1918

Source : Le Phare (études et documentation socialistes) N°8 du 1er avril 1920, numérisé par La Bataille socialiste et numéro 7 du Bulletin communiste (première année), 29 avril 1920. D'après la chronologie figurant à la p. 423 de l'anthologie Избранные статьи и речи ("Articles et discours choisis", Moscou, 1972), Kollontaï a fait un rapport portant ce titre lors du premier congrès panrusse des ouvrières et des paysannes. Ce congrès eu lieu du 16 au 21 novembre 1918.


La famille et l'Etat communiste

Alexandra Kollontaï


Format MS Word/RTF Format Acrobat/PDF Téléchargement
Cliquer sur le format de contenu désiré

1. La famille et le travail salarié des femmes

La famille sera-t-elle maintenue dans l’État communiste ? sera-t-elle exactement la même qu’aujourd’hui ?  Voilà une question qui tourmente les femmes de la classe ouvrière et qui préoccupe également leurs camarades, les  hommes. Ce problème occupe ces derniers temps particulièrement les esprits, dans le monde des travailleuses et cela n’est pas fait pour nous étonner : La vie change à vue  d’œil, on voit peu à peu disparaître les anciennes mœurs et habitudes, toute l’existence de la famille du prolétaire s’organise d’une façon si   nouvelle, si inaccoutumée, si « bizarre », comme le pensent d’aucuns. Ce qui rend plus perplexe encore la femme en l’occurrence, c’est que le divorce a été facilité dans la Russie des Soviets, En effet,  en vertu du décret des Commissaires du Peuple du 18 décembre 1917, le divorce a cessé d’être un luxe accessible aux seuils riches ; désormais, la femme ouvrière n’aura pas à solliciter des mois voire des années durant, un passeport séparé pour se rendre indépendante envers une brute et  un ivrogne de mari qui la rouait de coups. Désormais le divorce à l’amiable peut être obtenu dans l’espace d’une ou deux semaines, tout au plus. Mais c’est précisément cette facilité du divorce, tant bénie par les femmes malheureuses dans leur ménage, qui épouvante les autres,  celles notamment qui sont habituées à considérer le mari comme le « nourricier », comme l’unique soutien dans la vie et qui ne comprennent pas encore que la femme doit s’habituer à chercher et à trouver ce soutien ailleurs, non point dans la personne de l’homme, mais dans celle de la collectivité, de l’État.

La vérité, il n’y a pas à se le dissimuler : la famille normale d’autrefois, où l’homme était tout et où la femme n’était rien — puisqu’elle n’y avait ni sa volonté à elle, ni son argent à elle, ni son temps à elle — cette famille se modifie d’un jour à l’autre, elle a presque vécu. Mais cela ne doit pas nous effrayer. Soit par erreur, soit par ignorance, nous sommes tout prêts à nous imaginer que tout, autour de nous, reste immuable alors que tout change.
Il n’y a qu’à lire comment les gens ont vécu dans le passé et l’on se rend compte aussitôt que tout est sujet à changer et qu’il n’est point de mœurs, ni d’organisation politique, ni de coutumes qui demeurent fixes, invariables. Et la famille aux diverses époques de la vie de l’humanité a maintes fois changé de forme ; elle fut toute autre de celle qu’on est habitué à voir aujourd’hui. Il fut un temps où l’on considérait comme uniquement normale une seule forme de famille — la famille générique — c’est-à-dire celle où était placée à la tête une vieille mère autour de laquelle se groupaient, pour vivre et travailler ensemble, enfants, petits-fils, arrière-petits-fils. Il y eut aussi la famille patriarcale présidée par le père-maître, dont la volonté faisait loi pour tous les autres membres de la famille, même de nos jours, on peut encore rencontrer dans les villages russes pareilles familles paysannes. Là, en effet, les mœurs et dois familiales ne sont pas celles de l’ouvrier des villes ; il y existe encore un grand nombre de coutumes que l’on ne rencontre plus dans la famille d’un prolétaire citadin. La forme de la famille, ses usages, varient suivant les peuples. Il existe des peuples, comme par exemple, les Turcs, les Arabes, les Perses, où, de par la foi il est admis qu’un seul mari ait beaucoup de femmes. Il a existé et il existe encore à l’heure actuelle des peuplades où l’usage tolère, tout au contraire, qu’une femme ait plusieurs maris. Il est dans les mœurs habituelles de  l’homme d’aujourd’hui d’exiger de la jeune fille qu’elle reste vierge jusqu’à son mariage légitime ; or, il y avait des peuples où la femme se faisait, au contraire, gloire d’avoir beaucoup d’amants, en mettant sur ses bras et ses jambes autant d’anneaux qu’elle avait eu de maris… Telles pratiques, qui ne manqueraient pas. de nous étonner, nous autres, et que nous qualifierions d’immorales, se trouvent consacrées ailleurs, chez d’autres peuples, qui, en revanche, considèrent comme un « péché » nos lois et usages à nous. Aussi n’avons-nous point lieu de nous effaroucher de ce que la famille soit en train de se modifier, de ce que l’on voie s’en aller peu à peu les vestiges d’un passé devenus inutiles, de ce qu’enfin des rapports nouveaux s’établissent entre l’homme et la femme. Il n’y a qu’à se demander : Qu’est-ce qui, dans notre famille, est devenu désuet et quels, sont dans les relations de l’ouvrier à l’ouvrière, du paysan à la paysanne, les droits et devoirs respectifs qui s’harmoniseraient le mieux avec les conditions d’existence de la Russie nouvelle, de la Russie laborieuse qu’est notre Russie soviétiste actuelle ? Seul ce qui lui conviendrait serait maintenu ; le reste, toutes les vieilleries surannées que nous a léguées la maudite époque de  servitude et de domination que fut celle des seigneurs- propriétaires de domaines et des capitalistes, tout cela sera balayé ensemble avec la classe des propriétaires elle-même, avec ces ennemis du prolétariat et des pauvres.

La famille, sous sa forme actuelle, elle aussi n’est plus qu’un des débris du passé. Autrefois solide, renfermée en elle-même, indissoluble — puisqu’on considérait comme tel le mariage béni par le pope en personne— elle était également nécessaire à tous ses membres, si ce n’eut été la famille qui aurait nourri, vêtu et élevé les enfants, qui les eut guidés dans la vie ? Le sort de l’orphelin autrefois était le pire des sorts. Dans la famille à laquelle nous sommes accoutumés, c’est le mari qui gagne et qui entretient femme et enfants ; la femme, elle, s’occupe du ménage et élève les enfants; comme elle l’entend. Mais depuis le siècle dernier cette forme habituelle de la famille se détruit progressivement dans tous les pays où règne le capital, où s’accroît rapidement le nombre des fabriques, usines et autres entreprises capitalistes occupant des ouvriers. Les coutumes et mœurs familiales se transforment en même temps que les conditions générales de la vie ambiante. Ce qui tout d’abord a contribué à changer d’une manière radicale les mœurs de la famille, c’est à coup sûr la propagation universelle du travail salarié des femmes. Autrefois, c’était l’homme seul qui était censé être le soutien de famille. Mais depuis les cinquante ou soixante dernières années, on voit en Russie (dans les autres pays le fait s’est produit un peu plus tôt), le régime capitaliste astreindre la femme à chercher un travail rémunérateur hors la famille, hors sa maison. Le salaire de l’homme « nourricier » ayant été insuffisant à pourvoir aux besoins de la famille, la femme, à son tour, s’est vue obligée d’aller travailler pour gagner, la mère, elle aussi, a dû venir frapper à la porte- des bureaux de la fabrique. Et d’une année à l’autre on voit s’accroître le chiffre des femmes de la classe ouvrière désertant la maison soit pour venir grossir les rangs des ouvrières des fabriques, soit pour aller se placer comme journalières, vendeuses, commis de bureau, blanchisseuses, servantes, etc. Selon un calcul fait avant le début de la guerre mondiale on comptait dans les États d’Europe et d’Amérique 60 millions de femmes gagnant leur vie par un travail indépendant. Durant la guerre, ce chiffre s’est sensiblement accru. Presque la moitié ces femmes sont mariées.

Mais l’on voit d’ici ce qu’est cette vie de famille-là où l’épouse-mère passe au travail, hors la maison, huit, et avec le trajet, quelquefois dix heures par jour! Son ménage est forcément négligé, les enfants grandissent privés de la surveillance maternelle, abandonnés à eux-mêmes et à tous les hasards dangereux de la rue où ils passent la plus grande partie de leur temps. La femme, la mère-travailleuse sue sang et eau pour remplir trois tâches à la fois : fournir des heures de travail, tout, comme son mari, dans quelque établissement industriel ou commercial, puis vaquer tant bien quel mal à son ménage, enfin soigner ses enfants. Le capitalisme a mis sur les épaules de la femme un fardeau qui l’écrase : il a fait  d’elle une salariée sans lui avoir allégé ses charges de ménagère et de mère. Aussi voit-on la femme ployer sous son triple faix insupportable, qui lui arrache souvent un cri de douleur vite étouffé, qui plus d’une fois lui fait monter les larmes aux yeux. Les soucis, ont toujours été le lot de la femme, mais jamais sort de femme n’a été plus malheureux, plus désespérant que celui des millions de femmes-travaillleuses sous le joug capitaliste d’aujourd’hui, en plein épanouissement de la grande industrie…

Plus le travail salarié de la femme se généralise et plus aussi la famille se décompose. Quelle vie de famille que celle où l’homme et la femme travaillent à l’usine dans des équipes différentes! Où la femme n’a même pas le temps de préparer convenablement la popote des siens ! Quelle vie de famille, lorsque le père et la mère, durant vingt-quatre heures d’un dur labeur, ne peuvent même pas passer quelques moments avec leurs enfants ! Autrefois, c’était bien différent : la mère, maîtresse de maison, restait chez elle, s’occupait de son ménage et de ses enfants qu’elle ne cessait de surveiller d’un œil vigilant… Aujourd’hui, dès le matin, au premier bruit de la cloche de l’usine, la femme-ouvrière court à son travail, et le soir venu, de nouveau au son dé la cloche, elle se hâte de rentrer pour préparer la soupe de la famille et faire le travail du ménage le plus pressant ; après un trop insuffisant sommeil, elle recommence le lendemain sa journée d’ouvrière. Une vraie galère que cette vie de la travailleuse mariée ! Rien d’étonnant donc si, dans ces conditions, la famille se disloque et se décomposé de plus en plus. On voit disparaître petit à petit tout ce qui autrefois rendait la famille solide et ses fondements stables. La famille cesse d’être une nécessité pour les membres qui la composent aussi bien que pour l’État. L’ancienne forme de la famille devient tout simplement un embarras.

De quoi la famille d’autrefois était-elle forte ? En premier lieu, du fait que le mari et le père entretenaient la famille; ensuite, de ce que le foyer commun était chose également nécessaire à tous les membres de la famille ; et, enfin, troisièmement, de l’éducation, des enfants par les parents. Qu’en reste-t-il aujourd’hui? Le mari, nous venons de le dire, a cessé d’être l’unique soutien de famille. La femme-travailleuse est devenue l’égale de l’homme à cet égard. Elle a appris à gagner sa propre vie, voire souvent celle de ses enfants et de son mari. Restent le ménage et l’éducation, ainsi que l’entretien des enfants en bas âge. Voyons d’un peu plus près si la famille ne va pas être délivrée bientôt de ces tâches elles-mêmes.

2. Les travaux du ménage cessent d’être nécessaires

Il fut un temps où toute la vie de la femme des classes pauvres, dans les villes aussi bien que dans les campagnes, se passait au sein de la famille. Au delà du seuil de sa maison, la femme ne savait rien et, sans doute, ne voulait-elle rien savoir. En revanche, dans l’intérieur de sa maison, que de préoccupations des plus variées, des plus utiles et des plus nécessaires non seulement à la famille elle-même, mais également à l’État tout entier. La femme faisait tout ce que fait actuellement chaque femme ouvrière ou paysanne : elle cuisinait, elle lessivait, elle nettoyait la maison, elle reprisait et rapiéçait les effets de la famille ; mais elle ne faisait pas que cela : elle avait à remplir beaucoup d’autres tâches encore que la femme d’aujourd’hui ne remplit plus. Elle filait la laine et le lin, elle tissait de la toile et du drap, elle tricotait des bas, elle faisait de la dentelle, elle s’occupait autant que le lui permettait son état de fortune de fumaisons et de salaisons, elle fabriquait les boissons du ménage, elle coulait elle-même ses chandelles. Que ne faisait-elle pas, la femme d’autrefois !

Voilà comment s’écoulait la vie de nos mères et de nos grand’mères. Même de notre temps dans nos villages isolés dans le fond de la campagne, loin du chemin de fer et des grands fleuves, on peut encore rencontrer des coins où ce train de vie du bon vieux temps s’est conservé dans toute sa pureté, où la maîtresse de maison est surchargée des travaux dont les femmes ouvrières des grandes villes et des agglomérations industrielles populeuses n’ont plus aucune idée depuis longtemps.

A l’époque de nos grand’mères, tout ce labeur domestique était une chose essentiellement nécessaire et utile dont dépendait le bien-être de la famille ; plus la maîtresse de la maison était âpre à la besogne, mieux on vivait dans cette maison et plus il y avait d’ordre et d’aisance. L’État tirait profit de cette activité de la femme ménagère. Puisque, en effet, la femme d’autrefois ne se bornait pas à préparer des potages aux pommes de terre, directement consommés par la famille, mais que ses mains créaient encore maints produits tels que de la toile, du fil, du beurre, etc., toutes choses qui sur le marché pouvaient servir d’objets de vente qui constituaient par conséquent des marchandises, des valeurs.

Il est vrai que du temps de nos grand’mères et arrière-grand’mères, le labeur de celles-ci n’était pas évalué au prix de l’argent. Mais chaque homme, fut-il paysan ou ouvrier, cherchait pour épouse la femme aux « mains d’or », comme on le dit encore dans le peuple. Car les ressources de l’homme à elles seules, «sans le travail domestique » de la femme auraient été insuffisantes pour faire vivre le futur ménage. Mais sur ce point les intérêts de la nation coïncidaient avec ceux du mari : plus la femme faisait preuve d’activité au sein de la famille plus elle créait de produits de toutes sortes : de la toile, du cuir, de la laine, dont le superflu’ était vendu sur le marché voisin, plus la prospérité économique du pays pris dans son ensemble grandissait.

Mais le capitalisme a tout changé de cette ancienne manière de vivre. Tout ce qui auparavant se faisait au sein de la famille a été fabriqué en masse, dans les ateliers et fabriques. La machine a supplanté les doigts habiles de la femme. Quelle ménagère s’occuperait actuellement à couler des chandelles, à filer la laine, à tisser de la toile ? Tous ces produits, on peut les acheter au magasin, tout, prêts. Autrefois, chaque jeune fille apprenait à tricoter des bas. Voit-on aujourd’hui une jeune ouvrière tricotant elle-même ses bas ? Tout d’abord, elle n’en aurait point le temps.

Le temps, c’est de l’argent et personne ne veut le dépenser d’une manière improductive, sans en tirer un certain avantage. Or, toute ménagère-travailleuse a plus d’intérêt à acheter ses bas tout faits au lieu de perdre son temps à les faire elle-même. Rare est l’ouvrière qui s’occuperait encore à saler des concombres1 ou à préparer des conserves du moment que dans l’épicerie d’à côté elle trouve concombres et conserves tout préparés. Bien que la confection vendue au magasin soit de qualité inférieure et que la camelote de fabrique ne vaille point ce qui se fait à la maison par les mains d’une économe ménagère, la travailleuse n’aurait le temps ni les forces nécessaires pour trop s’occuper des choses de son ménage. Elle est avant tout une salariée que son travail oblige à négliger son intérieur. Quoi qu’il en soit, le fait est que la famille contemporaine s’affranchit petit à petit de tous les travaux domestiques sans lesquels nos grand’mères ne pouvaient, à coup sûr, pas se figurer une famille. Ce qui autrefois était fabriqué au sein de la famille, l’est aujourd’hui par le commun labeur des ouvriers et ouvrières dans les fabriques et usines.

La famille consomme, mais elle ne produit plus. Les travaux essentiels de la ménagère d’aujourd’hui sont au nombre de quatre qui sont : service de propreté (nettoyage des planchers, époussetage, chauffage, garniture des lampes, etc.), cuisine (préparation des dîners et des soupers), lessive et entretien du linge et des effets de la famille (reprises et réparations).

Travaux pénibles, épuisants; ils absorbent tout le temps et toutes les forces de la travailleuse qui doit encore fournir des heures de travail dans une fabrique. Mais il est certain, toutefois, que la tâche de nos grand’mères comportait un bien plus grand nombre de travaux. Et, en outre, elle revêtait un caractère qui manque complètement aux travaux de la femme ménagère de nos jours : ceux-ci ont cessé d’être nécessaires à l’État du point de vue de l’économie nationale. Ces travaux ne créent pas de nouvelles valeurs, ils ne contribuent pas à la prospérité du pays.

La femme-ménagère aurait beau passer du matin au soir à nettoyer son pauvre logement, à laver et à repasser son linge, à se consumer en efforts incessants pour tenir en ordre ses vêtements usés!, elle aurait beau s’évertuer à préparer avec les. modestes provisions dont elle ; dispose les mets qui lui plairaient, quand même à la tombée de la nuit il ne resterait de son labeur du jour nulle trace matérielle et elle n’aurait créé par ses mains infatigables rien qui constitue une valeur sur le marché commercial. La femme-ménagère vivrait elle-même mille ans que pour elle recommencerait toujours le même travail. De nouveau, sur l’étagère, il y aurait une couche de poussière à enlever, de nouveau le mari rentrerait le soir au logis affamé, de nouveau la marmaille apporterait de la boue sur ses nippes…

Le travail de la ménagère devient de jour en jour plus inutile, plus improductif.

Le ménage individuel périclite. Il est de plus en plus remplacé par le ménage collectif. La femme-travailleuse pourra bientôt ne pas s’occuper de faire son logement elle-même ; dans la société communiste de demain, ce travail sera fait par une catégorie spéciale d’ouvrières qui ne feront que cela. Les femmes des richards se sont affranchies depuis longtemps de ces ennuyeuses et fatigantes besognes. Pourquoi la travailleuse continuerait-elle à accomplir cette corvée ? Dans la Russie des Soviets, la vie des travailleuses doit être entourée des mêmes aises, de la même lumière, de la même hygiène et de la même beauté dont avaient été jusqu’ici entourées les femmes des classes riches. Dans une société communiste, la travailleuse n’aura pas non plus à dépenser ses rares, ses trop rares heures de loisir à cuisiner, vu que dans la société communiste il y aura des restaurants publics et des cuisines centrales où tout le monde pourra venir prendre ses repas. Ces établissements, on les voyait d’ailleurs se répandre partout sous lie régime capitaliste déjà. En effet, depuis un demi-siècle, le chiffre des restaurants et cafés dans toutes les grandes villes d’Europe allait grandissant de jour en jour ; ils poussaient comme des champignons après une averse d’automne. Mais tandis que sous le régime capitaliste seuls les gens à la bourse bien garnie étaient à même de se payer des repas dans un restaurant, dans la cité communiste viendra manger dans les cuisines et restaurants centraux qui le voudra. Il en sera de même pour la lessive et autres travaux : la travailleuse ne sera plus obligée de s’exténuer dans une buanderie ni de s’abîmer les yeux pour repriser ses bas ou pour rapiécer son linge : la travailleuse portera celui-ci chaque semaine aux lavoirs centraux ou chaque semaine aussi elle le retirera tout lavé et repassé ; ce sera un souci de moins pour la femme-travailleuse. D’autre part, des ateliers spéciaux de réparation d’effets permettront aux travailleuses de consacrer leurs veillées à des lectures instructives, à de saines distractions au lieu de les passer, comme elles le font maintenant, en des ravaudages fastidieux. Si bien que les quatre derniers travaux qui restent encore à la charge de nos ménagères vont bientôt disparaître à leur tour sous le régime communiste triomphant. Et l’ouvrière n’aura certes pas lieu de les regretter. La société communiste n’aura brisé le joug domestique de la femme que pour rendre sa vie plus riche, plus complète, plus joyeuse et plus libre.

3. L’éducation des enfants est l’affaire de l’État

Mais alors que restera-t-il à la famille après que tous les travaux du ménage individuel auront disparu ? Ce sont : les enfants. Mais là encore l’État des travailleurs viendra à l’aidé de la famille en se substituant à elle : la société se chargera, graduellement de tout ce qui incombait antérieurement aux parents. Sous le régime capitaliste déjà, l’enseignement de l’enfant avait cessé d’être le souci des parents : les enfants étudiaient dans les écoles. Une fois l’âge de l’école atteint par l’enfant, les parents respiraient : à partir de ce moment, le développement intellectuel de leur enfant cessait d’être leur préoccupation. Mais toutes les obligations de la famille envers les enfants ne sont pas pour cela finies ; reste encore à nourrir les enfants, à l’es chausser, à les vêtir, à en former des travailleurs habiles et probes, qui soient à même, le moment venu, de vivre eux-mêmes et de faire vivre le père et la mère dans leurs vieux jours. Cependant, rare était, la famille ouvrière qui réussissait à remplir intégralement toutes ces obligations envers les enfants ; des salaires trop modiques ne permettaient même pas de faire manger les petits à leur faim, tandis que le manque de loisir empêchait la mère et le père de consacrer à l’éducation de la jeune génération toute l’attention que celle-ci sollicite. La famille était censée éduquer les enfants. Mais en était-il réellement ainsi ? C’est la rue qui éduque les enfants des prolétaires. Les enfants des prolétaires ignorent les douceurs de la vie de famille, douceurs dont jouissaient encore nos pères et nos mères à nous.

De plus, les bas salaires des parents, l’insécurité, la faim même, aboutissent souvent à ce résultat qu’à peine âgé de dix ans, le fils du prolétaire devient à son tour un travailleur indépendant. Or, aussitôt que le gosse ou la gosse commencent à gagner, ils se sentent maîtres de leurs petites personnes si bien que les paroles et conseils de leurs parents cessent d’avoir prise sur eux ; l’autorité des parents s’affaiblit, finie l’obéissance. De même que s’en vont un à un les travaux domestiques de la famille, de même on en voit disparaître toutes les obligations envers les enfants. Ces obligations, entretien et éducation, c’est la société qui va les remplir à la place des parents. Pour la famille prolétarienne, sous le régime capitaliste, les enfants étaient souvent, trop souvent, un lourd et insurmontable fardeau.

Là encore, la société communiste viendra en aide aux parents. Dans la Russie des Soviets, par les soins des commissariats de l’Instruction publique et de la Prévoyance sociale notamment, il se fait d’ores et déjà bien des choses en vue de faciliter à la famille la tâche de l’éducation et de l’entretien des enfants. Maisons pour tout petits bébés, crèches, écoles enfantines, colonies et foyers d’enfants, infirmeries et maisons de santé pour enfants malades, restaurants, déjeuners gratuits à l’école, distribution gratuite des manuels, de vêtements chauds et de chaussures aux élèves des établissements d’enseignement — tout cela ne démontre-t-il pas surabondamment que l’enfance sort des cadres de la famille, qu’il est reporté des épaules des parents sur celles de la collectivité ?
Les soins des enfants par les parents se composaient de trois parties différentes : la partie comprenant les soins proprement dits aux tout petits bébés, celle ayant trait à l’éducation de l’enfant et enfin la partie se rattachant à l’instruction de ceux-ci. Quant à l’enseignement des enfants dans les écoles primaires et plus tard dans les gymnases et les universités, il est devenu l’affaire de l’État dans la société capitaliste déjà. Les besoins de la classe ouvrière, ses conditions de vie dictaient impérieusement même à une société capitaliste la création de tout un système d’établissements d’instruction à l’usage de la jeunesse : terrains de jeu, écoles enfantines, foyers, etc., etc. Plus les ouvriers étaient conscients de leurs droits, mieux ils étaient organisés dans l’État, et plus aussi la société se montrait empressée à décharger la famille du soin des enfants. Mais la société bourgeoise avait peur d’aller à cet égard à la rencontre des intérêts de la classe ouvrière, pour ne pas contribuer de la sorte à la décomposition de la famille. Les capitalistes, eux, n’ignorent pas que l’antique famille avec la femme esclave et l’homme responsable de l’entretien et du bien-être de la famille — que cette famille est le meilleur des moyens pour émousser l’effort prolétarien vers la liberté, pour affaiblir l’esprit révolutionnaire du travailleur et de la travailleuse. Le souci de la famille fait courber l’échine ouvrière, l’oblige à transiger avec le capital. Un père et une mère, que ne feraient-ils pas quand leurs enfants ont faim ? Or, à la différence de la société capitaliste qui n’a pas su transformer l’éducation de la jeunesse en une œuvre véritablement sociale, en une œuvre d’État; la société communiste, elle, considère l’éducation sociale des jeunes générations comme la base même de ses lois et mœurs, comme la pierre angulaire du nouvel édifice, Ce n’est pas l’ancienne famille mesquine et égoïste, avec ses querelles de parents, avec son souci exclusif des siens, qui va nous former l’homme de la société de demain ; ce qui va nous former l’homme nouveau de la société nouvelle, ce sont des œuvres socialistes tels que terrains de jeu, jardins, foyers et tant d’autres encore, où l’enfant passera la plus grande partie de sa journée et où de sages éducateurs feront de lui un communiste conscient de la grandeur de cette devise sacrée: solidarité, camaraderie, entraide, dévouement à la collectivité.

Mais alors, sans l’éducation, sans l’enseignement, que subsiste-t-il des obligations de la famille envers les enfants, surtout après que celle-ci se verra affranchie également de la plus grande partie des soucis matériels auxquels donne lieu un enfant, à moins qu’il ne s’agisse de soin de tout petit bébé tant qu’il a encore besoin du sein maternel, tant qu’il vacille en s’accrochant aux jupes maternelles ? Mais là encore l’État communiste s’empresse de venir au secours de la mère travailleuse. Plus de filles-mères abandonnées avec des bébés sur les bras ! L’État des travailleurs se pose pour but d’assurer la subsistance à chaque mère — qu’elle soit légitimement mariée ou non — tant qu’elle allaite son bébé, de créer partout des maisons de maternité, de fonder dans toutes les villes et dans les villages des crèches et autres œuvres analogues, pour permettre ainsi à la femme de servir utilement l’État et d’être mère tout à la fois.

Que les travailleuses-mères se rassurent : la société communiste ne se dispose point à enlever l’enfant aux parents, ni à arracher le bébé au sein de la mère ; elle n’a pas davantage l’intention de recourir à des moyens de violence pour détruire, la familles Rien de semblable ! Telles ne sont point les visées de la société communiste. Que voyons-nous aujourd’hui : l’ancienne famille se décompose ; elle s’affranchit petit à petit de tous les travaux domestiques qui étaient autant de piliers soutenant la famille en tant que famille. Le ménage ? lui également a cessé d’être une nécessité. Les enfants ? les parents-prolétaires sont hors d’état de les soigner ; ils ne peuvent en assurer ni la subsistance, ni l’éducation. Situation dont souffrent dans une mesure égale parents et enfants. La société communiste vient donc au-devant de l’ouvrière et de l’ouvrier pour leur dire: Vous êtes jeunes, vous vous aimez. Chacun a droit au bonheur. Vivez donc votre vie. Ne fuyez point le bonheur, n’ayez pas peur du mariage, qui pour l’ouvrier et l’ouvrière de la société capitaliste était véritablement une chaîne. Surtout, ne craignez pas, sains et jeunes que vous êtes, de donner à la patrie ouvrière de nouveaux travailleurs, de nouveaux citoyens-fils. La société des travailleurs a besoin de nouvelles forces de travail, elle salue l’arrivée au monde de chaque nouveau-né. Ne vous inquiétez pas non plus de l’avenir de votre enfant : il n’aura ni faim, ni froid, il ne sera ni malheureux ni abandonné à son propre sort comme c’eût été son cas sous le régime capitaliste. Une ration de subsistance, des soins empressés sont assurés à l’enfant et à la mère par la société communiste, par l’Etat des travailleurs dès qu’un enfant vient au monde. Celui-ci sera nourri, il sera éduqué, il sera instruit par les soins de la patrie communiste, mais cette patrie-là elle se gardera bien de l’arracher à ceux des parents qui voudraient participer à l’éducation du petit. La société communiste prendra sur elle les charges que comporte l’éducation des enfants, mais les joies paternelles, les satisfactions maternelles, elle les laissera à ceux qui se montreront aptes à comprendre, à savourer ces joies. Peut-on appeler cela destruction de la famille par les voies de violence ? ou séparation forcée de l’enfant et de la mère?

Il n’y a pas à dire : l’ancienne famille a fait son temps, l’État communiste n’en peut rien, ce sont les nouvelles conditions de la vie qui en sont cause. La famille cesse d’être nécessaire à l’État, comme dans le passé ; au contraire, elle détourne inutilement les travailleuses d’un travail plus productif et autrement sérieux. Elle n’est pas davantage nécessaire aux membres de la famille eux-mêmes puisque la tache de l’éducation des enfants qui incombait à la famille, paisse de plus en plus de celle-ci à la collectivité. Mais sur les ruines de l’ancienne famille on verra bientôt surgir une forme nouvelle qui comportera des relations toutes autres entre l’homme et la femme et qui sera l’union d’affection et de camaraderie, l’union de deux membres égaux de la société communiste, tous deux libres, tous deux indépendants, tous deux travailleurs. Plus de « servitude » domestique des femmes ! Plus d’inégalité au sein de la famille ! Plus de crainte pour la femme de rester sans soutien ni aidé, avec des petits sur les bras, si le mari l’abandonne. La femme de la cité communiste ne dépend plus de son mari, mais de son travail, Ce n’est pas son homme, ce sont ses bras d’ouvrière qui la nourrissent. Plus d’angoisse, non plus pour le sort des enfants. C’est l’État des travailleurs qui s’en charge. On verra le mariage épuré de tout le côté matériel, de tous les calculs d’argent, cette plaie hideuse de la vie de famille de nos jours, Le mariage se transforme dès lors en cette association sublime de deux âmes qui s’aiment qui ont foi l’une dans l’autre, qui promet à chaque travailleur et à chaque travailleuse, en même temps que la plus complète joie, le maximum de satisfaction qui puisse échoir à des êtres conscients d’eux-mêmes et de la vie qui les entoure. L’union libre, mais forte par l’esprit de camaraderie qui l’inspirera, au lieu de l’esclavage conjugal du passé, voilà ce qu’apportera à l’homme et. à la femme la société communiste de demain. Or, les conditions du travail une fois transformées, la sécurité matérielle des travailleuses augmentée, après que le mariage célébré à l’église — ce mariage soi-disant indissoluble, mais qui n’était au fond qu’une supercherie — après que ce mariage, disons-nous, aura cédé la place à l’union libre et sincère de l’homme et de la femme amants et camarades, on verra du même coup disparaître cet autre fléau honteux, cet autre mal affreux qui déshonore l’humanité et qui frappe l’ouvrière qui a faim : la prostitution.

Ce mal, nous le devons au régime économique en vigueur, à l’institution de la propriété privée. Celle-ci abolie, la traite des femmes disparaîtra à son tour.

Que les femmes de la classe ouvrière ne s’affligent donc pas de voir la famille actuelle condamnée à disparaître. Elles feront bien mieux de saluer avec allégresse l’aube de la nouvelle société qui affranchira la femme de sa servitude domestique, qui allégera le fardeau de la maternité de la femme et où l’on verra, enfin, prendre fin la plus terrible des malédictions qui pèse sur la femme et qui s’appelle la prostitution. La femme qui est appelée à lutter pour la grande œuvre de l’affranchissement des ouvriers, cette femme doit savoir comprendre que dans la cité nouvelle il ne doit plus y avoir place à ces divisions d’autrefois : ce sont mes gosses à moi, pour eux : toute ma sollicitude maternelle, toute mon affection. Cela, ce sont tes gosses à toi, ceux de la voisine, ils ne me regardent point. J’ai bien assez des miens ! Désormais, la travailleuse-mère, consciente de son rôle social, doit s’élever à ne point faire de différence entre les tiens et les miens, elle doit se rappeler qu’il n’y a que nos enfants, ceux de la cité communiste, commune à tous les travailleurs.

L’État des travailleurs a besoin d’une nouvelle forme de rapports entre sexes. L’affection étroite et exclusive de la mère pour son enfant doit s’agrandir pour embrasser tous les enfants de la grande famille prolétarienne. A la place du mariage indissoluble, basé sur la servitude de la femme, on verra naître l’union libre, forte par l’amour et le respect mutuels de deux membres de la cité du travail, égaux dans leurs droits et dans leurs obligations. A la place de la famille individuelle et égoïste surgira la grande famille universelle ouvrière où tous les travailleurs, hommes et femmes, seront, avant tout, des frères, des camarades. Tels seront les rapports entre l’homme et la femme dans la société communiste de demain, Ces rapports nouveaux assureront à l’humanité toutes les joies de l’amour libre, ennobli par l’égalité sociale véritable des deux époux, joies  qu’ignorait la société mercantile du régime capitaliste.

Un chemin aux enfants bien portants, florissants, un chemin à la jeunesse vigoureuse, éprise de la vie et de ses joies, libre dans ses sentiments et dans ses affections! Telle est la devise de la société communiste. Au nom de l’égalité, de la liberté et de l’amour libre, nous appelons ouvrières et ouvriers, paysannes et paysans, à entreprendre courageusement et avec foi l’œuvre de la reconstruction de la société humaine en vue de la rendre plus parfaite, plus juste et plus apte à assurer à l’individu le bonheur qu’il mérite. Les drapeaux rouges de la révolution sociale qu’arborent, après la Russie, d’autres pays du monde, nous annoncent déjà l’avènement prochain du paradis terrestre, auquel, depuis des siècles, aspire l’humanité.

Note

1 Nous n'avons pas accès au texte russe, mais il semble d'après la traduction anglaise qu'il s'agit de la préparation de cornichons. (note de la MIA).


Archives LenineArchives Internet des marxistes
Haut de la page Sommaire