1973

“ L'autogestion ” veut pulvériser la classe ouvrière. Elle s'oppose fondamentalement à la prise de conscience politique du prolétariat, à son unité politique, à sa lutte pour le pouvoir. La lutte pour la construction du parti révolutionnaire et la reconstruction de la IV° Internationale conditionne toute l'activité militante en vue d'atteindre ces objectifs. Il est donc inévitable que cette lutte inclue le combat théorique et pratique contre “ l'autogestion ” et ses tenants.

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Préface à « Les marxistes contre l'autogestion »

Stéphane Just

09 juillet 1973


Table des matières

 
L'autogestion, machine de guerre contre le prolétariat
Bourgeoisie  et prolétariat
Intérêt et limite des coopératives ouvrières
Contrôle ouvrier et autogestion
La seule solution, le pouvoir politique
Gestion d'entreprises et question du pouvoir
L'autogestion et la lutte de classes en U.R.S.S. et en Europe de l'Est
Tâches historiques du prolétariat, démocratie ouvrière, autogestion
Un apport à la construction du parti révolutionnaire

Ici sont réunis un ensemble de textes, d'articles et de documents qui ont été écrits ou rassemblés par les militants de l'OCI et de l'Alliance ouvrière des usines Renault. Les textes et articles ont été écrits au cours de l'activité militante et en fonction de ses exigences. Certains ont été publiés dans Informations ouvrières, d'autres par le Comité d'alliance ouvrière ou l'OCI de la RNUR. Il ne s'agit donc pas d'un livre classique composé de chapitres rigoureusement ordonnés et amenant à une conclusion finale. Ces textes ne répondent sans doute pas à tous les problèmes que soulèvent la “ doctrine ” et la pratique de “ l'autogestion ”. C'est ainsi qu'un rapide aperçu de l'application de “ l'autogestion ” dans les pays de l'Est est donné, mais que son application en Algérie a été laissée de côté.

Pourtant, la lecture de ce livre est indispensable pour tout militant révolutionnaire prolétarien. C'est que chaque partie est par elle-même une analyse rigoureuse et que de chacune d'elles se dégage toujours une conclusion non moins rigoureuse. En tant que “théorie”, “l'autogestion” est un bricolage idéologique qui ramasse toute une série de vieilleries pré-marxistes, pour étayer cette nouvelle forme de la doctrine sociale de l'Eglise, dont la logique conduit au corporatisme. En vérité, “l'autogestion” est une rouerie politique, une machine de guerre construite pour mettre en cause l'indépendance de classe du prolétariat et tenter de détruire le mouvement ouvrier. Il s'agit de détourner la classe ouvrière de l'accomplissement de ses tâches historiques qui consistent à s'emparer du pouvoir politique, à se constituer en classe dominante, organisée et centralisée au moyen des conseils ouvriers, des soviets, à instaurer la dictature du prolétariat - conditions indispensables pour que le prolétariat arrache à la bourgeoisie la possession des principaux moyens de production et d'échange et organise la production selon un plan élaboré et appliqué sous le contrôle ouvrier. Cette voie seule conduit du capitalisme au socialisme et c'est pourquoi, bric-à-brac idéologique mais machine de guerre politique, “ l'autogestion ” tente d'empêcher le prolétariat de l'ouvrir.

Marx a souligné qu'une classe sociale ne devenait d'une classe en soi une classe pour soi qu'en luttant pour s'emparer du pouvoir politique et en s'en emparant. Ce fut vrai y compris pour la bourgeoisie. Ce n'est qu'en s'emparant du pouvoir politique qu'elle a subordonné l'ensemble de la société à ses intérêts, aux exigences du fonctionnement du mode de production capitaliste, c'est-à-dire en devenant la classe dominante. A cette condition, elle balayait les obstacles qui entravaient le développement du mode de production capitaliste. Et pourtant, le mode de production capitaliste est né et a commencé à se développer dans les flancs de la société féodale. C'est appuyée sur sa puissance économique que la bourgeoisie s'organisait et finalement s'emparait du pouvoir politique.

Les problèmes se posent de façon radicalement différente pour la classe ouvrière. Tant que subsiste le mode de production capitaliste, les rapports sociaux de production demeurent fondamentalement les suivants : d'un côté, une classe, le prolétariat, qui ne possède en propre que sa force de travail, qu'elle est contrainte de vendre ainsi qu'une marchandise pour pouvoir vivre ; de l'autre, une classe qui possède les moyens de production et qui achète au prolétariat sa force de travail. Ces rapports de production permettent aux capitalistes de s'emparer du surtravail de la classe ouvrière (la classe ouvrière produit une masse de valeur qui correspond à la valeur de sa force de travail et que lui paient les capitalistes, et une masse de valeur supplémentaire que ne lui paient pas les capitalistes et qu'ils s'approprient), surtravail qui devient la plus-value, source de tous les profits capitalistes. Tant que subsiste le mode de production capitaliste, ces rapports de production se renouvellent constamment. Le développement du mode de production capitaliste signifie : toujours plus de prolétaires contraints de vendre leur force de travail aux possesseurs des moyens de production.

Tout comme la société féodale a engendré ses fossoyeurs, la bourgeoisie, la société bourgeoise engendre ses fossoyeurs les prolétaires mais de façon très différente. Les uns ont accaparé de l'intérieur de l'ancienne société une part toujours plus considérable de la richesse sociale ; les autres, au fur et à mesure que se développe le mode de production capitaliste, sont privés de la possession de toute richesse sociale. Pour les prolétaires, il n'est qu'une voie : s'organiser comme classe, s'emparer du pouvoir politique, s'ériger en classe dominante, pour s'approprier collectivement la richesse sociale. C'est la condition préalable à la constitution du mode de production nouveau qui mènera au socialisme.

Pour mieux mettre en lumière le contenu de “ l'autogestion ”, les rédacteurs de cet ensemble de textes et d'articles ont insisté sur le véritable sens et la véritable importance des coopératives ouvrières. L'expérience des coopératives ouvrières prouve que les prolétaires peuvent très facilement se passer des patrons et gérer leurs propres affaires. Mais les coopératives n'émancipent pas la classe ouvrière des rapports de production capitaliste. Elles sont soumises aux lois du marché, à l'ensemble des lois du mode de production capitaliste. Elles ne peuvent être le point de départ d'un nouveau mode de production. Inévitablement, à l'intérieur de l'entreprise coopérative resurgissent les vieux rapports, les anciennes différenciations et, plus ou moins rapidement, ils transforment la coopérative en une entreprise capitaliste comme les autres, à moins qu'elle ne disparaisse purement et simplement. Si exceptions il y a, elles se rapportent aux coopératives contrôlées par les syndicats ou les partis ouvriers. Celles-ci aussi sont obligées de se soumettre aux lois du marché, mais elles parviennent à se maintenir comme coopératives authentiques parce qu'elles sont soumises en contrepartie à une volonté politique qui émane des organisations de classe du prolétariat. Cette volonté politique s'oppose au mouvement spontané qui tend à transformer les coopératives en sociétés capitalistes n'ayant d'autre but que la production de la plus-value et la réalisation du profit. Il n'en est ainsi que parce que la gestion coopérative est alors subordonnée aux objectifs politiques généraux et fondamentaux du mouvement ouvrier. A y regarder de près, l'exemple des coopératives confirme que le prolétariat ne peut s'insérer à l'intérieur du mode de production capitaliste et y faire son trou. Seule la lutte politique et finalement la prise du pouvoir politique lui permet de marcher vers son émancipation.

Est-ce à dire que la classe ouvrière ne puisse combattre et ne combatte pas pour des revendications “économiques” ? Evidemment non. Nous laissons à d'autres, qui sont la plupart du temps également les partisans de “l'autogestion”, le soin d'opposer les “ revendications qualitatives ” aux “ revendications quantitatives ”. C'est en combattant pour ses intérêts matériels, afin justement de les faire prévaloir, que le prolétariat s'engage dans la lutte pour le pouvoir. Une fois encore, il nous faut revenir à la conclusion de la brochure Salaires, prix et profits , rédigée par Marx.

“ Ces quelques indications suffiront à montrer que le développement même de l'industrie moderne doit nécessairement faire pencher toujours davantage la balance en faveur du capitalisme contre l'ouvrier et que, par conséquent, la tendance générale de la production capitaliste n'est pas d'élever le niveau moyen des salaires, mais de l'abaisser, c'est-à-dire de ramener, plus ou moins, la valeur du travail à sa limite la plus basse. Mais, telle étant la tendance des choses dans ce régime, est-ce à dire que la classe ouvrière doive renoncer à sa résistance contre les empiétements du capital et abandonner ses efforts pour arracher dans les occasions qui se présentent tout ce qui peut apporter quelque amélioration à sa situation ? Si elle le faisait, elle se ravalerait à n'être plus qu'une masse informe, écrasée, d'êtres faméliques pour lesquels il ne serait plus de salut. Je pense avoir montré que les luttes pour des salaires normaux sont des incidents inséparables du système du salariat dans son ensemble, que, dans 99 cas sur 100, ces efforts pour relever les salaires ne sont que des tentatives pour maintenir la valeur donnée au travail, et que la nécessité d'en disputer le prix avec le capitaliste est en connexion avec la condition qui l'oblige à se vendre elle-même comme une marchandise. Si la classe ouvrière lâchait pied dans son conflit quotidien avec le capital, elle se priverait certainement elle-même de la possibilité d'entreprendre tel ou tel mouvement de plus grande envergure.

En même temps, et tout à fait en dehors de l'asservissement général qu'implique le régime du salariat, les ouvriers ne doivent pas s'exagérer le résultat final de cette lutte quotidienne. Ils ne doivent pas oublier qu'ils luttent contre les effets et non contre les causes de ces effets, qu'ils ne peuvent que retenir le mouvement descendant, mais non en changer la direction, qu'ils n'appliquent que les palliatifs, mais sans guérir le mal. Ils ne doivent donc pas se laisser absorber exclusivement par ces escarmouches inévitables que font naître sans cesse les empiétements ininterrompus du capital ou les variations du marché. Il faut qu'ils comprennent que le régime actuel, avec toutes les misères dont il les accable, engendre en même temps les conditions matérielles et les formes sociales nécessaires pour la transformation économique de la société. Au lieu du mot d'ordre conservateur : “ Un salaire équitable pour une journée de travail équitable ”, ils doivent inscrire sur leur drapeau le mot d'ordre révolutionnaire : “ Abolition du salariat ”.

(Marx, Salaires, prix et profits, Editions sociales, p. 47.)

De plus, on sait l'importance capitale que Marx et Engels attachaient à la réduction du temps de travail : la journée de dix heures et ensuite la journée de huit heures. Ils considéraient que la lutte pour la réduction du temps de travail était un facteur de mobilisation et d'organisation du prolétariat. Au-delà, ils estimaient qu'en elle-même la réduction du temps de travail contribuait à la formation et à la clarification de la conscience de classe du prolétariat. Avec l'impérialisme, stade suprême du capitalisme, stade où le capitalisme est devenu réactionnaire sur toute la ligne, époque des guerres et des révolutions, selon Lénine, la défense des conditions matérielles d'existence de la classe ouvrière est indissociable de la perspective de la prise du pouvoir par le prolétariat. C'est la méthode du Programme de transition élaboré par Trotsky, sur lequel lut fondée la IVe Internationale - dont le véritable titre est L'Agonie du capitalisme et les tâches de la IV° Internationale.

Mais les partisans de “ l'autogestion ” n'hésitent devant rien, ils utilisent les mots pour masquer le contenu de leur marchandise frelatée. “l'autogestion” participerait de la transition du capitalisme au socialisme. Un tel miracle dépasse le franchissement à pieds secs de la mer Rouge. Pour le réaliser, tout est mis à contribution, sans omettre les revendications et mots d'ordre du Programme de transition lui-même, et particulièrement le contrôle ouvrier sur la production. L'opération est simple : il suffit de mettre un signe égal entre participation à la gestion de l'entreprise et contrôle ouvrier. Les rapports entre le capital et le travail sont réduits aux rapports à l'intérieur de l'entreprise qui devient le bien commun. Les antagonismes de classes, les classes disparaissent, seules subsistent les entreprises où se manifestent et se résolvent tout à la fois les antagonismes sociaux, les contradictions. Le contrôle ouvrier est réduit à une méthode, dont le but est de modifier les rapports hiérarchiques à l'intérieur de l'entreprise. En d'autres termes, le “contrôle ouvrier” est transformé en un moyen “d'associer” les travailleurs à la gestion de l'entreprise capitaliste, en limitant tout au plus les “injustices”. En réalité, les travailleurs sont subordonnés, ils sont invités à se subordonner volontairement aux lois du marché, à la concurrence, aux exigences de la production, de la plus-value et de la réalisation du profit. On leur demande d'appliquer eux-mêmes la “rationalisation”, la “rentabilisation”, la déqualification, l'augmentation des cadences, la compression des effectifs, etc. Naturellement, ils devront devenir leur propres chiens de garde, se surveiller mutuellement. Le résultat ne fait aucun doute : très rapidement, les rapports hiérarchiques à l'intérieur de l'entreprise renaîtront spontanément. Cependant, l'opération n'aura pas été vaine : aux confédérations, au syndicalisme d'industrie se substituera la section syndicale d'entreprise qui est le corollaire de “ l'autogestion ”. Au bout, ce sera la pulvérisation du syndicalisme de classe, du mouvement ouvrier, et le corporatisme.

Le contrôle ouvrier sur la production participe d'un mouvement radicalement contraire. En certaines circonstances, la classe ouvrière n'attend pas de prendre le pouvoir pour violer le droit “ sacré ” de la propriété privée des moyens de production. Les travailleurs et leurs représentants peuvent être amenés dans une ou plusieurs entreprises à s'organiser dans le but précis de s'emparer des livres de comptes, de pénétrer l'ensemble du fonctionnement d'une ou plusieurs entreprises et de le révéler au grand jour. Ils peuvent être amenés à contrôler le fonctionnement d'entreprises qui restent gérées par des capitalistes. Ils peuvent même être amenés à s'emparer d'une ou plusieurs entreprises, à les faire fonctionner et à les gérer directement. Tous ces cas présentent des différences importantes. Il faudrait en discuter en détail, ce qui est impossible dans le cadre de cette préface, et de toute façon la lutte des classes créera des situations et des combinaisons imprévisibles. Mais il est évident que de telles situations n'ont rien à voir avec “ l'autogestion ”. C'est ainsi que des détachements de la classe ouvrière agissant en avant-garde, que des travailleurs d'une ou plusieurs entreprises peuvent aller jusqu'à mettre en cause le droit de propriété privée sur les moyens de production. C'est appuyés sur une classe ouvrière ayant pris l'initiative dans la lutte de classes, et qui réduit la bourgeoisie à la défensive, que les travailleurs d'une ou plusieurs entreprises peuvent aller jusque-là, sans quoi la réplique de la bourgeoisie serait brutale et écrasante. Mais, si les travailleurs s'enfermaient dans leur entreprise, bien qu'ils aient mis en cause le droit de propriété, ils se condamneraient au moins à un échec, sinon à une très dure défaite. Toutes les mesures prises pour contrôler l'entreprise, pour mettre à jour son fonctionnement démontreront que l'entreprise fait partie d'un ensemble, le mode de production capitaliste, dont elle est inséparable. Même les livres de comptes ne révèlent généralement pas tous les secrets de l'entreprise. Il faut remonter aux banques. L'entreprise dépend de multiples autres entreprises, du système bancaire, du marché. Le contrôle ouvrier le révèle au grand jour. Par conséquent, il faut sortir de l'entreprise, faire appel aux travailleurs des banques, des autres entreprises, à la classe ouvrière en général, pour qu'ils s'organisent et réalisent également le contrôle ouvrier. Mais évidemment cela ne peut se faire qu'autant que les travailleurs s'organisent, constituent des comités, que ceux-ci se fédèrent, s'organisent pour contrôler des secteurs entiers de l'économie et, finalement, l'économie tout entière. La véritable nature du mouvement de contrôle ouvrier se révèle alors entièrement et clairement : les travailleurs s'organisent en tant que classe. Une telle situation ne peut durer. Elle mène directement à la lutte politique entre le pouvoir bourgeois, l'Etat bourgeois, le gouvernement du capital et la classe ouvrière qui s'organise comme classe. Il suffit de supposer que les travailleurs des banques instituent le contrôle ouvrier sur les banques, qu'ils publient l'ensemble des opérations bancaires, des comptes et dépôts en banque, pour se rendre compte que du même coup toute la comptabilité nationale serait révélée. Mais cela ne peut être fait qu'à un très haut niveau de conscience du prolétariat. Ce serait un acte politique d'une immense portée. Une telle situation ne pourrait durer. Son issue dépendrait de l'alternative suivante : ou le prolétariat engage la lutte pour le pouvoir et impose un gouvernement ouvrier, ou la bourgeoisie refoule le prolétariat et le vainc. Nous sommes loin de “ l'autogestion ”. Une fois encore s'affirme que quel que soit le point de départ et la forme de la lutte de classe du prolétariat, elle est par essence une lutte politique qui se développe et s'affirme comme combat pour la prise du pouvoir politique.

La classe ouvrière et les organismes qu'elle est susceptible de constituer peuvent être amenés à prendre en main la gestion d'entreprises. En mai-juin 1968, la constitution d'un comité central national de la grève générale par les centrales syndicales, la lutte pour le pouvoir politique, pour la formation d'un gouvernement des partis ouvriers étaient dans la logique de la grève générale. La victoire de la grève générale dépendait de cela. Engager ce combat aurait très vraisemblablement nécessité que le comité central national de la grève générale remette en route à un moment donné les transports et les services publics, en raison des besoins mêmes de la lutte pour le pouvoir, qu'il prenne également en charge le ravitaillement de la population et finalement le redémarrage de la production. Toute situation révolutionnaire parvenue à ce stade pose et posera des problèmes de ce genre. Il est impossible de contester le caractère politique de semblables initiatives. Elles n'ont rien à voir avec “ l'autogestion ”. C'est la dictature du prolétariat qui s'avance.

D'autres éventualités sont possibles. Ce qui vient de se produire aux usines Lip peut se renouveler en plus grand en d'autres entreprises (cet exemple est illustratif et plein d'enseignements). Menacés de licenciements massifs, les travailleurs ont occupé l'usine, ils l'ont remise en route, ont assemblé des montres et ont organisé un service de vente. Au premier jour, la presse a parlé “d'autogestion”, le lendemain “d'autodéfense”. Rapidement, ces expressions n'ont plus été employées. Une véritable crainte et un malaise certain se sont manifestés. Au-delà des formules, un fait aux conséquences très graves pour le patronat et la bourgeoisie en général s'était produit : menacés dans leur droit au travail, les travailleurs des usines Lip portaient atteinte à la propriété privée des moyens de production. Exemple redoutable. Partout le droit au travail, la sécurité de l'emploi sont menacés ; à plus ou moins long terme éclatera une crise économique qui jettera sur le pavé des millions de travailleurs. Les travailleurs de chez Lip pourraient bien avoir été, dans des conditions particulières, les annonciateurs d'un mouvement d'appropriation directe, par les travailleurs, des moyens de production. Il était d'autant plus important pour le capital, pour le gouvernement de la bourgeoisie et pour tous ceux qui, d'une façon ou d'une autre, se font les défenseurs du système social bourgeois que les travailleurs de chez Lip soient conduits à  l'impasse.

L'incursion des travailleurs de chez Lip dans la propriété privée des moyens de production a une signification fondamentale : la classe ouvrière n'échappera aux conséquences funestes du mode de production capitaliste qu'en s'attaquant aux causes... la propriété privée des moyens de production à l'échelle de l'ensemble de la société. Partant de leurs revendications, de leurs besoins les plus brûlants, en s'organisant et en combattant pour qu'ils soient satisfaits, les travailleurs sont rapidement confrontés à la question du pouvoir politique, du gouvernement, de l'Etat. La forme de lutte utilisée par les travailleurs de chez Lip n'est pas un moyen magique, au contraire. Elle souligne combien l'issue de leur lutte dépend de la perspective politique du gouvernement ouvrier. L'obstacle qui se dresse devant eux, c'est justement que les organisations ouvrières se refusent au front unique de classe, chaque organisation se situant sur un plan qui lui est propre. Les dirigeants des partis ouvriers refusent d'ouvrir la perspective d'un gouvernement sans ministres représentants du capital. Tous concourent à l'isolement des travailleurs de chez Lip. L'issue victorieuse ne peut absolument pas être : vendre et faire vendre à tout prix des montres Lip à des prix de dumping ou en “ rentabilisant ” à tout prix l'entreprise. Le marché n'est pas élastique. Les travailleurs de chez Kelton, ou d'autres entreprises horlogères, auraient lieu d'être alors très inquiets. Il s'agit au contraire d'ouvrir à partir de la mobilisation des travailleurs d'une entreprise une voie pour toute la classe ouvrière, donc finalement, la seule voie pour les travailleurs de chez Lip.

La “ théorie ” et la pratique de “ l'autogestion ” n'ont d'autre but que de détourner le prolétariat des pays capitalistes des méthodes de la lutte des classes, de la  recherche de son unité de classe, du combat pour le gouvernement et le pouvoir ouvrier. Les auteurs du présent ouvrage sur “ l'autogestion ” ont à juste titre montré que dans les pays de l'Europe de l'Est “ l'autogestion ” était également une machine de guerre contre le prolétariat et ses conquêtes, ainsi que le démontre son application en Yougoslavie. Ici, les formules sur “ l'autogestion ” couvrent le développement des tendances capitalistes à l'intérieur du pays, et la pénétration du capital étranger. La planification de la production sur la base de la propriété collective des principaux moyens de production est un mode de production transitoire du capitalisme vers le socialisme. Tout dépend de l'origine, de la nature sociale de l'Etat. La spontanéité économique disloque la planification, elle doit être subordonnée à une orientation par une direction consciente. Trotsky a souligné quelles étaient les tendances puissantes à la remise en cause de la planification et de la propriété collective des moyens de production. Il écrivait :

“ Les rapports de propriété établis par la révolution socialiste sont indissolublement liés au nouvel Etat qui en est le porteur. La prédominance des tendances socialistes sur les tendances petites-bourgeoises est assurée non par l'automatisme économique - nous en sommes encore loin - mais par la puissance politique de la dictature. Le caractère de l'économie dépend donc entièrement de celui du pouvoir.

La chute du régime soviétique amènerait infailliblement celle de l'économie planifiée et, dès lors, la liquidation de la propriété étatisée. Le lien obligé entre les trusts et entre les usines au sein des trusts se romprait. Les entreprises les plus favorisées seraient livrées à elles-mêmes. Elles pourraient devenir des sociétés par actions ou adopter toute autre forme transitoire de propriété telle que la participation des ouvriers aux bénéfices. Les kolkhozes se désagrégeraient également, plus facilement encore. La chute de la dictature bureaucratique actuelle sans son remplacement par un nouveau pouvoir socialiste annoncerait ainsi le retour au système capitaliste avec une baisse catastrophique de l' économie et de la culture. ”

(L. Trotsky, La Révolution trahie, in De la révolution, Ed de Minuit, p. 603.)

“ L'autogestion ” yougoslave, les réformes de la planification dans les pays de l'Europe de l'Est et en URSS ont vérifié l'analyse de Trotsky. L'économie de transition doit combiner de nombreux facteurs : la définition des besoins des masses, l'élaboration d'un plan de production, sa réalisation sous le contrôle du prolétariat, la loi de la valeur et ses diverses catégories qui se manifestent sur le marché, etc. Centraliser la gestion de l'économie au niveau de l'entreprise ou d'un groupe d'entreprises, c'est donner toute leur puissance aux tendances particularistes, aux inégalités, aux distorsions, aux disproportions, à la rentabilité. C'est réintroduire l'anarchie de la production caractéristique du mode de production capitaliste. Chaque entreprise ou groupe d'entreprises tend à fonctionner selon ses intérêts spécifiques, selon les critères de la rentabilité, du profit, et à désintégrer la planification. La loi de la valeur s'applique à nouveau sans limite, sans correctif, sans contrainte. Le vieux fatras réapparaît aussi bien à l'échelle de la société que dans chaque entreprise.

Mais l'économie ce sont des rapports sociaux et ce mouvement n’est ni abstrait ni automatique. Il exprime et nourrit des antagonismes sociaux, des luttes de classes. Il se développe dans les pays où l'Etat est un Etat ouvrier dégénéré ou déformé. Pour qu'il aille jusqu'à son terme destruction de la planification, retour à la propriété privée des moyens de production -, l'Etat ouvrier déformé ou dégénéré doit être détruit par la bourgeoisie renaissante au compte de l'impérialisme, achevant la contre-révolution commencée par les bureaucraties parasitaires. Ce qui exige une inexpiable guerre civile contre le prolétariat qui combattra de toutes ses forces pour détendre la propriété collective des moyens de production. La nature de “ l'autogestion ” est parfaitement claire : c'est une composante de l'attaque contre-révolutionnaire contre le prolétariat. Son introduction dans les Etats ouvriers dégénérés ou déformés s'insère dans l'action des forces sociales pro-bourgeoises et bourgeoises, impérialistes, pour détruire les conquêtes de la Révolution russe et leurs prolongements en Europe de l'Est.

“L'autogestion ” va directement à l'encontre des tâches historiques du prolétariat. Le capitalisme a créé simultanément les marchés nationaux et le marché mondial, la division internationale du travail. La production dans son ensemble comme dans ses différentes parties est devenue sociale. Chaque travail particulier n'a de sens que comme partie de la totalité du travail social; chaque entreprise n'a de sens que comme un rouage du processus d’ensemble de la production. Mais la propriété privée des moyens de production fait que toute activité productive se présente en tant que travail privé.

La mission historique du prolétariat consiste à résoudre cette contradiction :  au caractère social du travail, du processus de production. Mais le mode de production capitaliste ne peut pas plus détruire les cadres nationaux dans lesquels il s'est constitué et développé qu'il ne peut supprimer la contradiction entre travail social et propriété privée des moyens de production. Même les sociétés dites multinationales sont, chacune, dominées par les intérêts d'une bourgeoisie nationale qui continue, avec des moyens amplifiés, à combattre farouchement les autres et à tenter de les éliminer. Seul le prolétariat - principale force productive, ne possédant en propre que sa force de travail - est en mesure d'en finir avec la propriété privée des moyens de production et les vieux cadres nationaux, d'unifier, d'harmoniser nationalement et internationalement le processus de production en l'orientant en fonction de la satisfaction des besoins des masses.

La condition première de l'émancipation du prolétariat et de toutes les classes exploitées, c'est qu'il brise l'étroitesse bourgeoise et petite-bourgeoise de l'entreprise locale, nationale. Il lui faut devenir une classe mondiale au plein sens du terme. S'efforcer de limiter l'horizon du travailleur à... l'entreprise, c'est le subordonner à la bourgeoisie, à un gouvernement, à l'Etat bourgeois. Mais, paraît-il, le localisme, “l'autogestion” serait une des conditions, sinon la condition, de l'exercice de la démocratie ? Rarement plus grossière fumisterie aura été utilisée. La démocratie n'est pas une abstraction, elle consiste à maîtriser les processus politiques, sociaux et économiques. Dans la période oit l'économie mondiale forme un tout organique, oit les relations sociales et politiques entre les classes et à l'intérieur des classes se développent sur ce plan, la démocratie ne peut prendre pour base l'entreprise ou la localité. La démocratie ouvrière ne peut s'exercer que dans une perspective nationale et mondiale. La détention du pouvoir d'Etat dans un pays n'est encore qu'un chaînon : le prolétariat ne maîtrisera vraiment les processus politiques, sociaux et économiques que lorsqu'il aura pris le pouvoir dans plusieurs pays décisifs. Le ”pouvoir de décision” c'est le pouvoir d'Etat Dans ce sens, le centralisme est une condition indispensable à l'exercice de la démocratie ouvrière : il n'y aura de démocratie ouvrière que si le prolétariat est organisé à l'échelle nationale et internationale en classe dominante. La parcellisation est le contraire de la démocratie. Sans un plan de production d'ensemble, les travailleurs sont les jouets de forces qu'ils ne maîtrisent pas, qui s'imposent à eux, et “ l'autogestion ” les enferme dans cette situation. Sans une perspective politique globale, ils ne peuvent aujourd'hui combattre avec succès le pouvoir du capital. Sans un parti centralisé qui se donne pour objectif la conquête du pouvoir d'Etat, ils ne peuvent ordonner leur action, leurs combats. “ L'autogestion ” et son idéologie s'opposent à tout cela. Sans doute toute centralisation n'est pas démocratique. Tout dépend de sa nature de classe. Si elle se fonde sur le prolétariat, elle implique une authentique démocratie.

Les “ théoriciens ” de “ l'autogestion ” commettent une significative escroquerie. Ils confondent volontairement dictature du prolétariat et dictature des bureaucraties parasitaires d'URSS et des pays de l'Europe de l'Est. Les bureaucraties parasitaires se sont affirmées en combattant contre le prolétariat. Elles ont chassé le prolétariat de l'exercice du pouvoir politique. Elles ont déformé la planification en faisant prévaloir leurs privilèges et en les accroissant sans cesse. Le prolétariat chassé de l'exercice du pouvoir ne contrôle par conséquent ni l'économie ni aucun domaine de la vie sociale. Pour se défendre contre la menace grandissante du prolétariat qui recommence à lutter, les bureaucraties parasitaires tentent de le diviser, de le parcelliser. Elles développent les normes de répartition bourgeoises, la régulation de l'économie par les lois du marché, la rentabilisation de chaque entreprise et le recours (en Yougoslavie) à “ l'autogestion ”. La dictature du prolétariat c'est au contraire le pouvoir des soviets, des conseils, la planification sous contrôle ouvrier, la détermination par le prolétariat des objectifs du plan. Le prolétariat ne peut exercer cette dictature que pour autant que les formes politiques de l'Etat qu'il a construit le centralisent, l'organisent en classe dominante. Là est la condition de l'exercice de la démocratie ouvrière. Alors dans l'entreprise, localement, la démocratie ouvrière devient réelle car les prolétaires de telle ou telle entreprise mesurent leur action comme un élément du mouvement d'ensemble du prolétariat. Ils savent où ils vont et comment  y aller. On le voit, les partisans de “l'autogestion“ vont directement en sens inverse. Ils veulent imposer l'émiettement du prolétariat, le libre jeu des inégalités, les différenciations, le libre jeu des mécanismes économiques, le maintien ou le retour au capitalisme.

Les textes publiés ici sont d'une importance fondamentale car ils jettent une lumière crue sur la signification de “ l'autogestion ”. C'est pourquoi il est indispensable pour tout révolutionnaire prolétarien de les lire et de les étudier. La “théorie” de “l'autogestion” a été formulée et introduite au sein du mouvement ouvrier par les agents de cette institution réactionnaire, grande puissance spirituelle, mais très attachée aux biens de ce monde : l'Eglise. La courroie de transmission c'est la CFDT et ses prolongements politiques, le CERES par exemple. Mais cette opération n'est possible qu'en raison de la politique des dirigeants des centrales syndicales authentiquement ouvrières, la CGT, FO, la FEN, et des partis traditionnels de la classe ouvrière, le PS et le PCF. En cette période où se tendent les contradictions de classes, où la question du pouvoir politique est posée, où la seule réponse politique à cette question qui correspond aux besoins du prolétariat est la lutte pour un gouvernement ouvrier fondé sur le front unique des organisations ouvrières, les directions de ces organisations tentent au contraire de conforter désespérément le régime capitaliste décadent. Dès lors, ils appellent au renfort des forces les plus conservatrices, ils ouvrent la porte aux “ théoriciens ” de “ l'autogestion ”, aux agents organisés de la réaction cléricale. Disons-le, c'est seulement parce que les dirigeants des organisations ouvrières traditionnelles leur ouvrent la porte que les “autogestionnaires ” pénètrent à l'intérieur de la classe ouvrière. Ce qui ne saurait aller pourtant sans conflit. L'objectif de la “ doctrine sociale ” de l'Eglise revue et corrigée, c'est la destruction du mouvement ouvrier. En dernière analyse, elle met en cause les bases sur lesquelles s'appuient les appareils des organisations ouvrières.

La conception de ce livre est, nous l'avons déjà signalé, en relation directe avec l'activité militante des militants de l'OCI et de l'Alliance ouvrière de la RNUR. En effet, seule l'OCI combat impitoyablement la réaction cléricale mal camouflée sous les oripeaux de “ l'autogestion ”. La raison en est simple et évidente : seule l'OCI combat pour le front unique ouvrier, la rupture des organisations ouvrières avec la bourgeoisie, le gouvernement ouvrier. Ce combat sous des formes multiples est un combat politique, quotidien et les textes qui composent ce livre sont chacun un apport à la lutte pour la construction du parti révolutionnaire en France et la reconstruction de la IV° Internationale. Ce n'est pas là simple affirmation. “ L'autogestion ” veut pulvériser la classe ouvrière. Elle s'oppose fondamentalement à la prise de conscience politique du prolétariat, à son unité politique, à sa lutte pour le pouvoir. La lutte pour la construction du parti révolutionnaire et la reconstruction de la IV° Internationale conditionne toute l'activité militante en vue d'atteindre ces objectifs. Elle est inséparable de la lutte de classe du prolétariat, de l'intervention dans cette lutte de classe. Pour être plus précis, construire le parti révolutionnaire, reconstruire la IV° Internationale, c'est la forme la plus élevée de participation à la lutte de classe du prolétariat. Il est donc inévitable que cette lutte inclue le combat théorique et pratique contre “ l'autogestion ” et ses tenants. Lire et étudier ces textes, nés dans le combat et pour le combat, est donc indispensable pour tout militant révolutionnaire prolétarien.


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