1881


Source : L'Egalité, organe du Parti Ouvrier Français, 25 décembre 1881 - 15 janvier 1882.

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L'autonomie

Paul Lafargue

25 décembre 1881


Il y a autant d'autonomies que d'omelettes et de morales : omelette aux confitures, morale religieuse ; omelette aux fines herbes, morale aristocratique ; omelette au lard, morale commerciale ; omelette soufflée, morale radicale ou indépendante, etc. L'Autonomie, pas plus que la Liberté, la Justice, n'est un principe éternel, toujours identique à lui-même ; mais un phénomène historique variable suivant les milieux où il se manifeste. Parler d'établir l'autonomie sans tenir compte du milieu économique où elle doit être établie, comme le fait certain personnage, régicide en chambre et docteur en ignorance, qui traite les collectivistes et les communistes de sectaires, c'est démontrer qu'on n'a pas volé son titre ignorantin. Pour dépêtrer le mouvement ouvrier des phrases creuses avec lesquelles on essaie de l'embourgeoiser, nous allons examiner trois formes historiques d'autonomie : autonomie communale, autonomie municipale, autonomie des organismes industriels.

I : Autonomie communale.

L'autonomie communale, c'est-à-dire, la cellule sociale, nommée commune, absolument indépendante, s'enfermant dans son cercle étroit, et y trouvant tout ce dont elle a besoin pour végéter, comme le rat dans son fromage, a existé dans le passé et existe encore ; mais les bourgeois qui réclament l'autonomie et abhorrent la propriété collective, ignorent que l'autonomie communale n'a existé ni n'existe que là où la propriété de la terre est collective et l'industrie individualiste [1] .

L'Inde, la terre des merveilles, a conservé la commune primitive et l'a développée en une forme supérieure : on y trouve des communes d'un à deux milliers d'habitants, ne connaissant d'autre propriété foncière privée que celle de la maison et du jardin attenant. Les terres arables, les pâturages, les bois, les réservoirs, les canaux d'irrigation, etc., sont propriété commune de tous les membres de la petite société. Les terres arables sont divisées et distribuées entre les familles, tous les ans, ou tous les 3, 7 ans, suivant les coutumes locales. Chaque famille doit cultiver son lot d'après certaines règles traditionnelles ; la moisson faite au jour fixé, le champ privé redevient propriété commune ; tous les habitants ont le droit d'y envoyer paître leurs bestiaux, ainsi que dans les bois et pâturages de la commune, qui ne sont jamais partagés.

La propriété collective du sol, que les réacs de toutes nuances prétendent n'être "possible" que dans les rêves des collectivistes, est aujourd'hui encore la forme la plus générale de propriété dans un des plus grands empires du monde : l'Inde. Et c'est cette propriété collective qui seule maintient la prospérité de l'Inde écrasée par le gouvernement rapace, inique et imbécile de l'Angleterre bourgeoise. Cette forme collective de propriété, qui persiste encore dans nombre de pays, se retrouve aux débuts de toute société humaine malgré les différences de pays, de race de développement historique. Mais cette forme collectiviste, toute primitive qu'elle est, n'est cependant qu'une forme secondaire ; elle a été précédée de la forme communiste ; la terre alors commune à tous les membres de la tribu, était cultivée en commun ; et les récoltes étaient divisées entre les membres de la communauté selon leurs besoins.

Cinquante ans avant l'ère chrétienne, César a trouvé cette forme de propriété chez les tribus communistes des bords du Rhin ; et à la veille de la révolution du XVIII° siècle, dans le Morvan et la Haute Auvergne, des communautés villageoises, avaient conservé cette forme primitive de propriété, plus ancienne que celle des communes indiennes et russes.

Dans la commune indienne, le cultivateur peut produire individuellement tout ce dont il a besoin ; il reçoit des terres arables en quantité suffisante pour récolter ses céréales et son lin ; il a la jouissance des pâturages communaux pour nourrir les vaches et les moutons qui lui donnent du lait et de la laine. Les femmes de la famille filent le lin et la laine, que quelquefois les hommes tricotent, comme c'est le cas en Turquie, mais qui généralement sont donnés à ouvrer au tisserand du village. Le tisserand, le forgeron, le charron, le tailleur, le barbier, le maître d'école, la brahmine, la danseuse pour les cérémonies publiques, etc... sont des fonctionnaires publics, entretenus aux frais de la communauté [2] . Ainsi tout ce que réclament les membres de la communauté est récolté et manufacturé dans le sein même de la communauté. "Les communautés villageoises , dit lord Metcalf, gouverneur général de l'Inde en 1835, sont de petites républiques possédant en elles-mêmes presque tout ce dont elles ont besoin et presque indépendantes du reste du monde ". Les seules relations avec l'extérieur sont quelques échanges de produits superflus. Ces échanges se font en nature, sur des marchés communs à dix ou douze villages ; dans certains endroits, des coquillages servent de monnaie, dans d'autres l'unité monétaire est un mouton ou tout autre animal [3] .

Cette faculté de trouver tout en elle-même, de pouvoir mener une vie isolée du reste du monde, dote les communautés indiennes d'une vitalité et d'une puissance de résistance que n'a jamais connu aucune autre forme sociale. "Elles durent là où rien n'a pu durer , dit Lord Metcalf. Les dynasties succèdent aux dynasties, les révolutions aux révolutions : les Patans, les Mogols, les Mahratta, les Sicks, les Anglais sont tour à tour maîtres ; mais la communauté villageoise reste toujours la même. Dans les temps de trouble elles s'arment et se fortifient : si une armée ennemie traverse le pays, la communauté rassemble ses bestiaux dans ses murs et la laisse passer sans provocation. Si les communautés sont attaquées et ne peuvent résister, elles fuient au loin et se réfugient dans d'autres villages amis ; mais quand l'orage est passé, elles retournent occuper les lieux qu'elles avaient abandonnés [4] ."

La commune rurale basée sur la propriété collective du sol est le seul corps social qui puisse être vraiment autonome. Elle peut se passer du reste de la terre ; elle vit dans l'absolue ignorance des troubles qui convulsent le monde ; tout ce qui se trouve en dehors de son cercle étroit est pour elle l'ennemi ; en effet, elle ne vient en contact avec le monde extérieur que lorsqu'elle est envahie, troublée, soumise et forcée de payer un tribut au vainqueur. C'est ce qu'exprime bien le vieux mot latin hostis , d'où nous sont venus les mots hôte et hostilité qui veulent dire à la fois étranger et ennemi. L'état de guerre avec tout ce qui les entoure semble être une des conditions d'existence des communautés primitives : chez les anciens Francs et Germains, chez les Arabes, les Afghans, les Cosaques, etc., les communautés villageoises étaient et sont encore entre elles en état de guerre et de dévastations perpétuelles. Elphinstone rapporte un mot profondément juste d'un saint afghan, qui en mourant prédit aux hommes de sa race "qu'ils seraient toujours libres, mais jamais unis " [5] .

Cette difficulté qu'ont les communautés primitives d'établir la paix entre elles et d'arriver à une union et fédération durables est la conséquence fatale de leur autonomie, de leur pouvoir de vivre indépendantes du reste du monde. Cette incapacité de cohésion cause leur faiblesse ; elle fait qu'une nation de 161 millions d'Indiens est contenue et opprimée avec une armée de 65 mille Anglais bien organisés, pouvant écraser toutes les communes autonomes et désunies, les unes après les autres. Cette autonomie communale que réclament les libertaires sans savoir ce qu'ils demandent, est la base du despotisme le plus absolu, le plus incontrôlable, tel qu'on le trouve en Russie, en Turquie et dans tous les pays d'Orient. En France et en Allemagne elle a été la base du despotisme féodal.

II : Autonomie municipale.

Pendant la période féodale, les villes devinrent les lieux de refuge des artisans que repoussaient les communes rurales et qui fuyaient l'oppression. Un an et un jour de résidence leur donnaient droit de cité. Les biens communaux que les villes possédaient au lieu d'être mis à la disposition des habitants ou d'être partagés périodiquement entre eux, étaient affermés ou donnés en métayage ; et les bénéfices qu'ils rapportaient appartenaient aux communiers ou habitants primitifs de la ville [6] . Les biens communaux soustraits à la communauté servirent de base à l'aristocratie communière, qui a dominé toutes les villes d'Italie, de France, d'Allemagne, etc, et qui persiste encore dans certaines villes de la Suisse fédéraliste et républicaine. Les serfs et les artisans retrouvaient dans les villes un despotisme communier, et souvent même républicain, non moins inique que le despotisme féodal qu'ils fuyaient.

Les écrivains bourgeois eux-mêmes sont unanimes, pour admettre que la Royauté féodale s'appuya sur les communiers pour constituer l'unité monarchique de la France. Louis XI, dans sa terrible lutte contre les grands feudataires, se fit soutenir par les corporations des villes armées et organisées militairement eu 66 compagnies. Un des grands rôles historiques des communiers de France est d'avoir contribué à fonder et consolider la "monarchie féodale" au détriment de l'autonomie féodale.

Les grandes villes, principalement celles du Midi (Marseille, Avignon, Narbonne Toulouse, Bordeaux, etc.), n'avaient pas à "arracher leurs chartes de franchises " ; constituées avant la féodalité, elles conservèrent plus au moins modifiée l'organisation municipale reçue des Romains. Dans le Nord le despotisme féodal fut plus rude, les villes soutenues tantôt par la Royauté, tantôt par les seigneurs eurent à lutter pour maintenir l'indépendance de leur aristocratie corporative. Néanmoins, le roi, les seigneurs et les évêques vendaient et octroyaient des chartes de franchises à leurs villes afin d'y attirer les artisans et les engager à ne pas déserter. Voici des extraits de deux chartes d'affranchissement caractéristiques, publiés par Perreciot :

"Nous Thibault de Montfaucon... seigneur de Belvoir, faisons savoir que, tout considéré et pour notre profit... et parce que nous avons grand désir que notre château et ville de Belvoir soient accrus... affranchissons, pour nous et nos successeurs, tous les habitants de Belvoir qui y sont et seront, de toutes tailles, censes, corvées et de tous autres services ou servitudes quelconques." Cartulaire de Belvoir, 1314.
"Nous Jehanne... comtesse de Bourgogne... considérant le dommage fait par incendie et dévastation à notre château et ville de Gray-sur-Saone, et voulant aider la réparation de notre ville et château et y attirer des habitants, voulons qu'à l'avenir, ils jouissent de la franchise ainsi que tous leurs biens et immeubles, qu'ils soient quittes de toutes tailles et corvées, droits de prise, de mainmorte et de toute autre servitude." Cartulaire de la ville de Gray, 1324.

Ces deux chartes d'affranchissement ne sont pas des exceptions ; elles témoignent d'une pratique générale des seigneurs féodaux, désireux de peupler et enrichir leurs possessions ; elles présentent sous un jour un peu moins héroïque, mais plus historique, l'origine "des communiers des villes occidentales ".

Les villes au moyen âge étaient habitées par des cultivateurs et des artisans ; mais ceux-ci prédominaient. Cette prédominance d'artisans obligeait les villes à entretenir des relations avec l'extérieur, pour l'écoulement des produits manufacturés dans leur sein. La prospérité des villes dépendait de l'importance du marché qu'elles pouvaient commander : les villes maritimes (Marseille, Venise, Barcelone, Bordeaux, etc.) furent celles qui se développèrent le plus vigoureusement et le plus rapidement ; la mer leur permettait d'étendre au loin leur marché. La caractéristique de la commune rurale est de produire ce que réclament les besoins de ses membres, de consommer sur place ce qu'elle produit, de vivre par conséquent dans l'indépendance du reste du monde ; la caractéristique de la commune municipale est au contraire la nécessité d'un marché extérieur, soit pour se procurer des vivres et des matières premières, soit pour écouler ses produits : la commune municipale vit donc sous la dépendance du monde externe ; et depuis le moyen âge cette dépendance n'a fait que se développer extensivement et intensivement.

Dans la commune rurale, chaque paysan pouvait produire lui-même à peu près tout ce dont il avait besoin [7] ; c'est à peine si dans les villages on trouvait deux ou trois artisans exerçant des métiers spéciaux : tissage, charronnage, etc.

Dans la ville au contraire tous les habitants se différencient en groupes distincts exerçant des métiers divers. Si la division du travail prend naissance dans la commune rurale, c'est dans la ville qu'elle s'affirme et assume une véritable importance pour classer les citoyens.

Du moment qu'on exerce un métier spécialisé on produit non plus seulement pour sa propre consommation, mais pour vendre ; le proverbe populaire dit : il n'est plus mal chaussé que le cordonnier ; la grande question alors est de trouver un marché pour écouler ses produits. Nous allons voir quelle influence prépondérante la question du marché exerça sur la constitution de la commune municipale ; les influences politiques et religieuses, que seules connaissent les historiens idéalistes de la bourgeoisie, sont secondaires.

Au Moyen âge, l'absence de moyens de communication, les dangers de toute sorte que rencontraient les marchands sur les routes, empêchaient le marché externe d'être très étendu et très éloigné. Les artisans d'une ville qui avaient à se contenter d'un marché étroitement circonscrit, songèrent à ne pas l'encombrer de produits.

Ce besoin mercantilique fut une des causes déterminantes de leur organisation en corporations de métiers vers le XII° siècle. Une fois constituées, on ne put entrer dans les corporations qu'après avoir fourni certaines garanties et subi certaines épreuves. Chaque corps de métier était nettement limité ; le forgeron ne pouvait fabriquer ni vendre des clés, les serruriers avaient seuls ce droit. Non seulement chaque artisan était enfermé dans sa spécialité, le fripier dans le raccommodage du vieux, le tailleur dans l'ouvraison du neuf ; mais encore la quantité et la qualité de la marchandise que chaque artisan pouvait produire, le nombre d'apprentis qu'il pouvait prendre étaient strictement fixés par le conseil corporatif ; et la jalousie entre les artisans était si grande, que l'on forçait l'artisan à travailler devant sa maison ou la porte ouverte, pour que la surveillance fût rendue plus facile. De même que la fabrication, la vente du produit était soumise à des règlements minutieux : il fallait attendre les chalands, ne pas les appeler dans la rue, ni les détourner de la boutique du voisin. Tout était méthodiquement calculé pour qu'un métier n'empiétât pas sur un autre et pour que chacun eût sa part du marché.

Les corporations furent d'abord des associations égalitaires d'un accès facile aux ouvriers ; c'étaient des corps organisés pour la défense mutuelle des artisans et la régulation de la production. Mais vers le milieu du XV° siècle, après l'expulsion des Anglais et la destruction des grandes compagnies qui infestaient les routes, le marché put s'élargir et l'industrie redoubler d'activité. Les maîtres des corporations purent alors accroître leur production et augmenter le nombre de leurs apprentis et compagnons ; c'est à partir de ce moment que les corporations en France commencèrent à perdre leur caractère égalitaire et à se transformer en une aristocratie des métiers, dans laquelle on n'entrait que par droit de naissance, à prix d'argent ou par faveur royale, et d'où étaient impitoyablement exclus les ouvriers non incorporés et les compagnons : ceux-ci formèrent alors des associations distinctes en lutte perpétuelle avec les corporations. - Fait remarquable : tandis que les associations des maîtres restaient locales et autonomes, dès le début le compagnonnage prit un caractère national, fortement centralisé. La classe ouvrière, dans le présent et dans le passé, n'a jamais pratiqué l'autonomie [8] . Ses associations ont toujours cherché à briser le cercle étroit de la commune, à s'élever au-dessus des mesquines jalousies communales et nationales.

L'aristocratie corporative unie au patriciat communier gouverna la cité. Les magistrats municipaux pris dans leur sein étaient élus non par tous les habitants, mais par les patriciens et les corporations des maîtres de métiers : dans certaines villes du Midi les consuls (ainsi nommés en souvenir des Romains) étaient choisis par les consuls sortants ou à tour de rôle. Les compagnons et les ouvriers étaient exclus de toute ingestion dans les affaires municipales et de tous les avantages que procuraient les biens communaux confisqués. L'autonomie municipale n'était que l'autonomie du despotisme des aristocraties corporatives et patriciennes.

Cette autonomie municipale pesa lourdement sur les ouvriers. Les magistrats municipaux fixaient arbitrairement le taux des salaires et la quantité de travail que devait fournir chaque salarié ; ils condamnaient les ouvriers à des peines cruelles et humiliantes, telles que le fouet.

Les ouvriers non protégés par des corporations étaient livrés sans défense au despotisme de l'aristocratie municipale. Quand les maîtres de métiers avaient besoin de compagnons et de manœuvres, on les attirait dans la ville ; quand leur travail n'était plus réclamé, ils étaient expulsés comme des vagabonds, fouettés, marqués au fer rouge et souvent pendus. Les ouvriers non incorporés, qui formaient l'élément prolétarien des villes de la France d'avant 1789, étaient plus durement traités par les aristocrates des villes que les serfs par les aristocrates des campagnes.

La haine profonde et vaillante que les ouvriers et les compagnons nourrissaient contre l'aristocratie municipale se manifesta par des luttes sanglantes : souvent les seigneurs féodaux soutenaient les ouvriers dans leurs justes représailles contre les communiers. Au XVII°, en Hollande, les ouvriers massacrèrent les frères de Witt, chefs du parti républicain bourgeois ; pour accroître leur influence politique, les communiers républicains avaient désorganisé l'armée et pour s'enrichir ils avaient approvisionné l'armée de Louis XIV qui envahissait la Hollande. Au commencement de la Révolution du XVIII° siècle, les ouvriers s'emparèrent en plusieurs endroits des hôtels de ville, brûlèrent les archives afin de détruire les titres maudits de cette aristocratie municipale et autonome qui les avait opprimés pendant des siècles. La Révolution pour les paysans était l'abolition du despotisme féodal ; pour les ouvriers, l'abolition du despotisme municipal. Les ouvriers et les compagnons du siècle dernier avaient une fière conscience de leurs intérêts de classe, que nos prolétaires, brisés par le travail et la misère et enivrés des idées libertaires de la bourgeoisie, n'ont pas encore retrouvée.

Dans le précédent article [9] on a vu les serfs et les artisans, accueillis dans les villes du moyen âge, s'y organiser en corporations de métiers ; et les communiers ou habitants primitifs de la ville se transformer en aristocratie communière, d'abord en lutte avec les corporations, puis à partir du XV° siècle s'alliant à elles pour dominer despotiquement les ouvriers et les compagnons.

L'aristocratie communière et corporative pressurait non seulement les ouvriers, mais faisait rayonner son despotisme sur les pays environnants. Beaucoup de villes avaient des serfs pour cultiver les biens communaux confisqués au profit de l'aristocratie communière. Les corporations, les chefs de métiers et les communiers possédaient individuellement des biens fonds situés dans ce qu'on appelait le taillable de la ville, c'est-à-dire dans le territoire situé autour de la cité : ils monopolisaient à leur profit l'approvisionnement de la ville. Les aristocrates des campagnes avaient établi ce qu'on appelait les bans de moissons, qui inter disaient à tout cultivateur de vendre sa moisson avant que son seigneur eût vendue la sienne : c'était assurer au seigneur le privilège de la vente. Les aristocrates des villes, en vrais grippe-sous qu'ils étaient, faisaient pis : ils interdisaient à tout cultivateur situé hors du taillable de venir vendre dans la ville : c'était assurer pour eux seuls le droit de vendre aux ouvriers des vivres aux prix qui leur conviendraient. Les privilèges féodaux, qui jettent en pâmoison les historiens bourgeois et les fétichistes du communalisme ont été possédés et exercés par la bourgeoisie communière et corporative [10] .

Ces privilèges mercantiliques étaient plus précieux aux communiers que les privilèges politiques; ils étaient toujours prêts à sacrifier ces derniers, si on leur laissait le droit de monopoliser le marché et de pressurer les ouvriers des villes. Voici un exemple caractéristique fourni par une ville du Midi, qui, à ce que prétendent les communalistes, fut par excellence la terre des villes indépendantes, aux allures républicaines.

La ville de Moissac (Tarn-et-Garonne) ainsi que toutes les villes du Midi possédait le Vetitum vitis , ou privilège d'interdire l'entrée dans son enceinte de tout vin non récolté dans son taillable. En 1441 les moines de l'abbaye de Moissac, grands buveurs et fins dégusteurs, trouvant le vin de Moissac trop inférieur pour leurs sacrés palais, en firent venir d'ailleurs. Les conseils de Moissac saisirent le vin et condamnèrent à 100 livres d'amende le batelier qui l'avait transporté. L'abbé porta plainte au roi et établit que "manquant de vin bon et pur, il en avait fait acheter trois pipes et les avait déposées dans le port de Moissac, et qu'étant coseigneur avec le roi, les consuls ne pouvaient avoir juridiction sur lui, par conséquent n'ayant pas du vin bon et pur pour alimenter les moines, tous consacrés au service de Dieu (et de la dive bouteille), il devait lui être permis d'aller chercher du vin bon et pur en quelque lieu que ce fut".

Charles VII et Louis XI donnèrent gain de cause à l'abbé, mais les consuls se révoltèrent contre l'arrêté royal, intentèrent des procès devant le Parlement de Toulouse et se démenèrent tant, que les moines durent se résigner à boire le "vin mauvais et impur " du taillable de Moissac [11] .

Cette aristocratie communière qui défendit si énergiquement ses privilèges mercantiliques contre l'Eglise et le roi, et qui les maintint intacts jusqu'en 1789, avait fait bon marché de ses privilèges politiques.

En 1245 Moissac se dessaisit en faveur du Comte de Toulouse du droit de choisir ses consuls. En 1490 le conseil communal fut élu par le Parlement de Toulouse ; jusqu'en 1670 les 36 membres qui le composaient, choisissaient leurs successeurs.

En 1670 des plaintes s'étant élevées à propos de la répartition des impôts faite par le Conseil communal, l'intendant royal lui adjoignit quatre artisans et deux laboureurs. Ainsi il fallut l'intervention du pouvoir royal pour imposer à cette municipalité autonome des administrateurs qui n'appartinssent pas à l'aristocratie communière.

L'énergie déployée par toutes les aristocraties municipales pour défendre leurs privilèges mercantiliques, les fit durer jusqu'en 1789.

Ainsi par exemple, à la fin du siècle dernier, les maîtres boulangers de Lyon avaient le droit de taxer le pain dans la ville et d'interdire l'entrée du pain enfourné hors des murs. A Rouen, la corporation des marchands de blé, composée de cent douze membres, avait seule le droit d'acheter les blés qui entraient dans la ville et son monopole s'étendait sur les marchés des villes avoisinantes (Andelys, Elbeuf, Caudebec, etc.).

Certaines villes autonomes imposaient leur despotisme mercantilique à toute une province. Les villes du littoral méditerranéen et des provinces du Languedoc et de la Provence se révoltaient contre l'aristocratie municipale de Marseille, qui monopolisait le commerce avec l'Orient et forçait toutes les marchandises à passer par son port. Les aristocraties municipales de Bordeaux et de Marseille fermaient la mer aux vins de la Haute-Guyenne, de la Gascogne, de la Provence, du Dauphiné, dans l'intérêt exclusif du territoire de ces deux villes : les charretiers, surpris introduisant du vin récolté hors du territoire de la ville, étaient par ordre de la municipalité fouettés en place publique.

Les communes rurales basées sur la propriété collective du sol font le bonheur des cultivateurs vivant dans leur sein ; mais, parce qu'elles sont autonomes et ne peuvent établir des liens de solidarité entre elles, elles ont servi de base à des despotismes asiatiques et féodaux. Les communes municipales développent dans leur sein des aristocraties communières et corporatives qui oppriment les ouvriers exploités dans leurs murs et étendent parfois leur despotisme à toute une province. Les girondins et les fédéralistes de la Révolution voulaient maintenir l'autonomie de ces aristocraties municipales.

Mais l'œuvre de la révolution était de briser cette autonomie municipale ; elle entravait le développement des nouvelles forces de production, qui parvenues à leur haut point de développement reconstituent une autre autonomie, l'autonomie des organismes individuels, que la Révolution prolétarienne a pour mission de briser.


Je compte revenir sur le rôle des municipalités ; mais pour épargner à quelques-uns de nos adversaires des insinuations, je rappellerai que j'ai signé le programme minimum qui porte : la commune, maîtresse de son administration et de sa police. Selon moi, c'est là la seule autonomie à laquelle les municipalités peuvent prétendre dans le milieu capitaliste.

Et c'est parce que nous croyons que la Commune doit posséder cette autonomie, que nous, que l'on accuse d'être autoritaires parce que nous sommes partisans de la force centralisée et consciente, avons déclaré qu'une des étape à la conquête des pouvoirs politiques, devait être la prise de possession des municipalités par le Parti ouvrier. Et ce n'est pas pour endormir les ouvriers par des petites expériences "possibilistes", c'est-à-dire absurdes et oiseuses, que le Parti ouvrier doit débourgeoiser les conseils municipaux, mais pour créer des conflits avec le pouvoir central, pour enflammer les ouvriers, pour les habituer à considérer les caisses de la commune comme leur appartenant, pour qu'ils y puisent à pleines mains, s'ils le peuvent, pour instruire et nourrir leurs enfants et surtout pour alimenter les grèves et fomenter les antagonismes sociaux. La municipalité de Commentry qui a voté 25000 fr. pour soutenir une grève de mineurs, a donné un grand exemple aux municipalités de France ; le Labour Standard de Londres, l'organe des Trades Unions anglaises a consacré un article à louer ce fait, qui mit en fureur la presse bourgeoise. Guesde était à Commentry au moment de la grève et il est un de ceux qui ont réclamé ce subside pour les grévistes.

Si en période capitaliste les municipalités ne peuvent aspirer à d'autres rôles, en période révolutionnaire elles sont appelées à jouer un grand rôle. Le sort de la Révolution sera entre leurs mains. Mais au lieu d'être autonomes elles devront être étroitement solidarisées [12] .


P. S. Au sujet de mon article autonomie communale j'ai reçu une lettre du citoyen A. D. ébéniste, me suggérant des réflexions dont je tiendrai compte quand je m'occuperai de l'organisation ouvrière. Je remercie le cit. A. D. de sa lettre et j'engage nos lecteurs à nous communiquer leurs observations, leurs critiques, auxquelles nous répondrons par lettre privée ou par le journal. Nous cherchons à établir un puissant courant d'idées entre nous et nos lecteurs. Nous avons des convictions scientifiques profondes, pour lesquelles nous sommes prêts à tout sacrifier ; notre ambition est de les faire partager et non de les imposer : nous demandons la discussion ; et notre récompense est de voir les membres du parti prendre assez d'intérêt à nos articles pour les critiquer.

Mais je dois faire remarquer au citoyen A. D. que je ne parle pas de la société future, mais des conditions que nous impose la société actuelle. Je lui demanderai s'il n'a pas été profondément attristé de ce qui s'est passé à la Grand'Combe. Quelques milliers de nos frères de misère lèvent le drapeau de la révolte ; contre eux se dresse toute la société bourgeoise unie et fortement centralisée, avec ses soldats, ses policiers, ses magistrats, ses prêtres. Et eux, les écrasés, quels secours ont-ils reçus de leurs frères ouvriers ? Ce spectacle n'est-il pas attristant et décourageant ?

Pourquoi avons-nous assisté impuissants à la défaite des grévistes de la Grand'Combe ? Parce que le plan autonomiste de la bourgeoisie, que nous voulons détruire, est admirablement conçu et superbement exécuté. Les ouvriers de la Grand'Combe sont isolés des mineurs du bassin de la Loire et des autres groupes ouvriers de France. Tous les groupes ouvriers de France sont autonomes, indépendants les uns des autres, comme les communes autonomes de l'Inde ; aucun lien de solidarité ne les réunit, aucune organisation ouvrière ne centralise les forces ouvrières éparses sur la surface du territoire ; aucun comité directeur n'existe pour centraliser sur un point les efforts ; quand un groupe livre bataille, il supporte à lui tout seul tout le poids de la société. Pourquoi ? parce que les groupes ne sont pas solidaires.

Tous les membres, tous les groupes du Parti ouvrier doivent toujours avoir présent en la mémoire que nous vivons dans une société où nous devons lutter constamment, que pour lutter, au lieu de s'isoler chacun dans son groupe autonome, il faut au contraire se serrer les coudes et présenter à nos ennemis un front uni. Notre cri de ralliement ne doit pas être autonomie mais solidarité.

III : Autonomie des organismes industriels.

La production capitaliste a pour caractéristique la centralisation des moyens de production. La production capitaliste, éclose dans le milieu féodal, ne pouvait grandir qu'après avoir renversé les aristocraties communières, corporatives, féodales, qu'après avoir brisé les privilèges municipaux, corporatifs, seigneuriaux. Les révolutionnaires du siècle dernier prouvèrent leur instinct profond des nécessités économiques de l'époque, en décapitant sur le même échafaud l'aristocratie féodale représentée par Louis XVI et l'aristocratie municipale représentée par les Girondins.

La production qui précéda la production capitaliste avait pour caractéristique la dissémination des moyens de production sur toute la surface du territoire. Chaque bourgade, chaque ville, chaque province produisait les aliments, les vêtements et les autres accessoires nécessaires à la vie de ses habitants : elle n'exportait d'abord sur les marchés étrangers que son superflu. Le blé du pays était moulu, boulangé et mangé sur place ; le lin et la laine étalent filés, tissés, la toile et le drap étaient taillés, cousus et usés dans le pays. La Normandie de nos jours ne produit pas un hectolitre de vin ; au XV° siècle pour boire du vin elle devait planter des vignes ; ce n'est que lorsque les communications avec la Touraine par terre et avec le Bordelais par mer furent ouvertes, qu'elle remplaça son vinaigre par des vins plus méridionaux [13] . La France d'alors pouvait être divisée en provinces et en régions, puisque chaque province et chaque région se suffisaient à elles-mêmes et formaient des unités économiques.

La production capitaliste a détruit l'unité provinciale et régionale. Une province, une région ne produit plus tout ce dont elle a besoin ; elle doit se reposer sur d'autres provinces pour certains objets, et se limiter à la production d'une ou plusieurs spécialités. Le tissage de la laine, de la soie, du coton, s'est centralisé dans certains départements ; le fer, le sucre de betterave, le raffinage des sucre coloniaux, etc., dans d'autres. La France ne se divise plus en provinces d'après la configuration géographique et les traditions historiques, mais en groupes industriels : départements cotonniers, lainiers, vinicoles ; régions granifères, sidérurgiques, carbonifères, etc. Tous ces groupes industriels sont étroitement unis entre eux par des besoins réciproques : pas un groupe ne pourrait vivre un mois, une semaine, sans le secours des autres groupes. Si Rouen tisse des cotonnades pour toute la France, il tire ses blés de la Beauce, ses vins du Bordelais, ses bestiaux du Nord, ses houilles de la Loire, ses huiles de Marseille, etc. Ces besoins économiques réciproques servent de base à l'unité politique de la nation. Mais déjà l'unité nationale devient étroite. Rouen, pour travailler, a besoin des cotons de l'Amérique, de l'Inde, de l'Egypte ; Roubaix des laines d'Australie, de Buenos Aires ; le blé que mange Paris vient de Russie, de Chicago, de Melbourne. Ces besoins économiques internationaux serviront de base à l'unité politique du genre humain. Mais si la production capitaliste a dépouillé les provinces, d'abord de leur autonomie économique, puis de leur autonomie politique, elle crée des organismes industriels qui assurent une vie autonome d'une nature plus complexe. Dans les villes autonomes du moyen âge, chaque corps de métier était nettement délimité et n'empiétait pas sur les autres métiers ; (voir Egalité n° 4) ; tout organisme industriel moderne tend à s'annexer comme parties intégrantes les métiers divers dont il requiert les secours. Un exemple frappant de ce fait nous est fourni par le journal anglais le Times : il possède une légion de correspondants disséminés aux quatre coins du monde, il est relié par des fils télégraphiques à toutes les principales villes du continent ; il fabrique son papier, il fond ses caractères, il garde une équipe de mécaniciens pour surveiller et réparer ses machines dans ses ateliers de construction ; il compose et imprime ses 16 grandes pages ; il ne lui manque que les champs d'Alfa, pour récolter la matière première de son papier.

Le Times est un organisme industriel fortement centralisé, bien que les différentes pièces ou membres qui le composent se trouvent distribués sur toute la surface de la terre. La Banque de France est un autre exemple : elle possède des ateliers de gravure, d'impression, de photographie ; elle a fondé une centaine de succursales provinciales ; elle a noué des relations avec tous les banquiers de France. La Banque de Paris est le cœur du système financier de la France ; elle est si admirablement centralisée que ses pulsations, c'est-à-dire la hausse et la baisse de son escompte, retentissent dans les villages les plus reculés de l'Auvergne et des Landes.

Le monde de la production capitaliste est un assemblage de ces organismes industriels plus ou moins complètement développés, plus ou moins savamment centralisés. Avant même que d'être parvenus à leur plus haut degré de centralisation, ils sont des corps puissants exerçant une action despotique, qui devient irrésistible lorsqu'ils sont complètement développés. Avant 1848, les neuf banques provinciales de France non reliées entre elles par la Banque de Paris, étaient plus ou moins sous le contrôle des banquiers, des industriels et des commerçants de la localité : aujourd'hui elles sont soustraites à toute action locale et obéissent aux impulsions imprimées à Paris. Lorsque le conseil de régence de la Banque qui siège à Paris décide que l'escompte du papier de commerce doit être élevé ou abaissé, toutes les succursales provinciales, tous les banquiers obéissent à l'ordre donne, et il ne se trouve pas en France un épicier ou un industriel, qui ne ressente le contrecoup de la décision prise par le Conseil de régence. Les radicaux nous assourdissent avec la centralisation et le despotisme politique mais c'est de l'enfantillage à côté de la centralisation et du despotisme de ces organismes industriels qu'ils ignorent.

Au mois de septembre dernier des spéculateurs de Chicago, le grand centre du commerce des grains aux Etats-Unis, jouèrent à la hausse ; les prix montèrent en Amérique et en Angleterre et pendant le mois d'octobre les ouvriers de Londres durent payer le pain de quatre livres dix centimes plus cher. Quel despote a pu jamais frapper son peuple d'un tel impôt.

Les chemins de fer sont des organismes industriels si puissants qu'ils se moquent des lois, de la vie de leurs employés et même de celle des bourgeois qu'ils transportent. Avec des tarifs différentiels ils peuvent ruiner les industriels et les villes qu'ils choisissent. Sous l'empire, les villes industrielles du Nord essayèrent de secouer le joug despotique de la Compagnie du chemin du Nord ; elles construisirent avec leurs propres deniers la ligne de Sedan à Lérouville ; mais au bout de quelques années elles durent la livrer à cette même Compagnie du Nord, qu'elles avaient eu la prétention de concurrencer.

Aucune force individuelle, aucune force locale ne saurait résister à l'action de ces organismes industriels. Seul le pouvoir central pourrait leur tenir tête. Mais les capitalistes-propriétaires, les directeurs, les administrateurs de ces monstres industriels envahissent le Sénat et la Chambre des députés, et achètent d'autres membres de ces corps politiques avec des places bien rentées, des actions libérées et autres pots-de-vin.

Le Parlement n'est plus le "grand conseil des communes de France " mais le conseil des grands organismes de production.

Les monstres industriels ne font pas bon ménage entre eux : les chemins de fer oppriment les organismes agricoles et industriels dont ils voiturent les produits et la matière première ; les organismes sidérurgiques font payer leurs fers au delà de leur valeur aux industries qui les emploient ; les organismes financiers lèvent un impôt léonin sur tous les profits capitalistes, en fait ils sont les plus puissants, ils pressurent tous les autres organismes. La guerre économique règne entre les monstres capitalistes, comme la guerre militaire régnait entre les barons féodaux. Un gouvernement ne peut exécuter une réforme qu'en mettant à profit cette guerre économique, qu'en opposant les organismes industriels les uns aux autres, ainsi que le fit Napoléon III quand il signa son fameux traité de commerce avec l'Angleterre : il opposa les viticulteurs du Midi, le Haut commerce et la Finance, qui par intérêt sont libre-échangistes, aux propriétaires de terres à blé, aux cotonniers, aux lainiers, aux seigneurs du Fer, qui sont protectionnistes et pour cause.

Mais qu'un de leurs intérêts communs vienne à être menacé, et les monstres industriels font une trêve et présentent à l'ennemi commun un front uni. Bismarck, qui pour la bourgeoisie allemande fut l'incarnation de la force, et du succès, voulut enlever des mains individuelles l'exploitation des tabacs ; tous ces bourgeois si rampants, si vils, se sont redressés alors et ont dit à Bismarck le victorieux : Halte ! Et Bismarck sera brisé comme un simple Gambetta. En France, qu'un gouvernement radical propose de créditer une association ouvrière et de lui confier l'exploitation d'un des ateliers de l'Etat et il verra se dresser contre lui, unis et menaçants, tous les représentants des organismes industriels : il n'y a pas de gouvernement bourgeois qui pourrait résister à cette coalition des intérêts. La finance, à elle seule, suffit pour faire capituler n'importe quel gouvernement.

Il faut être doué de l'ignorance outrecuidante qui constitue le bagage intellectuel des possibilistes de l'alliance et du radicalisme pour croire que, tant que les organismes industriels seront autonomes, c'est-à-dire possédés par des capitalistes, on pourra faire des réformes économiques au bénéfice de la classe ouvrière [14] . M. Gambetta a eu l'intelligence de comprendre cette impossibilité ; et il serait à désirer que tous les ouvriers se pénétrassent de cette vérité formulée par la République française : On ne peut accomplir que les réformes acceptées par les classes riches, c'est-à-dire les réformes qui tournent à leur avantage.

Les réformes économiques profitables aux classes ouvrières ne seront possibles que lorsque les organismes industriels seront domptés ; que lorsqu'ils seront arrachés des mains capitalistes et transformés en propriété nationale ; que lorsque le parti ouvrier aura réalisé les considérants de son programme.


Notes

[1] Il faut entendre par industrie individualiste, l'industrie où un individu peut à lui seul faire le produit tout entier ; par exemple le cordonnier qui prend la mesure, découpe le cuir, le moule sur la forme, le coud au fil poissé et finit la chaussure est un ouvrier individualiste ; tandis que dans les manufactures de chaussures où l'on emploie des machines pour découper, coudre, visser, etc., l'ouvrier ne fait qu'une partie minime de la chaussure.

[2] "Dans un village de Delhi, tandis que le blanchisseur communal reçoit 20 mesures de grains par charrue, le tailleur 15, le musicien 20, le brahmine ou prêtre ne reçoit que les trois quarts d'une mesure ". Sir G. Campbell, Modern India, 1853.

[3] W. Hunter, The Annals of Rural Bengal, Vol. III, 1872.

[4] Report of Select Committee of House of Commons, 1832. La déposition de lord Metcalf, la plus remarquable de toutes, est publiée in-extenso dans l'appendice. M. H. S. Maine n'en fait pas mention dans son ouvrage sur les Communautés villageoises, serait-ce par rancune de juriste ; car c'est avec une certaine tristesse que lord Metcalf constate que "ces communautés indiennes qu'aucun choc externe n'entame, sont facilement détruites avec l'aide de nos lois et cours de justice ". Il en a été ainsi, en France, les communautés villageoises qui avaient pu traverser toute la période féodale et arriver jusqu'en 1789, ont été désorganisées par l'action dissolvante des lois fabriquées pendant et après la Révolution bourgeoise. Le grand juriste révolutionnaire Merlin Suspect (ainsi dénommé parce qu'il fut le rapporteur de la loi des Suspects) eut plus d'action pour détruire les biens communaux des communautés villageoises que tous les barons féodaux pendant des siècles.

[5] An account of the Kingdom of Canbul. M. Elphinstone, vol. II, 1837.

[6] Les fétichistes communalistes aiment à nous représenter "les héroïques communiers des cités occidentales " qui livraient des batailles à la monarchie féodale, "arrachant par la force des armes, des chartes de franchise aux seigneurs " Cette méthode communaliste et fantaisiste d'écrire l'histoire peut chatouiller la vanité des bourgeois se flattant de descendre de patriciens municipaux tels que les Dollfus, Schérer et autres exploiteurs, mais ne peut convenir au parti ouvrier.

[7] Je ne parle pas du paysan français moderne, ce chef-d'œuvre du système propriétaire qui triompha avec la Révolution du XVIII° siècle, de cet animal plus serf de l'usurier et plus abruti par le lopin de terre que ne le furent au moyen âge, les paysans des communes rurales, vivant sous un système de propriété collective plus ou moins modifié et possédant de larges communaux. Le baron Haxthausen, qui en 1848 découvrit à Herzen et Bakounine l'existence de la propriété collective des communes rurales russes, ne peut se lasser d'admirer la gaieté, la vivacité et l'habileté du paysan collectiviste russe, qui, avec une hache seule, fait des travaux plus divers et plus parfaits que le lourd paysan da la propriété privée ne pourrait faire avec la scie, le rabot et les autres instruments de la civilisation (Etudes sur la Russie , 1848).

[8] Je mets au défi tous les communalistes, fédéralistes "possibilisants" qui dernièrement nous ont tant tympanisé de leur anti-autoritarisme, décentralisation, comités transformés en boîtes "à correspondance et statistique" et autres farces pharamineuses, de me citer avec preuves à l'appui, une seule société ouvrière qui se soit organisée sur une base autonomique, c'est-à-dire chaque groupe concoctant son petit programme et prétendant agir selon ses convenances et sans consulter les intérêts généraux de toute la société. L'autonomie et la fédéralisme sont les caractéristiques des sociétés bourgeoises et féodales ; la solidarité celle des sociétés ouvrières. (Quand je dis société ouvrière, j'entends société de producteurs vendant leur force-travail et non sociétés de petits bourgeois et d'artisans semi-bourgeois, comme l'étaient ces anarchistes du Jura qui ont tant potiné dans l'Internationale et qui avaient la prétention d'imposer aux ouvriers leur théorie abstentionniste de toute action politique et leur chacun dans son trou communal).

[9] "L'autonomie " a été publié dans L'Egalité , organe du parti ouvrier français, en quatre articles, de fin décembre 1881 au 15 janvier 1882. Ici débute le troisième article, qui constitue la suite de la partie II (Autonomie municipale). (NdE )

[10] Depuis plus de quarante ans des chercheurs infatigables fouillent les archives et déchiffrent les vieux parchemins des villes ; les documents qu'ils ont mis au jour forment déjà une masse considérable ; ils détruisent les absurdes notions répandues à dessein et par ignorance sur le moyen-âge par les Michelet, les Quinet et autres historiens fantaisistes de la bourgeoisie, qui étaient aussi peu capables de comprendre le moyen âge que l'époque moderne. Il ne s'est pas encore trouvé un historien à larges vues et à profondes connaissances pour synthétiser les découvertes de ces patients travailleurs, qui, et c'est triste à dire, sont tous des réactionnaires et même des catholiques tels que Guérard, Leurident, Doniol, Delisle, etc. En dépit des opinions rétrogrades de ces savants modestes, qui n'envahissent pas la quatrième page des journaux de leurs réclames, un révolutionnaire doit leur rendre hommage : ils lui fournissent des armes pour démolir les théories historiques de la bourgeoisie.

[11] A. Lagrèze-Fossat, Etudes historiques sur Moissac , 1872.

[12] Dans la Revue socialiste , bien avant que les autonomistes aient soulevé la question des municipalités, j'ai montré comment les municipalités ouvrières pourraient organiser le service des approvisionnements et le crédit aux petits cultivateurs. Mais nos autonomistes n'entendent rien à ces questions, pourvu qu'ils s'égosillent à crier autonomie et autoritarisme, ils croient n'avoir pas perdu leur temps.

[13] "Etudes sur la condition de la classe agricole du X° au XV° siècle en Normandie ", par L. Delisle, 1851. Ce livre intéressant à plus d'un titre contient des documents nombreux et originaux, qui détruisent les absurdes notions des historiens bourgeois sur l'état des campagnes pendant le moyen âge. "Un fait important , dit Delisle, c'est l'état stationnaire dans lequel est restée notre agriculture depuis huit siècles. Presque toutes les pratiques que nous trouvons dans nos cartulaires sont encore aujourd'hui suivies par nos laboureurs ; tellement qu'un paysan du XIII° siècle visiterait sans grand étonnement beaucoup de nos fermes ". Les paysans normands, qui au milieu des guerres et dévastations féodales avaient porté l'agriculture à ce haut degré de perfectionnement étaient organisés en groupes communautaires, vivant "à une même table et en communauté de biens ", comme le déclarait aux Etats généraux de 1484 le délégué du baillage de Rouen. Delisle, en vrai réactionnaire, n'a pas compris l'organisation communautaire des paysans normands et encore moins son influence sur le développement de l'agriculture. Afin de démolir le grand cheval de bataille des alliancistes, l'impossibilité du collectivisme agraire, je reviendrai sur cette question, dût-on, quelque part m'accuser "de traiter en idées ennemies, les idées dominantes " du parti.

[14] Je dis réformes économiques, et non politiques ; les réformes politiques sont indifférentes aux organismes industriels ; au contraire, plus le gouvernement assumera la forme parlementaire républicaine, et plus grandes seront leur autonomie et leur action sur le gouvernement. Les bourgeois ont toujours voulu donner le change au peuple, lui faire accroire que des réformes politiques étaient tout ce qu'il fallait pour le bonheur des ouvriers. Par exemple, le tam-tam politique des possibilistes de l'alliance et du radicalisme est la suppression du Sénat. Quel en serait le résultat ? Les organismes industriels, au lieu d'être obligés d'acheter deux majorités, une dans le Sénat et l'autre dans la Chambre des députés, n'auraient plus qu'à acheter les Hébrard et les Germain Casse du Corps législatif. La suppression du Sénat réduirait les dépenses des fonds secrets des organismes industriels, voilà tout.


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