prendre le stylet, le rouleau et la corne d'abondance, qui indiquent aux hommes que le bien-être dont ils jouissent est le fruit des coutumes agraires qu'elle était censée avoir introduites.

L'histoire des Heures, qui ne désignaient pas les douze parties du jour, mais les divisions de l'année, est semblable à celle de Déméter. Les Heures n'étaient primitivement qu'au nombre de deux, Thallo, l'Heure du printemps (θάλλω, fleurir, verdoyer), et Carpo, l'Heure de l'automne (χαρπόϛ, fruit). Le printemps et l'automne devaient être les saisons importantes pour des hommes qui ne cultivaient pas la terre et qui vivaient des fruits qu'elle porte spontanément. Plus tard, les Heures sont au nombre de trois : — Eunome (εύνόμια, bon pâturage, observation des coutumes, équité) ; Iréné (είρήνη), paix) ; etDicé (Δίχη), lot, sort, usage, droit, équité, justice). Celle-ci est armée d'une épée avec laquelle elle perce le cœur de ceux qui violent les coutume, les lois. Hésiode, dans sa Théogonie, les décrit donnant aux hommes des coutumes, et établissant parmi eux, ainsi que Cérès Thesmophore la paix et la justice. Entre les Heures primitives, Thallo et Carpo, et ces trois dernières, il s'était produit une révolution dans les conditions d'existence des hommes primitifs.

Tant qu'ils ne vivaient que des produits de la pêche, de la chasse, de la cueillette et des troupeaux, il était indifférent aux hommes d'être en guerre pendant une saison plutôt que pendant une autre : mais dès qu'ils eurent des champs à préparer, à ensemencer et à moissonner, ils durent suspendre à de certaines périodes de l'année « cette guerre de tous contre tous », et établir entre eux des trêves pour les semailles, les récoltes et les autres travaux agricoles. Ils créèrent alors l'Heure de la paix, Iréné, et ils mirent sous sa protection ces périodes de paix. — Είρήνη dérive de είρω, parler ; à Lacédémone, on nommait είρην le jeune homme âgé de plus de vingt ans, qui avait droit de prendre la parole dans les assemblées. — Durant les saisons consacrées aux travaux des champs, les disputes et les différents entre les tribus et les bourgades ne se réglaient plus par les armes, mais par la parole, d'où Είρήνη, la déesse qui parle.

Pour faire pénétrer dans leur crâne cette idée étrange, qu'ils ne devaient pas prendre les fruits et les légumes du champ d'autrui à la portée de leur main, les hommes primitifs recoururent à toute la sorcellerie qu'ils étaient capables d'imaginer. S'il est vrai, selon le mot de Pétrone, que la crainte a fait les Dieux, il est encore plus vrai que des Dieux ont été fabriqués pour inspirer la terreur. Les Erinnyes, ces plus anciennes déesses, que dans les Choéphores et les Euménides, Eschyle dépeint implacables, noires, des serpents dans les cheveux et du sang dans les yeux, toujours rugissantes, vociférantes et faisant des grands gestes, comme des bergers qui veulent épouvanter des loups ou d'autres animaux menaçant leurs troupeaux, les Erinnyes devaient primitivement être les déesses tutélaires des troupeaux, terrifiant par leurs cris et leurs contorsions les hommes et les bêtes qui les attaquaient. — Έριννύϛ pourrait venir de έριον, laine, d'où dérive ὲριώλη, voleur de laine.

Dicé et Némésis appartiennent à cette catégorie de divinités créées non par la crainte, mais pour faire peur. Ainsi que leur nom l'indique, elles naquirent postérieurement à l'introduction de la pratique du partage des terres ; elles furent chargées de maintenir les nouveaux usages et de châtier ceux qui les violaient. Dicé était terrible comme les Erinnyes, avec lesquelles elle s'allie pour terrifier et punir les coupables ; comme les Euménides, elle dut s'apaiser à mesure que les hommes s'habituèrent à respecter les nouvelles coutumes agraires ; peu à peu elle se dépouilla de son aspect rébarbatif. Némésis présidait aux partages ; elle veillait à ce que la distribution des terres se fit d'une manière équitable ; elle réparait les erreurs du sort. Sur le bas-relief qui reproduit la mort de Méléagre, Némésis est représentée un rouleau à la main, sans doute le rouleau où l'on inscrivait les lots de terre échus à chaque famille ; son pied pose sur la roue de la Fortune. Pour comprendre ce symbolisme, il faut savoir que, les terres arables divisées en lots à peu près égaux, le sort décidait la part qui devait revenir à chacun. C'est pourquoi sors signifie ce que l'on reçoit en partage, lot de terre, domaine d'une famille, etc., et sort, hasard, loterie. Κλῆροϛ, partage par le sort, lot assigné par le sort, sort et lot de terre, patrimoine, fortune.

De ce que les mots qui dérivent de la racine Νεμ contiennent l'idée de partage et celle de loi ; de ce que Νομοϛ, primitivement partage, distribution, finit par ne signifier que loi, de ce que δίχη, lot, sort, usage, équité, justice, devient le nom d'une des Heures, conseillère écoutée de Zeus ; de ce que Déméter, surnommée Erinnys par les pâtres arcadiens, se transfigure en déesse législatrice, après avoir été primitivement la déesse de la terre féconde et des moissons, il semblerait découler que l'idée de justice distributive n'est entrée dans la tête humaine qu'à la suite du partage des terres. L'idée de justice qui, dans le cours des siècles, a subi tant d'évolutions et de révolutions, daterait donc de cette période si critique de l'histoire humaine. Hobbes avait déjà entrevu cette origine de la justice, quand il disait « qu'en l'état de nature, il n'y a point d'injustice, en quoi qu'un homme fasse contre quelque autre *20 », car, commente Locke, « là où il n'y a point de propriété, il n'y a point d'injustice (where there is no property, there is no injustice), est une proposition aussi certaine que n'importe quelle démonstration d'Euclide : l'idée de propriété étant un droit à une chose, et l'idée à laquelle correspond le mot injustice étant l'invasion ou la violation de ce droit21 ».

Notes

1 Comme indiqué plus loin, Lafargue parle en fait de l'article « L'évolution de l'idée de briller », paru dans la Revue Philosophique en 1884.

2 L'œuvre de Mallinckrodt (Lafargue écrit « Mallinkrot ») s'intitule en fait De ortu et progressu artis typographicae dissertatio historica. (Note de la MIA)

3 Montaigne, Essais, liv. II, ch. XII.

4 Karl Marx, Le Capital. Préface.

5 Giambatista Vico, La Scienza Nuova. De' Principi, Liv. II, Cor. v, Milano, 1837.

6 Vico, loc. cit. Degli elementi, XXII.

7 La Curne de Sainte-Palaye, Dictionnaire historique de l'ancien langage français, etc.

8 Sophocles, Greek lexicon of the Roman and byzantine periods, 1870.

9 Dans les temps féodaux, il y eut un phénomène inverse d'hippomorphisme ; l'homme prit le nom de sa monture. Le noble se nomma cavalier, chevalier, caballero, etc.... ; ses vertus les plus prisées étaient de cheval, chevaleresques, chivalric, chewalrous (écossais), caballerescos, etc... Les peuples qui ne dérivèrent pas leurs mots féodaux de caballus, les fabriquèrent de la même manière ; c'est là une nouvelle preuve de l'existence de la lingua mentale comune dont parle Vico.
Breton : — Marc'h, cheval ; marc'hek, chevalier ; marc'hek-baleer, chevalier errant.
Langue du pays de Galles : — March, cheval ; marchwag, chevalier.
Irlandais; — Marc, cheval; marcach, chevalier.
L'idéal chevaleresque soudait l'homme au cheval. Il fallut toute sa casuistique à don Quichotte pour tolérer l'âne à Sancho Panza, son écuyer. En Espagne on dit un caballero pour un monsieur ; cependant la langue populaire conserve la locution, un caballero sin caballo (un chevalier sans cheval) pour désigner un individu qui pose pour ce qu'il n'est pas.

10 Hérodote, Liv. I, 67.

11 Th. Jouffroy, Mélanges philosophiques : De la philosophie du Sens commun. Paris, 1833.

12 A. de Haxthausen, Etudes sur la situation intérieure, la vie nationale et les institutions rurales de la Russie. Hanovre, 1848.

13 Report of select committee of House of Commons, 1832. La remarquable déposition de lord Meltcalfe est publiée in extenso dans l'appendice, vol. XI. Maine ne la mentionne pas dans son livre sur les Communautés de village. Ce document historique de première importance n'a pas été compris dans la publication des rapports de lord Meltcalfe, fait en 1853 par W. Kaye.

14 « La Nature, disait Hobbes, l'implacable logicien, a donné à chacun de nous égal droit sur toutes choses... En l'état de Nature, chacun a le droit de faire et de posséder tout ce qu'il lui plaît. D'où vient le commun dire, que la Nature a donné toutes choses à tous et d'où il se recueille qu'en l'état de Nature l'utilité est la règle de Droit. » (Eléments philosophiques du bon citoyen, etc., traduit par Sorbière, Liv. I, ch. 1, 10, Amsterdam, 1649). Hobbes et les philosophes qui parlent de Droit naturel, de Philosophie naturelle, de Religion naturelle, etc., prêtent à Dame Nature leurs notions de Droit, de Philosophie, de Religion, qui ne sont rien moins que naturelles. Que dirait-on d'un mathématicien, qui attribuerait à la Nature ses notions du système métrique et philosopherait sur le Mètre et le Millimètre naturels sous prétexte qu'il trouve dans tous les corps de la Nature le mètre, ses multiples ou sous-multiples ? Le mètre, le droit, la philosophie, les dieux, sont d'origine sociale.

15 Vico, loc. cit., Dell' Iconomica poetica.

16 J. F. McLennan, Primitive marriage, 1876, London.

17 Il est probable que le partage des terres concourut au perfectionnement de l'art d'écrire ; car il fallait inscrire les noms des pères de familles ayant droit aux lots de terre et les parts qui leur étaient allouées. En tout cas la disposition des lignes avait en Grèce une origine paysanne. Les premières lois d'Athènes étaient écrites alternativement de droite à gauche et de gauche à droite, à la manière des bœufs qui labourent, comme l'indique le mot, βουστροφηδόν.

18 Dans les villages écossais, on avait l'habitude de faire tous les ans une procession autour des champs pour bien en fixer les limites ; cela s'appelait to ride the marches.

19 Dans sa Galerie mythologique (Paris, 1811), Millin reproduit treize médaillons camées, vases, bas-reliefs, etc., où sont figurés Cérès et ses différents attributs.

20 Hobbes, loc. cit. Remarque ajoutée au § 10 du chap. I, Liv. I.

21 Locke, An essay concerning human understanding, Book IV, chap. III § 18.


Archives P. Lafargue
Sommaire Début de page
Archive J. Guesde