Ce texte, rédigé en 1987, était resté inédit jusqu’à sa publication par la Fondation Mansoor Hekmat après la mort de l’auteur en 2002. |
Un réexamen de l’expérience iranienne
Il est extraordinaire de voir à quel point on connaît mal, en Occident et même parmi les socialistes, l’histoire récente et la situation actuelle de la gauche iranienne. N’importe quel communiste iranien, qui a pris part, durant les dix dernières années, à une expérience politique d’une extraordinaire richesse, ne peut être que consterné par le genre de commentaires sur l’Iran et la gauche iranienne qui apparaît une fois de temps à autre dans les journaux de gauche dite « de qualité ». Ce qu’on y trouve n’est pas seulement une analyse superficielle, mais une flagrante distorsion des faits. C’est affligeant, non seulement parce qu’on y propose le récit distordu d’une histoire toujours en cours, mais surtout parce que cela trahit le degré d’apathie politique et de médiocrité théorique de la part des socialistes occidentaux quand il s’agit d’analyser les questions de la lutte de classe en-dehors des frontières du monde capitaliste développé.
Il semble qu’une certaine forme de critique du communisme iranien est en train de gagner en popularité dans les cercles intellectuels marxistes occidentaux [1]. Certains thèmes centraux y reviennent de manière récurrente. Premièrement, l’idée, ou le « constat » que le communisme a subi une lourde défaite en Iran ces dernières années, en particulier après juin 1981 et la vague massive de répression qui a balayée le pays. La tâche principale serait maintenant, semble-t-il, de « faire le bilan » de ces dix années d’expérience, de réfléchir sur les « erreurs » faites par les communistes iraniens et de se « préparer » pour la prochaine ouverture historique. Deuxièmement, l‘idée que l’incapacité - ou l’absence dogmatique de volonté - de la gauche iranienne à s’unir pour créer une large alliance des forces « progressistes » en Iran face à l’offensive réactionnaire islamique, non seulement aurait entraîné le soi-disant déclin de la gauche elle-même, mais serait partiellement responsable des conditions horribles que le peuple iranien tout entier subit sous la république islamique. Troisièmement, on nous rappelle à quel point l’idéologie et la pratique de la gauche iranienne étaient peu influencées par la « démocratie », à la fois comme concept, comme vision et comme objectif politique, combien la démocratie était subordonnée à « l’anti-impérialisme » comme conscience politique, comme priorité programmatique et pratique pour les organisations de gauche, et comment cette conscience déficiente s’est elle-même prêtée aux manipulations du régime islamique.
Il n’y a rien de nouveau dans cette critique émergente. C’est en réalité la simple récapitulation des positions d’une partie de la gauche iranienne elle-même, qui ont été proposées, argumentées, et pour la plupart réfutées durant les années révolutionnaires de 1978-81. Ce à quoi les journaux marxistes occidentaux font un écho croissant, c’est la voix naïve et incapable du libéralisme de gauche iranien, qui se pose en considérations érudites et en réflexions a posteriori sur le communisme iranien contemporain. C’est donc sans surprise qu’une telle historiographie traite l’expérience iranienne en échec et ignore le remarquable processus d’évolution que le communisme iranien a entrepris depuis la révolution de 1979.
Un récit marxiste de l’histoire du communisme iranien contemporain reste à écrire. Les problèmes qui sont en jeux sont extrêmement complexes et variés. Ici, je me limiterais à une discussion sur quelques points particuliers. Premièrement, les caractéristiques idéologiques et sociales de la gauche radicale à la veille de la révolution. Deuxièmement, la crise de cette gauche radicale. Et pour finir, la nouvelle configuration idéologique et organisationnelle de la gauche iranienne et le développement d’un courant communiste-ouvrier révolutionnaire.
La gauche radicale iranienne : socialisme ou nationalisme ?
La gauche iranienne de l’après-guerre, du parti Tudeh [2] des années 1940 aux populistes des années 70, doit être étudiée dans le contexte de deux processus historiques : premièrement, le développement du soi-disant mouvement communiste international, et deuxièmement, l’évolution historique de l’opposition nationaliste-bourgeoise iranienne. La gauche iranienne, de 1914 à 1981, était le produit conjoint de ces deux histoires, qui à chaque étape accentuaient la logique interne commune aux deux processus, c’est-à-dire, la récupération du socialisme comme théorie et comme tradition politique par le national-réformisme.
Perry Anderson [3], dans Le marxisme occidental, remarque le « divorce structurel » de la théorie marxiste avec la « pratique politique », qui s’est déroulé graduellement dans les années 30. C’est ce qui a donné au marxisme occidental, comme tradition, ses traits essentiels [4]. Au demeurant, Anderson reste pour l’essentiel acritique face au contenu et à la nature de classe de la pratique politique qui devrait former le contexte social matériel de l’histoire communiste – une attitude dont témoigne sa fascination pour les événements parisiens de mai-juin 1968, qu’il considère comme un tournant historique. Cela s’inscrit, en fait, dans une rupture plus ancienne, enracinée plus profondément au sein du communisme international, qui précède du point de vue historique et analytique celle montrée par Anderson – une rupture qui a altéré le caractère social et politique du communisme dans tous ses principaux courants. Cette rupture fondamentale implique l’aliénation totale de la théorie et de la pratique communiste d’un côté, et de l’autre, de la classe ouvrière, non seulement comme ensemble de personnes exploitées, mais comme personnification d’une situation économique objective dans l’économie politique du capitalisme. Pour Marx et Engels, le communisme était la « doctrine des conditions de l’émancipation du prolétariat », a travers lesquels les travailleurs pouvaient protester contre « l’ancien ordre social » non comme individus, mais « dans leurs capacité générale, comme être humain » [5]. Un siècle plus tard, le communisme était presque tout sauf ça. Il était devenu le cadre idéologique et organisationnel pour une large gamme d’expressions nationalistes, chauvines et individualistes de mécontentent contre certains aspects partiels de « l’ancien ordre social ».
C’est la nationalisation du marxisme dans l’Union soviétique, durant les années 20 et au début des années 30, et avec elle, la théorisation du nationalisme et du réformisme comme contenu du marxisme, qui initié cette rupture historique. Quoiqu’il en soit, les théoriciens isolés du marxisme occidental mis à part, pour le courant principal du communisme et ses branches principales, le résultat de l’expérience soviétique sous Staline ne fut pas un divorce entre la théorie et la pratique, mais la réorientation de la théorie vers une pratique politique non-prolétarienne, et de là, une métamorphose et une dégénérescence de la théorie elle-même. La réorientation sociale et classiale du socialisme comme théorie et comme mouvement politique fut renforcée par ces traditions – trotskisme, maoïsme, eurocommunisme, nouvelle gauche, populisme d’Amérique latin et du tiers-monde, etc. – qui ont pris forme en opposition formelle au « communisme » soviétique. En Europe de l’Est, le « socialisme » était employé comme une doctrine de construction d’une économie capitaliste d’état, et pour s’assurer de l’obéissance de la classe ouvrière. En Occident, il servait d’habillage idéologique pour le militantisme démocratique et anarchiste étudiant ; de discours intellectuel philosophique et esthétique ; de réforme culturelle et éducative pour la classe moyenne ; de politique parlementaire de gauche ; de gestion keynésienne de la crise et de compromis de classe. Dans le « tiers-monde », où les réussites industrielles précoces de l’Union soviétique et, plus tard, la glorification maoïste du nationalisme ont trouvé leur force d’attraction la plus largement diffusée dans un contexte d’exploitation et d’oppression brutale de l’impérialisme occidental, le « socialisme » a servi de cadre utile pour la mobilisation nationaliste, anti-impérialiste, par les secteurs les plus militants de la bourgeoisie indigène et de la petite-bourgeoisie. L’histoire du communisme et l’histoire de la lutte de classe ouvrière – non seulement des insurrections de masse de la classe ouvrière, mais l’opposition « constante, ininterrompue, parfois cachée, parfois ouverte » des travailleurs au capital que Marx considérait comme la dynamique même de la société capitaliste, étaient devenues deux histoires séparées.
Si pour le mouvement communiste en Occident, cette séparation représentait un détour et une négation de l’unité originale du communisme et de la classe, pour le socialisme iranien qui a émergé dans les années 1940 et évolué dans les années 60-70, c’était son état originel, une condition consubstantielle de son existence comme tradition au sein de l’opposition iranienne. Il avait reçu et employé le socialisme comme une doctrine pour la réalisation de la souveraineté nationale, du développement économique, de la démocratie bourgeoise et de la réforme sociale. De cette manière, le socialisme en est venu à représenter la tendances radicale et militantes au sein des traditions bien établie de l’opposition bourgeoise – nationaliste, réformiste et libérale – et fut rapidement adoptée par l’intelligentsia urbaine en pleine croissance. Le socialisme iranien était né structurellement séparé de la pratique de la classe ouvrière et aliéné du socialisme de Marx et de Lénine.
Formellement, l’histoire du communisme iranien date du tournant du siècle, lorsque furent formés des groupes sociaux-démocrates à Téhéran et en Azerbaïdjan, en lien avec la social-démocratie russe et en particulier avec les bolcheviks de Bakou. En 1920 fut créé le Parti communiste d’Iran. Il fut actif durant une décennie, jouant un rôle important dans la propagation de la pensée socialiste et l’organisation des travailleurs salariés urbains, alors fort peu nombreux, et des paysans pauvres, et dans la création d’une éphémère république soviétique dans la province de Gilan, au bord de la Caspienne (de juin 1920 à octobre 1921). Il subit de sévères défaites à la fin des années 20, et fut finalement écrasé par la dictature de Reza Shah [6].
De fait, la véritable histoire de la gauche iranienne contemporaine allait commencer plus tard, avec le développement d’un mouvement d’opposition dans l’explosive période 1941-53. Les deux organisations majeures qui ont émergé dans cette période sont le parti Tudeh, prosoviétique (formé en octobre 1941), et le Front national de Mossadegh [7] (créé en octobre 1949), une coalition assez lâche d’organisations et de politiciens qui allait des libéraux et sociaux-démocrates aux paniranistes et aux conservateurs musulmans. A eux deux, le parti Tudeh et le Front national rassemblaient les aspirations politiques essentielles de l’intelligentsia iranienne du 20e siècle : démocratie bourgeoisie, développement économique national et indépendance politique. C’est la synthèse des traditions du Front national et du Tudeh, et non le legs révolutionnaire du Parti communiste d’Iran, qui ont façonné les traits idéologiques et sociaux de la gauche radicale durant les années 60 et 70.
Le Front national était explicitement une alliance nationaliste, mais le parti Tudeh était considéré comme le représentant de la gauche socialiste au sein de l’opposition. Formellement, c’était une alliance antifasciste non-marxiste (suivant la ligne frontiste prise par le septième congrès du Komintern). Il représentait la convergence de deux courants, l’un indigène et l’autre externe, international : le national-réformisme iranien et le pro-soviétisme. Dès le départ, ces deux tendances apparurent comme non seulement compatible, mais comme se renforçant mutuellement. Pour l’intelligentsia de la classe moyenne iranienne, l’Union soviétique constituait une modèle de construction nationale et de réforme, un bouclier contre le fascisme et un adversaire de la pauvreté et de l’oppression nationale, et une force capable de sauvegarder l’Iran contre les desseins oppresseurs de l’impérialisme britannique. Malgré cela, avec l’évolution de la politique soviétique envers l’Iran, les deux tendances commencèrent à diverger, et la loyauté indéfectible de la direction du Parti à l’Union soviétique lui aliéna les éléments nationalistes en son sein. La première dissidence ouverte et organisée sur une ligne nationaliste intervint en 1948, quand une partie des cadres et des militants, menés par Kalil Maleki, le quittèrent au motif de la subordination des intérêts nationaux aux priorités de la politique étrangère soviétique et de son hostilité aux forces nationalistes en dehors du parti. Cependant, c’est la réluctance du parti Tudeh à soutenir le gouvernement nationaliste de Mossadegh, en particulier à se soulever pour le défendre contre le coup d’état du 19 août 1953, soutenu par les Américains, qui marque la séparation entre le nationalisme iranien et le Tudeh.
L’origine de la gauche radicale se trouve dans le vide laissé par l’abandon de la cause nationaliste par le Tudeh et la disparation du Front national au début des années 1960. La gauche radicale des années 1960 et 70 était avant tout et en premier lieu le produit de la critique nationaliste du fiasco du parti Tudeh et de sa « trahison » du « mouvement ». En d’autres mots, la « séparation historique » entre la gauche radicale et les « organisations traditionnelles », ne signifiaient rien d’autre que la réassertion de la tradition elle-même, la réaffirmation de la primauté du nationalisme comme thème central du socialisme iranien. Mais elle ne parvint à cela qu’à travers la radicalisation du nationalisme iranien lui-même et un basculement correspondant dans sa base sociale et de classe.
Ce radicalisme nationaliste quasi-socialiste a produit une variété de courants et d’organisations, depuis les maoïstes et les guérillas urbaines de la fin des années 1960 et du début des années 1970, jusqu’aux groupes « politiques-organisationnels » des années 1978-81, connus sous le nom de Troisième ligne. Les maoïstes, aidés en cela par le nationalisme excessif inhérent au maoïsme et à la version chinoise du communisme, se sont employés à incorporer toute la critique nationaliste, toute l’histoire du nationalisme bourgeois en Iran, dans leur propre système de pensée et leur propre histoire. Ils ont perfectionnés et consacré ce nationalisme pour en faire la véritable essence de leur « socialisme ». Leur conception du « social-impérialisme » russe était une théorisation de la vieille méfiance du Front national envers l’URSS. Leur caractérisation de l’économie iranienne comme « semi-féodale, semi-coloniale », bien que de toute évidence un décalque appauvri de la Chine, servait à glorifier la soit disant « bourgeoisie nationale » comme partie d’une « alliance populaire révolutionnaire », et un argument pour la nécessité d’un développement capitaliste indépendant sous un régime nationaliste, comme une « étape » sur la route du socialisme. Les Fedaii [8] sont arrivés à des résultats plus ou moins similaires par une route théorique différente. Ils prenaient leurs distance avec l’URSS, quoique de manière moins dramatisée que les maoïstes. La véhémence avec laquelle les fondateurs de leur mouvement dénonçaient l’URSS dépendait, depuis Ahmadzadeh et Pouyan, qui questionnaient l’existence même de rapports de production socialistes en Union soviétique et considéraient le PCUS post-Staline comme révisionniste, jusqu’à Jazani qui était moins critique dans ses conceptions. Dans tous les cas, il y a avait unanimité ans leur condamnation du Tudeh comme un traître à la cause nationale et au gouvernement du Front national de Mossadegh qui symbolisait celle-ci. En outre, les guérillas et certains groupes maoïstes, empruntèrent le concept de « capitalisme dépendant » au débat sur le développement de l‘Amérique latine et l’appliquèrent dans le même esprit que la majorité des maoïste lorsqu’ils parlaient de la caractérisation « semi-féodale et semi-coloniale », c’est-à-dire dans le but d’exclure le capitalisme iranien des lois générales du mouvement capitaliste et pour poser le capitalisme « indépendant », comme une capitalisme « convenable », une cause juste et progressiste. Ici, la mythologique « bourgeoisie nationale » était hissée non comme l’antithèse des propriétaires terriens féodaux (alliés majeurs des impérialistes, selon les maoïstes), mais comme la bourgeoisie « compradore », considérée comme la personnification indigène de l’oppression impérialiste et de l’exploitation du « peuple iranien ».
Néanmoins, le nationalisme radicalisé des nouveaux courants contenait un certain nombre de réinterprétations et de réorientations significatives.
Premièrement, il y eut un glissement du concept de « nation » (mellat) à celui de « peuple » (khalq). Ce dernier avait une définition plus restrictive, se limitant à certaines classes et couches au sein de la « nation iranienne ». Ce glissement impliquait une reconnaissance plus explicite des divisions sociales au sein de la société iranienne. Le nationalisme n’impliquait alors plus seulement une lutte anticoloniale, mais aussi une lutte contre « l’anti-peuple », les classes et couches indigènes qui représentaient et renforçaient la domination impérialiste. La lutte anti-impérialiste du peuple était définie comme la force motrice de la société et l’essence d’un « véritable » nationalisme radical.
Deuxièmement, à gauche, la conception de la démocratie évolua en accord avec ce glissement. Les organisations traditionnelles avaient clairement une interprétation libérale de la démocratie. Ils défendaient des droits civils et individuels démocratiques-bourgeois, et la mise en place d’un régime constitutionnel. La gauche radicale, de son côté, définissait la démocratie comme le pouvoir des classes populaires anti-impérialistes. La forme politique réelle de ce régime populaire, sa constitution et les droits des citoyens sous ce régime, considérés comme secondaires, ne furent jamais véritablement élaborés. L’anti-impérialisme dominait la démocratie bourgeoise comme idéologie de la gauche radicale.
Troisièmement, la question du pouvoir politique passait inévitablement au premier plan. La « contradiction entre le peuple et l’impérialisme » ne pouvait être résolue que par le renversement de la monarchie, le « régime fantoche » de l’impérialisme. Un antimonarchisme sans compromis, associé à la fervente défense de la violence et des méthodes révolutionnaires contre l’État était ce à quoi, en dernière analyse, se ramenait l’anti-impérialisme de la gauche radicale. C’était une démarcation claire avec la pratique des partis traditionnels et leur approche essentiellement parlementariste et légaliste [9].
Quatrièmement, dans le domaine de l’économie, la gauche radicale défendait une intervention active et directe de l’État et une nationalisation massive des capitaux « dépendants », là où le nationalisme traditionnel n’allait pas au-delà de la création et de l’expansion d’un marché capitaliste national combiné avec une modeste redistribution des richesses. Dans les deux cas, le principal objectif était l’industrialisation et l’autosuffisance économique. Mais pour l’utopique et naïve gauche radicale, l’autosuffisance devint un principe idéologique, une marque distinctive de l’anti-impérialisme ou même du socialisme.
Finalement, la théorie politique de la gauche radicale se tourna vers la classe ouvrière et couronna celle-ci comme la force dirigeante de la lutte nationale contre l’impérialisme et la dépendance. Néanmoins, elle insistait continuellement, sous des formulations théoriques variées, sur la nécessité de la subordination des revendications de classe, des revendications socialistes, à la cause de la révolution populaire.
L’impact des nouvelles polarisations dans le mouvement communiste international sur le développement de la gauche radicale iranienne durant cette période est évident. La plus forte influence vint de l’expérience chinoise et du maoïsme, quoique l’influence d’autres mouvements populaires et nationalistes, en Amérique latine, au Vietnam et même en Algérie, ne doit pas être sous-estimé. Les simplifications théoriques du marxisme opérées par Mao et en particulier ses travaux « philosophiques », Des contradictions et De la pratique, ont entièrement façonnées le mode d’articulation théorique de la gauche radicale. Ils complétaient la vision mécaniste de l’histoire déjà héritée du « cours » de Staline [10]. Le maoïsme offrait une version du marxisme, une méthodologie et un ensemble de catégories et de formules qui pouvaient facilement être employées par les nationalistes radicaux d’un pays économiquement arriéré et politiquement opprimé. Sur un plan plus pratique, la rupture de la Chine avec l’Union soviétique sur la base d’une interprétation apparemment plus radicale du marxisme, aidait la gauche radicale à se séparer de l’expérience du Tudeh. Son nationalisme inhérent et sa rhétorique militante attiraient une nouvelle génération d’activistes frustrés par la faillite des partis traditionnels et un régime politique oppressif.
Mais ici encore, les glissements idéologiques et théoriques au niveau international ont fourni un cadre conceptuel pour un développement qui était essentiellement indigène. La défaite politique de 1953 était un sérieux revers. Mais ce sont les réformes agraires des années 60 qui ont scellé le destin de l’opposition nationaliste et libérale traditionnelle. Politiquement, ces réformes ont désarmé l’opposition nationaliste conventionnelle et marqué la disparition virtuelle du Front national comme force politique active. Qui plus est, elles ont permis de consolider l’autocratie et lui donner un caractère d’état-policier moderne. Économiquement, elles ont dissout toutes les formes de production précapitalistes et créée une vaste armée de travailleurs salariés urbains. Elles ont marqué le triomphe du capitalisme et de l’intégration de toutes les sections du capital en un marché national unifié, éliminant les dernières apparences d’une division au sein de l’économie entre bourgeoisie « nationale » et « dépendante ». Mis en marche, le processus d’accumulation accéléré a complètement absorbé la bourgeoisie et ses représentants intellectuels. La bourgeoisie a délaissé la cause du libéralisme et de la réforme, la laissant à la petite-bourgeoisie insatisfaite, pour n’y revenir plus tard que lorsque le danger de la révolution fut sérieusement posé. La gauche radicale représente le basculement de ce centre de gravité du national-réformisme de la bourgeoisie à la petite-bourgeoisie. Le contenu politique et les objectifs sociaux restèrent inchangés – réforme sociale, libéralisation politique et anti-impérialisme nationaliste. On peut clairement décrire la gauche radicale des années 60-70 comme un national-réformisme militant – un nationalisme et un réformisme adaptés à la vision et aux capacités politiques de la petite-bourgeoisie.
La révolution et la crise de la gauche
La révolution amena avec elle à la fois une rapide expansion et une crise politico-idéologique croissante pour la gauche radicale. L’ensemble des principaux courants entrèrent dans la révolution dans un état d’incertitude idéologique et de confusion politique. La tradition de guérilla était attaquée même par certains de ses cadres emprisonnés les plus éminents. Sa défaite pratique en Iran, les désillusions nées de l’échec des exemples latino-américains, et jusqu’à un certain point, le reconnaissance de l’incompatibilité du marxisme avec les conceptions originales du guérillerisme, ont en définitive contribuées à l’émergence de ce courant critique. Malgré cela, la principale force pour un changement de conceptions vint du mouvement politique de masse au delà des portes des prisons, un mouvement qui semblait refuser les prémisses fondamentales de l’élitisme de la guérilla et de la politique conspirative. Les maoïstes étaient déjà discrédités comme courant théorique et virtuellement excommuniés du corps principal de la gauche pour leur positions ouvertement droitières et leur adhésion à un bloc international qui hissait les homologues du Shah comme symboles des positions du « tiers-monde » contre les « superpuissances » ? Qui plus est, leur théorie orientée vers les paysans et leur rhétorique antiféodale était clairement en décalage avec le caractère manifestement urbain de la révolution. Les radicaux populistes de la Troisième ligne, pour leur part, s’escrimaient avec les problèmes surgis de leur rupture avec les deux premiers. Ils manquaient d’un profil théorique positif. Leur recours à Staline et à ses postulats pour atteindre une certaine stabilité théorique montrait leur insuffisance face à la vigoureuse montée en puissance de la gauche durant la révolution.
En tous cas, la révolution ébranla le national-réformisme dans tous ses fondements. En moins de trois ans, de l’hiver 1979 à l’été 1981, le système conceptuel de la gauche tout entier s’était effondré, emmenant avec lui son édifice organisationnel. Aucun aspect de l’idéologie nationaliste et anti-impérialiste de la gauche n’échappa à la critique. La caractérisation des rapports de production comme « capitalistes dépendants », la notion de « bourgeoisie nationale progressiste », et de « petite bourgeoisie anti-impérialiste », la théorie de la révolution par étape, avec une révolution démocratique qui commencerait par dissoudre les rapports « précapitalistes », qui auraient soi-disant dominé l’agriculture iranienne, les vieux clichés classificatoires d’une alliance des classes populaires, etc. furent hâtivement abandonnées et enterrées sans laisser de trace. Même des « autorités » comme Staline et Mao ne pouvaient être sauvées. En 1981, les croyances et les conceptions de 1978 semblaient des superstitions d’un ancien âge oublié.
Tactiquement, la gauche radicale hésitait sur deux questions centrales liées l’une à l’autre : premièrement, l’attitude envers la République islamique et ses factions libérales et panislamiques, et deuxièmement, la guerre Iran-Irak. Les maoïstes officiels et le parti Tudeh montrèrent beaucoup plus de consistance dans leur tactique que la gauche radicale. Les maoïstes découvrirent bientôt dans les libéraux la personnification même de leur bien-aimée « bourgeoisie nationale » et furent même incorporés dans le « bureau de coordination du président » – une sorte d’alliance non-officielle de politiciens et de groupes unis pour faire obstacle au Parti de la république islamique. Le Tudeh embrassa la cause du régime de Khomeiny, essentiellement pour sa démagogique rhétorique anti-américaine et demeura un loyal soutien de la « ligne de l’Imam ». Il allait dans une large mesure apaiser l’hégémonique faction islamique, au point d’appuyer le régime de terreur, de torture et d’exécutions de masse après juin 1981. Mais pour les organisations de la gauche radicale, la république islamique posait un dilemme. Le problème venait, pour la gauche, de la caractérisation de l’opposition islamique prérévolutionnaire comme un mouvement politique de la « petite-bourgeoisie traditionnelle », une couche qui dans le cadre de pensée anti-impérialiste de la gauche faisait partie de « l’alliance populaire révolutionnaire ». Cette formulation était en elle-même tout à fait mécaniste et non marxiste. Cependant, une fois que la même caractérisation fut étendue à la bourgeoisie d’état après la révolution, cela tourna en une catastrophe théorique et politique. La majorité des organisations de la gauche radicale, notamment les Fedaii, Pekyar [11] et Razmandegan [12], hésitèrent et tergiversèrent, voguant d’une formulation à une autre pour résoudre la contradiction entre leur évaluation théorique du courant Islamique et sa pratique antidémocratique, anticommuniste et réactionnaire. Des événements comme l’occupation de l‘ambassade américaine et l’éruption de la guerre Iran-Irak ajoutèrent à cette confusion.
La guerre raviva les sentiments nationalistes de la gauche. En général, ceux qui avaient arborés de fortes illusions sur le caractère « anti-impérialiste » de l’État, prirent de positions nationalistes et défensistes. Cette position fut principalement celle des organisations qui tenaient l’URSS en sympathie. Les organisations qui avaient adopté une attitude plus radicale envers le régime condamnèrent généralement la guerre comme réactionnaire et inter-capitaliste. Pekyar et un certain nombre d’organisations plus petites mais proches d’elle, adoptèrent le slogan « Transformer la guerre en guerre civile ». Cette position montrait certainement la détermination de Pekyar à préserver son radicalisme face au tournant général vers la droite. Mais cela avait également un double avantage. Premièrement, cela permettait de passer outre le problème de l’attitude vis-à-vis du régime. Un appel à la « guerre civile » équivalait à un appel à renverser le régime islamique, un slogan que Pekyar ne pouvait pas faire dériver de son analyse de l’État en lui-même. Dès lors, il était possible d’adopter une tactique radicale sans radicalisation de la théorie. Deuxièmement, cette position pouvait être défendue plus simplement en traçant un parallèle simpliste avec la première guerre mondiale et l’attitude adoptée par Lénine et les bolcheviks à son égard. Cette position remettait à plus tard le point culminant de la crise idéologique au sein de cette ligne, mais ne la résolvait pas.
La crise organisationnelle pris la forme de scissions et de regroupements continuels entre toutes les tendances majeures, menant à une désintégration organisationnelle presque totale. La première scission au sein de la tradition Fedaii se fit sur la question de la guérilla urbaine. Peu après l’insurrection, une petite section, associée avec Ashraf Dehghani [13], scissionna au sujet de la rupture de l’organisation avec la « lutte armée » et se divisait bientôt en une multitude de petits groupes sans influence. La seconde scission concernait la question de l’attitude vis-à-vis du régime et de l’attirance croissante de l’organisation vers le Tudeh. Une minorité substantielle, plus tard rejoint par « l’aile gauche de la majorité », fit scission en juin 1980, après que l’éditorial du n° 59 de l’organe central, Kar, ait rendu explicite et manifeste le tournant vers la droite. La « majorité » adopta bientôt, dans son ensemble, les positions du Tudeh et entra dans un processus d’unité avec lui. La « majorité » souffrit de scissions successives après 1981 et se désintégrèrent effectivement en plusieurs petits groupes, certains d’une poignée de personnes, chacun proclamant être le véritable héritier des Fedaii et pleinement submergés dans leurs dissensions sectaires. Razmandegan, déjà malade de ses tensions théoriques et politiques internes, plongea dans une crise profonde quand sa direction adopta une attitude ouvertement pro-guerre en 1980, dans le n° 35 de l’organe central Razmandegan, contre la tendance généralement radicale et sa base. La direction et les cadres pro-guerre furent purgés six semaines plus tard, mais l’organisation ne put éviter la scission et la désintégration. La crise de Pekyar atteint son sommet avec la publication du n° 110 de Pekyar, en juillet 1981. L’éditorial, traitant de la tension croissante au sein de la république islamique entre Banisadr [14] et le PRI [15], pris une position favorable à la faction libérale. L’article fut rapidement retiré, mais l’organisation était déjà en plein désarroi. Tous les efforts pour restructurer de manière organisationnelle les diverses scissions échouèrent en l’absence de fractions ou de cercles ayant quelque consistance théorique et une autorité organisationnelle. Les autres organisations de la gauche rencontrèrent plus ou moins le même destin. Vahdat-e Enqelabi (Unité révolutionnaire), une large union d’organisations de la Troisième ligne d’inspiration maoïste à la droite de Pekyar, s’écroula avant d’avoir réellement commencé, laissant derrière elle une traînée de militants confus et démoralisés.
La crise et la désintégration des principales organisations de la gauche radicale n’étaient pas, comme on le raconte habituellement, le produit de la répression massive de 1981 et après. Ce n’était pas non plus un produit des erreurs tactiques de la gauche, de son manque d’unité, ou même de son manque d’intérêt pour la valeur politique de la « démocratie » [16]. Elle était avant tout enracinée dans la transformation de l’économie politique iranienne dans les deux dernières décennies. Si la gauche radicale, malgré sa force numérique et son militantisme politique, est apparue comme une force marginale dans la politique iranienne durant la révolution, c’est parce qu’elle représentait le « socialisme » et la pratique politique de classes marginales. La crise du socialisme petit-bourgeois et du national-réformisme militant qui avaient formé l’essence sociale de la gauche radicale était en réalité programmée depuis longtemps. La consolidation du capitalisme après les réformes agraires, l’accélération du processus d’accumulation avec le boom pétrolier des années 70 et l’émergence d’une vaste classe ouvrière urbaine, avaient déjà transformé le socialisme non-prolétarien en une utopie impotente. L’autocratie de Pahlavi, fondée sur la suppression de toute forme de rapports politiques, avaient masqué les contradictions internes de la gauche radicale. Avec la crise politique de 1977 et la révolution de 1978-79, la politique avait finalement « rattrapé » l’économie. Les contradictions dormantes furent réveillées et trouvèrent leur résolution dans la crise de la gauche radicale et sa désintégration face à la radicalisation théorique et à la réorientation sociale du communisme iranien. La répression, à partir de juin 1981 ralentit de nouveau ce processus et l’empêcha d’aller jusqu’au bout. Néanmoins, en 1981, l’aspect et la configuration organisationnelle de la gauche radicale iranienne avait complètement changé.
Une nouvelle polarisation
La crise de la gauche radicale, n’indiquait en aucun cas un développement régressif. Au contraire, elle marqua une transformation significative et un tournant historique majeur. De la crise de la gauche radicale traditionnelle émergea une nouvelle polarisation basée sur des courants ayant des caractéristiques sociales et théoriques plus stables :
1. Un nouveau pole pro-URSS avait émergé. Il ne ménagea pas ses efforts pour remplacer le Tudeh dans les relations avec l’URSS, chercher la réconciliation avec le nationalisme iranien et de gagner un certain prestige politique pour la ligne prosoviétique après les scandaleuses politiques du Tudeh et de la Majorité des Fedaii en soutien à la république islamique. Le représentant le plus connu, quoique pas le plus consistant, de cette ligne est Rah-e Kargar (La voie des travailleurs), qui fut créé durant la révolution comme une groupe de pression théorique et politique en lien avec les Fedaii. Ce courant inclura par la suite une rupture identifiée à son leader, Ali Keshtgar, et aussi le « Parti démocratique du peuple iranien », qui ont récemment fait scission récemment du Tudeh [17]. Ces organisations rompirent pour adopter des positions plus nationalistes. Toutes les organisations appartenant à ce courant considèrent l’Union soviétique comme la « patrie du socialisme » et soutiennent généralement sa politique extérieure, à l’exception des cas qui concernent leur propre « mère patrie ». Dans ce cas, ils souhaitent rester indépendants. C’est leur démarcation fondamentale avec la tradition du Tudeh et leur seul espoir de s’accommoder le nationalisme iranien. Jusqu’ici, le passé teinté du groupe de Keshtgar et du PDPI ont empêché tout mouvement réel d’unification de cette ligne politique. Cependant, c’est un pole important qui pourrait devenir le noyau d’une nouvelle génération d’étatisme national-réformiste, avec cette fois un caractère plus travailliste. Les développements récents en Union soviétique auront des conséquences décisives pour ce courant [18].
2. Un « nouvelle gauche iranienne » intellectuelle a émergé parmi les exilés iraniens qui ont, quelquefois tardivement redécouverts les débats et les polémiques du marxisme occidental et de la nouvelle gauche [19]. L’influence du marxisme occidental était vaguement représentée durant la révolution par Vahdat-e Kommonisti (Unité communiste), mais ne jouissait que d‘une influence marginale au sein de principales organisations de la gauche radicale. L’UC avait son origine dans la radicalisation de la plus jeune génération des militants du Font national. L’organisation a été fondée en 1970 et a été essentiellement active parmi les étudiants iraniens à l’étranger. Avant la révolution, elle était en contact et soutenait des organisations de guérilla dans le pays, essayant de parvenir à une unité avec les Fedaii. Ils prirent leurs distance avec les Fedaii en 1976, rejetant le « maoïsme et le stalinisme » plus prononcé de ces derniers. Durant la révolution et après, UC a maintenu une position libérale de gauche plutôt stable, argumentant contre le « sectarisme de gauche », le tiers-mondisme et sa réluctance à réaliser l’unité avec les Mujahidins et l’aile gauche du libéralisme bourgeois contre le clergé. Quoiqu’elle ait en principe mis l’accent sur le socialisme, en pratique et dans ses quelques déclarations programmatiques, l’UC n’alla jamais au delà de la lutte pour des droits politiques immédiats, mais limités. Elle ne s’intéressa jamais aux luttes ouvrières et aux problèmes qui y étaient liés, ne poursuivit pas une politique d’expansion organisationnelle et demeura un groupe théorique et propagandiste avec de l’influence chez quelques intellectuels de gauche.
La « nouvelle gauche » iranienne, quoique influencée par l’UC, montre des caractéristiques essentiellement différentes. Elle est plus subjectiviste en théorie, pessimiste dans son style, et très opposée à toute forme d’activité communiste pratique. C’est le signal d’une rupture pour l’intellectuel iranien, jusqu’ici spontanément tourné vers le marxisme, vers le communisme militant. Cela trouve ses racines dans la faillite de la gauche radicale traditionnelle en Iran et sa plus vaste audience dans les anciens militants frustrés et désillusionnés de cette gauche radicale. Ce courant est politiquement insignifiant pour le moment. Mais il prépare le terrain idéologique et crée le noyau dur d’une possible droite social-démocrate.
3. Il s’est formé un communisme radical et militant, qui peut être caractérisé par son indépendance idéologique et politique des pôles internationaux existants du « communisme », sa réorientation vers les traditions marxiste et léninistes classiques, et son accent mis sur le travail politique et organisationnel au sein de la classe ouvrière. Organisationnellement, ce courant est représenté par le Parti communiste d’Iran [20]. Mais il inclue également un large spectre de cercles militants ouvriers et leurs réseaux informels. La formation de ce nouveau courant est le résultat positif le plus significatif de l’évolution de la gauche radicale iranienne durant la dernière décennie.
Le Parti communiste et la perspective du communisme-ouvrier
La révolution a initié deux mouvements importants. D’abord, une critique croissante des prémisses idéologiques et théoriques de la gauche radicale petite-bourgeoise d’un point de vue marxiste, et ensuite, un regain sans précédent du mouvement de la classe ouvrière. Ensemble, ces deux éléments ont créé les conditions qui ont mené à l’émergence d’un courant organisationnel marxiste révolutionnaire distinct de la gauche radicale existante.
La révolution de 1978-79 a été le premier bouleversement à jaillir des contradictions du capitalisme iranien. Elle a fourni la première véritable opportunité historique pour la classe ouvrière de gagner dans l’arène politique le même poids qu’elle avait déjà acquis dans la production sociale. Le mouvement de la classe ouvrière avait joué un rôle crucial dans le renversement de la monarchie. Les grèves ouvrières, particulièrement dans les secteurs-clefs comme le pétrole et l’industrie, formèrent l’épine dorsale du mouvement de masse, paralysant les gouvernements militaires successifs et inspirant la résistance de masse. Les protestations de la classe ouvrière continuèrent après la révolution et restèrent l’un des thèmes centraux de confrontation politique dans la société.
Certains traits de la classe ouvrière iranienne doivent être notés ici. Premièrement, en raison de la constante répression durant les deux décennies qui avaient précédé et de l’afflux continu de paysans pauvres dans les rangs de la classe ouvrière, les traditions de lutte organisée étaient extrêmement faibles dans la classe ouvrière iranienne. En l’absence d’organisations de masse, la lutte quotidienne était menée et organisée par des réseaux de cercles composés par des leaders pratiques locaux et des agitateurs ouvriers. Deuxièmement, jusqu’à la révolution, le mouvement de classe était à peine affecté par les développements au sein de la gauche radicale. La classe ouvrière resta à distance d’une tradition socialiste à base intellectuelle et étudiante qui subordonnait la lutte de classe à la « cause du peuple » et avait très peu à offrir en termes de politiques ou de ligne de conduite pratique au mouvement ouvrier. Troisièmement, pour les mêmes raisons, les travailleurs iraniens n’étaient pas sous l’influence d’un parti révisionniste ou réformiste capable de mettre un harnais sur sa militance spontanée. Ils étaient, et sont toujours, dans leur ensemble bien plus politiques que les classes ouvrières des métropoles capitalistes, plus concernés par la question de l’État et du pouvoir politique et plus prompts à adopter des formes de luttes militantes.
Dans le cours de la révolution, un environnement particulièrement favorable fut créé pour la dissémination des idées communistes et même pour une organisation communiste de la classe ouvrière. Bon nombre de leaders pratiques du mouvement ouvrier devinrent communistes et prirent même part à une activité organisationnelle. Cependant, dans l’ensemble, ils se tinrent à distance des organisations de la gauche radicale. Beaucoup les soutenaient, comme le font inévitablement les travailleurs en l’absence de véritables partis ouvriers, comme la section la plus radicale de l’opposition. Mais ils ne les rejoignirent pas à en masse. En dépit de la croissance d’une forte tradition communiste dans la classe ouvrière qui incluait un nombre très substantiel de ses leaders pratiques, la gauche radicale resta dominée pat la politique étudiante, et maintint son caractère essentiellement intellectuel. Ce gouffre exerça une pression constante sur les organisations de la gauche radicale et fut l’un des acteurs majeurs qui contribua à leur désintégration finale.
Un développement parallèle put bientôt être observé au niveau idéologique et organisationnel. Un marxisme principiel et révolutionnaire crut rapidement dans le cours de la révolution, questionnant et critiquant les fondements idéologiques du socialisme petit-bourgeois iranien dans leur ensemble. Ce processus affecta toutes les organisations de la gauche radicale et plus particulièrement celles de la Troisième ligne. Ce radicalisme pouvait être identifié à un retour aux classiques marxistes et aux travaux de Lénine, mettant l’accent sur la primauté de la lutte de classe, une réorientation vers le travail en direction de la classe ouvrière, et la défense d’une tactique radicale. L’acteur le plus consistant et le plus visible de cette rupture avec la gauche populiste fut Ettehad-e Mobarezan-e Kommonist (Union des militants communistes) [21]. L’UMC créée en décembre 1978 et initialement appelée Sahand déclencha une vigoureuse campagne théorique contre les théories nationalistes et populistes et les conceptions de la gauche radicale. Elle appela la « bourgeoise nationale » un mythe, et le développement d’un capitalisme « indépendant », « national », une utopie réactionnaire. Elle rejetait le concept de solution démocratique ayant pour tâche de résoudre la question agraire et de développer les forces productives, et voyait pour tâches de la révolution présente la création de conditions sociales et politiques nécessaires pour la mobilisation socialiste de la classe ouvrière et une marche ininterrompue vers la révolution socialiste. Elle rejetait la critique de l’impérialisme par la gauche radicale comme nationaliste et antimonopoliste, et s’efforçait de présenter une critique fondée sur le concept d’exploitation de classe. Fondée sur une analyse des caractéristiques spécifiques de l’État bourgeois dans les périodes de crise révolutionnaire, l’UCM caractérisait la République islamique et ses différentes factions comme bourgeoise et contre-révolutionnaire. Qui plus est, l’UCM considérait la formation d’un parti léniniste comme une tâche urgente et voyait sa propre polémique théorique contre le populisme comme un moyen pour arriver à une fondation programmatique solide pour un tel parti. En mars 1981, l’UCM publia son programme, dans lequel elle mettait l’accent sur l’obligation d’une révolution communiste et résumait son appréciation des tâches urgentes du mouvement communiste. Le programme, sur lequel celui du PCI allait plus tard être basé, incluait aussi largement des revendications démocratiques et économiques immédiates.
Les idées de l’UCM eurent un grand impact sur la gauche radicale et particulièrement sur les militants de la Troisième ligne. Nombre dente eux rejoignirent l’UCM directement, mais son influence réelle allait plus loin. Alors que l’UCM était dénoncée comme « gauchiste » et « trotskiste », sa terminologie et ses analyses furent partagées e manière croissante par les organisations de gauche en recherche d’une certaine consistance théorique et dans le courant des tournants tactiques de la gauche. De fortes fractions pro-UCM et des courants émergèrent dans presque toutes les organisations de la Troisième ligne, notamment dans Razmandegan , Peykar et Vahdat-e Enqelabi. Toutes rejoignirent finalement l’UCM, et à travers elle, le Parti communiste.
La rupture principale, cependant, vint d’un secteur insoupçonné. En mars 1981, le second congrès de Komala, une organisation communistes disposant d’un soutien massif au Kurdistan, et déjà un pilier de la résistance Kurde armée contre la république islamique, adopta des positions similaires à celle de l’UCM et se référa ouvertement à elle comme l’avant-garde de la campagne antipopuliste. Komala avait été créé en 1969 comme un réseau clandestin de militants d’inspiration maoïste, avec une claire volonté de travail politique de masse. En 1974, la Savak avait arrêté un grand nombre de ses dirigeants, mais l’organisation ne fut pas détruite [22]. Avec la rupture révolutionnaire, ses leaders furent relâchés de prison et Komala se plaça bientôt à la tête du mouvement de masse au Kurdistan. En août 1979, six mois seulement après le renversement de la monarchie, le régime islamique lança son offensive militaire contre le peuple Kurde. Komala appela à la résistance armée de masse et se mit à organiser des unités de Pishmargeh (partisans). Au moment du deuxième congrès, il était devenu le parti naturel des travailleurs Kurdes et disposait d’un soutien massif à la fois dans les secteurs ruraux et urbains. Il ne se contenta pas de résister au régime islamique, mais défia également l’hégémonie du Parti démocratique du Kurdistan d’Iran (PDKI), démocratique-bourgeois et son nationalisme étroit dans le mouvement Kurde.
Avant son deuxième congrès, Komala s’était tenu à l’écart des débats idéologiques au sein de la gauche iranienne, se concentrant essentiellement à organiser et à diriger le mouvement au Kurdistan. Le deuxième congrès de Komala fit pencher la balance en faveur du courant antipopuliste et le transforma en pole d’attraction pour les militants marxistes. Komala et l’UCM entamèrent une coopération étroite pour la formation du parti communiste. Ils établirent le brouillon d’un programme, appelé Programme du parti communiste, et appelèrent toutes les organisations et groupes sympathisants à se joindre à la lutte pour la création du PCI. En septembre 1983, le congrès constituant du parti communiste, y compris des cadres communistes de différents backgrounds organisationnels, se réunirent au Kurdistan et fondèrent le PCI.
La création du PCI marquait la rupture idéologique et organisationnelle finale avec le socialisme iranien de tradition populiste et nationaliste. Le PCI réaffirmait les concepts de classe et de lutte de classe comme concrets centraux de son idéologie et de son travail pratique. Cela supposait à un retour à une orthodoxie marxiste prés-stalinienne. Pour le PCI, comme pour Marx, le socialisme s’identifiait principalement à la propriété commune des moyens de production et à l’abolition du travail salarié, et pas seulement au développement des forces productives ou à la planification d’État. L’économie soviétique était caractérisée comme capitaliste d’État. En effet, le PCI ne reconnaissait aucun « camp socialiste » et ne s’identifiait à aucun pole ou courant du soi-disant communisme international. Tactiquement, il mettait l’accent sur l’action de classe indépendante et sur la mobilisation de classe. Il considérait le mouvement de masse de la classe ouvrière comme le principal pilier de toute lutte révolutionnaire pour le changement. Il défendait une structure conseilliste pour l’organisation de masse de la classe ouvrière et poursuivait une politique de renforcement du mouvement des assemblées générales de travailleurs comme le moyen le plus effectif d’une organisation de masse immédiate. Au contraire de la tradition populiste, le PCI attachait une grande importance aux luttes quotidiennes pour l’amélioration des conditions de vie et de travail de la classe ouvrière.
Durant les cinq dernières années, le PCI a réussi à s’établir comme l’organisation principale de la gauche socialiste iranienne. Au demeurant, sa valeur politique réelle tient dans le rôle qu’il peut, potentiellement, jouer dans le développement d’une puissance et véritable tradition communiste-ouvrière en Iran.
Aucune somme de radicalisation théorique et politique ne peut en elle-même changer le caractère social du communisme actuel et jeter un pont sur le gouffre qui le sépare de la classe ouvrière. Ce qui est nécessaire, si le communisme prolétarien du Manifeste communiste doit devenir une réalité, c’est un véritablement changement social. Le communisme doit être repris de tous ceux qui l’ont employé à travers le vingtième siècle pour réformer le capitalisme et retourner à al classe ouvrière pour être utilisé contre le capital, pour l’émancipation humaine réelle. Un mouvement communiste-ouvrier doit être façonné ; n mouvement dans lequel le communisme soit de nouveau l’expression de la protestation de classe et l’activité de classe. La révolution iranienne a crée le matériel nécessaire pour cette transition. L’émergence d’une vaste couche de leaders ouvriers socialistes et radicaux, la banqueroute idéologique du national-réformisme et du socialisme petit-bourgeois, et l’émergence d’un parti marxiste radical qui puisse potentiellement être pris en main par la classe ouvrière et utilisé comme un instrument effectif dans la lutte de classe, tout cela sont des arguments décisifs dans cette direction. L’essentiel dépend toujours de la pratique de la génération actuelle de marxistes révolutionnaires et de leur capacité à rester dans la course dans les tournants politiques critiques qui se préparent. C’est le défi auquel le PCI doit encore faire face.
Notes
[1] Voir par exemple, Val Moghaddam, « Socialism or anti-impérialism? The left and revolution in Iran », et l’interview de Fred Halliday, « The Iranian revolution and its implications », tous deux dans la New Left review, n° 166, novembre / décembre 1987. [Note de MH]
[2] « Parti des masses d’Iran », fondé en 1941, le Tudeh était lié à l’URSS et jouait donc le rôle d’un parti communiste. [NdT]
[3] Principal théoricien et essayiste de la « nouvelle gauche », éditeur de la New Left Review. [NdT]
[4] Perry Anderson, Sur le marxisme occidental, Maspero, 1977. [NdT]
[5] F. Engels, « Lettre à Marx à Paris », octobre 1844. Selected Correspondence, Progress, 1975, p. 19. [Note de MH]
[6] Officier cosaque, dirigeant des forces armées de l’Empire Perse, Reza Shah Pahlavi fonda, par un coup d’état, la monarchie iranienne en 1925.
[7] Premier ministre de l’Iran de 1951 à 1953, célèbre pour avoir nationalisé l’industrie pétrolière, ce qui en fait l’un des symboles de l’anti-impérialisme. [NdT]
[8] Les Fedaii (organisation des partisans de la guérilla du peuple) étaient la principale organisation de guérilla urbaine active depuis 1971. [Note de MH]
[9] La plupart des organisations de la gauche radicale mettaient l’accent sur ce point comme étant leur principale rupture avec la tradition Tudeh. Au demeurant, les différences organisationnelles au sein de la gauche radicale étaient principalement centrées sur la question de la manière dont on pouvait renverser l’autocratie. [Note de MH]
[10] Joseph Staline (éd.), Histoire du parti communiste (bolchevick) de l’URSS, 1939. Cet ouvrage, largement diffusé et surnommé le « cours », présentait notamment une conception de l’histoire humanité en cinq stades successifs. [NdT]
[11] Pekyar (Organisation de lutte pour l’émancipation de la classe ouvrière) était une scission, en 1975, des Mujahidin, une organisation de guérilla islamique. Un section, se proclamant marxiste-léniniste, pris pratiquement le pouvoir sur toute l’organisation, et purgea ceux qui résistaient à leur tournant idéologique. En 1977, elle abandonna et retourna à la guérilla urbaine. A l’aube de la révolution, elle souffrit de plusieurs scissions suivant une crise de leadership. La direction fut purgée et l’organisation éclata pour former Pekyar et deux autres groupes plus petits, Nabard et Arman. Pekyar devint la principale organisation e la troisième ligne. [Note de MH]
[12] Razmandegan (Organisation des combattants pour l’émancipation de la classe ouvrière) était à l’origine un cercle Marxiste-léniniste au début des années 1970. Elle était une organisation radicale populiste typique et durant une courte période en 1979-80, elle constitua l’aile gauche de la Troisième ligne. [Note de MH]
[13] Une ancienne guérilleriste, bien connue pour sa résistance héroïque sous la torture et son évasion des prisons du Shah au début des années 1970. [Note de MH]
[14] Abolhassan Bani Sadr, premier président de la république d’Iran après la chute du Shah, de janvier 1980 à sa destitution par Khomeiny en juin 1981. Il vit aujourd’hui en France. [Note de MH]
[15] Parti Républicain Iranien, fondé en 1979 par les partisans de Khomeiny, et donc principal parti religieux, au pouvoir à partir de mai 1980. [NdT]
[16] Si elle était bien quelque chose, la gauche radicale était « démocrate ». La pratique toute entière d’organisations comme Pekyar et Razmandegan n’était rien d’autre qu’une confrontation continue avec la république islamique sur des revendications démocratiques. L’incapacité de la gauche à réaliser quelque avancée démocratique que ce soit était liée au fait qu’elle n’était pas assez socialiste. Elle manquait d’une véritable base sociale au sein de la classe ouvrière qui la rende capable d’exercer une véritable pression sur le régime islamique. [Note de MH]
[17] En 1986. [NdT]
[18] Mansoor Hekmat évoque ici les changements politiques en URSS qui ont menés à la désagrégation de ce pays et du « camp socialiste », dont l’aboutissement restait imprévisible. [NdT]
[19] Ce courant n’est pas suffisamment significatif politiquement pour être catégorisé comme un pole au sens strict. Je l’inclus ici pour deux raisons. Premièrement, ils représentent la vague de passivité politique qui a noyé un nombre considérable d’anciens militants. Deuxièmement, parce ce que leur récit de l’expérience de la révolution iranienne a gagné en crédit auprès des journalistes socialistes en Occident. [Note de MH]
[20] C’est-à-dire du parti de Mansoor Hekmat lui-même, avant qu’il le quitte pour fonder le Parti communiste-ouvrier d’Iran en 1991. [NdT]
[21] Organisation crée par Mansoor Hekmat et Hamid Taqvee à leur retour d’Angleterre, où ils étaient étudiants, en 1978. [NdT]
[22] Police politique du Shah d’Iran, réputée pour sa cruauté. [NdT]