1944

Source: Quatrième Internationale, n° 4-5, janvier-février 1945. Signé "Marc Loris".

J. Van Heijenoort

Problèmes de la révolution italienne

Juillet 1944

Présentation de l’éditeur

L’article du camarade Marc Loris a été écrit il y a déjà six mois. Depuis, plusieurs évènements importants ont marqué la vie politique italienne : Badoglio a cédé sa place à Bonomi, qui est aujourd’hui à la tête de son deuxième ministère; le roi Emmanuel a cédé son trône au prince Humbert; les staliniens ont évolué encore plus à droite, accordant leur plein appui à la monarchie, au gouvernement et à l’État bourgeois. Mais le fond de la situation italienne reste essentiellement le même : la démocratisation de la vie politique en Italie n'a fait aucun progrès; la monarchie reste en place; les élections sont toujours renvoyées aux calendes grecques; l’Église catholique conserve ses privilèges; la tutelle réactionnaire des Alliés, grâce aux troupes d’occupation, est toujours aussi forte.

Dans ces conditions, il est indéniable que la valeur des mots d’ordre démocratiques indiqués par le camarade Loris, ainsi que l’importance de la plupart des problèmes qu’il soulève, n’ont en rien diminué.

Demain, dans le cadre d’une crise révolutionnaire profonde dans toute l’Europe, pourront se trouver modifiés et la façon de poser plus d'un de ces problèmes et même leur importance.

Mais il n’est est pas moins vrai que la ligne de conduite du parti révolutionnaire en Italie ne saurait être tracée d’une façon juste sans tenir compte, à chaque étape, de tous les aspects de la situation, ni sans capacité de sa direction à combiner, selon leur propre logique interne, les revendications démocratiques avec les revendications transitoires.

Il serait souhaitable qu'une discussion s'engage à propos de l’article du camarade Loris.

Le fascisme italien, après avoir été le héraut de la réaction et un modèle largement imité, s’avéra l’un des chainons les plus faibles de la chaine capitaliste. Il s'est effondré, il y a un an, et sa chute est pour la réaction un avertissement, comme son apparition en avait été un pour la révolution. Elle révèle l’avenir à Hitler et à tous ses satellites à travers l'Europe.

Quand le régime de Mussolini tomba comme une pomme pourrie, l’Italie entra dans une période d'instabilité révolutionnaire. La révolution italienne en est encore à ses tout premiers pas, mais elle grandira, luttera, s’éduquera et vaincra. Personne n’a plus d'illusion quant à la stabilité du régime présent. Demain, cette instabilité sera celle de toute Europe. Après la chute des dictatures, le vide politique sera temporairement rempli par des régimes d’expédients, incapables non seulement de résoudre aucun des problémes fondamentaux des peuples européens, mais simplement de les regarder en face, Les masses travailleuses rassembleront leurs forces et entreront en action. Le rythme du développement révolutionnaire dépendra de plusieurs facteurs qui ne peuvent être analysés ici.

Ainsi, les problèmes de la situation actuelle en Italie doivent être étudiés soigneusement; d’abord en raison de l'immense importance qu’ils ont en eux-mêmes; ensuite parce que la révolution italienne n’est que le commencement, et en un sens, la répétition générale de la révolution européenne qui vient.

La République

Le problème central de la vie politique italienne a été, jusqu’à maintenant, l’existence de la monarchie.

Les discussions sur cette question ont pleinement mis en lumière la servilité, la corruption et l’ignominie de tous les partis officiels italiens, y compris les staliniens. Le roi a été le complice de Mussolini pendant vingt ans. Avant de quitter les États-Unis pour l’Italie, le soi-disant libéral comte Sforza écrivait :

« Il se peut qu'une partie des Italiens soit encore pour la monarchie, mais après tant d’actes honteux et de trahisons il n’en est ainsi que pour des raisons d’opportunité. »

En tout cas, il devint vite évident que les « raisons d’opportunité » étaient assez puissantes pour être respectées, mème par le comte Sforza. Nous fûmes alors témoins de la farce politique la plus répugnante, dont les acteurs furent quelques épaves du libéralisme tels que Croce, Sforza lui-même, les .staliniens et les divers partis démocrates et social-démocrates. Dans les coulisses, le roi et son fils, les hautes couches réactionnaires de la société italienne, Churchill et la diplomatie alliée, se réjouissaient d'un spectacle si extraordinaire. Croce, le philosophe du compromis, expliqua qu'il était contre le roi en tant qu’individu mais pas contre l'institution monarchique. Ce fut toujours le rêve des libéraux réactionnaires de conserver la monarchie et d’avoir seulement de bons rois. L'agent des staliniens Palmiro Togliatti (Ercoli) déclara en arrivant de Moscou qu’il était « contre le roi en tant qu’institution, mais non en tant qu’individu » [1]. Il avait probablement été impressionné par la remarquable et généreuse personnalité du roi !

Un compromis honteux fut réalisé avec la nomination du prince héritier au grade de Lieutenant-Général du Royaume. Quelques coups de revolver symboliques montrèrent la vénération et l'amour du peuple italien pour cette marionnette de Churchill, du Pape, de Staline et de Roosevelt. La monarchie reste le centre de ralliement de la réaction : des ultra-réactionnaires du « Parti Bleu » , de l’Église et de Churchill, si préoccupé des questions de sécurité de la Méditerranée. Tout nouveau développement de la révolution italienne va inévitablement soulever la question de l’existence de ce foyer d’intrigues contre le peuple.

À tous les monarchistes, aux cadavres ambulants du libéralisme et aux stalino-royalistes, le parti révolutionnaire doit répondre par le mot d’ordre :

Le parti qui, durant les semaines présentes, inlassablement diffusera ces mots d’ordre parmi les masses, attirera infailliblement leur attention et les préparera à des slogans plus avancés; à un stade plus évolué, ce parti jouira de l’autorité d’avoir prévu la marche du développement et d'avoir été aux côtés des masses dans leurs luttes les plus élémentaires. Le bénéfice sera immense.

Le mot d’ordre de la république s’impose d’autant plus, en raison de la situation présente, que les partis ouvriers officiels ont rallié la monarchie.

Le slogan n’est pas dirigé seulement contre le régime actuel et contre les alliés, c’est aussi une arme contre les coalitionnistes. Pour éclairer quelque peu ce problème, nous devons essayer de déterminer à quel stade de la révolution italienne nous nous trouvons. Dans ce but, des parallèles historiques et des exemples sont utiles et même indispensables. À condition d’en user avec suffisamment de prudence et de ne pas oublier les différences, ils peuvent nous fournir de convenables points de repère.

En l’espace de vingt ans, le fascisme a graduellement perdu son influence dans la « masse » de ses partisans petits-bourgeois et est devenu un régime bonapartiste pur et simple, reposant essentiellement sur l'appareil policier. Ainsi la chute de Mussolini a été presque aussi anodine que le renvoi d'un autre chef bonapartiste, Primo de Rivera, en janvier 1930.

À Rivera succéda le général Berenguer. Le premier résultat du changement fut l’abolition de la censure, les discussions politiques éclatèrent et le problème politique qui en fut le centre était l'existence de la monarchie. Un an passa pendant lequel les démocrates bourgeois prodiguèrent les discours grandiloquents, les étudiants manifestèrent, les ouvriers luttèrent contre la police. En février 1931, Berenguer démissionna; deux mois plus tard, Alfonso fut obligé de fuir, et la république fut proclamée. La révolution espagnole était en marche vers de nouveaux sommets.

Si nous suivons le calendrier révolutionnaire espagnol, nous devons considérer que le présent régime du lieutenant-général correspond à l’intermède Berenguer. Les différences entre les deux situations sont importantes et évidentes. Une nouvelle guerre mondiale est en cours, à laquelle participe l'Italie occupée par les deux camps adverses. Des troupes étrangères resteront sur le territoire italien longtemps encore.

D’autre part, une révolution européenne générale approche, à laquelle le sort de la révolution italienne sera étroitement lié. En tout cas, à l'étape présente, le parallélisme historique démontre clairement la justesse du mot d’ordre de la république.

Les autres mots d’ordre démocratiques

La revendication d'une Assemblée Constituante est destinée à jouer un rôle important pendant toute une période du développement de la révolution italienne. Le parti révolutionnaire ne peut manquer d’inscrire à son programme le mot d’ordre du suffrage universel égal, direct et secret pour tous les hommes et les femmes à partir de 18 ans. Cependant, il est difficile de déterminer exactement, à l’heure actuelle, les conditions pratiques de l'emploi de ce slogan dans l'agitation quotidienne. L’Italie est encore divisée en deux parties par un front militaire, et tandis que le mot d’ordre conserve toute sa valeur de propagande, un appel aux élections immédiates peut être hors de question. D’autre part, le problème de l’Assemblée Constituante est lié à la question de la monarchie. Il n’est pas impossible que demain le lieutenant-général du Royaume lance un appel aux élections, mais à des élections tronquées, avec des listes électorales réduites, pour un Parlement muselé par une Chambre haute composée elle-même de sénateurs indirectement élus ou même nommés par la Couronne. En pareil cas, le mot d’ordre de l’heure peut très bien être le boycottage des élections.

Tandis que l’'agitation immédiate pour l'Assemblée Constituante peut être ajournée à cause de la division du pays en deux parties au moyen d’un front militaire, le parti révolutionnaire peut et doit lancer le mot d’ordre de l’élection de tous les fonctionnaires par le peuple. Les Alliés parlent d'une « épuration » des fascistes par l'administration italienne. Ils se plaignent des innombrables difficultés d’une telle opération, cherchent une définition du mot « fasciste » , etc., etc...

Quand, finalement, ils arrivent à chasser une demi-douzaine de fascistes de leurs sinécures grassement payées, ils en sont aussi vaniteux que s'ils avaient répété l’exploit d’Hercule nettoyant les étables d’Augias. Quelle hypocrisie ! Une administration plus efficace et moins coûteuse pourrait être constituée par l’élection populaire de tous les fonctionnaires dans les villages et les villes.

Tout programme de revendications démocratiques comprend le droit de réunion, la liberté d’expression, une presse libre, la liberté d’association, surtout en ce qui concerne les syndicats, etc... Le parti révolutionnaire doit non seulement lutter inlassablement pour ces droits, mais mobiliser le peuple autour de chaque question concrète où ces droits démocratiques sont en jeu.

Les privilèges de l’Église catholique soulèvent des problèmes brûlants pour l’Italie. Le New-York Times publiait récemment une photo de l’Italie « libérée » représentant une classe dans une école italienne où un prêtre catholique est en train de déverser son noir obscurantisme sur la tête des infortunés enfants. Le Times donnait à entendre que c’était là un des bienfaits apportés à l’Italie par les « libérateurs » anglo-américains. Cependant c’est là un impudent mensonge. Une des premières mesures du fascisme après qu’il eut pris le pouvoir avait été de ramener le crucifix dans les écoles et d'instituer l'enseignement religieux obligatoire dans les écoles primaires. L’athéiste Mussolini connaissait aussi bien que le protestant Roosevelt la valeur de l’Église catholique pour le conservatisme social.

À l’hypocrite « liberté de conscience » des Alliés, le parti révolutionnaire doit opposer la revendication de la séparation immédiate de l’Église et de l’État et la confiscation des biens de l’Église au profit du peuple.

L’occupation allemande en Europe a créé à travers tout le continent, même dans les grands pays de l'Europe occidentale où cette question semblait à jamais résolue, un brûlant problème national. Seuls des « démocrates » superficiels peuvent imaginer que ce problème disparaitra avec la défaite de l’impérialisme allemand.

Le problème national subsistera d'une façon permanente dans une Europe en ruines. Bien des indices montrent, même à ceux qui se refusent de les voir, que les « libérateurs » anglo-américains se transforment rapidement en envahisseurs. Les plus élémentaires mots d’ordre démocratiques sont dirigés non seulement contre la couronne et ses partisans, les épaves libérales et les staliniens néo-royalistes, mais aussi contre le despotisme paternaliste des Alliés, qui interdit toute vie politique à l’exception de la vie politique réactionnaire. Ainsi, les mots d’ordre de république, d’assemblée constituante, d’élections libres, etc..., ont un caractère directement anti-impérialiste. Le parti révolutionnaire doit y ajouter : Bas les pattes devant la politique italienne ! Laissez s’exprimer le peuple italien !

L’Italie possède une nombreuse population paysanne que le fascisme a vouée à la pauvreté et au désespoir. L’élaboration d’un programme concret de réformes politiques et économiques dans les villages est un devoir urgent du parti révolutionnaire. Les plans de réforme agraire doivent prendre en considération la structure économique de chaque province, montrer comment les difficultés peuvent être surmontées, ouvrir des perspectives d’avenir aux prolétaires ruraux et aux petits propriétaires italiens.

Cette énumération de mots d’ordre démocratiques signifie-t-elle qu’au stade présent de la révolution ils doivent être employés exclusivement ? Pas le moins du monde. Nous n’établissons pas de barrières fixes entre les mots d’ordre démocratiques, transitoires et socialistes. Tous nos mots d’ordre démocratiques, chacun d’eux en particulier, sont intégrés dans notre perspective de renversement total de la société. Nous ne nous bornons pas à ces mots d’ordre. Examiner quel programme transitoire et socialiste devrait être celui de l’Italie à l’heure actuelle dépasse le but de cet article. Mais il n’y a pas de contradiction entre un tel programme et les revendications démocratiques; au contraire il y a un passage libre et constant des uns aux autres.

C’est indubitablement le devoir du parti révolutionnaire de rendre populaire l’idée des soviets des maintenant (peut-être sous un nom plus approprié aux traditions révolutionnaires italiennes). L’occasion de créer des soviets pourrait même surgir dans un avenir assez rapproché. Mais les soviets ne tombent pas du ciel, tout à fait conscients de leur rôle en tant qu’organes de pouvoir d’État. Leur origine est des plus modeste : un comité de gréve, un comité d'usine, un comité de défense contre les bandes fascistes, un comité de contrôle des prix, un comité électoral, etc... Dans l’accomplissement de leur tâche limitée, ils se heurtent à des obstacles qui les poussent à entreprendre des tâches plus étendues. Une période révolutionnaire est caractérisée précisément par le fait que la solution du plus petit problème influe sur le sort de la société entière.

L’opposition entre l'Assemblée Constituante et les soviets est, à l’heure actuelle, complétement artificielle. Elle ne comporte quelque réalité qu’à un stade plus élevé de la lutte, — en fait à sa conclusion. — Si des soviets font leur apparition en Italie dans le proche avenir, ce sera en mobilisant les masses sur la base de mots d’ordre démocratiques. Des soviets peuvent être créés sous forme de comités électoraux dans le but d’organiser les élections à l’Assemblée Constituante, d’établir des listes électorales, etc...

Même en remplissant ces humbles fonctions, ils se heurteront à la résistance de l'appareil administratif bourgeois et seront, petit à petit, forcés de prendre conscience de leur pouvoir et de leur rôle futur. S'ils naissent sous une autre forme, en tant que comités d’usine, par exemple, — et cela est possible dans les villes industrielles, — leur évolution sera tout à fait semblable. La formule ne doit pas être l'Assemblée Constituante ou les soviets, mais : au moyen de la lutte pour Assemblée Constituante et les autres revendications, créer des soviets et développer leur conscience politique.

Les revendications démocratiques sont le pont qui prend les masses telles qu’elles sont maintenant et les conduit au programme socialiste.

Réponse à des objections possibles

Sans aucun doute, toute proposition d'un emploi systématique et résolu des mots d’ordre démocratiques imposés par ensemble de la situation provoquera, ici et là, des réactions ultra-gauchistes. Nous pouvons imaginer que la plupart des arguments ne seront pas nouveaux, et, comme notre parti a déjà eu l’occasion de les réfuter cent fois, nous pouvons tranquillement attendre qu'on nous les présente à nouveau. Cependant, deux ou trois arguments possibles peuvent être examinés ici, car cela nous aidera à éclairer notre position.

Une argumentation s’opposant à l'emploi de revendications démocratiques peut être la suivante : les masses italiennes sont affamées et désespérées. Elles n’ont cure de la république, du roi ou du prince héritier; elles veulent du pain, etc... Cette façon de poser le problème est fortement imprégnée d’anarchisme. Une telle dissociation des tâches politiques et économiques (ou sociales) est complétement erronée. En vérité, nous nous acheminons maintenant en Italie vers une révolution sociale. Il n’y a pas le moindre doute à avoir. Mais cela ne signifie pas que les problèmes politiques disparaissent de la scène. Bien au contraire. Ils surgiront, l'un après l’autre, grands et petits, exigeant de plus en plus impérativement une solution.

Même si nous admettons qu’à l'heure actuelle les ouvriers d’avant-garde s’aperçoivent clairement qu'une république ne peut rien leur apporter, — à moins que ce ne soit un gouvernement ouvrier et paysan, et rien ne prouve que nous soyons déjà parvenus à ce stade, — derrière cette avant-garde se trouvent les ouvriers moins avancés, les travailleurs ruraux, les paysans, les petites gens des villes, sans l'aide et le dévouement desquels la révolution est impossible, qui placent pour le moment leurs espoirs d’avenir meilleur en une république, en une assemblée librement élue par eux. Tous les problèmes économiques et sociaux trouvent leur expression concentrée sur le plan politique et la principale question sur ce plan est monarchie ou république ?

Un autre argument possible contre l'emploi des mots d’ordre démocratiques peut être formulé comme suit : cet emploi serait parfait si la IV° Internationale possédait maintenant en Italie un grand parti, capable de mettre en mouvement de larges masses. Malheureusement ce n’est pas le cas. Par conséquent, le problème se pose tout à fait différemment; il consiste en la création d'un puissant parti révolutionnaire et, pour y parvenir, tout programme de revendications démocratiques est inutile. Les prémisses de ce raisonnement sont correctes, la conclusion, fausse.

Il est vrai que la construction d'un parti révolutionnaire en Italie est encore à faire et que la victoire est impossible sans la construction d'un tel parti. Mais cette tâche ne saurait être accomplie en dehors de la lutte quotidienne des masses. Ce problème a été discuté bien souvent en Europe, surtout en France et en Belgique, au temps où la situation politique était parvenue déjà à un stade pré-révolutionnaire et où les organisations de la IV° Internationale étaient encore très faibles. Trotsky et le corps exécutif de la IV° Internationale se sont toujours résolument opposés aux tendances qui visaient à limiter strictement l’action de nos groupes à des programmes et à des mots d'ordre de propagande jusqu’au jour où nous aurions formé un grand parti qui surgirait comme Minerve de la téte de Jupiter.

Un des résultats de ces controverses fut l’adoption, en 1934, par la section française de la IV° Internationale, d’un programme d’action (publié en anglais dans IV° Internationale d’octobre 1942,) dont étude approfondie est un devoir pour tout révolutionnaire désireux de jouer un rôle dans la révolution européenne qui vient.

Enfin, il y a un argument que je voudrais réfuter ici, bien que non sans quelque hésitation, car il est tout a fait banal. Le voici : comment pouvez-vous écrire quoi que ce soit de valable sur ces questions, ici à New-York. à des milliers de kilomètres de distance de l’ Italie ? Ces problèmes doivent être laissés aux révolutionnaires italiens. Après tout, ce ne sont pas des questions de principe ou de stratégie, mais des détails de tactique dépendant des dispositions des masses, et qui doivent être laissés à ceux qui sont en contact direct avec elles.

En réalité, chaque mot d’ordre que nous pouvons lancer à l'étranger a, dans une certaine mesure, un caractère de tentative. Mais nous disposons néanmoins pour nous aider, d'une grande expérience historique. Notre mouvement a étudié de prés les étapes successives de bon nombre de révolutions, leur histoire naturelle pour ainsi dire. Les mots d’ordre proposés dans cet article ne représentent rien de neuf, et l’évidence historique en faveur de leur application à la situation présente en Italie est si grande que la charge de prouver le contraire retombe sur l’adversaire éventuel : c’est à lui de prouver pourquoi ils ne devraient pas être employés.

Parler de revendications démocratiques comme de questions simplement de tactique, indignes qu’on s’en préoccupe de loin, peut être dangereux. Avec la meilleure des stratégies, un parti peut aller à sa perte à cause d’une fausse tactique. Et c’est aussi erroné.

Il est vrai que chaque revendication démocratique n’a pas en soi un caractère de principe, car nous pouvons changer l'une pour l'autre suivant les circonstances. Mais nous ne pouvons en dire autant de l'emploi des revendications démocratiques en général : elles appartiennent a notre stratégie de la révolution.

Le danger de l’ultra-gauchisme

La guerre a soulevé une énorme vague de réaction. Les organisations ouvrières officielles n’ont pas été les dernières à suivre. ou mème à renforcer le courant. Les staliniens ont été, en paroles et en actions, au sommet de la réaction. Les restes de la II° Internationale, légèrement offusqués d'un tel degré d’impudence, les suivent de leur mieux.

Dans ces conditions. on pourrait dire : « Le principal danger est l’opportunisme; pourquoi se préoccuper de l’ultra-gauchisme ? » Une telle façon de poser la question est entièrement fausse. Le danger opportuniste est énorme, en vérité, mais c'est précisément la raison pour laquelle le danger sectaire ne devrait pas être ignoré, mais attentivement surveillé. L'opportunisme n’élimine pas l'ultra-gauchisme, mais au contraire, l’engendre. L'ultra-gauchisme, n’est qu'une autre face de !opportunisme, son ombre, une réaction infantile contre lui, et, en un sens, la rançon que doit payer pour lui la classe ouvrière.

La putréfaction de la II° Internationale pendant la dernière guerre provoqua bien des tendances ultra-gauchistes. L’organisation allemande de Luxembourg et de Liebknecht était imprégnée d’ultra-gauchisme et se cassa la tête justement pour cette raison; en France, l’opportunisme se mêlait à l’ultra-gauchisme dans des mots d’ordre grandiloquents, etc., etc... Lénine fut obligé d’écrire un pamphlet spécial contre l’ultra-gauchisme, maladie infantile.

À la fin de la présente guerre, et avec la montée révolutionnaire, nous pouvons nous attendre aux mêmes tendances, probablement, avec une intensité bien plus considérable. Une nouvelle génération de jeunes révolutionnaires surgira qui n’aura pas accumulé beaucoup d’expérience. Dans plusieurs pays, et surtout en Italie, ils auront grandi dans l’illégalité, sans beaucoup d’occasions d’étudier les leçons du passé. Les crimes de l’ordre bourgeois ont été tellement atroces, la servilité des fonctionnaires des partis ouvriers si répugnante, que l'on peut s’attendre à bien des réactions impatientes. De plus, l’Europe a connu quatre années de sabotage et de terrorisme qui ne peuvent pas manquer de laisser des traces d’aventurisme dans la politique de plus d’un bon parti ouvrier révolutionnaire.

Sous les coups de l'’expérience, l’ultra-gauchisme a été forcé, pendant les vingt années de l’entre-deux guerres, d’abandonner plusieurs de ses positions initiales. Mais le point auquel il resta le plus obstinément attaché fut son opposition à l’emploi des mots d’ordre démocratiques et transitoires. Notre mouvement doit mener une longue lutte, précisément sur ce point. Il n'est pas inutile de le signaler dès maintenant, un des premiers documents politiques qui nous sont arrivés d'Italie, le manifeste des trotskystes italiens, ne contient que quelques parties confuses et erronées qui ont déjà été examinées dans notre presse. Mais un aspect nettement négatif du document, c’est son caractère abstrait, son éloignement de la vie politique italienne, et par conséquent son incapacité à mettre en avant un programme d'action lié aux besoins des masses italiennes.

Nous entrons maintenant dans une époque historique au cours de laquelle la propagande générale ne saurait suffire. Les libéraux, les réformistes et tous les admirateurs du progrès bourgeois ont toujours espéré que la Russie tzariste s’élèverait progressivement jusqu’au niveau culturel et démocratique de l'Europe occidentale. Ce fut tout le contraire. Avec la désagrégation de la civilisation capitaliste, l'Europe occidentale est tombée au niveau de la Russie despotique et même bien plus bas encore, Les réformistes et les centristes avaient coutume de considérer le bolchévisme comme un produit de la Russie arriérée, pas assez bon pour le socialisme occidental éclairé.

Mais maintenant, l'Europe tout entière est « bonne » pour le bolchévisme. L’histoire met tous les enseignements du bolchévisme à l’ordre du jour plus impérativement que jamais. Et l'un de ces enseignements, c'est le mépris du bolchévisme pour la simple propagande visant à éclairer sur les vertus du socialisme, c'est sa capacité à sentir les aspirations des masses, à exploiter le côté progressif de ces aspirations et, sur ce point, à mener une action susceptible de détacher les masses de leurs partis et de leurs chefs conservateurs. Puisse cette leçon n’être pas oubliée dans les temps présents.

9 Juillet 1944.

Notes

1

Depuis, Ercoli a évolué davantage et, en entrant comme vice-président dans le deuxième ministère Bonomi, il a déclaré « que les communistes s’engagent à ne pas déployer une activité qui puisse compromettre la solution de la question constitutionnelle, laquelle sera réglée par la nation à une date ultérieure ».