1994

« C’est à mettre à l’immense crédit d’Engels et de la méthode que Marx et lui ont développée au milieu des années 1840 que nous puissions y puiser les éléments qui sont absents de tant d’écrits contemporains consacrés à l’évolution de notre espèce et de la société. Ils contiennent beaucoup de choses qui doivent être rejetées ou réévaluées sur la base des progrès accomplis par la science depuis la mort d’Engels. Mais ce qui demeure est d’une valeur inestimable. »

Chris Harman

Engels et les origines de la société humaine

hiver 1994

Traduction JM Guerlin
Texte original

Les débats sur le socialisme comportent toujours des discussions sur les origines des êtres humains et des institutions sociales. Les révolutionnaires considèrent l’exploitation de certaines personnes par d’autres, l’existence d’un Etat oppressif, et la subordination des femmes aux hommes dans la famille nucléaire comme des résultats de l’histoire humaine. Nos adversaires les voient comme des produits de la nature humaine.

C’est la raison pour laquelle Marx et Engels, lorsqu’ils ont commencé à formuler leurs idées, l’ont fait en développant une compréhension complètement nouvelle de la façon dont les êtres humains se relient au monde qui les entoure, qui rejetait les deux visions dominantes de cette relation : l’idéalisme, qui voit les êtres humains comme semi-divins, assujettis à la volonté de Dieu et complètement coupés du monde animal ; et le matérialisme vulgaire, qui considère les humains comme ni plus ni moins que des machines ou des animaux qui, soit réagissent à des stimuli du monde extérieur (ce qu’on appelle aujourd’hui le « behaviorisme »), soit sont biologiquement programmés pour se comporter d’une manière donnée (la « sociobiologie »).1

Marx et Engels ont présenté leurs idées dans L’idéologie allemande et les Thèses sur Feuerbach de 1845-46. Ils y traitaient les êtres humains comme des produits du monde biologique naturel, et l’histoire comme une partie de l’histoire naturelle. Mais ils voyaient aussi le caractère spécifique des humains dans leur capacité à réagir aux circonstances qui les avaient créés, changeant à la fois ces circonstances et eux-mêmes au cours de ce processus. Les connaissances, tant sur l’histoire naturelle que sur l’histoire humaine, étaient encore très limitées à l’époque où Marx et Engels ont formulé leurs idées pour la première fois : la découverte des premiers restes humains (l’homme de Néandertal) ne devait pas avoir lieu avant 1856 ; L’origine des espèces, de Darwin, ne fut pas publiée avant 1859 et sa Descendance de l’homme avant 1871 ; et l’Américain Henry Morgan ne publia son œuvre pionnière sur l’évolution de la famille et de l’Etat, La société ancienne, qu’en 1877.

Engels s’appuya sur ces avancées scientifiques pour approfondir les travaux qu’il avait abordés en compagnie de Marx. Il publia deux textes importants, Le rôle du travail dans la transformation du singe en homme (écrit en 1876)2 et L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat (1884)3, qui contiennent une exposition extensive, par les fondateurs du matérialisme historique, de la façon dont les êtres humains en sont venus à vivre comme ils vivent aujourd’hui – d’où proviennent la « nature humaine » et les institutions humaines. C’est la raison pour laquelle les attaques contre le marxisme et la réputation d’Engels se sont souvent concentrées sur ces textes – en particulier sur L’origine de la famille. Les découvertes scientifiques du siècle passé ont, bien évidemment, rendu en partie caduc le matériel utilisé par Engels : il écrivait avant la découverte de la théorie génétique mendélienne4 , avant que les premiers restes d’hominidés ne soient mis au jour en Afrique, et à une époque où la recherche sur les sociétés sans écriture était dans son enfance. Ses écrits conservent néanmoins une importance énorme en ce sens qu’il y applique une méthode qui est matérialiste sans être mécanique – et qui continue à défier à la fois l’idéalisme et les frères ennemis du behaviorisme et de la sociobiologie.

C’est la raison pour laquelle il est important d’examiner l’argumentation de ces deux ouvrages et de défendre ce qui y demeure valide, tout en éliminant ce qui est périmé. C’est ce que je tente de faire, en jetant mon regard d’abord sur l’évolution humaine telle qu’exposée dans Le rôle du travail, puis sur l’explication de l’émergence des classes et de l’Etat dans L’origine de la famille, pour arriver finalement à l’analyse de l’oppression des femmes contenue dans ce dernier texte. Dans chaque cas, j’essaierai de résoudre les manques et les inexactitudes contenus dans l’argumentation d’Engels, en présentant les avancées récentes sur ces questions.

I. Le débat sur les origines des êtres humains

Engels présentait sa vision des origines des êtres humains dans des paragraphes qu’il me parait bon de reproduire ici presque intégralement :

Il y a plusieurs centaines de milliers d’années, à une période encore impossible à déterminer avec certitude (...) vivait quelque part dans la zone tropicale (...) une race de singes anthropoïdes (...) ils vivaient en bandes sur les arbres (...)
Ces singes commencèrent à perdre l’habitude de s’aider de leurs mains pour marcher sur le sol et adoptèrent de plus en plus une démarche verticale. Ainsi était franchi le pas décisif dans le passage du singe à l’homme.
Les opérations auxquelles nos ancêtres (...) ont appris à adapter peu à peu leurs mains (...) (n’étaient) au début que des opérations très simples (...) Mais le pas décisif était accompli : la main s’était libérée ; elle pouvait désormais acquérir de plus en plus d’habiletés nouvelles.

Utiliser la main pour le travail avait d’autres effets :

Nos ancêtres simiesques étaient des êtres sociables (...) le développement du travail a nécessairement contribué à resserrer les liens entre les membres de la société en multipliant les cas d’assistance mutuelle, de coopération commune, et en rendant plus claire chez chaque individu la conscience de l’utilité de cette coopération. Bref, les hommes en formation en arrivèrent au point où ils avaient réciproquement quelque chose à se dire. Le besoin se créa son organe, le larynx non développé du singe se transforma, lentement mais sûrement, grâce à la modulation pour s’adapter à une modulation sans cesse développée, et les organes de la bouche apprirent peu à peu à prononcer un son articulé après l’autre.

En parallèle, il y eut le nécessaire développement du cerveau : « Le développement du cerveau et des sens qui lui sont subordonnés, la clarté croissante de la conscience, le perfectionnement de la faculté d’abstraction et de raisonnement ont réagi sur le travail et le langage et n’ont cessé de leur donner, à l’un et à l’autre, des impulsions sans cesse nouvelles pour continuer à se perfectionner ». Globalement :

Des centaines de milliers d’années (...) ont dû s’écouler avant que de la bande de singes grimpant aux arbres soit sortie une société d’hommes. Mais en fin de compte, elle existait. Et que trouvons-nous ici encore comme différence caractéristique entre le troupeau de singes et la société humaine ? Le travail.

La position d’Engels, par conséquent, consiste à voir l’évolution humaine comme passant par un certain nombre d’étapes intermédiaires : la marche sur deux jambes, la fabrication d’outils et leur emploi, le développement de la main, la sociabilité, le développement du cerveau et du langage, plus de contrôle sur la nature, plus de sociabilité, plus de développement du cerveau et du langage. Sa vision dépendait du travail préalable de Darwin, et chacun de ces éléments est mentionné par Darwin. Mais Engels altère l’ordre des étapes de façon significative.

Darwin supposait que la croissance de la taille du cerveau et de l’intellect s’était produite avant la transition vers la marche debout et l’utilisation des mains pour façonner des outils. Engels pensait que la séquence des évènements s’était déroulée dans l’autre sens. C’est la libération des mains qui a rendu possible le travail coopératif à une échelle inimaginable chez les primates, et c’est à partir de là que le cerveau s’est développé. Comme le dit l’archéologue Bruce Trigger :

Darwin était (...) limité par sa réticence à remettre en cause la primauté que la pensée idéaliste, religieuse et philosophique de son temps accordait à la pensée rationnelle comme le moteur du changement culturel. Par conséquent, dans son raisonnement sur l’évolution humaine (...) c’était le développement du cerveau qui avait eu pour résultat l’usage des outils.5

A l’inverse :

Engels pensait qu’un mode de vie de plus en plus terrestre avait encouragé (...) l’utilisation croissante d’outils. Cela provoquait une sélection naturelle en faveur de la bipédie et de la dextérité manuelle aussi bien (...) qu’une division du travail plus complexe : la fabrication d’outils et le développement d’une capacité de langage pour mieux coordonner les activités productives menèrent à la transformation graduelle du cerveau d’un singe en celui d’un être humain moderne.

La vision darwinienne de la séquence des étapes a dominé la recherche sur les origines humaines pendant près d’une centaine d’années, menant à la croyance en un « chaînon manquant » entre les singes et les humains, qui aurait eu un cerveau volumineux mais une posture simiesque, remettant en cause toute l’étude de notre évolution. Cela a encouragé l’accueil réservé pendant une cinquantaine d’années à l’une des plus grandes fraudes scientifiques de tous les temps : l’affaire Piltdown, dans laquelle le crâne d’un homme et la mâchoire d’un singe furent présentés comme les restes d’un de nos ancêtres les plus reculés. Cela mena au refus, pendant trente ans, de prendre en considération une authentique découverte, celle faite par Raymond Dart en Afrique du Sud, des restes d’une créature simiesque qui avait adopté la marche sur deux jambes. Ce ne fut pas avant la découverte en 1974 par Donald Johanson d’un squelette complet vieux de 3,5 millions d’années, pourvu d’un crâne de singe et ayant adopté la marche debout, que la séquence de Darwin fut finalement abandonnée.6 C’est seulement alors que les archéologues purent commencer à expliquer l’évolution d’une série de squelettes vers une autre.7

Evaluation de la thèse d’Engels aujourd’hui

Mais si Engels avait, de façon frappante, raison contre Darwin sur cette question, quelle est la cohérence du reste de son argumentation ? Nous avons aujourd’hui beaucoup plus de connaissances qu’à l’époque d’Engels, mais nous avons toujours d’énormes problèmes pour en faire un tout cohérent.

La plupart des connaissances physiques que nous avons de nos ancêtres singes et humains reposent sur des trouvailles de fragments d’os épars, parfois des dents, et de bouts de roche qui pourraient avoir été des outils. En utilisant de tels échantillons, ceux qui étudient l’origine humaine doivent essayer de deviner à quoi ressemblaient les squelettes entiers, la nature des nerfs et des muscles qui les entouraient, les capacités intellectuelles des individus auxquels ils appartenaient, comment ils se nourrissaient et dans quel contexte social ils vivaient. Comme l’a dit un des archéologues britanniques les plus renommés, Chris Stinger :

Le champ de l’évolution humaine est encombré d’ancêtres, abandonnés avec les théories qui allaient avec. (...) L’échec à comprendre les complexités entraînées par la tentative d’interpréter une poignée de fossiles dispersés dans le temps et l’espace a caractérisé l’approche des travailleurs les plus compétents, résultant en interprétations naïves. (...) Par conséquent, des édifices évolutionnistes entiers se sont effondrés, avec ancêtres et descendants, à chaque nouveau développement de la théorie, de l’investigation d’une supposition sous-jacente ou d’une nouvelle découverte.8

Par exemple, jusqu’à la fin des années 1970 on croyait qu’il y avait eu quatre âges glaciaires dans les 800 000 dernières années. On pense aujourd’hui qu’il y en a eu au moins huit.9 De même, on acceptait il y a vingt ans l’idée que la séparation de nos ancêtres des grands singes s’était produite avec un primate appelé ramapithèque, il y a 15 millions d’années. Maintenant on considère habituellement que la séparation s’est faite avec l’évolution des « singes du sud », ou australopithèques, qui vivaient en Afrique de l’Est et du Sud il y a 3 ou 4 millions d’années.10

La rareté des informations fiables facilite l’élaboration de conjectures sans substance sur ce qui pourrait s’être passé, sans faits pour confirmer ou réfuter – la version moderne des « histoires comme ça » écrites par Rudyard Kipling pour les enfants il y a une centaine d’années. Toutes sortes de spécialistes de l’évolution humaine font des hypothèses du genre : « Ainsi, peut-être, pouvons-nous expliquer la descente de certains singes des arbres par le besoin de faire X ». Au bout de quelques paragraphes, le « peut-être » a disparu, et X devient l’origine de l’humanité.

Cette méthode est la marque des sociobiologistes11 , mais il y a aussi de très bons théoriciens qui y succombent à l’occasion.12 C’est une méthode que les marxistes doivent rejeter. Raconter des histoires ne nous intéresse pas. Nous allons donc nous concentrer sur ce que nous savons avec certitude.

L'état des connaissances : nos cousins

On accepte généralement que nos collatéraux les plus proches sont les chimpanzés, les bonobos13 et les gorilles.14 L’analyse du matériel génétique suggère que nous avons un ancêtre commun, datant de 4 à 7 millions d’années et que même aujourd’hui, après avoir évolué dans des directions différentes, nous avons avec les chimpanzés 97,5 % de gènes en commun. Sur le plan génétique, « l’homme et le chimpanzé sont plus proches que le cheval et l’âne, le chat et le lion, le chien et le renard ».15

C’est un fait peu confortable pour les idéalistes de toutes sortes, qui confirme la vision de Marx selon laquelle l’histoire humaine fait partie de l’histoire naturelle. Mais souvent des matérialistes mécanistes s’en emparent pour proclamer que nous sommes simplement des « singes nus », et que tous les défauts de la société peuvent être mis sur le compte de notre constitution génétique de mammifères. Comme l’explique une version populaire des origines humaines :

La hiérarchie est une institution parmi tous les animaux sociaux et la tendance à dominer ses semblables est un instinct vieux de trois ou quatre millions d’années (...) Le fait que l’humain soit poussé vers l’acquisition de possessions est la simple expression d’un instinct animal plus vieux de nombreux siècles que la race humaine elle-même (...) Les carriéristes répondent à des instincts animaux tout aussi caractéristiques des babouins, des pies, des morues, que des hommes.16

Même un texte prétendument plus sophistiqué, affirmant qu’il prend en compte aussi bien les effets de l’évolution culturelle que ceux de la génétique, conclut que le « chauvinisme » et « l’agression de groupe » découlent de déterminations génétiques – « La réaction à la peur de l’étranger, la tendance à s’associer avec des groupes des premiers stades du jeu social et la tendance intellectuelle à dichotomiser les continuités entre groupes internes et groupes externes ».17

Vu depuis de semblables positions, le marxisme repose sur une épouvantable erreur – la « méprise romantique » qui ne voit pas les bases génétiques des horreurs de la société moderne et met celles-ci sur le compte de « l’environnement social »18, « l’erreur de base » du marxisme étant de « concevoir la nature humaine comme relativement peu structurée et largement ou totalement le produit de forces socio-économiques externes ».19

En réalité, l’erreur réside dans toute explication de type « singe nu » selon laquelle nous pouvons déduire du comportement des primates une base génétique du comportement des humains. Elle ignore un élément essentiel de la constitution génétique humaine, qui nous sépare de nos cousins les plus proches. Ceux-ci sont génétiquement programmés de façon étroite pour avoir le comportement approprié à un spectre limité d’environnements, alors que précisément ce qui nous caractérise est une immense flexibilité de comportement nous rendant capables, virtuellement seuls dans le monde animal, de croître et multiplier dans toutes les parties du monde. C’est là que se trouve la différence fondamentale entre nous et les primates d’aujourd’hui. On ne trouve pas de gorilles hors des forêts vierges tropicales, de chimpanzés en dehors des régions boisées de l’Afrique sub-saharienne, de gibbons en dehors des cimes des arbres d’Asie du Sud-Est, d’orangs-outangs en dehors de certaines îles d’Indonésie ; à l’inverse, les hommes ont été capables de vivre dans de vastes régions d’Afrique, d’Europe et d’Asie depuis au moins un demi-million d’années. Notre « spécialité » génétique est précisément que nous ne sommes pas spécialisés, restreints par un répertoire limité de comportement instinctif.

De plus, les idées du genre « singe nu » reposent sur des modèles très simplistes du comportement des singes. Jusqu’aux années 1960, pratiquement toutes les études réalisées sur des singes étaient conduites dans des jardins zoologiques, comme la fameuse description, réalisée par Solly Zuckerman en 1930, de la vie dans l’enclos des chimpanzés du zoo de Londres. Elle les rangeait dans un modèle de comportement plus large résultant de l’observation des babouins (bien que les babouins aient des différences génétiques importantes avec les chimpanzés). On les considérait comme presque totalement végétariens, avec peu de capacités pour apprendre, et rien qu’on aurait pu appeler, même avec un effort d’imagination, une culture. Par dessus tout, ils étaient vus comme naturellement agressifs, les mâles engagés dans une compétition permanente et féroce pour les femelles et seulement disciplinés par une hiérarchie de « domination » imposée par les « mâles alpha » les plus agressifs.

Au cours des 30 dernières années, les études portant sur les chimpanzés, les bonobos et les gorilles dans la nature ont remis en question ce modèle20, suggérant que tirer des conclusions sur le comportement des singes à partir de la vie dans des cages de zoo était aussi valide que retirer des enseignements sur le comportement humain en menant des études dans un pénitencier.21 Leurs principales conclusions étaient :

    1. les chimpanzés et les bonobos sont beaucoup plus sociables qu’on ne le pensait. Les confrontations agressives sont beaucoup moins fréquentes que les interactions amicales. La plupart des contentieux sont réglés sans violence.22

    2. les mâles ne sont pas en compétition permanente pour dominer les femelles. « Dans la troupe de chimpanzés, contrairement à ce qui se passe chez les babouins de la savane, le mâle dominant est relativement tolérant quant à l’attention que peuvent porter d’autres mâles aux femelles : la promiscuité sexuelle est de mise (...) Généralement, il y a peu de signes de jalousie ou d’agression ».23 Les femelles initient de nombreux contacts sexuels et leur collaboration est essentielle si les mâles veulent avoir avec elles des relations spéciales.24

    3. Le rôle de la « domination » parmi les chimpanzés et les gorilles a été surestimé dans le passé. Il n’y a pas de hiérarchie unique pour toutes les activités chez les chimpanzés, et chez les gorilles la « domination » semble souvent plus proche de ce que nous appellerions « leadership ».25

    4. Il y a beaucoup plus de comportements appris et transmis socialement qu’on ne le croyait, ainsi que beaucoup plus d’utilisation d’outils primitifs. Les chimpanzés emploient des pierres pour casser les noix, des bâtons pour retirer les termites des trous et des feuilles comme éponges pour recueillir des liquides pour boire.

    5. Les chimpanzés ne sont pas complètement végétariens. Ils chassent de petits animaux (par exemple, des petits singes) lorsque l’occasion se présente et obtiennent ainsi 10 % de leur régime de sources non végétales. Et la chasse est une activité sociale : certains chimpanzés vont chasser les singes, d’autres vont se poster en embuscade et les tuer.

    6. Les chimpanzés ne sont pas en compétition pour la consommation de la nourriture. Si l’un d’entre eux trouve une source de nourriture – un buisson couvert de baies comestibles, par exemple – il en avertit les autres. Et bien que les chimpanzés communs consomment des aliments végétaux individuellement (sauf pour la mère qui apporte la nourriture à sa progéniture), ils partagent la viande26, et les bonobos partagent aussi les aliments végétaux.

    7. Des formes de communication élémentaires jouent un rôle significatif parmi les chimpanzés. Les gestes ne sont pas utilisés uniquement pour attirer l’attention mais aussi pour indiquer certaines intentions – comme lorsqu’un bonobo femelle indique la façon dont elle entend procéder à l’acte sexuel.27 Et toute une panoplie de sons est utilisée dans différents buts, pour signaler un danger ou une abondante source de nourriture.

    8. Le comportement social des chimpanzés varie d’une bande à l’autre à l’intérieur de chaque espèce, montrant qu’il ne dépend pas simplement de facteurs instinctifs génétiquement programmés, mais aussi du terrain naturel sur lequel ils vivent et des techniques qu’ils ont apprises pour s’y adapter.

La plupart de ces développements sont plus marqués chez les bonobos que parmi les chimpanzés communs et les gorilles. Il y a davantage de partage de la nourriture, davantage d’initiative des femelles dans l’activité sexuelle, et une rupture avec le modèle de domination « babouin » dans la mesure où un groupe de femelles peut jouer un rôle central dans la cohésion du groupe.28

Cela a mené à la suggestion selon laquelle « les bonobos présentent de nombreux indices du « chaînon manquant » entre les singes et les humains ».29 En tout état de cause, les observations de singes dans la nature, et des bonobos en particulier, remet en question l’image courante d’un comportement inné qui serait agressif et compétitif. Elles montrent aussi que dans certaines conditions des éléments de ce que nous considérons habituellement comme des formes uniquement humaines de comportement se manifestent parmi les parents les plus proches de l’humanité – et donc pourraient avoir commencé à se manifester chez nos ancêtres communs il y a plus de quatre millions d’années.

Nos ancêtres

Nous savons peu de choses avec certitude sur nos ancêtres singes et humains (ou hominidés). Mais ce que nous savons semble indiquer que l’adoption de la marche bipède a été le fait de créatures que nous appelons australopithèques (ou « singes du sud »).30 Ceux-ci étaient, à de nombreux égards, plus proches des singes que des humains, avec des cerveaux peu supérieurs en taille à ceux des chimpanzés, de l’ordre de 385 à 500 cm3, et on n’a trouvé parmi eux aucune preuve de fabrication d’outils.31 D’où leur classification comme primates et non comme humains.

Les premiers restes humains32 datent d’il y a 2 à 2,5 millions d’années. Leur cerveau est substantiellement plus gros (de plus de 50 %) que celui des australopithèques ou des chimpanzés33, et l’espèce a été appelée homo habilis (ou « homme adroit ») parce qu’il a d’abord été trouvé, dans les gorges d'Olduvai en Afrique de l’Est, parmi des outils de pierre. La forme de ses dents suggère une alimentation mixte de viande et de végétaux, à l’opposé du régime alimentaire essentiellement végétarien des grands singes modernes.

Il y a environ 1,6 millions d’années, des humains pourvus de cerveaux considérablement plus gros – habituellement désignés comme une nouvelle espèce, l’homo erectus (homme debout), vivaient en Afrique et se répandirent bientôt sur le continent eurasien. Pendant le million d’années qui suivit, le cerveau continua à se développer jusqu’à atteindre environ 1 000 cm3 – aussi gros que celui de certains humains modernes, même s’il était plus petit que la moyenne de nos contemporains. Désormais la dentition était clairement adaptée à une alimentation carnée, ce qui montre que la chasse était associée à la cueillette de végétaux comestibles. Des outils de pierre étaient façonnés selon des schémas standardisés (habituellement appelés acheuléens) adaptés à des tâches différentes comme haches, tranchoirs, grattoirs, etc. Il est intéressant de constater que les mâles étaient à peu près 20 % plus grands que les femelles (au lieu du double chez les australopithèques et les grands singes), ce qui indique que la défense contre les prédateurs a dû dépendre bien plus d’une coopération au sein de chaque groupe, et de l’utilisation des outils comme armes, que des prouesses physiques d’un mâle particulier.

Pour la période qui commence il y a 500 000 ans, on a trouvé en Afrique, en Europe et en Asie toute une variété de types humains qui ressemblent aux hommes modernes par leur cerveau volumineux (parfois plus gros que le nôtre) et des parois crâniennes fines. Ceux-ci sont appelés « homo sapiens archaïques », et sont considérés comme la première version de notre espèce. Les plus connus sont les hommes de Néandertal, qui vivaient en Europe et dans certaines parties du Moyen-orient il y a entre 150 000 et 35 000 ans.

Enfin, les humains anatomiquement modernes (souvent appelés homo sapiens sapiens) semblent avoir évolué en Afrique et peut-être au Moyen-orient il y a 200 000 à 100 000 ans.34 Il y a 40 000 ans, ils s’étaient répandus en Afrique, en Asie et en Europe et faisaient leurs premières incursions en Australie. Il y a 12 000 ans au plus tard, ils étaient passés de l’Asie du Nord-Est aux Amériques.35

Il y a eu de longues discussions sur la parenté entre les humains modernes et les Néandertaliens. Lorsque le premier squelette d’homme de Neandertal a été découvert il y a 140 ans, on le considérait comme une espèce beaucoup plus primitive que nous, avec des caractéristiques simiesques « bestiales » (d’où l’utilisation courante en anglais du terme « homme de Néandertal » pour signifier bestial ou barbare). On le considérait encore il y a quarante ans comme une impasse de l’évolution – « un type humain qui avait évolué dans le climat plus froid de l’Europe de l’âge glaciaire avant de s’éteindre ».36 Puis le balancier intellectuel pencha dans l’autre direction : l’accent fut mis sur le gros cerveau des Néandertaliens et leurs similitudes avec nous.

Aujourd’hui, le balancier a effectué, au moins en partie, un retour en arrière, l'opinion la plus répandue étant que l’évolution des humains modernes s'est déroulée sur une ligne complètement séparée des « archaïques », tirant son origine d’un groupe d’homo erectus identifié comme vivant en Afrique. Mais il y a encore une résistance substantielle à cette vision dite de l'« origine africaine » de la part de ceux qui voient une continuité entre au moins une partie des archaïques et nous-mêmes.37 Mais la rareté des éléments de preuve est telle que la discussion peut ne jamais aboutir.38 Et quelle que soit l’importance du débat dans une perspective purement scientifique, il n’est pas, en lui-même, essentiel pour comprendre la nature des humains modernes.39

Une espèce née dans le sang ?

Les théories de type « singe nu » sont basées sur l’affirmation que nos ancêtres étaient engagés dans un combat sanglant et permanent à la fois avec les autres espèces et entre eux. Ainsi, Ardrey affirme : « L’homme a émergé du passé anthropoïde pour une seule raison : parce qu’il était un tueur ».40 A partir de là, on peut conclure que le meurtre est dans nos gènes, et qu’il est mis – difficilement – en échec par les mécanismes de la civilisation. De telles opinions sont encouragées par les idées sur l’évolution des êtres humains primitifs développées par Raymond Dart après la découverte des premiers restes d’australopithèques. Il prétend que les os trouvés montrent que la chasse était le facteur majeur dans l’évolution de nos premiers ancêtres non singes, qu’il y avait eu « la transition prédatrice du singe à l’homme ».41 On trouve encore ces opinions dans certains milieux. Mais la plupart des éléments de preuve mis en avant pour les justifier ont été discrédités. La pile d’ossements de Dart n’est probablement pas le résultat de la chasse humaine. Nos cousins les plus proches, en particulier les bonobos, ne sont pas particulièrement agressifs. Et, comme nous allons le voir, la guerre est absente et la végétation a fourni plus de nourriture que la viande dans les sociétés survivantes similaires à celles dans lesquelles vivaient nos ancêtres il y a 10 000 ans.

Une des interprétations de la tendance de l' « origine africaine » peut, néanmoins, soutenir la thèse de la « naissance dans le sang ». Elle repose sur le fait que des généticiens auraient prouvé que certains de nos gènes tiraient leur origine d’une femme unique née en Afrique il y a 100 ou 200 000 ans. L’humanité a commencé, dit-on, avec elle, ses descendants se répandant hors d’Afrique, « remplaçant les anciens humains indigènes dans le monde entier (...) de façon brusque et violente ».42 L’implication est que les humains modernes se sont engagés dans des génocides contre des peuples qui leur étaient très semblables, et que cela met en évidence des caractéristiques guerrières profondes qui définissent notre nature.

Mais toute cette argumentation repose sur une confusion élémentaire entre le sort des gènes et celui de ceux qui portent ces gènes. Tout individu a au moins une paire de gènes pour toutes les caractéristiques transmises génétiquement, l’une provenant de sa mère et l’autre de son père.43 Mais les deux gènes n’ont pas nécessairement une influence égale sur la constitution physique d’un individu, l’un des deux étant parfois « dominant », masquant complètement l’existence de l’autre, bien que tous deux aient des chances égales d’être transmis à la descendance de cet individu. Ainsi, un enfant dont l’un des parents a les yeux bleus et l’autre des yeux marron peut lui-même avoir des yeux marron, mais reste capable de transmettre des yeux bleus à ses propres enfants.

L’évolution se produit lorsqu’une nouvelle forme de gène apparaît, qui peut changer les caractéristiques physiques d’un individu, accroissant ainsi ses chances de survivre et de se reproduire. Finalement, la nouvelle forme de gène va remplacer l’ancienne. Mais dans l’intervalle (qui peut durer très longtemps), des générations successives d’individus vont porter les deux formes de gène, et certains de ceux qui présentent les caractéristiques nouvelles peuvent transmettre le gène correspondant aux anciennes à leur descendance. Quand le nouveau gène devient prédominant, c’est parmi des gens qui partagent un ancêtre commun (le premier possesseur du gène) mais qui ont aussi beaucoup d’autres ancêtres.44 De telle sorte que l’origine africaine des humains modernes ne signifie pas nécessairement que nous avons une ancêtre femelle unique, dont les descendants ont éliminé tous les autres ; cela signifie plutôt que nous avons au moins un ancêtre commun en même temps que beaucoup d’autres.

En tout cas Allan Wilson, qui fit les premières recherches génétiques suggérant l’ancêtre africaine commune, ne croyait pas qu’elle était la source unique dont nous provenons, et deux de ses collègues ont écrit, peu de temps après sa mort, au sujet de ces interprétations : « Elles ont confondu la migration et l’extinction des gènes avec celles des populations. Il n’y a aucune raison de penser qu’Eve ait été la première, et, pendant un certain temps, la seule femme ».45

Chris Singer, l’un des représentants les plus éminents de l’école de « l’origine unique », reconnaît que « pendant les quelques millénaires de cohabitation possible des Néandertaliens et des homo sapiens modernes, un échange continu de gènes aurait pu avoir lieu entre les deux groupes ».46 Lors d’une conférence tenue en 1987 sur les origines humaines, il y eut « un consensus sur le fait que bien qu’il y ait des différences morphologiques considérables entre les homo sapiens archaïques et modernes, on ne peut écarter une hybridation ou une continuité locale entre les deux groupes ».47 Cette possibilité est renforcée par le fait que les deux groupes ont coexisté pendant des milliers d’années dans certaines régions, vivant sur les mêmes sites (mais pas forcément ensemble) et utilisant des outils similaires.

Même si les humains ne se sont pas mélangés avec les Néandertaliens et d’autres membres archaïques de notre espèce, il ne s’ensuit pas nécessairement qu’ils les ont déplacés par la violence. La violence n’est pas nécessaire pour qu’une population animale en remplace une autre en l’espace de quelques milliers d’années. Cela implique seulement que l’une réussisse mieux que l’autre à retirer une subsistance de l’environnement. Son nombre va s’accroître, réduisant d’autant les ressources disponibles pour l’autre, dont petit à petit la natalité ne va pas suffire à compenser la mortalité. Des modèles pertinents ont été suggérés, selon lesquels une telle chose aurait pu se produire dans le cas des humains modernes et des Néandertaliens en l’espace d’un petit millier d’années, sans que l’un ne dût massacrer l’autre.48

Le cerveau, la culture, le langage et la conscience

Il y a, bien plus importantes que les argumentations sur l’arbre généalogique exact des humains contemporains, des questions avec lesquelles celles-ci sont souvent entrecroisées. Elles ont trait aux origines de la culture et du langage.

Le débat est intense, parce que les squelettes et les outils de pierre ne nous disent pas, en tant que tels, comment nos ancêtres vivaient, quel était leur degré de communication, quelle était leur efficacité dans la cueillette d’aliments végétaux et à la chasse, encore moins s’ils se racontaient des histoires, procédaient à des rites ou avaient une pensée intérieure. La structure des os du crâne ne nous permet même pas de savoir en détail comment le cerveau était construit, encore moins ce qu’il faisait. Et les vestiges des outils de pierre de nos ancêtres ne peuvent rien nous dire de leurs outils de bois et d’os (qui étaient sans doute beaucoup plus nombreux, ces substances étant plus faciles à modeler que la pierre), s’ils utilisaient des peaux de bêtes et des matières végétales comme décoration (ce qui impliquerait de l’imagination) aussi bien que comme nourriture et protection contre le froid.

Ainsi, de la même manière qu’il existe des conjectures élaborées et opposées sur la généalogie des corps physiques dont proviennent les squelettes, il y a des interprétations complètement contradictoires du développement de leurs esprits et de leurs cultures.

Il y a deux grands axes théoriques. D’abord, celui qui considère la culture et le langage comme s’étant manifestés très tôt dans l’histoire des hominidés, au moins depuis l’homo habilis (il y a deux millions d’années), alors que les humains coopéraient dans l’usage d’outils pour obtenir une subsistance. Le développement de la culture, du langage, du cerveau et de l’intelligence humains est vu comme un long processus cumulatif, commençant il y a deux millions d’années et continuant jusqu’à l’arrivée des humains complètement modernes, il y a environ 100 000 ans. La nécessité de s’adapter à l’environnement et la posture redressée adoptée par les anciens hominidés amenait, à chaque génération, à la sélection naturelle des gènes qui encourageaient l’intelligence et la sociabilité. Comme l’a dit Nancy Makepeace Tanner :

La sélection a dû favoriser intensément le jeune le plus intelligent qui pouvait le mieux accomplir les nouveaux gestes (...) La réorganisation (du cerveau) a pu se produire très rapidement : les jeunes qui n’y arrivaient pas et qui mourraient avant l’âge de se reproduire ne transmettaient pas leurs gènes. La sélection a dû favoriser les jeunes qui étaient curieux, joueurs et au contact du comportement des autres membres du groupe, imitant les méthodes de fabrication des outils, le savoir-faire avec l’environnement, apprenant à reconnaître et à fréquenter un réseau social large et diversifié.49

La plupart de ces interprétations se sont construites sur le travail de Glyn Isaacs, qui a suggéré que les collections d’ossements d’animaux et d’outils mettaient en évidence l’existence chez l’homo habilis de bases de résidence où ils apportaient les carcasses d’animaux chassés pour les partager.50 Les outils eux-mêmes, dit-on, ne pourraient pas avoir été fabriqués sans un niveau de dextérité et d’intelligence bien supérieur à celui des singes. John Gowlett dit :

Nous savons avec certitude que la fabrication d’outils remonte au moins à 2 millions d’années (...) Au cours du processus consistant à détacher des éclats de pierre (...) en séquence (...) chaque étape franchie par l’individu est subordonnée au but final (...) La frappe des éclats requiert une dextérité manuelle et une coordination de la main et de l’œil, aussi bien qu’une estimation des propriétés de fragmentation de la pierre. Mieux, cela demande la capacité de « voir » comment l’éclat va se faire.51

En même temps que la primauté accordée à la fabrication des outils et au développement intellectuel, il existe une théorie selon laquelle le crâne de l’homo habilis indique une organisation du cerveau spécifiquement humaine, avec le premier développement de zones adaptées au discours (les zones de Broca et de Weinecke), ce qui « suggère fortement que même il y a deux ou trois millions d’années la sélection naturelle s’exerçait sur l’adaptation à des niches écologiques, et que le comportement cognitif et social était certainement au premier plan ».52

D’après ces opinions, les agrandissements successifs du cerveau sur une période de 2 ou 3 millions d’années correspondent à la dépendance croissante envers des aptitudes communicatives et cognitives, qui à leur tour étaient nécessaires à la transmission de la connaissance relative aux méthodes de fabrication des outils, à la cueillette et à la chasse collectives, et afin de s’adapter aux réseaux bien plus denses d’interactions sociales qui étaient nés de ces activités.

Certains tenants de cette vision proclament qu’il existe des preuves archéologiques qui la soutiennent : la découverte de « camps de base » chez les homo habilis, des vestiges de feux sur les « sites de rites funéraires » chez l’homo erectus, les restes de peintures corporelles et de construction de huttes chez des êtres humains archaïques. Tout ceci indique une complexité croissante de la vie sociale, un accroissement de la transmission de la culture et de la communication symbolique, et des expressions d’intelligence et d’imagination artistique semblables, bien que moins développées, à ce qui existe chez les êtres humains modernes.

Si ce modèle de l’évolution humaine est correct, il confirme la version d’Engels. Comme l’a dit Charles Woolfson, cela signifie que « les grandes lignes de la théorie d’Engels sont confirmées par la recherche contemporaine, et qu’à cet égard l’essai d’Engels est une brillante anticipation de ce qu’on considère à l’heure actuelle comme le schéma le plus vraisemblable de l’évolution humaine ».53

La nouvelle critique idéaliste

Mais ce modèle a été la cible d’attaques féroces au cours des dernières années. Elles ont reposé sur un certain nombre d’arguments.

D’abord, la plus grande partie des preuves archéologiques ne serait pas fiable. Les « camps de base » de l’homo habilis selon Isaacs, pourraient bien n’avoir été que des versions humaines anciennes des nids de chimpanzés, et les ossements d’animaux le résultat de la récupération des restes laissés par d’autres carnivores et non d’une chasse organisée socialement.54 Les vestiges de crânes n’en disent pas assez sur la forme du cerveau qu’ils enveloppaient pour que nous puissions en déduire l’existence de zones spécialisées (celles de Broca et de Weinecke) consacrées à la parole.55 Des vestiges qui sont censés démontrer la construction de huttes chez l’homo erectus et l’usage de la décoration chez l’homo sapiens archaïque peuvent, en fait, être expliquées de bien d’autres manières qui n’impliquent pas un niveau élevé de culture. Les prétendus rites funéraires peuvent très bien avoir été le résultat d’évènements naturels – comme l’effondrement de la voûte d’une caverne sur ses occupants, par exemple.56

Deuxièmement, les preuves les plus convaincantes en notre possession, les outils de pierre, changent très peu au cours de l’existence d’un million d’années de l’homo erectus et de l’histoire de 100 000 ans des Néandertaliens. Ce qui est remarquable, nous dit-on, ce n’est pas qu’il y ait un changement, mais qu’il ne se soit pas produit une avancée plus importante, plus rapide, plus systématique. Celle-ci n’arrive pas avant les cultures du « paléolithique supérieur » des humains modernes d’il y a 35 000 ans. Jusque là, dit-on, la production d’outils ne diffère pas qualitativement de ce qui se passe chez des mammifères non humains.57 Et c’est seulement à cette époque que nous trouvons des preuves incontestables de production artistique (peintures rupestres) et de comportement rituel (cérémonies funéraires, etc.).

Troisièmement, on prétend que ni l’homo erectus ni l’homme de Néandertal n’avaient un larynx capable de produire plus d’une fraction de la gamme de sons émis par l’homme moderne, et qu’ils étaient par conséquent incapables d’un langage tel que nous le connaissons.58

Finalement, le modèle reposerait sur une version gradualiste désuète de la théorie de l’évolution, dans laquelle l’espèce change petit à petit en même temps que se produisent les mutations génétiques et qu’elles sont sélectionnées. Une théorie évolutionniste plus récente accepte la possibilité de ce que Gould et Eldridge appellent « l’évolution ponctuelle » (ou modèle des « équilibres ponctués »), selon laquelle les changements génétiques peuvent se produire par explosions.59

L’impact majeur de ces différents arguments a été d’encourager dans les dernières années une mode qui ne voit « un style de vie distinctement humain » que très tardif dans l’histoire, qui serait le résultat d’une « évolution humaine » qui a commencé par produire la culture et le langage. Une présentation récente de cette thèse l’énonce ainsi :

L’homo erectus n’était pas loin d’une capacité cérébrale moderne, mais apparemment il n’avait à sa disposition que très peu de culture pour en faire la démonstration. Si par origine humaine on entend les débuts d’une culture humaine identifiable, alors les premiers 3,5 millions des 4 millions d’années d’histoire des hominidés doivent toujours être considérés comme une période de préhistoire60

Il est vraisemblable que les changements les plus importants ne se sont produits qu’après l’évolution de l’homo sapiens. Ils pourraient même avoir commencé plus tard, après que des humains anatomiquement modernes aient remplacé les anciennes variétés d’homo sapiens.61

Si cela est vrai, alors toute la vision d’Engels souffrait d’un défaut de conception fondamental. Quelque chose d’autre que le travail coopératif doit avoir été à la base de l’évolution de l’humanité. Mais l’argumentation comporte de grandes lacunes qui ne peuvent être comblées par des explications matérialistes.

La preuve basée sur les outils de pierre n’établit pas qu’aucune avancée dans la culture ne s’est produite. La pierre n’était certainement pas la seule substance utilisée par nos prédécesseurs homo habilis et homo erectus pour faire des outils, même si elle était la plus capable de survivre aux rigueurs du temps. Ils utilisaient certainement du bois, des os, des peaux d’animaux et du feu pour faire face à leur environnement, et devaient sans doute avoir trouvé le moyen de tresser des lianes pour capturer des animaux et comme moyen de portage.62 Tous ceux-ci pouvaient être aussi importants pour eux, sinon davantage, et peuvent avoir été utilisés de façons innombrables et changeantes sans que cela laisse la moindre trace. De plus, un changement lent dans les outils de pierre n’est pas équivalent à aucun changement. Et cela est loin de prouver qu’ils ont été fabriqués par des créatures dépourvues d’intellect cumulatif et de développement culturel.

Comme l’indique McGrew, il y a un écart énorme entre les outils utilisés par les chimpanzés et ceux de l’homo habilis, pour ne pas parler de l’homo erectus :

Les chimpanzés sont des fabricants et des utilisateurs adroits d’outils (...) il y a certaines choses qu’on n’a jamais vu faire à un chimpanzé (...) Ils n’emploient pas d’outils de forage pour atteindre des racines (...) ils n’utilisent pas d’objets de jet ni d'échelles pour atteindre des fruits hors de portée.63

S.T. Parker et K.R. Gibson, utilisant le cadre conceptuel de Piaget concernant le développement du langage chez les humains, affirment détenir la preuve que les premiers hominidés auraient eu « une intelligence et un langage comparables à ceux des jeunes enfants ».64 Thomas Wynn affirme qu’à la fin de la période acheuléenne, il y a 300 000 ans, les premiers humains avaient atteint le second stade le plus élevé du développement intellectuel humain, celui des « opérations concrètes », avec la « symétrie quasi parfaite des haches » qui indiquait une aptitude à la « réversibilité, la conservation, la correction des erreurs, etc. ».65

Les outils de pierre pourraient avoir changé très lentement tout simplement parce qu’ils étaient adaptés aux tâches qui leur étaient imparties – de la même façon que certains outils de base de charpentier ont connu peu de changements entre l’ancienne Egypte et le début du 20ème siècle. Et même si les outils de pierre ont changé lentement, cela ne signifie pas qu’ils étaient faciles à faire ou qu’ils étaient l’œuvre de gens qui copiaient les autres sans penser à ce qu’ils faisaient.

Il va de soi que les outils de pierre ne peuvent servir à justifier la prétention d’un énorme écart entre les premiers humains modernes et les humains « archaïques » plus tardifs. Non seulement les deux groupes ont coexisté pendant des centaines de milliers d’années, mais ils avaient des cultures communes. Jusqu’à il y a 40 000 ans les humains modernes d’Europe et du Moyen-orient utilisaient les mêmes outils « moustériens » que les Néandertaliens (comme le reconnaît Adam Kuper, qui accepte l'idée à la mode selon laquelle une « culture distinctement humaine » n’apparaît pas avant il y a 25 000 ou 35 000 ans).66 Pourtant les derniers hommes de Néandertal d’il y a 35 000 ans avaient appris à employer certaines des technologies les plus avancées, comme leurs voisins les humains modernes.67

Même après que ces humains modernes aient adopté les nouvelles technologies, le changement était souvent très lent, sans « développements technologiques majeurs, ni d’accroissement significatif dans la capacité des hommes de générer de l’énergie » pendant une longue période.68 Là où nous avons aujourd’hui la France, par exemple, il y a un écart de 20 000 ans entre l’arrivée de la culture « paléolithique supérieure » et les peintures rupestres magdaléniennes de La Marche. Et il a fallu encore 10 000 ans pour que les techniques agricoles remplacent la chasse et la cueillette dans ces régions.

Nous sommes donc en présence d’un lent développement des techniques sur 2 ou 3 millions d’années, avec une accélération il y a 200 000 à 150 000 ans au moment où apparaissaient les Néandertaliens et les premiers humains modernes. Une autre accélération se produit il y a 30 à 35 000 ans, à la fois dans la population humaine croissante et pour les Néandertaliens en déclin ; un nouveau changement rapide à l’époque des peintures rupestres il y a 15 000 ans ; un développement très rapide avec l’agriculture il y a 10 000 à 5 000 ans ; et une accélération massive pendant le dernier millénaire. Cela signifie que, bien qu’il y ait pu avoir des différences biologiques importantes entre les humains archaïques et modernes, la rapidité de l’innovation n’en dépend pas nécessairement. Quelque chose d’autre entre en ligne de compte.

Même si l’homo erectus et les humains archaïques avaient une gamme vocale plus limitée que les humains modernes – et certains paléontologues contestent cette assertion69 – cela ne signifie pas que les Néandertaliens et autres humains archaïques ne connaissaient absolument pas le langage. Cela signifie simplement qu’ils n’étaient pas aussi doués pour la communication que nous le sommes. Comme Lieberman lui-même, le représentant le plus engagé de la théorie mettant l’accent sur les limitations linguistiques des Néandertaliens, l’a écrit : « Le modèle informatique ne montre pas que les hominidés de Néandertal ne connaissaient pas la parole ou le langage ; ils avaient l’équipement anatomique pour produire des versions nasalisées de tous les sons du discours humain sauf le i, le u, le a et les consonnes vélaires, et ils avaient probablement un langage et une culture développés ».70

Finalement, l’argument selon lequel l’évolution peut se produire ponctuellement ne prouve pas, en lui-même, que le langage et la culture aient pu apparaître soudainement. Et il y a un argument de poids à l’encontre de cette vision – celui de la taille du cerveau. Si l’évolution de l’humanité était le résultat de changements très rapides vers la fin d’une période de plusieurs millions d’années, c’est alors à ce moment qu’on s’attendrait à ce que les traits les plus caractéristiques de l’homo sapiens – à savoir la taille importante de notre cerveau par rapport à notre corps – apparaissent. La formulation originelle de l’évolution ponctuelle par Gould et Eldridge s’en tenait en fait à cette vision, et supposait que le cerveau s’était peu développé en taille pendant le million d’années où l’homo erectus avait existé. Mais, comme le remarque Stringer, il y a « peu d’éléments de preuve » à l’appui de cette version.71

Ainsi, les théories qui voient « l’évolution humaine » comme se produisant d’un seul coup il y a un demi-million d’années avec le remplacement de l’homo erectus par l’homo sapiens, pour ne pas dire il y a 35 000 ans, après l’évolution des humains anatomiquement modernes, posent un problème : pourquoi les derniers homo erectus avaient-ils un cerveau dont la taille était le double de celui des australopithèques, et les Néandertaliens un cerveau de taille moderne ? Cela ne pouvait pas être simplement pour s’engager dans des opérations mentales qui auraient pu être effectuées par leurs ancêtres de plusieurs millions d’années auparavant.

En même temps, il n’est pas concevable que nos prédécesseurs d’il y a un million d’années aient pu survivre sans avoir déjà développé des moyens de coopérer ensemble pour faire face à leur environnement et pour transmettre le savoir à une échelle qualitativement plus grande que celle qu’on observe chez nos cousins les singes. Car à cette époque, ils quittaient les vallées d’Afrique, où leur espèce était née, pour coloniser la plus grande partie de l’Eurasie, montrant qu’ils n’étaient pas seulement capables de vivre dans certaines niches écologiques restreintes, mais bien d’adapter toute une variété d’environnements à leurs besoins – apprenant à différencier les espèces végétales nouvellement rencontrées, celles qui étaient comestibles et celles qui étaient vénéneuses, apprenant à chasser des animaux jusque là inconnus, à se protéger contre de nouveaux prédateurs et à vivre dans des climats nouveaux.

La dialectique du travail et de l’intellect

Les preuves directes de l’existence d’un travail social – ou de toute autres forme de comportement – parmi nos ancêtres sont nécessairement réduites. Mais les indices sont surabondants.

Regardons les traits qui différencient l’homo erectus des singes. Il marchait sur deux jambes et perdit le moyen facile de fuite devant les prédateurs consistant à se réfugier dans les arbres ; ses jeunes grandissaient beaucoup plus lentement (et avaient donc besoin d’une plus longue période de protection par leurs parents) ; les mâles de l’espèce étaient en moyenne seulement 20 % plus grands que les femelles, et non 100 %, et n’étaient donc pas bâtis uniquement pour la défense ; il avait connu une réduction considérable de la taille de ses canines (les longues dents latérales pointues avec lesquelles les singes et les gorilles menacent leurs prédateurs potentiels et tuent de petits animaux pour s’en nourrir) ; ses dents postérieures (molaires) étaient adaptées à un régime qui comportait beaucoup de viande, excluant les matières végétales exigeant une longue mastication ; la main fut remodelée, avec le développement d’un pouce qui permettait la préhension et la manipulation de petits objets ; l’intérêt sexuel des femelles n’était plus concentré principalement sur la période de l’ovulation ; et, comme nous l’avons vu, il y avait eu une énorme augmentation de la taille du cerveau.

Une créature porteuse de cette combinaison de traits ne pouvait survivre que si elle avait développé certains moyens de remplacer les caractéristiques physiques qu’elle avait perdues. Elle devait pouvoir défendre ses jeunes pendant des périodes plus longues que ses cousins singes dont elle avait perdu les énormes canines, l’adresse à grimper aux arbres et la constitution robuste des mâles. Elle devait être capable de se relier à une plus grande variété végétale qu’eux avec des molaires qui n’étaient pas aussi efficaces pour broyer. Elle devait trouver un moyen de trancher la chair des animaux, qu’elle les chasse elle-même ou qu’elle s’approprie simplement les carcasses laissées par d’autres prédateurs. Tout ceci implique une énorme dépendance envers l’utilisation de divers procédés pour se défendre, trancher, creuser, cueillir et moudre. Cela implique aussi un plus haut niveau d’organisation sociale que tout ce qu’on peut trouver chez les plus sociables des singes ; c’est cela qui explique sans doute le changement dans les schémas sexuels féminins, encourageant des liens permanents entre les sexes plutôt que l’accouplement frénétique, concentré sur quelques jours par mois, que l’on rencontre chez les chimpanzés communs. Mais transmettre la connaissance des techniques nécessaires et assumer un niveau énorme de coopération dans le cadre d’une vie sociale intense nécessitait une puissance cérébrale bien plus importante qu’auparavant. Au cours de nombreux millénaires, ces créatures dont les gènes changeait de façon à leur permettre d’apprendre des autres, de communiquer avec les autres et de prendre soin d’eux, avaient un avantage en matière de survie et de reproduction. La sélection naturelle portait l’évolution dans le sens de réseaux neuronaux plus larges, plus denses et plus complexes, capables de diriger les fonctions motrices compliquées de la main et d’utiliser des changements subtils dans les gestes et la voix pour communiquer.

C’est seulement lorsqu’on considère les choses de cette manière qu’on peut expliquer pourquoi notre espèce était déjà dotée, il y a 35 000 ans, de la capacité de développer tout un ensemble nouveau de technologies. L’explication réside dans 2 millions d’années d’évolution cumulative, le travail encourageant à chaque étape la dextérité manuelle, la sociabilité et un cerveau plus gros. Et à chaque étape, la main adroite, la sociabilité plus grande et le cerveau plus important rendaient possibles des formes de travail plus avancées. Tout ceci fait du travail le véritable chaînon manquant dans l’histoire de l’évolution humaine, et Engels avait raison d’insister sur ce point.

Un tel travail avait des implications énormes pour le cerveau. Ceux qui étaient les meilleurs dans la coopération avec les autres dans la production et l’usage des outils étaient ceux dont le cerveau avait connu des changements de structure et de taille leur permettant d’améliorer la coordination des fonctions motrices contrôlant les mains avec la vision et l’ouïe, et aussi d’être plus à l’écoute des signaux émis par leurs semblables.72 Un processus cumulatif était bientôt en cours, dans lequel la survie dépendait de la culture et de la capacité à participer à la culture sur la base d’un capital génétique qui encourageait la combinaison de la sociabilité, de la communication, de la dextérité et du pouvoir de raisonner.

C’est cela qui explique pourquoi nos ancêtres ont été capables, il y a un million d’années, d’émigrer de leur Afrique natale vers les conditions climatiques très différentes de l’Eurasie, et pourquoi les Néandertaliens ont pu survivre dans les conditions très dures de l’âge glaciaire européen pendant 100 000 ans ou plus. Quelle que soit l’importance des différences qu’ils présentaient avec nous, ils n’auraient pu survivre s’ils n’avaient pas eu au moins des rudiments de culture, de langage et d’intelligence. Après tout, ils étaient comme nous sur un point très important : ils n’avaient rien d’autre pour se protéger, pas de fourrure, pas de grande vitesse de fuite, pas de crocs ou de griffes, et pas de capacité à disparaître en un clin d’œil dans les arbres.

C’est cela qui explique aussi le développement des attributs humains les plus spécifiques, le langage et la conscience. Le trait distinctif du langage humain, à l’inverse des sons et des gestes produits par d’autres animaux, c’est que nous utilisons des mots pour nous référer à des choses et des situations qui nous sont pas présentes devant nous. Nous les utilisons pour tirer des représentations abstraites de la réalité à laquelle nous faisons face, et pour décrire d’autres réalités. Et si nous pouvons le faire avec les autres, nous pouvons aussi le faire avec nous-mêmes, en utilisant le « discours intérieur » qui se tient en nous pour envisager des situations et des buts nouveaux. La capacité de faire tout cela n’a pas pu émerger d’un seul coup. Elle a dû grandir au cours de nombreuses générations, en même temps que nos ancêtres éloignés apprenaient dans la pratique, par le travail, à tirer des représentations abstraites de la réalité immédiate et à la changer – en commençant à utiliser des sons et des gestes, non pas simplement pour désigner ce qui était sous leurs yeux ou ce qu’ils désiraient dans l’immédiat (ce que font certains animaux), mais pour indiquer comment ils voulaient changer quelque chose et comment ils entendaient que les autres les aident. En ce qui concerne l’usage des outils, nous savons qu’il y a eu un changement significatif entre les singes et les premiers humains : alors que le singe ramasse un bâton ou une pierre qu’il emploie comme outils, les humains primitifs d’il y a 2 millions d’années non seulement mettaient déjà en forme le bâton ou la pierre, mais utilisaient d’autres pierres pour les façonner, et, sans aucun doute, apprenaient cela les uns des autres. Cela suppose non seulement des conceptions sur les choses immédiates (la nourriture) mais aussi sur des choses absentes de l’immédiateté (l’outil qui permet d’obtenir la nourriture) et doublement absentes de la réalité (l’outil qui peut mettre en forme l’outil qui permet d’obtenir la nourriture). Et cela suppose aussi la communication, par gestes ou par sons, sur des choses à deux degrés d’éloignement de la réalité – en fait, la première utilisation de noms, d’adjectifs et de verbes abstraits. Ainsi, le développement du travail et celui de la communication vont nécessairement de pair. Et, en se développant, ils encouragent tous deux le développement de ces nouveaux gènes qui y rendent les gens plus habiles : la main plus adroite, le cerveau plus gros, le larynx qui produit une gamme de sons plus étendue.

Ces développement ne comportent pas seulement des changements quantitatifs. En même temps que la croissance du travail, de la sociabilité et du langage se renforcent mutuellement, encourageant la sélection de toute une série de gènes nouveaux, de nouveaux réseaux de cellules nerveuses apparaissent dans le cerveau, rendant possibles de nouvelles séries d’interactions entre les êtres et le monde. Cela peut très bien expliquer pourquoi de nouvelles espèces d’humains se développent soudain, qui vivaient avec, puis dépassaient ceux qui les avaient précédés, comme avec l’apparition de l’homo habilis, de l’homo erectus et des formes variées des humains archaïques. Ainsi, il se peut très bien que les humains modernes aient fini par remplacer les Néandertaliens parce qu’ils étaient capables de communiquer plus vite et plus clairement entre eux (même si nous ne le saurons probablement jamais avec certitude).

Nous avons donc vu comment la quantité se transforme en qualité, comment, à travers des changements successifs, la vie animale a donné naissance à cette nouvelle forme de vie que nous appelons « humaine », qui possède une dynamique propre, modelée par son travail et sa culture, et non par ses gènes. Mais cela ne devrait pas amener à sombrer dans un nouvel idéalisme qui consisterait à voir la culture et le langage comme émergeant de nulle part dans un passé assez récent. Et si cette approche est à la mode dans certains cercles, ce n’est pas parce qu’elle peut fournir une version scientifique, matérialiste de nos origines, mais parce qu’elle convient à l’humeur générale de l’intelligentsia depuis la fin des années 1970. Dans pratiquement toutes les disciplines, on a assisté à des tentatives de séparer le développement du langage et des idées de celui de la réalité matérielle. Comme à l’époque de Marx et Engels, la lutte pour la science est un combat à la fois contre l’idéalisme et le matérialisme mécanique – l’idéalisme prenant aujourd’hui la forme des modes « post-modernistes » et le matérialisme mécanique celle de la sociobiologie.73

Questions non résolues

Il y a dans l’histoire de l’évolution humaine beaucoup de points de détail qui ne sont pas encore élucidés et qui, du fait de la rareté des éléments de preuve, ne le seront peut-être jamais. Cela donne lieu à toute une série de débats qui font monter la tension dans les conférences académiques et fournissent des accroches aux journalistes scientifiques.

Par exemple, un débat tout à fait fascinant est en cours sur la question de savoir pourquoi un groupe de primates a commencé à adopter la position debout. La plupart des autorités disent que c’est parce que le changement climatique a détruit les forêts dans lesquels les singes ancestraux vivaient, leur laissant le choix entre battre en retraite dans les forêts subsistantes ou s’adapter à un environnement plus ouvert. La sélection naturelle aurait alors choisi des traits génétiques, parmi les groupes qui se retiraient dans la forêt, adaptés à cette forme de vie, les traits que nous trouvons chez les gorilles d’aujourd’hui. De la même manière, elle aurait choisi parmi les habitants des plaines herbeuses les caractéristiques d’usage d’outils « coopératifs » et transmis culturellement que nous trouvons chez les humains. « Les hominidés obtenaient des aliments végétaux moins succulents et probablement plus difficiles à trouver dans l’environnement nouveau, la savane de l’Est africain. Ils se sont spécialisés en devenant plus intelligents, bipèdes, et en faisant usage d’outils ».74 Contre cette opinion, d’autres affirment que des preuves archéologiques indiquent que les premiers primates bipèdes vivaient dans les forêts et non dans les plaines herbeuses.75

Il y a un autre débat sur le rôle de la chasse dans les premières étapes de la lignée des hominidés. Le renouveau de la discussion sur les aspects sociaux de l’évolution humaine a connu une accélération à l’occasion de la conférence convoquée en 1966 par Richard Lee et Irven DeVore sur le thème « L’homme, un chasseur » (« Man the Hunter »), qui rassembla des archéologues et des anthropologues étudiant les sociétés contemporaines de chasseurs-cueilleurs. Comme le suggère le thème de la conférence, l’accent était mis sur la chasse en tant qu’activité sociale formative.76 Mais cela fut bientôt contesté par ceux77 qui affirmaient que les preuves archéologiques concernant l’homo habilis indiquaient une pratique individuelle de charognards (consistant à manger des animaux déjà tués par d’autres carnivores) et non une chasse collective. Ce qui, à son tour, mena au compromis selon lequel nos ancêtres auraient sans doute été motivés par des pratiques collectives de charognards (ils auraient, en nombre, fait fuir le carnivore qui avait tué la proie, les individus isolés ayant peu d’intérêt à garder pour eux-mêmes une carcasse bien trop grosse pour être mangée par une seule personne avant de se décomposer).78

En même temps, d’une autre direction, on affirma que les premiers bipèdes auraient été nécessairement des chasseurs maladroits, mais que pour élever leur progéniture et être d’habiles cueilleurs d’aliments végétaux ils auraient été contraints à devenir des utilisateurs sociaux d’outils : « Tout indique que la population de primates proches des chimpanzés d’il y a 5 millions d’années possédait des éléments comportementaux et anatomiques de base permettant une adaptation à la cueillette, dans laquelle toute une série de plantes comestibles de la savane pouvait avoir été exploitée avec des outils ».79 Les jeunes devaient se soumettre à une socialisation extensive s’ils voulaient apprendre à exécuter de telles tâches, ce qui met l’accent sur le « lien mère-enfant », les femmes étant « le centre nécessaire du groupe social : des schémas moteurs, appropriés à la fabrication et l’emploi d’outils de cueillette pour creuser, couper, éplucher, ouvrir et diviser la nourriture, pour transporter des ustensiles, des aliments et des bébés, et pour se défendre contre les prédateurs, devaient être appris ».80

Enfin, il y a le débat, déjà mentionné en passant, sur les relations entre les différents spécimens d’hominidés qui ont été trouvés – les formes variées d’australopithèques, d’homo habilis, d’homo erectus, les diverses sortes d’humains « archaïques », les Néandertaliens et les humains modernes.

Mais aucun de ces désaccords entre professionnels ne devrait obscurcir les développements les plus passionnants de l’histoire intellectuelle pendant les 30 années passées – la confirmation de la ligne d’analyse mise en œuvre dans la brochure, inachevée et non publiée, écrite par Engels après sa lecture de Darwin. Trigger nous dit à quel point

l’œuvre d’Engels démontre qu’il était possible de conceptualiser la théorie matérialiste moderne de l’évolution dès les années 1870. Pourtant les concepts de Darwin, essentiellement idéalistes, sur l’évolution humaine étaient à l’évidence plus compatibles avec les croyances de la plupart des scientifiques issus de la classe moyenne d’Europe de l’Ouest qu’avec celles de l’inflexible révolutionnaire qu’était Engels. Il n’est donc pas surprenant que le travail d’Engels ait été ignoré (...)

Le résultat a été que la recherche des origines a fourvoyé les trois quarts d’un siècle dans des impasses, jusqu’à ce que, dans les années 1960, « Kenneth Oakley, Sherwood Washburn et F. Clark Howell posent les bases de la construction d’une nouvelle théorie de l’évolution qui, même si elle était en grande partie le résultat d’une démarche inductive, ressemblait à s’y méprendre au travail, depuis longtemps oublié, d’Engels ».81

II. Les origines des classes et de l’Etat

Le rôle joué par le travail finit sur deux paragraphes qui suggèrent comment, une fois l’espèce humaine établie biologiquement, l’action de son labeur sur le monde mena à des changements successifs dans ses institutions sociales. L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat, écrit huit ans plus tard et construit sur ces prémices, développe un récit global de l’évolution de la société de classes.

Ce livre explique qu’à l’origine, les humains ont vécu dans des sociétés sans propriété privée dans le sens où nous utilisons le terme aujourd’hui (c’est à dire pas de richesse privée, par opposition, par exemple, aux brosses à dents), sans aucune division de classe, et sans domination des femmes par les hommes. Mais des changements dans la manière dont les humains coopéraient pour produire leur subsistance ont mené au remplacement de ce « communisme primitif » par une succession de formes de sociétés de classes, dont le capitalisme est la plus récente. Et, avec les classes, vinrent l’Etat et les différentes formes de famille dans lesquelles les femmes sont opprimées.

Si Le rôle joué par le travail a été ignoré par la science sociale officielle, L’origine de la famille a été, lui, systématiquement dénoncé. L’idée de « communisme primitif » a été dans son ensemble rejetée comme un conte de fées. L’expérience vécue par l’anthropologiste américaine Eleanor Leacock est typique. Elle raconte qu’il était « généralement considéré, lorsque j’étais étudiante, que le « communisme de vie » auquel faisaient référence Lewis Henry Morgan et Friedrich Engels n’avait jamais existé ».82

D’une part, la critique subie par Engels était politique, liée aux attaques générales contre les idées socialistes. Mais elle correspondait aussi à une tendance générale, anhistorique et anti-évolutionniste, dans la sociologie et l’anthropologie sociale. Alors qu’au 19ème siècle ces disciplines étaient nées comme des tentatives spéculatives de montrer comment toute l’histoire humaine avait abouti à la merveille qu’était le capitalisme, au 20ème siècle la tendance allait dans la direction opposée – le rejet de toute notion d’évolution sociale, quelle qu’elle fût. Il y avait beaucoup d’études de la vie dans des cultures individuelles. Il y avait des tentatives de montrer que les différents aspects de certaines sociétés « primitives » avaient la « fonction » de maintenir la société. Il y avait même des essais de « théories » du fonctionnement de toutes les sociétés, dont le plus grandiose et le plus stérile fut le travail de Talcott Parsons. Mais il y avait un rejet de toute tentative de rendre compte de l’évolution sociale.

Pourtant, tout au long de cette période, les recherches réelles des anthropologues sociaux prouvaient l’existence d’un grand nombre de sociétés dans lesquelles les classes, l’Etat et l’oppression des femmes tels que nous les connaissons n’existaient pas – par exemple les livres de Margaret Mead Mœurs et sexualité en Océanie , celui de Ruth Benedict Echantillons de civilisations , ou même celui de Bronislaw Malinowski Les argonautes du Pacifique occidenta l et La sexualité et sa répression dans les sociétés primitives, ou encore Systèmes politiques africains de Meyer Fortes et Edward E. Evans-Pritchard.

Dans une seule discipline, l’archéologie, les notions d’évolution persistaient. Cela peut avoir été dû au fait que les archéologues trouvent des ossements humains et des objets divers dans des couches géologiques déposées à diverses époques du passé, et sont donc portés à considérer que certains succèdent à d’autres. Mais c’est surtout parce que le scientifique le plus éminent de l’archéologie britannique était un socialiste de gauche, V. Gordon Childe, qui fut attiré par une version stalinisée du marxisme dans les années 30, et a utilisé des éléments puisés dans Engels pour corriger les erreurs contenues dans ses travaux précédents sur le changement culturel (qui étaient construits sur des schémas élaborés selon lesquels la culture « se diffusait » d’une société à une autre).83

Puis, à la fin des années 60, le climat intellectuel changea – un changement qui ne peut être séparé des évènements plus globaux de cette décennie. Dans les marges du monde académique, certains anthropologues (parmi lesquels des marxistes comme Eleanor Leacock ou des anti-impérialistes comme Richard Lee) commencèrent à travailler avec des archéologues (qui étaient souvent influencés par Gordon Childe) à l’élaboration d’interprétations évolutionnistes de la société humaine. Ils rétablirent la validité d’idées qui avaient été vouées aux gémonies pendant deux générations, en particulier celle qui consistait à dire que pendant des centaines de milliers d’années l’humanité avait vécu dans des sociétés sans classes, sans propriété privée et sans Etat.

Aujourd’hui, un non-marxiste comme Ernest Gellner accepte que pendant une longue période les humains ont vécu comme « chasseurs-cueilleurs (...) définis par le fait qu’ils ne possédaient aucun moyen de produire, d’accumuler ou de stocker de la richesse », dans des sociétés « caractérisées par un bas niveau de division du travail ».84 Et Richard Lee peut proclamer en restant respectable : « Avant l’avènement de l’Etat et l’installation de l’inégalité sociale, les gens ont vécu pendant des millénaires dans des petits groupes sociaux basés sur la parenté, dans lesquels les institutions fondamentales de la vie économique incluaient la propriété collective ou commune de la terre et des ressources, une réciprocité généralisée dans la distribution de la nourriture, et des rapports politiques relativement égalitaires ».

Cela ne signifie pas que nous allons simplement accepter les arguments d’Engels dans leur totalité et les traiter comme sacro-saints. Il notait lui-même, en 1891, que ce qu’il avait écrit en 1884 avait besoin d’être révisé en prenant en compte les « progrès importants » accomplis par la connaissance. Et nous sommes éloignés non pas de sept ans, mais de plus de cent ans de ces écrits. Comme l’a noté Gailey, dans une étude inscrite dans la tradition inaugurée par Engels, une grande partie des « sources ethnographiques » de L’origine de la famille a été rendu caduc par les recherches ultérieures.85 Il y a un élément fondamental de l’argumentation d’Engels dans ce livre qui demeure extrêmement précieux. Mais il est nécessaire de l’expurger d’une série d’informations factuellement incorrectes et d’arguments spéculatifs qui ont été traités comme parole d’évangile par des prétendus marxistes et utilisés par nos adversaires pour discréditer l’œuvre d’Engels dans son ensemble.86

Le communisme primitif

Le point de départ d’Engels était une reformulation de l’opinion exprimée par Marx et lui-même en 1845-46, selon laquelle la façon dont les êtres humains retirent leur subsistance de la nature détermine leur manière de coopérer entre eux et pose donc les bases de la société dans laquelle ils vivent :

Selon la conception matérialiste, le facteur déterminant, en dernier ressort, dans l’histoire, c’est la production et la reproduction de la vie immédiate (...) D’une part, la production de moyens d’existence, d’objets servant à la nourriture, à l’habillement, au logement et des outils qu’ils nécessitent ; d’autre part, la production des hommes mêmes, la propagation de l’espèce. Les institutions sociales sous lesquelles vivent les hommes d’une certaine époque historique et d’un certain pays sont déterminées par ces deux sortes de production87

Morgan, en toute indépendance de Marx et Engels, était arrivé à une conclusion pratiquement identique88  :

Les hommes sont les seuls êtres dont on peut dire qu’ils ont acquis un contrôle absolu de la production de nourriture (...) Si elle n’avait pas posé les bases de la subsistance, l’humanité n’aurait pas pu se propager dans d’autres régions (...) et finalement sur toute la surface de la terre (...)
Il est donc probable que les grandes époques de progrès humain ont été identifiées plus ou moins directement avec l’accroissement des sources de subsistance.89

Engels emboîtait le pas à Morgan dans sa division de l’histoire humaine en trois grands stades : l’état sauvage, la barbarie et la civilisation. Chacun avait « une culture et un mode de vie distincts, plus ou moins spécial et lui étant particulier » et reposait sur une façon donnée d’assurer l’existence90  :

Etat sauvage : Période où prédomine l’appropriation de produits naturels tout faits ; les productions artificielles de l’homme sont essentiellement des outils aidant à cette appropriation.
Barbarie : Période de l’élevage du bétail, de l’agriculture, de l’apprentissage de méthodes qui permettent une production accrue de produits naturels grâce à l’activité humaine.
Civilisation : Période où l’homme apprend l’élaboration supplémentaire de produits naturels, période de l’industrie proprement dite, et de l’art.91

Les termes eux-mêmes reflètent les préjugés de la fin du 19ème siècle, la représentation des sociétés soi-disant « primitives » comme « sauvages » et « barbares ». Mais Morgan et Engels, qui tous deux rejetaient dans l’ensemble ces préjugés, pouvaient utiliser ces distinctions pour comprendre ce qui est central dans toute étude scientifique du développement social humain : la distinction entre des sociétés où les êtres humains se nourrissent en cueillant des baies, des noix et des racines et en chassant des créatures sauvages (sociétés appelées « de chasseurs-cueilleurs »), des sociétés où les humains cultivent la terre et élèvent des mammifères (« sociétés agricoles ») et des sociétés qui connaissent un certain degré d’urbanisation (« civilisation » au sens littéral de basées dans les villes).92 Ceci, à son tour, a permis à Engels de remettre en cause bien des préjugés orthodoxes sur la société.

Les penseurs les plus réactionnaires proclament que les « sociétés primitives » sont très hiérarchisées, sous la coupe de mâles brutaux, agressifs et meurtriers.93 Comme ces sociétés ont existé bien plus longtemps que la « civilisation », il s’ensuit que la nature humaine est semblablement brutale, agressive et meurtrière.

L’opinion d’Engels était très différente. Il pensait, utilisant comme modèle la descriptio par Morgan des Iroquois d’Amérique du Nord, que les premières sociétés étaient organisées de façon complètement différente des sociétés de classe. Il n’y avait pas chez elles de propriété privée et pas de division en classes. Et elles n’étaient pas rendus cohésives par un Etat dans le sens d’une « autorité publique spéciale séparée de la totalité de ceux qui étaient concernés dans chaque cas ». Au lieu de cela, elles étaient organisés en groupes « consanguins » étendus et liés entre eux (de gens qui avaient des liens de parenté ou pensaient en avoir) – des groupes qu’Engels appelait « gentes » , « clans » ou « phratries » et que les anthropologues modernes appellent habituellement « lignages » :

Et avec toute son ingénuité et sa simplicité, quelle admirable constitution que cette organisation gentilice ! Sans soldats, gendarmes ni policiers, sans noblesse, sans rois ni gouverneurs, sans préfets ni juges, sans prisons, sans procès, tout va son train régulier. Toutes les querelles et toutes les disputes sont tranchées par la collectivité de ceux que cela concerne (...) Bien que les affaires communes soient en nombre beaucoup plus grand que de nos jours, – l’économie domestique est commune et communiste dans une série de familles, le sol est propriété de la tribu, seuls les petits jardins sont assignés provisoirement aux ménages, – on n’a quand même nul besoin de notre appareil administratif, vaste et compliqué (...) Il ne peut y avoir de pauvres et de nécessiteux – l’économie domestique communiste et la gens connaissent leurs obligations envers les vieillards, les malades, les invalides de guerre. Tous sont égaux et libres, y compris les femmes. Il n’y a pas encore place pour les esclaves, pas plus qu’en général pour l’asservissement des tribus étrangères (...) Voilà ce qu’étaient les hommes et la société humaine, avant que s’effectuât la division en différentes classes94

Les études modernes sur les sociétés survivantes de chasseurs-cueilleurs et d’agriculteurs primitifs ont confirmé l’essentiel de la vision d’Engels. Les peuples chasseurs-cueilleurs vivent dans ce qu’on appelle habituellement des « sociétés de bandes » – basées sur des groupes variables de 30 à 40 personnes qui peuvent, périodiquement, rencontrer d’autres groupes dans des rassemblements pouvant compter jusqu’à deux cents individus. Il n’y a pas de commandement formel, pour ne pas parler de divisions de classe, dans ces sociétés.

Les prises de décision individuelles sont possibles à la fois pour les hommes et les femmes en ce qui concerne leurs activités quotidiennes (...) Les hommes aussi bien que les femmes sont libres de décider comment ils vont passer la journée : aller à la chasse ou à la cueillette, et avec qui95
Il n’y avait pas d’accès aux ressources différencié selon la propriété privée du sol ni de spécialisation du travail autre que celle déterminée par le sexe (...) Le principe de base des sociétés égalitaires de bandes était que les gens prenaient des décisions concernant les activités dont ils étaient responsables.96

Les membres individuels de la bande jouissent d’un niveau d’autonomie infiniment plus grand que la masse du peuple dans les sociétés de classe. Mais elle n’est pas accompagnée d’égoïsme dans leurs relations réciproques. Bien au contraire, l’accent est mis sur la générosité, sur l’aide que s’apportent mutuellement les individus :

La nourriture n’est jamais consommée par une famille seule : elle est toujours partagée entre les membres d’un groupe de vie ou d’une bande (…) Chaque membre du camp reçoit une part équitable (…) Ce principe de réciprocité généralisée a été constaté chez les chasseurs-cueilleurs sur tous les continents et dans tous les types d’environnement.97

Il y règne un mépris marqué pour les notions de compétition qui sont considérées comme normales dans notre société. Comme le raconte Richard Lee à propos des !Kung98 du Kalahari (appelés parfois « bushmen ») :

Les !Kung sont un peuple résolument égalitaire, et ils ont mis en place toute une série d’importantes pratiques culturelles pour maintenir cette égalité, d’abord en remettant à leur place les arrogants et les vantards, ensuite en venant en aide à ceux qui connaissent des périodes de malchance. (…) Les hommes sont encouragés à chasser du mieux qu’ils peuvent, mais l’attitude correcte pour un chasseur doué est la modestie.99

Un des !Kung raconte :

Mettons qu'un homme est allé à la chasse. Il ne doit pas, en rentrant à la maison, annoncer comme un vantard : « J’en ai tué un gros dans la savane !’ »Il doit d’abord s’asseoir en silence jusqu’à ce que moi ou un autre vienne à son feu et lui demande : « Qu’est-ce que tu as fait aujourd’hui ? » Il répond calmement : « Ah, je ne suis pas un bon chasseur. Je n’ai rien vu… sauf peut-être une petite chose.’ » Et là je souris, parce que je sais qu’il a tué un gros gibier.100

Un jésuite d’autrefois rapportait de ses observations d’un autre peuple chasseur-cueilleur, les Montagnais du Canada : « ces deux tyrans qui donnent la torture et la géhenne à un grand nombre de nos Européens ne règnent pas dans leurs grandes forêts, – je veux parler de l’ambition et de l’avarice (…) comme ils se contentent d’une vie élémentaire, aucun d’entre eux ne s’est vendu au diable pour acquérir de la richesse ».101 Il n’y a ni chef ni patron dans ces bandes. Ainsi, les pygmées Mbuti du Congo

n’ont jamais de chefs (…) Dans chacun des aspects de la vie des pygmées il peut y avoir un ou deux hommes ou femmes qui se distinguent des autres, mais c’est habituellement pour de bonne raisons pratiques (…) Le respect de la loi était une affaire de coopération (…) Le plus sérieux des crimes, comme un vol, était traité par une bonne raclée administrée collectivement par ceux qui avaient envie d’y participer, mais uniquement après que le camp tout entier ait débattu du cas. Les pygmées détestent et évitent l’autorité personnelle.102

Parmi les !Kung « des schémas de leadership existent », mais ils sont très différents du pouvoir tel que nous le connaissons. Dans les discussions, les opinions de certains individus tendent à avoir plus d’impact que celles des autres. « Ces individus sont le plus souvent des anciens qui ont vécu là longtemps et qui ont quelque qualification personnelle digne de respect en tant qu’orateurs, débatteurs, spécialistes des rites, ou chasseurs. » Mais

Quelles que soient leur habileté, les leaders !Kung n’ont aucune autorité formelle. Ils peuvent seulement persuader, mais jamais imposer leur volonté aux autres. (…) Aucun n’est arrogant, abusif ou vantard. Chez les !Kung, ces traits disqualifient absolument une personne comme dirigeant. (…) Un autre trait qu’on ne trouve absolument pas chez les dirigeants de camp traditionnels est le désir de richesse ou la possessivité.103

De plus – et là Engels se trompait – il n’y a pas grand-chose qui ressemble à la guerre chez les chasseurs cueilleurs. Il peut y avoir à l’occasion des conflits entre différentes bandes, mais ils sont d’importance marginale.104 Parmi les !Kung, il existe une notion selon laquelle un trou d’eau et la portion de terrain qui l’entoure sont « possédés » par un groupe et transmis de génération en génération. Mais d’autres groupes peuvent utiliser le terrain, à condition de demander la permission. « Les disputes sur la nourriture ne sont pas inconnues chez les !Kung, mais elles sont rares ».105

De telles preuves réfutent complètement la version selon laquelle la préhistoire de l’humanité dans son ensemble, de l’époque des australopithèques jusqu’à l’émergence de l’écriture, était fondée sur « l’impératif de tuer », que « les bandes de chasseurs-cueilleurs livraient bataille pour des trous d’eau qui trop souvent tendaient à disparaître sous les effets du soleil africain », que nous sommes tous les « enfants de Caïn », que « l’histoire humaine a changé du fait du développement d’armes supérieures (...) pour des nécessités génétiques », et que, par conséquent, seul un vernis de « civilisation » peut dissimuler une « joie du massacre, de l’esclavage, de la castration et du cannibalisme » de nature instinctive.106

Les attributs de « communisme primitif » des sociétés de bandes ne peuvent être compris qu’en jetant un coup d’œil à la façon dont elles subsistent. La taille normale des bandes est restreinte par la nécessité de trouver suffisamment de nourriture quotidiennement dans la zone du camp. A l’intérieur de cette zone, les membres individuels sont en mouvement constant, d’une source de plantes à une autre ou à la poursuite d’animaux. Et la bande dans son ensemble devra migrer périodiquement, en même temps que les ressources locales commencent à se raréfier. Le mouvement constant interdit toute accumulation de richesse pour les membres de la bande, tout devant être aisément transporté. Au maximum, un individu peut avoir un javelot ou un arc et des flèches, un sac de voyage et quelques ustensiles. « La valeur majeure est la liberté de mouvement (...) le désir d’être libéré des charges et des responsabilités qui pourraient interférer avec l’existence itinérante de la société ».107

L’accent mis sur la valeur de la générosité est la conséquence du fait que les chasseurs et les cueilleurs sont intensément dépendants les uns des autres. Les cueilleurs fournissent habituellement la source de nourriture la plus sûre, les chasseurs celle qui est la plus appréciée. De telle sorte que ceux qui sont spécialisés dans la chasse dépendent pour leur survie quotidienne de la générosité de ceux qui cueillent, en même temps que ceux qui se spécialisent dans la cueillette – ou ceux qui temporairement sont malchanceux à la chasse – dépendent pour des compléments appréciés à leur régime de ceux qui réussissent à tuer des animaux. Et la chasse elle-même ne consiste pas habituellement dans l’activité du héros masculin individuel qui s’en va tuer sa proie, mais plutôt dans celle d’un groupe d’hommes (souvent avec l’aide des femmes et des enfants) qui collaborent pour poursuivre et capturer cette proie.

Il y a presque toujours dans ces sociétés une division du travail entre les hommes et les femmes, les hommes assumant la plus grande part de la chasse et les femmes la cueillette. Ceci parce qu’une femme enceinte, ou qui allaite, ne peut prendre part à la chasse qu’en s’exposant au danger – menaçant ainsi la reproduction de la bande. Mais cette division n’équivaut pas à la dominance masculine telle que nous la connaissons dans les sociétés contemporaines. Les mâles et les femelles prennent une part égale dans les prises de décision, comme le moment de lever le camp ou le fait de quitter une bande pour en rejoindre une autre. Et l’unité conjugale elle-même est structurée de façon souple. Les épouses, dans n’importe laquelle de ces sociétés, peuvent se séparer de leur conjoint sans mettre en péril leurs moyens d’existence ou ceux de leurs enfants.108

Ainsi, Engels avait raison de dire qu’il n’y avait pas, dans ces sociétés, de domination systématique exercée sur les femmes. Cela dit, il avait probablement tort en ce qui concerne un détail important – il surestimait le rôle joué par les lignages dans la plupart des sociétés de chasseurs-cueilleurs. Les bandes similaires qui subsistent sont organisées de façon souple et flexible. Les membres sont libres d’entrer et de sortir. Ils ne sont pas étroitement contrôlés par des groupes de lignage, même si les membres d’une bande sont souvent reliés par des liens de parenté et ont, par mariage, des liens avec d’autres bandes.109

La croyance d’Engels dans le pouvoir de la gens ou du clan dans toutes les « sociétés primitives » existantes était le résultat des connaissances anthropologiques de son temps. Il s’appuyait essentiellement sur la narration directe de Morgan concernant les Iroquois et sur celle, indirecte, de la société polynésienne – toutes deux des sociétés agricoles (ou « horticoles ») – plutôt que de chasseurs-cueilleurs, sur lesquels ni lui ni Morgan ne savaient grand-chose.

Les sociétés de chasseurs-cueilleurs existantes ne sont pas nécessairement identiques à celles dans lesquelles l’ensemble de l’humanité vivait autrefois. Des gens comme les !Kung, les Mbuti, les Inuit et les aborigènes australiens ont une histoire aussi longue que la nôtre – et leur société a été influencée, d’abord par l’impact des sociétés agricoles voisines et aussi, de façon traumatique, par la colonisation occidentale.110 De telle sorte que leurs formes de vie sociale peuvent être différentes à de nombreux égards de celles observées chez nos ancêtres communs. Ces derniers peuvent avoir eu de fortes structures de lignage, comme le pensait Engels, mais nous n’avons aucun élément pour le prouver.

Sur la question de l’égalitarisme, malgré tout, nous sommes en terrain plus ferme. L’importance du partage, les fortes valeurs coopératives et la constitution flexible de la bande doivent avoir caractérisé la vie de nos ancêtres pendant des dizaines de milliers d’années de la même manière qu’elles caractérisent celle des chasseurs-cueilleurs contemporains. Ces valeurs conviennent parfaitement aux besoins de la vie nomade. Ce ne sont pas des valeurs qu’on retrouve dans les sociétés de classe, et donc leur survie parmi les chasseurs-cueilleurs ne peut être le résultat de pressions externes. Lee fait remarquer avec pertinence que « malgré sa puissance économique et militaire et son quasi monopole de l’appareil idéologique, l’Etat capitaliste n’a pas réussi à éradiquer d’innombrables poches de communautarisme (communisme primitif) ».111 Ceci désigne le communisme primitif comme un stade antérieur à l’émergence de la société de classe, comme étant la condition de l’humanité dans son ensemble à une époque de notre histoire.

Ceci est d’une importance extrême dès lors qu’il s’agit de définir la « nature humaine ». Si une telle nature existe, elle a été modelée, par la sélection naturelle, pendant les 2,5 millions d’années de la période de chasse et de cueillette, entre la première apparition de l’homo habilis et les premières plantations par l’homo sapiens du 8ème millénaire av. JC. Lee a raison d’insister sur le fait que

C’est le long vécu de partage égalitaire qui a modelé notre passé. Malgré notre apparente adaptation à la vie dans des sociétés hiérarchisées, et malgré l’état inquiétant des droits de l’homme dans de nombreuses parties du monde, il y a des signes que l’humanité conserve un sens profond de l’égalitarisme, un engagement enraciné envers la norme de réciprocité, un sens profond (...) de la communauté (...)112

Les premiers agriculteurs

Plus de 99,9 % de l’humanité vit aujourd’hui dans des sociétés qui ont été modelées par un changement intervenu il y a environ 10 000 ans. Il a comporté l’établissement de villages stables, l’utilisation d’une panoplie d’outils nouveaux, plus variés et plus complexes, faits de pierre, de bois et d’os (d’où le terme de « néolithique », qui signifie « nouvel âge de pierre »), l’usage de pots d’argile pour conserver les aliments et les cuisiner, et, peut-être le plus important, la première mise en culture du sol.

Cette étape est habituellement désignée par le terme de Gordon Childe « révolution néolithique ». Engels la considérait comme la transition de « l’état sauvage » à la « barbarie ». Selon lui, elle a commencé avec l’introduction de la poterie et a continué dans l’hémisphère oriental (Eurasie et Afrique) « avec l’élevage d’animaux », et aux Amériques « avec la culture de plantes alimentaires au moyen de l’irrigation et avec l’emploi pour les constructions d’adobes (briques séchées au soleil) et de pierre ».113 Dans l’hémisphère oriental, mais pas dans les Amériques, a suivi un « stade supérieur de la barbarie » qui « commence avec la fonte du minerai de fer ». « Nous rencontrons pour la première fois la charrue de fer traînée par des animaux, qui rendit possible la culture des champs sur une grande échelle, l’agriculture, et du même coup un accroissement des moyens d’existence pratiquement illimité, eu égard aux conditions de l’époque ». Et « de là également le défrichage des forêts, et leur transformation en terres arables et en prairies, transformation impossible elle aussi, à grande échelle, sans la hache de fer et la bêche de fer. Mais de là encore vint l’accroissement rapide de la population, et la densité de celle-ci sur un espace restreint ».114 Ces changements dans la production sous la « barbarie », poursuit Engels, ont posé les bases des premiers développements de la société de classe :

A qui donc appartenait cette richesse nouvelle ? A l’origine, elle appartenait sans aucun doute à la gens. Mais de bonne heure déjà la propriété privée des troupeaux a dû se développer (...) au seuil de l’histoire pour laquelle nous possédons des documents, nous trouvons que les troupeaux étaient déjà partout la propriété particulière des chefs de famille, au même titre que les produits de l’art barbare : ustensiles de métal, articles de luxe, au même titre enfin que le bétail humain : les esclaves.
Car l’esclavage aussi était inventé, dès ce moment-là (...) l’esclave était sans valeur (...) à ce stade, la force de travail humaine ne fournit pas encore d’excédent appréciable sur ses frais d’entretien. Il en fut tout autrement avec l’introduction de l’élevage, du travail des métaux, du tissage et, enfin, de l’agriculture.115

Engels a tort sur un certain nombre de points relativement importants. La société de classe et la civilisation se sont bien développées en Amérique centrale et méridionale ainsi qu’en Eurasie et en Afrique. L’agriculture (sans usage de la charrue) a commencé à peu près à la même époque que l’élevage, et non après. La première forme de société de classe n’est pas l’esclavagisme, qui semble être resté une forme marginale d’exploitation des classes opprimées jusqu’à l’époque gréco-romaine. Cela dit, son image générale de l’apparition de la société de classe est fondamentalement correcte.

L’organisation de la société tout entière a connu un changement radical en même temps que les groupes humains développaient de nouveaux moyens de subsistance. A des époques différentes, ils passèrent de la chasse et de la cueillette à l’agriculture indépendamment les uns des autres (dans plusieurs régions des Amériques, dans au moins trois parties distinctes de l’Afrique, sur les plateaux de l’Irak, dans la vallée de l’Indus, en Indochine, dans les vallées de la Papouasie-Nouvelle Guinée centrale, et en Chine).116 Et là où le changement cumulatif allait le plus loin, il donna naissance à la première division en classes, aux premiers Etats et à la première oppression systématique des femmes. Mais le changement total se produisit sur une longue période – 4 000 ou 5 000 ans dans le cas le plus étudié, celui de la Mésopotamie (aujourd’hui l’Irak). Et dans la plupart des sociétés il n’alla pas aussi loin, et il y a encore un siècle et demi des millions de personnes vivaient dans des sociétés agricoles sans divisions de classe.

La première forme d’agriculture (souvent appelée « horticulture ») consistait à défricher l’espace (en coupant les forêts et les broussailles avec des haches et en brûlant le reste) et à planter et à récolter des graines ou des tubercules en employant une houe ou un bâton pour creuser. Habituellement, après un an ou deux la fertilité de la terre était épuisée. Cela amenait à se déplacer vers de nouvelles zones qui étaient à leur tour défrichées pour être cultivées. La récolte, dans un endroit où était pratiquée la culture sur brûlis, était loin d’être aussi importante que celle obtenue plus tard par l’irrigation et la charrue, mais le produit était considérablement plus élevé que celui de toutes les formes de chasse-cueillette.

Tout ceci était porteur de conséquences sociales immédiates. Les gens n’avaient plus besoin de se déplacer constamment comme avec la chasse et la cueillette, en fait il aurait été désastreux de bouger entre les semailles et la récolte. Pour la première fois, cela avait un sens de fabriquer de lourds pots d’argile et d’y stocker des objets divers. Et la production locale de denrées alimentaires étant souvent suffisante pour nourrir cinq ou dix fois plus de personnes qu’auparavant, elle donna naissance à l’existence villageoise.

Des changements se produisirent aussi, nécessairement, dans la structure de chaque groupe social. D’une part, les foyers individuels devinrent moins dépendants de la coopération avec le reste du groupe pour obtenir leur subsistance : une large coopération de groupe était souvent nécessaire pour défricher les terres, mais chaque foyer pouvait lui-même ensemencer et cultiver son propre lopin de terre défrichée. D’autre part, il fallait faire en sorte que les foyers qui avaient beaucoup de personnes en mesure de travailler mais peu de bouches à nourrir fournissent aide et assistance à ceux qui avaient beaucoup de bouches à nourrir mais peu de personnes en mesure de travailler – en particulier ceux qui avaient de nombreux enfants en bas âge.117 Car les enfants représentaient la future force de travail du village dans son ensemble, et s’ils n’étaient pas élevés avec soin, le groupe lui-même finirait par disparaître.

Le passage à l’agriculture produisit en fait un changement très important dans les besoins du groupe au regard de la reproduction. Aux temps de la chasse et de la cueillette, la nécessité de porter les enfants, que ce soit dans la tournée quotidienne de cueillette ou lors des mouvements périodiques du camp tout entier, menait à une sévère restriction du taux de natalité. Les femmes ne pouvaient pas se permettre d’avoir en même temps plus d’un enfant à porter, de telle sorte que les naissances étaient espacées de trois ou quatre ans (si nécessaire par l’abstention sexuelle, l’avortement ou l’infanticide). Avec une vie de village fixe basée sur l’agriculture, au contraire, non seulement au bout de quelques mois l’enfant n’avait plus besoin d’être porté, mais plus le nombre d’enfants était grand, et plus grande était la superficie de terre qui pourrait être défrichée et cultivée dans l’avenir. Pourvoir à la reproduction devint central dans la dynamique de la société.

Il fallait qu’autre chose soit assuré pour le groupe puisse s’épanouir – un mécanisme nouveau de contrôle social. Une grosse altercation dans une bande de chasseurs-cueilleurs peut se régler par la scission de la bande ou par le départ de quelques individus. Cette option n’est pas possible pour un groupe d’agriculteurs une fois qu’ils ont défriché et ensemencé leur terre. Ils ne peuvent survivre aux disputes, aux conflits et aux infractions aux normes sociales que s’il existe une superstructure de contrôle bien plus développée que chez les chasseurs-cueilleurs.

Cela peut expliquer le rôle accru des lignages. Ils relient les gens entre eux de façon beaucoup plus étroite dans les premières sociétés de cultivateurs que chez la plupart des chasseurs-cueilleurs. Désormais apparaît un ensemble de droits et de devoirs envers les membres d’autres foyers avec lesquels existe un lien, qu’il soit de parenté directe ou indirecte par le mariage ou d’association de groupes d’âge. Les individus qui n’ont rien à manger peuvent espérer obtenir de la nourriture de ceux désignés comme « oncles », « cousins » dans leur lignage (pas seulement les parents proches, mais aussi les cousins au second, troisième ou quatrième degré ou plus). Et le moyen d’accéder à un prestige social est d’avoir suffisamment de nourriture en surplus pour pouvoir se comporter en généreux donateur.

Les lignages, en empêchant qu’un foyer connaisse la faim, assurent la reproduction du groupe dans son ensemble. Mais ce n’est pas tout. Comme ils deviennent responsables de l’exercice du contrôle social sur leurs membres, ils sont de plus en plus formalisés dans leur mode opérationnel. La prise de décision en vient à être concentrée entre les mains d’un des membres du lignage – habituellement un des anciens. Et dans beaucoup de sociétés les choses arrivent au point ou certains lignages ont plus de prestige que d’autres. Et on peut parvenir à une situation, comme à Tonga même avant tout contact avec les Européens, dans laquelle les personnalités dirigeantes (« chefs ») issues de lignages prestigieux parviennent à échapper à la charge du travail productif et commencent à se transformer en classe exploiteuse.118

Les premières hiérarchies

Pourquoi cette différenciation se produit-elle ? L’explication la plus plausible est la suivante : une fois que des groupes humains sont installés quelque part, ils peuvent commencer à stocker des quantités considérables de nourriture et d’autres valeurs. Ceux des lignages qui réussissent le mieux – même pour des raisons purement accidentelles, par exemple le fait d’avoir une terre plus fertile que la moyenne – vont pouvoir faire des cadeaux plus importants que d’autres lignages, et y gagner un plus grand prestige. Et, de façon similaire, à l’intérieur de chaque lignage, certains foyers vont pouvoir devenir plus riches que d’autres et obtenir à nouveau du prestige. C’est ainsi que les valeurs mêmes de générosité dont cette société est porteuse encouragent une différenciation de statut.

Cela conduit à l’apparition de ceux que les anthropologues appellent « les grands hommes », des individus obtenant du prestige du fait des richesses qui sont à leur disposition. Pourtant, et ceci est très important, ces individus n’utilisent pas ces richesses pour leur bien-être personnel. Ils ont du prestige précisément parce qu’ils donnent aux autres.

Dans sa forme la plus développée, tout un système de collecte et de distribution de la richesse voit le jour. Les « grands hommes » utilisent leur prestige pour réunir entre leurs mains tout le surplus produit par les autres membres de leur lignage, mais ils renforcent leur prestige en redistribuant le surplus, au cours de grandes fêtes cérémonielles données à ceux qui leur sont reliés directement ou indirectement. Et un lignage particulier peut élever son prestige au dessus de celui d’autres lignages auxquels il est relié par mariage en leur donnant des fêtes.

C’est un système dans lequel certains individus et certains lignages ont un prestige plus grand que les autres, culminant dans certains cas dans l’établissement de chefs héréditaires et de lignages de chefs. Mais ce n’est pas un système de classes, dans lequel une section de la société consomme le surplus produit par une autre section. Malgré l’établissement de hiérarchies héréditaires ou semi-héréditaires en termes de prestige, le mode de production demeure commun, avec des schémas de consommation définis par l’égalitarisme et le partage.

Richard Lee note qu’un « grand nombre de sociétés pastorales et horticoles du tiers monde partagent les mêmes traits » de « concepts de propriété commune » que les sociétés de chasseurs-cueilleurs. « Dans un certain nombre de chefferies décrites par les anthropologues en Afrique, Océanie et Amérique du Sud, on note, par exemple, qu’une grande partie du tribut reçu par les chefs est redistribuée aux sujets, et le pouvoir du chef peut être contesté par l’impact de l’opinion publique et des institutions ».119 Ainsi, parmi les Nambikwara d’Amérique du Sud

le chef ne doit pas se contenter de bien faire. Il doit essayer, et c’est ce que son groupe attend de lui, de faire mieux que les autres (...) Même si le chef ne paraît pas dans une position privilégiée du point de vue matériel, il doit avoir sous son contrôle un surplus suffisant de nourriture, d’outils, d’armes et d’ornements (...) Lorsqu’un individu, une famille ou une bande souhaite ou a besoin de quelque chose, c’est au chef qu’un appel est lancé. La générosité est donc le premier attribut que l’on attend d’un nouveau chef.120

Cela peut même aboutir à ce que le chef connaisse plus de difficultés matérielles que ses subordonnés. Ainsi, chez les Busama de Nouvelle Guinée, le dirigeant « doit travailler davantage que tout le monde pour maintenir ses réserves de nourriture (...) Il doit trimer du matin au soir – ses mains ne sont jamais libres de la terre, et son front dégouline continuellement de sueur ».121 Dans ces sociétés beaucoup de valeurs de base restent plus proches de celles des chasseurs-cueilleurs que de celles auxquelles on est habitué dans les sociétés de classe. Un observateur des horticulteurs Iroquois du début du 18ème siècle a noté : « Si une tribu d’Iroquois affamés en rencontre une autre dont les provisions ne sont pas entièrement épuisées, ces derniers partageront avec les nouveaux venus (...) sans attendre qu’on leur demande, même s’ils s’exposent ainsi aux mêmes dangers que ceux qu’ils assistent ».122 Et une histoire semblable peut être trouvée dans une étude classique des pasteurs Nuer.123

Pourtant, ces valeurs communautaires, égalitaires, connaissent souvent des débuts de contestation, des foyers essayant de se soustraire à leurs obligations d’une façon qui n’arrive jamais chez les chasseurs-cueilleurs. Dissimulées derrière l’égalitarisme et l’idéologie communautaire, on trouve souvent des tendances latentes à placer les besoins du foyer au dessus de ceux de la communauté. Les Bemba d’Afrique de l’Est, par exemple, vont cacher leur bière lorsqu’un vieux parent vient les visiter, lui racontant : « Ah ! Pauvres de nous, nous n’avons rien à manger ».124 Il y a chez les Maoris un dicton : « Cuis ton rat (un mets favori) avec sa fourrure, de peur d’être dérangé ».125 Après qu’un ouragan ait causé une sérieuse pénurie chez les Tikopia – un peuple connu pour sa générosité – des maisonnées se mirent à éviter de manger lorsque des gens avec lesquels ils étaient censés partager étaient présents.126

Ce comportement contradictoire n’est pas le résultat d’un égoïsme inhérent à la « nature humaine », mais une contradiction du système productif. La production en elle-même ne repose pas sur la coopération du groupe dans son ensemble, comme dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs, mais est basée, grosso modo, sur le soin apporté aux cultures et au cheptel par le foyer individuel.127 Le lignage et le groupe sont concernés par la redistribution et la reproduction plutôt que par la production. Comme dit Karen Sachs, il y a une « contradiction » dans ce « mode de production » entre les « rapports de production » basés sur le lignage et les « forces productives » qui dépendent essentiellement des foyers.128

La survie de la société dépend à la fois de l’activité individuelle des foyers qui assurent la production et du partage coopératif et altruiste à l’intérieur du groupe qui assure la reproduction. Et cela signifie que le foyer peut résister à ses obligations envers la société lorsque surviennent des conditions dans lesquelles sa survie est en jeu. Ce n’est pas une question de bénéfice individuel opposé au bien-être social, mais des besoins d’un élément du mode de production qui entrent en conflit avec d’autres éléments.

Habituellement le foyer réussit à concilier les pressions contradictoires, et le système ne s’effondre pas. Mais il n’est pas difficile de voir comment des changements internes (de nouvelles techniques productives) ou des pressions externes (catastrophes naturelles, épuisement des sols, impact d’autres sociétés) peuvent créer les conditions d’une crise aiguë dans laquelle le vieil ordre ne peut plus se maintenir, amenant certains foyers ou lignages riches à briser complètement avec leurs obligations ancestrales. Ce qui était de la richesse à distribuer aux autres en retour du prestige devient dès lors de la richesse à consommer pendant que d’autres souffrent. « Dans des formes avancées de chefferies (...) ce qui commence avec l'homme fort potentiel qui met sa production à la disposition des autres se termine, à un certain degré, avec les autres mettant leur production à la disposition du chef ».129

Il y a un autre changement très important dans la transition de la chasse-cueillette à l’agriculture. Pour la première fois, la guerre systématique prend un sens. La richesse stockée est une richesse qui peut être volée aux groupes d’agriculteurs. Alors que les affrontements entre bandes rivales sont très rares chez les chasseurs-cueilleurs, « la guerre organisée dans le but de défendre ou d’agrandir son territoire est endémique (...) chez les horticulteurs ».130

Mais la guerre permet à certains individus et lignages d’obtenir un grand prestige en concentrant entre leurs mains le butin et les tributs extorqués à des sociétés rivales. La hiérarchie devient plus prononcée, même si elle reste associée avec la capacité de donner aux autres. Et dans ce cadre la guerre devient un facteur qui ouvre la possibilité de l’émergence de rapports de classe face à une importante crise sociale.

Ainsi, Christine Ward Gailey suggère que les tentatives exercées entre 1100 et 1400 par les chefs de haut rang de Tonga pour s’exonérer de leurs obligations envers les gens de rang inférieur – une tentative de s’ériger en classe dirigeante – étaient le résultat de leur victoire dans la bataille contre les habitants d’autres îles.

Les origines de l’agriculture

Il y a un problème qui a longtemps intrigué ceux qui ont étudié la transition de la chasse-cueillette à l’agriculture. Pourquoi les gens ont-ils fait le changement ? On avait l’habitude de penser que le changement avait apporté de telles améliorations dans leur vie qu’ils étaient prêts à l’accepter avec enthousiasme. Mais aujourd’hui de nombreux éléments réfutent cette notion simpliste. Dans beaucoup de sociétés de chasseurs cueilleurs et d’horticulteurs, les gens ont dans la réalité travaillé moins et étaient au moins aussi bien nourris que dans des sociétés basées sur l’agriculture intensive. Ainsi les !Kung du désert du Kalahari semblent avoir vécu dans une région où les ressources permettant la survie humaine étaient rares. Mais ils avaient une ration alimentaire et un apport calorique plus élevés que la moyenne relevée dans l’Inde d’aujourd’hui – et ils n’avaient pas besoin de travailler plus de trois ou quatre heures par jour. Ils semblent avoir vécu dans ce que Marshall Sahlins a appelé « la société d’abondance originelle ».131

Cela explique pourquoi beaucoup de sociétés de chasseurs-cueilleurs ont refusé de faire la transition vers l’agriculture, même s’ils étaient parfaitement au courant de certaines techniques agricoles. Ils identifiaient l’agriculture avec une charge de travail alourdie sans nécessité.

Des versions plus récentes de la transition mettent l’accent, au contraire, sur la façon dont certains changements auraient pu produire des tensions dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs avant la transition vers l’agriculture. En particulier, ils font remarquer que toutes les sociétés de chasseurs-cueilleurs ne sont pas en mouvement continuel. Certaines ont trouvé des sources de nourriture plus ou moins stables leur permettant de vivre dans des camps fixes, qui parfois se développent et deviennent des villages de plusieurs centaines d’habitants. Cela est vrai, par exemple, des habitants originaux de la côte pacifique nord-ouest de l’Amérique, qui subsistent sur la base de l’abondance du poisson. Il est significatif que dans de telles sociétés il y ait déjà des traces de stratification sociale : parce qu’un surplus peut être stocké et que la cohésion d’un groupe social relativement important doit être maintenue, certains individus acquièrent du prestige (mais pas de pouvoir ni de niveau de vie plus élevé) en remplissant ces tâches.132 Cela dit, la vie pour la majorité des gens possède des avantages sur celle des chasseurs-cueilleurs nomades. Les enfants ne doivent pas être transportés à tout bout de champ sur de longues distances, et donc il n’y a pas besoin d’espacer les naissances, que ce soit par avortement, infanticide ou abstention sexuelle. Et le regroupement social permanent, plus large, offre davantage d’occasions de rapports sociaux, occasions qui sont habituellement réduites chez les chasseurs-cueilleurs nomades aux quelques semaines de l’année durant lesquelles plusieurs bandes différentes campent ensemble.

Si la vie est plus facile pour les chasseurs-cueilleurs nomades que pour les agriculteurs, elle est encore plus facile pour les chasseurs-cueilleurs non nomades, à condition qu’ils aient une source de nourriture abondante et stable. Il n’est pas surprenant que des chasseurs-cueilleurs nomades optent pour ce nouveau mode de vie et que, dans de telles conditions, leur population s’accroisse rapidement.

Malgré tout, le nouveau mode de vie dépendait de l’existence de sources de nourriture locales copieuses. Si celles-ci disparaissaient pour une raison ou une autre, les gens faisaient face à d’énormes problèmes. Leurs communautés étaient trop grandes pour qu’ils puissent revenir à un mode de vie basé sur de petites bandes mobiles. Cela aurait impliqué une rupture complète avec le mode de vie établi, une désintégration sociale massive, l’apprentissage (ou le ré-apprentissage) de techniques de survie – et sans doute une famine à grande échelle au début. Ils étaient donc incités à aborder de nouvelles manières d’obtenir leur subsistance, même si cela signifiait une intensification du travail.

C’est ce qui semble s’être produit dans le Croissant fertile du Moyen-orient. Vers 11 000 avant notre ère, les conditions climatiques de la région ont changé au point de fournir aux peuples « Natoufiens » locaux des sources abondantes à la fois de viande (des troupeaux d’antilopes) et de grain sauvage, de telle sorte qu’ils ont pu commencer à vivre dans de larges groupes sédentaires (villages) sans avoir à abandonner le mode de vie chasseur-cueilleur. Mais, après trois millénaires, les conditions écologiques ont à nouveau changé, et ils ne pouvaient plus compter sur les troupeaux et les grains sauvages pour se nourrir. « Le déséquilibre entre la population et les ressources est reflété par la tension du régime alimentaire, l’infanticide des filles et le déclin de la consommation de viande ».133

A ce moment-là, la survie des habitants de la société dépendait d’un changement dans leur mode de vie. Il y avait deux directions que pouvait prendre le changement : faire l’effort de cultiver les plantes et d’élever les animaux qu’ils avaient autrefois cueillis ou chassés, ou d’abandonner la vie de village et se divisant en petites bandes qui exploreraient la région à la recherche de subsistances naturelles qu’ils n’avaient pas sous la main. En fait, les Natoufiens semblent être allés dans les deux directions. Certains ont utilisé leur connaissance des végétaux et de la vie animale pour entreprendre de cultiver des plantes et d’élever des troupeaux, pendant que d’autres revenaient au mode de vie de leurs ancêtres nomades. Nous ne savons pas sur quelles bases les groupes individuels ont fait leur choix, mais il est probable que ceux qui ont opté pour l’agriculture l’ont fait en acceptant une réorganisation de l’économie locale sous la direction des individus prestigieux qui étaient auparavant responsables de la centralisation et de la redistribution des surplus.134

Une telle version explique pourquoi la transition vers l’agriculture s’est produite, de façon indépendante, simultanément dans beaucoup d’endroits différents de la planète.135 C’était le résultat de l’apparition de sociétés de chasseurs-cueilleurs qui avaient eu tellement de succès dans leur exploitation des ressources alimentaires locales qu’elles étaient devenues trop grosses pour s’adapter lorsque, après des centaines de milliers d’années, ces ressources se sont taries. A ce stade, ils leur fallait changer ou périr.

Une fois la transition vers l’agriculture accomplie dans un groupe régional, c’était quelque chose d’irréversible. Les populations des sociétés pratiquant l’agriculture commencèrent à croître bien plus vite que celles qui dépendaient encore de la chasse et de la cueillette. Le surplus que leur mode de vie sédentaire leur permettait d’accumuler fournissait la base d’une spécialisation accrue dans la fabrication d’objets, d’abord de pierre, puis de cuivre. Et, parmi les objets nouveaux, on trouvait les armes qu’ils fabriquaient et entassaient pour lutter les uns contre les autres – des armes qui pouvaient aussi être utilisées pour déloger les voisins chasseurs-cueilleurs des terrains les plus productifs. Les nouvelles sociétés agricoles commencèrent à se répandre hors de leur lieu d’origine, faisant souche dans de nouvelles régions, conquérant ou convertissant les chasseurs-cueilleurs alentour. Ainsi, par exemple, l’agriculture se répandit à partir des hautes terres du Croissant fertile il y a 8 000 à 9 000 ans vers les plaines de la région et l’Europe du sud-est il y a 7 000 ou 8 000 ans, puis vers le nord de l’Europe il y a 4 500 à 4 000 ans.136

La chasse-cueillette ne disparut pas partout. Des niches écologiques bénéficiant d’une profusion de vie animale sauvage se perpétuaient au milieu de régions agricoles, permettant la survie, pendant des millénaires, de sociétés restées fidèles à la chasse et à la cueillette. Et des groupes d’agriculteurs trouvaient parfois commode de revenir à la chasse-cueillette en investissant de nouvelles zones. Malgré tout, il ne faut pas se dissimuler la tendance à la domination de régions entières par l’agriculture, les chasseurs-cueilleurs restants étant relégués dans les endroits qui ne convenaient pas à l’exploitation des sols – les forêts, les déserts, les zones arctiques.

Les premières sociétés de classe

Peu de sociétés agricoles se sont transformées en sociétés de classe du fait de leur développement interne, même si c’est ce qui s’est produit en Mésopotamie il y a 6 000 ans, en Egypte, en Iran, dans la vallée de l’Indus et en Chine quelques siècles plus tard, dans la moyenne vallée du Nil (le Soudan actuel) et la Méditerranée orientale un millier d’années après, et en Amérique centrale, la région des Andes, les plateaux éthiopiens et l’Afrique de l’ouest et du sud-est il y a entre 2 500 et 1 000 ans.137 Dans tous ces cas, l’essentiel des pressions vers un nouvel ordre social était généré de l’intérieur. Mais, dans la plupart des autres parties du monde, des pressions externes ont été nécessaires. Les vieilles sociétés purement horticoles ou agricoles ont continué à persister jusqu’à ce que le commerce extérieur, la défaite militaire ou la colonisation les poussent au changement. Ceci est vrai, par exemple, de l’Europe du Nord il y a entre 2 500 et 1 000 ans, et des hauts plateaux de Nouvelle Guinée au début des années 1930.

Engels associait l’apparition de la société de classe à l’agriculture intensive et au début de l’usage des métaux. Gordon Childe acceptait la même vision, appelant le processus de changement la « révolution urbaine » (bien qu’il estimât, à l’inverse d’Engels, que cela avait pris des milliers d’années après la première stabilisation de l’agriculture dans la « révolution néolithique »).

D’une part, la croissance de la population associée à l’agriculture primitive trouva finalement, dans chaque lieu, ses limites dans la quantité de terre qui pouvait être cultivée en utilisant les techniques existantes. « La croissance de la population néolithique fut en fin de compte limitée par une contradiction de la nouvelle économie ». Cela encouragea un recours plus fréquent à la guerre, avec des « haches de guerre en pierre et des poignards de silex », qui devint de plus en plus répandue « dans les derniers stades de la révolution néolithique en Europe ». D’autre part, le village néolithique autarcique n’était jamais à l’abri d’une catastrophe naturelle :

Tout son labeur et ses projets pouvaient être frustrés par des évènements au-delà de son contrôle : sécheresse ou inondations, tempêtes ou gelées, averses de grêle, pouvaient annihiler les cultures et les troupeaux (...) Ses réserves étaient trop petites pour lui permettre de faire face à une série prolongée de désastres.

La révolution urbaine permettait d’échapper à ces deux problèmes :

Les pires contradictions de l’économie néolithique se trouvèrent transcendées lorsque les cultivateurs furent persuadés ou contraints d’extraire du sol un surplus bien plus important que leurs besoins domestiques et lorsque ce surplus eût été mis à la disposition de nouvelles classes économiques qui n’étaient pas engagées directement dans la production de leur propre nourriture.

Mais ceci, à son tour, nécessitait une avancée technique – « des additions au stock de la science » :

Les mille années environ qui ont précédé 3 000 avant notre ère ont été peut-être plus fertiles en inventions et découvertes fructueuses que n’importe quelle période de l’histoire humaine avant le 16ème siècle. Ses réalisations ont rendu possible cette réorganisation économique de la société que j’appelle la révolution urbaine.138

Les avancées technologiques incluaient la découverte de la fonte du cuivre et de la façon de l’allier à l’étain pour faire du bronze, l’utilisation de la charrue au lieu de la houe et de la traction animale (des bœufs au début) pour labourer la terre, l’emploi des premiers chariots à roues (ainsi que des chars de guerre), la construction de canaux et de digues pour l’irrigation, de nouvelles façons de construire les bateaux et de naviguer.

Tous ces changements impliquaient ce que Childe appelle « des modifications dans les rapports économiques et sociaux » – des changements dans les relations mutuelles des gens aussi bien que dans leur rapport à la nature. La fonte des métaux était une fonction demandant bien plus d’adresse que la poterie, et en vint à dépendre de groupes de spécialistes hautement qualifiés qui se transmettaient les secrets du métier de génération en génération. L’emploi de la charrue tendait à accroître la division du travail entre les sexes dans la mesure où c’était une tâche lourde, difficile à accomplir par des femmes portant ou allaitant des enfants. Le creusement et la maintenance de canaux permanents d’irrigation impliquait la coopération de douzaines ou même de centaines de foyers, et encourageait une division entre ceux qui supervisaient le travail et ceux qui l’exécutaient.

L’utilisation de chariots à roues et d’embarcations à voile permit le développement d’échanges commerciaux entre groupes d’agriculteurs éloignés les uns des autres – donnant aux gens un accès à des objets utiles qu’ils ne pouvaient pas produire eux-mêmes. L’augmentation de la productivité du travail du fait de ces changements permit à la taille moyenne des exploitations de s’élever énormément, jusqu’à ce que, dans certaines régions, les villages de la période néolithique laissent la place à des cités. Et l’augmentation du surplus résultant de l’accroissement de la productivité fournissait un motif de plus aux préparatifs de guerre.

Gordon Childe décrit la transformation qui se produisit en Mésopotamie, où des humains s’étaient installés dans les vallées du Tigre et de l’Euphrate. Ils trouvèrent la terre extrêmement fertile, mais elle ne pouvait être cultivée que « par drainage et travaux d’irrigation » , dépendant d’un « effort coopératif ».139 Une étude bien plus récente de la Mésopotamie, celle de Maisels, suggère que des gens qui avaient déjà appris l’agriculture sur des terres irriguées naturellement trouvèrent, au quatrième millénaire avant notre ère, « que les lits des rivières coulaient entre des levées (des berges de boue) dans lesquelles il suffisait de percer des brèches locales pour améliorer la productivité des terrains environnantes ». Mais toute cette production, ainsi accrue, n’était pas consommée immédiatement. Une partie était mise en réserve :

Les surplus étaient utilisés pour l’échange contre des produits pastoraux ou autres, en même temps que des stocks supplémentaires devaient être constitués en prévision d’années de sécheresse, d’invasions d’insectes, ou de dommages saisonniers résultant par exemple des orages (...) De telles réserves (...) signifiaient des méthodes permanentes d’organisation de la production et de la consommation de telle sorte qu’il existât toujours une marge de sécurité.140

Au cours de milliers d’années, les exploitations agricoles basés sur les nouvelles méthodes d’irrigation grossirent jusqu’à devenir des villes, et les villes des métropoles. Le stockage des grains en vint à nécessiter des constructions de grande taille qui, s’élevant au-dessus des terres d’alentour, symbolisaient pour les gens la continuité et la préservation de la vie sociale. Ceux qui supervisaient les silos devinrent le groupe le plus prestigieux de la société. Très rapidement, des temples apparurent, qui étaient surveillés par des prêtres.141

Avec la formation d’un groupe permanent d’administrateurs religieux, quelque chose d’autre, d’une importance historique énorme, apparut : un système de signes pour tenir les comptes de la richesse de la société, le premier alphabet. Gordon Childe écrit :

Pour tenir la comptabilité des recettes et des dépenses de la divinité, les corporations religieuses administrant le domaine du temple mirent au point un système de signes conventionnels – c’est à dire de l’écriture ; les seuls documents écrits (jusqu’à 2 800 av. JC) sont des tables de comptes. Ainsi l’accumulation d’un surplus social substantiel dans les trésoreries des temples – ou plutôt des silos – fut l’occasion de l’avancée culturelle que nous considérons aujourd’hui comme le critère de la civilisation.
La divinité peut être considérée comme le représentant ou la projection de la communauté, et les prêtres qui la servaient étaient donc des serviteurs de la communauté, même s’ils étaient sans doute mieux payés que les autres membres du peuple de dieu.142

Au cours des générations, la couche de prêtres devint de plus en plus distincte du reste de la société, jusqu’à former une classe aux intérêts particuliers. Gordon Childe décrit comment « des prêtres en faveur pratiquaient diverses formes d’extorsion (faisant payer très cher les enterrements, par exemple) et traitaient les terres, les troupeaux et les servants de dieu (c’est à dire de la communauté) comme leur propriété privée et leurs esclaves personnels », et cite un édit de la ville Lagash datant de 2 500 av JC :

Le grand-prêtre venait dans le jardin des pauvres et y prenait du bois. Si la maison d’un grand homme jouxtait celle d’un citoyen ordinaire, le premier pouvait annexer l’humble demeure sans payer la moindre compensation à son propriétaire.

« Ce texte archaïque », conclut-il, « nous donne des aperçus incontestables d’un véritable conflit de classe (...) Le surplus produit par la nouvelle économie était, en fait, concentré entre les mains d’une classe relativement petite ».143

En Mésopotamie, la première classe exploitée n’était pas constituée d’esclaves faits prisonniers à la guerre, comme le pensait Engels (ce qu’acceptait Gordon Childe jusqu’à un certain point), mais des peuples « erin », des foyers paysans autrefois indépendants qui avaient été contraints à dépendre de groupes plus puissants, en particulier les temples, et qui étaient employés, pour des rations ou un salaire, au creusement de canaux, à la culture des terres ou au service militaire.144

L'exploitation s'étendit jusqu’à prendre des proportions massives. T.B. Jones raconte comment, à Lagash vers 2 100 avant notre ère :

Une douzaine ou plus d’établissements religieux étaient responsables de la mise en valeur de la plus grande partie des terres arables. A peu près la moitié (de la récolte) était consommée par le coût de production (salaires des travailleurs, nourriture des animaux de trait, etc.) et un quart allait au monarque comme impôt royal. Les 25 % restants allaient aux prêtres.145

La pitance normale d’un travailleur ordinaire était de trois silla (à peu près 2,4 litres) de grain par jour, avec un supplément de bière et d’huile. Ce régime était probablement déficient en protéines, minéraux et vitamines, mais atteignait quand même 3 000 calories par jour, 1 000 de plus que la plupart des gens dans l’Inde et l’Afrique sub-saharienne d’aujourd’hui.146 On voit la merveille qu’est le capitalisme comparé aux autres sociétés de classe !

La Mésopotamie a sans doute été le premier exemple – c’est en tous cas le plus étudié – de transition vers la « civilisation ». Mais, comme nous l’avons vu, ce n’était pas le seul. Les conditions qui ont mené aux premiers éléments de vie urbaine et de division de classe étaient présentes, nous l’avons vu, dans plusieurs parties du monde. Engels, induit en erreur par les éléments de preuve disponibles à son époque, les voyait comme ayant surgi de l’usage du fer par les peuples sémitiques « pastoraux » et indo-européens d’Eurasie. De plus, il y avait beaucoup plus d’exemples de sociétés agricoles se développant jusqu’à un niveau où des centaines ou même des milliers d’individus pouvaient être mobilisés pour construire des édifices de pierre imposants – comme les temples de pierre du 4ème millénaire qu’on peut trouver à Malte, les cercles de pierre du 3ème millénaire dont Stonehenge est l’exemple le plus connu, les statues de l’île de Pâques du 18ème siècle, et les plate-formes de Tahiti.147

Parfois le développement vers la « civilisation » a pu être influencé de l’extérieur.148 Mais cela ne change rien au fait que les processus menant à la formation des cités, et souvent à l’invention de l’écriture, ont commencé indépendamment dans des lieux différents, du fait de la dynamique interne de la société une fois que l’agriculture s’était développée au-delà d’un certain point. Ce qui rend particulièrement stupide toute tentative de proclamer qu’un groupe de peuples du monde est « supérieur » aux autres parce qu’il est arrivé à la « civilisation » le premier.

Dans de nombreux endroits, des peuples différents sont arrivés à un point final identique, résumé par Gordon Childe comme « l’agrégat de vastes populations dans les cités ; la différenciation parmi ceux-ci en producteurs primaires (pêcheurs, fermiers, etc.), artisans spécialisés à plein temps, marchands, fonctionnaires, prêtres et dirigeants ; l’utilisation de symboles conventionnels pour enregistrer et transmettre de l’information (l’écriture), et des standards également conventionnels de poids et de mesure du temps et de l’espace menant à une forme de science mathématique et calendaire ».149

Mais le parcours exact de la chasse-cueillette à la civilisation, en passant par l’horticulture et l’agriculture, a varié considérablement d’une société à une autre.150

Des études relatives aux débuts de la stratification au sein de sociétés agricoles « communautaires » contemporaines suggère que cela peut prendre différents chemins – parfois les sages d’un lignage émergent comme chefs tribaux, par fois les « grands hommes » deviennent les dirigeants d’un village, ou des lignages entiers se transforment en castes de prêtres, ou un foyer en vient à contrôler les autres. Certaines sociétés de classe complètement formées semblent s’être développées de la façon mentionnée par Engels, à travers la croissance immédiate de la propriété privée de la terre, des récoltes et des animaux. Mais dans d’autres, les preuves désignent une classe dirigeante qui a commencé à exploiter le reste de la société sans qu’il y ait de propriété privée – d’une façon que Marx et Engels désignaient (de façon passablement erronée) sous le nom de « mode asiatique de production ».151 Dans ces cas, l’exploitation de classe était dissimulée sous les vieilles formes communautaires d’organisation sociale, plutôt que d’apparaître au grand jour sous la forme de la propriété privée. C’était, malgré tout, une exploitation de classe pure et simple, la vieille organisation « communautaire » de la production étant en réalité complètement transformée par le paiement obligatoire de tributs aux prêtres exploiteurs ou aux bureaucrates. Les chefs des organisations communautaires (que ce soit des villages, des groupes de lignage ou des foyers étendus) ne servaient plus uniquement leurs propres besoins, mais devenaient de plus en plus les instruments par lesquels les exigences de la classe dirigeante étaient imposées à leurs populations.152

Les formes différentes sous lesquelles la société de classe a émergé ne doivent pas nous faire oublier les énormes similitudes existant d’une société à une autre. Il y avait partout, au début, un communisme primitif. Partout, une fois que des sociétés fixes de cultivateurs s’étaient formées, certains lignages, dirigeants de lignages ou « grands hommes » ont pu commencer à gagner du prestige à travers leur rôle dans la redistribution du petit surplus existant dans les intérêts du groupe dans son ensemble. Partout, en même temps que le surplus s’accroissait, cette petite section de la société en est venue à contrôler une part plus grande de la richesse sociale, ce qui la mettait dans une position où elle pouvait commencer à se cristalliser en tant que classe sociale.

De plus, même lorsqu’elle se stabilisait comme classe sociale collective, elle pouvait, sur des centaines d’années, donner naissance à des classes de possédants privés. C’est certainement ce qui s’est passé en Mésopotamie153 et dans l’Inde ancienne, « où non seulement on trouve des preuves de l’existence de la propriété privée, mais aussi (...) le rôle de la propriété privée change de façon significative au cours des siècles »154, et peut-être à Teotihuacan en Amérique centrale.155 Même en Egypte, où le pouvoir de la monarchie était énorme, il existait une tendance pour les temples et les gouverneurs de province (« nomes ») locaux à développer leur propre pouvoir économique à la fin de l’ancienne dynastie (vers 2 000 av JC) , et, à l’époque ptolémaïque, une nouvelle caste de guerriers possédait à peu près la moitié des terres156. L’ex-marxiste germano-américain Wittfogel a essayé de développer une théorie globale du « despotisme oriental » applicable à toutes ces sociétés, dans laquelle le pouvoir économique est complètement entre les mains d’une classe dirigeante collective toute-puissante ; mais ses propres études antérieures sur la Chine suggèrent une situation différente, dans laquelle une bureaucratie d’Etat, les hobereaux locaux et les marchands étaient tous engagés, au 5ème siècle avant notre ère, dans d’âpres batailles pour la domination.

Comment les classes sont apparues

Jusqu’ici nous avons vu comment s’est opérée la transition des chasseurs-cueilleurs aux sociétés urbanisées, avec, en parallèle, le passage du communisme primitif aux sociétés de classe. Sur la réalité de cette transition il ne peut y avoir aujourd’hui aucun doute. En soi, c’est une confirmation éclatante de la justesse des vues d’Engels. Mais cela détruit aussi certains des arguments antisocialistes les plus fondamentaux, selon lesquels les humains sont par nature trop égoïstes pour qu’une communauté fondée sur la coopération soit possible.

Reste un certain nombre de questions importantes concernant les origines du pouvoir de classe et de l’Etat : pourquoi les humains sont-ils passés de la chasse-cueillette à l’agriculture, puis aux villes ? Pourquoi ont-ils accepté l’établissement de classes dirigeantes ? Pourquoi ces dirigeants en sont-ils venus à exploiter plutôt qu’à servir le reste de la société ?

Ce sont là des questions auxquelles Engels n’a pas répondu complètement. Comme le fait remarquer Gailey, son explication, dans l’Origine, semble parfois se limiter à blâmer la cupidité – certaines personnes découvrirent qu’elles disposaient d’un surplus et l’utilisèrent au détriment des autres.157 Dans l’Anti-Dühring , il développe davantage, mettant l’accent sur les avantages initiaux apportés à la société par la mise de côté d’un surplus destiné à n’être pas consommé immédiatement par les producteurs. Malgré tout, il n’explique toujours pas pourquoi les gens pourraient être motivés à le consommer eux-mêmes, ou pourquoi les autres devraient accepter cela.158

Il y a un débat précisément sur cette question chez les évolutionnistes académiques. E.R. Service a élaboré ce qu’on pourrait appeler une théorie « fonctionnaliste » de l’apparition de l’Etat (et, par suite, des classes). Les dirigeants sont apparus parce que cela correspondait à l’intérêt de tout le monde. « Ce développement réalisa les gigantesques potentialités de la direction centralisée (...) » et fut le résultat de « la simple tentative de dirigeants primitifs de perpétuer leur domination sociale en organisant de tels bénéfices pour leurs successeurs ».159 A l’inverse, Morton Fried prétend que la formation de l’Etat ne fut pas « fonctionnelle » pour toute la société, mais faisait partie d’un processus par lequel une section de la société exploitait et opprimait le reste.160

Mais cela n’explique pas pourquoi un groupe qui n’avait jamais exploité ni opprimé devrait commencer à le faire, ni pourquoi le reste de la société accepte ces exploitation et oppression nouvelles.

La seule façon de répondre à cette question réside dans l’importance accordée par Marx à l’interaction entre le développement des rapports de production et les forces productives.161 Les classes émergent des divisions qui s’opèrent dans la société en même temps qu’apparaît une nouvelle manière d’assurer la production. Un groupe découvre qu’il peut accroître la richesse sociale totale s’il concentre les ressources entre ses propres mains, organisant les autres pour qu’ils travaillent sous sa direction. Il en vient à voir les intérêts de la société dans son ensemble comme résidant dans son contrôle sur les ressources. Il protège ce contrôle même lorsque cela apporte de la souffrance aux autres. Il finit par considérer le progrès social comme incorporé en lui-même et dans la protection de ses propres moyens d’existence contre des accès de pénurie (dus à des mauvaises récoltes, des parasites, la guerre, etc.) qui provoquent le malheur de tous les autres.

Il n’est pas difficile de voir comment l’extension de l’agriculture a mené à des pressions vers des changements dans la production qui exigeaient une direction par en haut. Les premières communautés de fermiers se sont probablement établies dans des lieux où le sol était exceptionnellement fertile. Mais lorsqu’elles se sont étendues, la survie vint à dépendre de plus en plus des solutions apportées à des conditions plus difficiles. Cela exigeait une réorganisation plus profonde des rapports sociaux. Renfrew a écrit :

La population néolithique relativement faible pouvait en fait sélectionner des sols tels que des zones alluviales fertiles dont les potentialités était bien plus importantes que les endroits mis plus tard en culture (...) Le fait de s’installer dans des lieux où les récoltes étaient plus vulnérables aux fluctuations dans les précipitations, par exemple, approfondissait le besoin de mécanismes de redistribution qui permettraient aux surplus locaux d’être utilisés pleinement.162

D.R. Harris a fait une observation similaire en ce qui concerne l’agriculture tropicale en Afrique et en Asie du sud-est. Au début elle était

d’échelle réduite et dépendait de la manipulation de l’écosystème plutôt que de la création d’écosystèmes artificiels par des transformations importantes (...) Les techniques (...) étant normalement limitées au travail humain employant des outils simples comme haches, couteaux, plantoirs et houes. L’unité de travail était « la famille » et il n’y avait nul besoin d’un niveau d’organisation sociale plus complexe que celui de la simple tribu segmentaire.163

Mais l’agriculture qui produit davantage demande aussi « des unités de travail plus grandes que la famille » et un niveau « d’organisation sociale plus complexe » qui est réalisé par l’intervention de « chefferies et d’Etats stratifiés socialement avec une paysannerie dépendante ».164

Les groupes ayant acquis un prestige élevé dans les sociétés sans classes précédentes se chargeaient de l’organisation du travail nécessaire à l’expansion de la production agricole en faisant des travaux d’irrigation ou en défrichant de vastes étendues de terres nouvelles. Ils pouvaient en venir à considérer leur propre contrôle du surplus – et en utiliser une partie pour se protéger personnellement contre les vicissitudes naturelles – comme étant conforme à l’intérêt général. C’est ainsi que les premiers groupes utilisaient le commerce à grande échelle pour accroître la variété des produits de consommation disponibles. C’était également le cas pour les groupes qui étaient les plus doués pour extorquer des surplus à d’autres sociétés par le moyen de la guerre. De cette façon, le progrès des forces productives dans chaque lieu transformait des groupes et des individus qui jusque-là obtenaient du prestige en remplissant des fonction redistributives ou cérémonielles en classes qui imposaient leur exigence d’extraction du surplus au reste de la société.

Dans de nombreuses parties du monde, des sociétés ont été capables de prospérer jusqu’aux temps modernes sans recourir aux méthodes de travail intensif comme l’usage de lourdes charrues ou de travaux hydrauliques élaborés. C’est vrai d’une grande partie de l’Amérique du Nord, des îles de l’océan Pacifique, de la Papouasie-Nouvelle Guinée intérieure, et de régions de l’Afrique et de l’Asie du sud-est. Mais sous d’autres conditions la survie dépendait de l’adoption de nouvelles techniques. Les classes dirigeantes ont émergé de l’organisation de ces activités, de même que les villes, les Etats et ce que nous appelons habituellement la civilisation. A partir de ce moment, l’histoire de la société a certainement été l’histoire de la lutte des classes.

Ces groupes ne pouvaient conserver le surplus entre leurs mains, dans les moments où la société dans son ensemble traversait de grandes épreuves, sans disposer d’un moyen d’imposer leur volonté au reste de la société, sans avoir établi des structures coercitives, des Etats, des codes de lois et des idéologies pour les soutenir. Mais une fois que de telles structures et idéologies étaient en place, elles perpétuaient le contrôle du surplus par un certain groupe même lorsqu’il ne servait plus le but de faire avancer la production. Une classe qui émergeait comme force d’incitation à la production se maintenait même lorsqu’elle avait perdu ce rôle. Et elle était protégée par une superstructure militaire-judiciaire-idéologique qui constituait une charge croissante sur la production de la société dans son ensemble.

Ceci a été illustré de façon dramatique par les premières grandes civilisations lorsque, après une période plus ou moins longue, elles se sont effondrées dans des troubles internes : les grandes crises de la société sumérienne au début du second millénaire avant notre ère, la désintégration temporaire de l’Egypte à la fin de l’ancienne dynastie aux alentours de 1 800 av JC, l’effondrement des civilisations crétoise et mycénienne dans la deuxième moitié du second millénaire, celui de la civilisation de Teotihuacan, en Amérique centrale, vers l’an 700 de notre ère. Cela a été démontré régulièrement depuis, de la chute de l’Empire romain à la crise actuelle du capitalisme mondial.

Le système de classe était alors, Marx et Engels ont toujours insisté sur ce point, un développement nécessaire dès lors que la société était confrontée à la pénurie. Mais, comme ils l’ont aussi souligné, une fois qu’une classe s’était installée au pouvoir, aller vers le progrès signifiait lutter contre elle. Engels a écrit, à propos de la chute du communisme primitif :

cette organisation était vouée à la ruine (...) (elle) impliquait une production tout à fait embryonnaire et, par suite, une population extrêmement clairsemée sur un vaste territoire, donc un asservissement presque complet de l’homme à la nature extérieure qui se dresse devant lui en étrangère et qu’il ne comprend pas (...) La puissance de cette communauté primitive devait être brisée (...) par des influences qui nous apparaissent de prime abord comme une dégradation, comme une chute originelle du haut de la candeur et de la moralité de la vieille société (...) Ce sont les plus vils intérêts – rapacité vulgaire, brutal appétit de jouissance, avarice sordide, pillage égoïste de la propriété commune – qui inaugurent la nouvelle société civilisée, la société de classes (...) Et la société nouvelle elle-même (...) n’a jamais été autre chose que le développement de la petite minorité aux frais de la grande majorité des exploités et des opprimés, et c’est ce qu’elle est de nos jours, plus que jamais.165

Nous ne pourrions pas retourner au communisme primitif même si nous le voulions. Cela signifierait éliminer 99,9 % de l’humanité (la population de la France méridionale il y a 30 000 ans était d'environ 400 personnes et celle du monde entier il y a 10 000 ans d'environ 10 millions). Mais Marx et Engels disaient avec insistance que ce n’était pas nécessaire. Le capitalisme a créé tant de richesse que, pour la première fois dans l’histoire humaine, il est possible de concevoir un communisme non pas primitif mais « avancé ». De plus, si nous ne prenons pas ce chemin, nous n’assisterons pas simplement à la continuation de la société actuelle mais à une régression par « la destruction mutuelle des classes en lutte ». Comme le dit Engels à la fin de L’Origine de la famille, nous atteignons « un stade de développement de la production dans lequel l’existence de ces classes a non seulement cessé d’être une nécessité, mais devient un obstacle positif à la production ».166

III. L’origine de l’oppression des femmes

L’origine de la famille n’était pas, bien évidemment, seulement consacré à l’apparition des classes et de l’Etat. Il traitait aussi des origines de l’oppression des femmes. L’argument central est que les femmes n’étaient pas subordonnées aux hommes avant l’apparition des classes, que « la première opposition de classe qui se manifeste dans l’histoire coïncide avec le développement de l’antagonisme entre l’homme et la femme dans le mariage conjugal, et la première oppression de classe, avec l’oppression du sexe féminin par le sexe masculin ».167

Sur ce point Engels avait incontestablement raison. Les éléments de preuve, méticuleusement rassemblés par Eleanor Leacock et d’autres, attestent qu’il n’y avait pas de domination des hommes sur les femmes parmi les chasseurs-cueilleurs nomades rencontrés par les explorateurs européens aux 17ème et 19ème siècle.168 Il y avait une division du travail entre hommes et femmes, les hommes assumant la plus grande partie de la chasse et les femmes l’essentiel de la cueillette. Mais dans la mesure où la cueillette procurait une part plus importante de la ration alimentaire que la chasse, cela ne menait pas nécessairement à une plus grande valorisation du travail des hommes. L’anthropologue Ernestine Friedl reconnaît que dans les rares sociétés, par exemple celle des aborigènes australiens, où la viande était la composante essentielle de la ration, les hommes étaient considérés comme supérieurs aux femmes.169 Mais, insiste-t-elle :

Les décisions individuelles sont possibles pour les hommes comme pour les femmes en ce qui concerne leurs activités quotidiennes (...) Les hommes comme les femmes sont libres de décider comment ils vont passer leur journée : aller chasser ou cueillir, et avec qui

Elle note que lorsque s’élève une discussion, par exemple, sur la décision de lever le camp et de se déplacer vers un nouveau territoire, les hommes et les femmes y prennent part.170 Et les femmes exercent des pouvoirs énormes. Par exemple, chez les aborigènes australiens, « les femmes âgées exercent une influence sur leurs propres carrières maritales, et sur celles de leurs fils et filles », et les femmes mariées ont souvent des aventures avec des jeunes hommes célibataires – un état de choses totalement opposé aux codes de conduite sexuelle de presque toutes les sociétés de classe.171

Des anthropologues de l’école d’Eleanor Leacock vont même plus loin. Ils rejettent les preuves, acceptées par Friedl, censées établir le fait que les hommes ont un statut plus élevé que les femmes, disant qu’elles ne font que refléter les préjugés des observateurs occidentaux qui les ont rassemblées.172

Dans les sociétés basées sur l’horticulture, les notions de la société de classe sur « la place des femmes » sont également inconnues. Il y a parfois un début de hiérarchie qui donne aux hommes une place plus élevée qu’aux femmes, de la même manière qu’il peut exister une hiérarchie entre lignages et foyers. Les hommes (ou certains hommes) peuvent avoir plus de pouvoir de décision que les femmes. Mais il n’y a pas d’oppression systématique des femmes. Les femmes conservent leurs propres sphères de prise de décision, et peuvent s’opposer à celles prises par leurs époux.

Il existe habituellement des structures qui restreignent le choix du conjoint, et ceci a été interprété par l’influente école d’anthropologie structuraliste, inspirée par Claude Lévi-Strauss, comme signifiant que les femmes sont traitées simplement comme des objets de négociation entre hommes. Mais, comme Karen Sacks, Christine Gailey, Ernestine Friedl et autres l’ont démontré, ce ne sont pas les hommes en tant que tels qui décident qui pourra épouser qui, mais les lignages de parenté. Et les femmes âgées de même que les hommes ont leur mot à dire dans ces décisions.

C’est à l’évidence le cas des sociétés décrites par les anthropologues comme « matrilinéaires » ou « matrilocales ». Dans les sociétés matrilinéaires, la descendance est établie dans la lignée féminine : les liens les plus importants que peut avoir un individu ne sont pas avec son père (qui appartient à un lignage différent) mais avec sa mère et le frère de sa mère ; de la même façon, la première responsabilité d’un homme n’est pas envers ses enfants biologiques mais envers ceux de sa sœur. Dans les sociétés matrilocales, un homme ne dirige pas le foyer lui-même, mais s’installe dans un foyer dirigé par sa femme, les sœurs et la mère de celle-ci.

Lorsque la société est à la fois matrilocale et matrilinéaire, les hommes ont très peu d’autorité dans les foyers dans lesquels ils vivent au quotidien. Les droits et responsabilités formels d’un homme sont dans un autre foyer, qui fait partie d’un autre lignage – celui de sa mère, de sa sœur et des enfants de celle-ci. Là, ils jouissent d’une certaine autorité – c’est la raison pour laquelle ces sociétés ne sont pas des matriarcats, dirigés par des femmes. Mais leur absence de ce foyer signifie qu’il s’agit d’une autorité limitée, pas plus grande que celle des femmes.

Il est significatif que l’école structuraliste, qui insiste sur le fait que les femmes sont partout l’objet d’arrangements entre mâles, ne se réfère pratiquement jamais à ces exemples.173

Toutes les sociétés matrilinéaires ne sont pas matrilocales. Par exemple, chez les Ohaffia, un peuple ibo du Nigéria oriental, la descendance est dans la lignée féminine, mais la résidence du couple est chez les parents du mari. Mais même là, les femmes ne sont pas subordonnées aux maris.174 Dans cette société, « le divorce est habituellement accordé à la demande de l’un des époux », « les filles sont très appréciées », et « la relation (...) entre mari et femme (...) semble être faite de respect mutuel et d’adaptation l’un à l’autre ».175

Finalement, il y a des sociétés d’horticulteurs dans lesquelles la descendance est dans la lignée masculine et la résidence après le mariage est la famille du mari. Mais là encore, les femmes ont beaucoup plus d’influence que ce qui est courant dans les sociétés de classe. Celle-ci est exercée à travers les lignages. Une épouse n’est pas juste une femme, une subordonnée dans un foyer et un lignage étrangers. Elle est aussi une sœur, quelqu’un qui a de l’influence sur les prises de décision dans son propre lignage. Et les proches de son mari veulent maintenir de bonnes relations avec ce lignage. Sa situation d’épouse donne aux proches de son mari (y compris sa mère et sa sœur) un contrôle sur sa productivité. Mais sa situation de sœur lui donne à son tour un droit sur le produit de ses frères et de leur femme. Au cours de sa vie, elle passera d’un état principal considéré comme subordonné, comme « épouse » , à celui de « sœur » et « mère ». Et en tant que telle elle est une « contrôleuse » du « travail et des moyens de production ».176

Ce n’est pas un monde de familles nucléaires isolées dans lesquelles la femme individuelle est sujette aux fantaisies de son partenaire. Ce n’est pas non plus un monde de foyers patriarcaux dans lesquels les pères édictent la loi pour les femmes, les enfants et les serviteurs. C’est un monde dans lequel tout le monde, homme ou femme, est attaché à un réseau de droits et de responsabilités mutuels qui varient d’un stade de la vie à un autre, délimitant la liberté de chacun de diverses manières, mais leur laissant plus d’autonomie que ce qu’on voit en général dans les sociétés de classe.177

Le passage d’une femme d’un foyer (celui de son père) à un autre (celui de son mari) est vu par les structuralistes comme un « échange » de femmes entre hommes. Mais la femme ne se déplace pas entre des hommes, mais entre des lignages, chacun d’entre eux comportant des femmes. Sa position est telle qu’elle est considérée comme une perte pour un foyer et un gain pour un autre. Le père du mari devait souvent faire des cadeaux au foyer parental pour compenser sa perte, une situation typiquement différente de celle des sociétés qui accordent peu de valeur aux femmes et où la famille d’une femme doit verser une dot pour s’en débarrasser. Et en se mariant, la femme elle-même peut obtenir « une amélioration de son statut individuel et de son autonomie », comme le dit Gailey à propos des Tonga.178

Les structuralistes confondent les obligations réciproques qui lient différents lignages dans les sociétés antérieures aux classes avec l’échange de marchandises du capitalisme, et ainsi se méprennent sur une situation dans laquelle « les femmes vont et viennent en tant que personnes de valeur, actives au sein des réseaux relationnels que créent leurs mouvements », les réduisant à des marchandises virtuelles.179

La confusion est facilitée par l’intégration des économies de presque tous les horticulteurs survivants à l’économie mondiale et à l’usage de la monnaie.180 Le besoin qu’ont les gens de monnaie pour acquérir des biens sur le marché les amène à voir les vieilles relations d’obligations réciproques de façon nouvelle, comme un moyen d’obtenir des liquidités. C’est habituellement les hommes qui se relient directement au marché hors du village et cela tend à leur donner un pouvoir et un statut qu’ils n’avaient jamais eu. Le contact avec le monde capitaliste amène les sociétés horticultrices à imiter ses rapports sociaux – et les anthropologues occidentaux affirment ensuite que les rapports sociaux typiques du capitalisme sont universels dans toutes les sociétés.

Toute analyse scientifique des sociétés agricoles primitives doit se détourner de telles distorsions.

Nous ne saurons peut-être jamais si la descendance matrilinéaire a été autrefois universelle, comme le suggère Eleanor Leacock, dans la mesure où nous n’avons aucun moyen d’étudier en détail les sociétés sans écriture avant l’impact de l’économie mondiale. Ce que l’on peut dire, malgré tout, c’est qu’il n’y avait pas de situation universelle d’oppression des femmes, et que celle-ci ne devint un aspect systématique de la société qu’avec la division en classes et l’apparition de l’Etat. De ce point de vue, Engels avait raison à 100 %.

Erreurs mineures

Cela dit, Engels s’est trompé lourdement sur une série de questions secondaires qu’il prenait tellement au sérieux qu’on pourrait tirer des conclusions erronées de L’origine de la famille si on ne le lisait pas de façon critique.

Il fit sienne l’opinion de Morgan selon laquelle les classifications de parenté qui existent dans les sociétés de lignage (où, par exemple, toutes les femmes du lignage qui sont de la même génération sont appelées « sœurs » , tous les mâles de la génération des parents sont appelés « oncles », etc.) remontent à une forme d’organisation sociale précédente tout à fait différente.181 Le système de classification des parents était, selon lui, un « fossile social » permettant de déchiffrer l’histoire de la famille. Il adopta aussi la conclusion de Morgan, selon laquelle ces « fossiles » prouvaient qu’il avait existé un stade de « mariage par groupe », où un groupe de frères épousait un groupe de sœurs.182 Ceci, affirmait-il, était caractéristique de « l’état sauvage », alors que la « famille appariée » était caractéristique de la barbarie.183

En fait, comme nous l’avons vu, la chasse-cueillette nomade (« l’état sauvage ») n’est pas caractérisée par des lignages forts, encore moins par des mariages de groupe, mais par l’organisation flexible de couples et de leurs enfants au sein de bandes.184 Engels voyait les organisations de lignage comme des reliques d’une époque où les relations sexuelles avaient un caractère de « naïveté primitive ».185 En fait, elles étaient des mécanismes complexes qui coordonnaient la société dès lors que l’agriculture primitive avait permis la formation de villages de centaines d’habitants – elles étaient, en fait, une expression du développement des forces productives, et non un vestige des vieux « rapports de production ». Engels avait tort, non pas parce que sa méthodologie marxiste de base était fausse, mais parce qu’il ne l’appliquait pas avec suffisamment de rigueur.

Il avait également tort d’essayer de décrire une forme encore plus ancienne de la famille, celle qu’il appelle « une période de commerce sexuel sans entraves  ». Il affirmait qu’une telle étape avait du exister en même temps que les primates ancestraux évoluaient vers l’humain, parce qu’elle seule aurait pu empêcher la « jalousie du mâle » de mettre en échec la coopération nécessaire pour faire face à la nature. Pourtant, sa logique se brise une page plus loin, où il note : « la jalousie est un sentiment qui s’est développé relativement tard » – une conclusion que, nous l’avons vu, la recherche sur les gorilles et les chimpanzés permet de considérer comme correcte.186 Et sa conception de ce que pouvait être le « commerce sexuel sans entraves  » manque de clarté, dans la mesure où à un moment il suggère, et ce n’est pas très différent de ce que nous appellerions aujourd’hui la « monogamie en série », que « des unions individuelles temporaires ne sont pas du tout exclues ».187

En fait, Engels fait ici l’erreur de tomber dans des spéculations aveugles au sujet d’une période très longue (plus de 3 millions d’années) sur laquelle ni lui ni nous ne savons grand-chose avec certitude. Nous ne savons pas si les primates ancestraux étaient organisés en groupes centrés sur les mâles, comme les chimpanzés communs, ou centrés sur les femelles comme les bonobos, et nous ne savons certainement pas comment la forme d’organisation caractéristique des chasseurs-cueilleurs nomades modernes est apparue. Il est préférable de s’en tenir à ce que nous savons – que les rapports entre hommes et femmes parmi les chasseurs-cueilleurs survivants sont très différents de ceux que l’on tient pour acquis dans les sociétés de classe et qui ont été incorporés à la plupart des notions concernant la nature humaine.188

Il y a une autre erreur qu’Engels n’a pas vraiment commise personnellement, mais qui lui est souvent attribuée à la fois par ses partisans et ses opposants. Il s’agit de l’utilisation du terme « matriarcat » d’une façon qui implique une période de règne féminin antérieur à la domination masculine. Ceux qui l’emploient supposent qu’il y a toujours eu quelque chose de proche de la domination de classe et de l’Etat, mais qu’à une époque c’était les femmes qui l’exerçaient et non les hommes. Engels a rejeté explicitement cette notion. Il a repris le terme « droit maternel » de l’écrivain allemand Bachofen pour décrire la filiation féminine qui, croyait-il, était universelle à une époque. Mais il ajoute : « je garde cette dénomination pour sa brièveté ; mais elle est impropre, car à ce stade de la société il n’est pas encore question de « droit » au sens juridique du mot ».189 Il est clair que la caractéristique à la fois des chasseurs-cueilleurs et des sociétés d’agriculteurs primitifs est le fait qu’aussi bien les hommes que les femmes prennent part aux prises de décision, et non que les un-es exclut les autres.

L’argumentation d’Engels revisitée

Engels est à son zénith lorsqu’il décrit l’apparition de l’oppression des femmes, « la défaite historique mondiale du sexe féminin », comme il l’appelle, et qu’il la relie à la montée de la société de classe. Mais parfois son argumentation est en défaut lorsqu’il essaie de démonter les mécanismes à l’œuvre derrière cette défaite. Il ne montre pas pourquoi ce sont nécessairement les hommes qui dominent la nouvelle société de classe. Il dit que les hommes étant venus à produire à la fois la nourriture et les outils de production, cela leur a nécessairement donné des droits de propriété et un contrôle sur le surplus190, et qu’ils voulaient transmettre la propriété à leurs fils et non aux parents de leurs femmes. Mais il ne montre pas pourquoi ils ont subitement ce désir après des milliers d’années durant lesquelles leurs relations les plus proches étaient avec les enfants de leurs sœurs.191 Deux séries de tentatives ont été faites pour combler les lacunes de son argumentation.

D’abord, il y a la version de ceux, comme Eleanor Leacock et Christine Gailey, qui ont mis l’accent sur l’impact de l’apparition de l’Etat dans la destruction des anciens lignages au sein desquels les femmes exerçaient une influence. L’Etat subordonne la société à la classe dirigeante nouvelle. Mais cela signifie détruire « l’autonomie et l’autorité relatives » des vieilles communautés de parenté. La seule façon dont celles-ci peuvent survivre est de servir de courroies de transmission aux exigences de l’Etat et de la classe dirigeante envers la masse du peuple. Et cela implique de prendre des décisions non seulement productives mais reproductives à l’écart des membres de ces communautés. Les femmes, en tant que reproductrices biologiques, sont les perdantes.192

Mais cette hypothèse n’explique pas davantage que celle d’Engels pourquoi les femmes n’auraient pu avoir une part égale du pouvoir et exercer une influence en même temps que les hommes de la nouvelle classe dominante et de l’Etat – ni pourquoi les femmes devraient, comme c’est généralement le cas, être réduites à un rôle subordonné dans la classe exploitée. Cela explique l’effondrement de l’ordre ancien, mais pas la hiérarchie sexuelle qui règne dans le nouveau.

Une thèse alternative, présentée de différentes façons par Gordon Childe et Ernestine Friedl, se penche sur la fonction productive des femmes et sur le rôle joué par la biologie à différents moments du développement historique.

Childe fait remarquer qu’aux débuts de la période néolithique les femmes jouaient un rôle majeur dans la production. Il y avait une division du travail, dans laquelle les hommes s’occupaient des troupeaux. Mais la clé de la révolution néolithique, affirme-t-il, était :

la découverte de plantes adaptées et de méthodes pour leur culture, la mise au point d’outillages divers pour labourer la terre, récolter et stocker les moissons, ainsi que leur conversion en aliments (...) Toutes ces inventions et découvertes furent, d’après les éléments de preuve ethnographiques, l’œuvre des femmes. On peut également mettre à l’actif de ce sexe la chimie de la poterie, les méthodes de filage, la mécanique du tissage et la botanique du lin et du coton.193

Et, « du fait de la contribution des femmes dans l’économie collective, la filiation est établie dans la lignée féminine et le système du « droit maternel » domine ».194

Tout ceci devait changer avec le remplacement de la houe et du plantoir par la charrue comme instrument agricole essentiel. La constitution des stocks était déjà une sphère masculine, et la charrue y ajouta le labourage, réduisant considérablement la place des femmes dans la production :

La charrue (...) a soulagé les femmes d’une corvée épuisante mais les a privées de leur monopole sur les récoltes céréalières et du statut social qu’il leur conférait. Chez les barbares, alors que normalement les femmes retournent la terre à la houe, ce sont les hommes qui labourent. Et même dans les plus anciens documents sumériens et égyptiens les laboureurs sont des hommes.195

Ernestine Friedl affirme que la position relative des hommes et des femmes dans les sociétés horticoles dépend de leur contribution à la production. Il y a, par exemple, des sociétés horticoles dans lesquelles les femmes produisent les cultures de base et les hommes celles qui peuvent être échangées, et d’autres dans lesquelles les rôles sont inversés.196 C’est dans la première catégorie que les hommes ont le statut le plus élevé. « Le cas de domination masculine est le résultat de la fréquence avec laquelle les hommes ont des droits plus importants que les femmes pour distribuer des biens en dehors du groupe domestique ».197

Elle signale que certaines activités tendent, dans la plupart des sociétés, a être exercées plutôt par les hommes que par les femmes. Dans certaines sociétés de chasseurs-cueilleurs les femmes chassent, mais « sont exclues de la chasse dans les derniers stades de la grossesse (...) (et) après la naissance par la charge du transport de l’enfant ».198 Dans les sociétés agricoles primitives, les métiers peuvent être exercés par un sexe ou l’autre, mais « le travail du métal est presque entièrement une activité masculine ».199 Et dans la plupart des sociétés – mais pas toutes – les hommes sont les seuls guerriers.

Une interaction entre les impératifs biologiques et les besoins sociaux sous-tend ces changements dans la division du travail. L’espèce humaine doit se reproduire pour que la société survive. Mais l’échelle de sa reproduction – combien chaque femme doit mettre au monde d’enfants – varie énormément. Dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs nomades, comme nous l’avons vu, il y a une priorité à l’espacement des naissances pour qu’aucune femme n’ait à s’occuper de plus d’un enfant à la fois. A l’inverse, dans les sociétés agricoles, chaque enfant est, potentiellement, un cultivateur de plus, et il y a le besoin de compenser une mortalité plus élevée, résultat d’une plus grande vulnérabilité aux maladies infectieuses, et des ravages de guerres incessantes.200 Ainsi, plus le taux de natalité est élevé, plus grandes sont les chances de succès de cette société. C’est de l’intérêt de la société dans son ensemble (y compris des femmes) que les femmes ne participent pas aux activités (comme la guerre, les longs voyages et les tâches agricoles lourdes) qui les exposeraient à des risques de mort, de stérilité ou d’avortement – ou qui exposent au danger les enfants dépendants du lait de leur mère.

Cela expliquerait pourquoi les femmes produisent la plus grande partie de la nourriture dans les sociétés qui utilisent la houe et le plantoir, mais pas dans celles qui emploient la charrue et élèvent des troupeaux. La première catégorie d’activités nécessite un travail dur et fatigant, mais ne risque pas de mettre en péril le taux de natalité comme dans la deuxième catégorie. Les femmes de cette dernière ont une plus grande valeur pour le village, le lignage ou le foyer domestique en ce qui concerne la reproduction que les hommes – et donc sont éloignées des activités qui pourraient les mettre en danger, elles ou leur potentiel reproductif.

Le résultat est que les femmes ont un rôle central dans la production, aussi bien que dans la reproduction, dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs et d’agriculture primitive. Mais elles sont exclues des productions qui dégagent le plus grand surplus avec l’arrivée de l’agriculture lourde, la révolution urbaine, et le passage d’une société « communautaire » ou « d’association de parenté » à la société divisée en classes.

Mais le mettre au compte de la charrue et de l’élevage n’est pas suffisant, puisque des classes sont apparues dans le Nouveau Monde un millénaire et demi avant que la conquête européenne n’introduise la charrue.201 Malgré tout, il y avait eu un tournant vers une espèce différente d’agriculture intensive avec la première mise en œuvre de réseaux d’irrigation. Et il y avait eu une augmentation des autres activités dont les femmes sont habituellement exclues par leur rôle reproductif – le commerce sur de longues distances et la guerre. Toutes ces activités accroissaient le surplus disponible d’une société particulière. Toutes tendaient à être accomplies par les hommes plutôt que par les femmes. Et toutes encourageaient la transformation des groupes tenus en haute estime en une classe dominante.

La plupart des hommes qui portaient la charge de ces nouvelles activités productives n’étaient pas intégrés à la classe dominante. Tous les laboureurs ne devenaient pas des princes et tous les combattants des seigneurs de la guerre, et ni les uns ni les autres ne constituaient le clergé qui formait souvent la première classe dirigeante, et qui ne participait jamais à aucun travail d’aucune sorte. Mais les nouvelles formes de production encourageaient la rupture avec les vieilles formes communautaires d’organisation basées sur le lignage, ce qui, selon Gailey et Leacock, est l’élément déterminant.

Aussi longtemps que la production de nourriture était assurée par les femmes, cela avait un sens pour tout le monde que la terre et les autres moyens de production soient sous le contrôle de lignages féminins. Cela garantissait la continuité de la culture à travers les générations. Une femme, ses sœurs et leurs époux pouvaient s’attendre à ce que leurs filles cultivent la terre du lignage et les prennent eux-mêmes en charge dans leurs vieux jours. Le fait que la terre ne passait pas au fils n’avait aucune importance pour le père ou pour la mère, puisqu’il ne serait pas responsable de la charge principale de la production de denrées alimentaires.

Dès que les producteurs principaux de nourriture devinrent les hommes, la situation changea. Un couple était désormais dépendant de la production de la génération suivante de mâles pour le temps où ils ne seraient plus capables physiquement de s’occuper d’eux-mêmes. La survie de tout foyer était bien plus subordonnée à la relation entre les mâles d’une génération à l’autre qu’entre les femmes. S’appuyer sur les fils des sœurs du père, qui travaillaient elles-mêmes sur des terres contrôlées par d’autres lignages (ceux de leurs femmes), était beaucoup moins sûr que de tenter de garder les fils du couple au sein du foyer parental. La patrilinéarité et la patrilocalité commencèrent à convenir, beaucoup mieux que la matrilinéarité et la matrilocalité, à la logique de la production.

Le remplacement de l’agriculture sur brûlis par la mise en valeur continue des mêmes terres encouragea ce développement. Il nécessitait des mesures pour améliorer les sols sur plus d’une génération, des mesures qui seraient prises essentiellement par les hommes et seraient donc encouragées par un accent nouveau mis sur les relations entre générations successives de cultivateurs mâles, attachés au même lopin de terre.

Finalement, l’apparition des classes et de l’Etat aux dépens des lignages encouragea la domination masculine dans les classes inférieures une fois que les hommes furent les principaux producteurs du surplus. C’est sur eux que les autorités émergentes plaçaient la responsabilité de livrer une partie de la récolte. Et c’est alors qu’ils imposèrent ces exigences sur le foyer domestique dans sa totalité, commençant à diriger son travail et contrôler sa consommation.

Les classes, l’Etat et l’oppression des femmes

Le fait de savoir si oui ou non les relations matrilinéaires-matrilocales étaient à l’origine universelles importe peu dans ce schéma. Car même si elles n’avaient existé que dans une minorité de cas, elles étaient remplacées presque partout, dès que l’agriculture se fut développée au delà d’un certain point, par des relations patrilinéaires. Et le développement des classes et de l’Etat, à son tour, commençait à transformer la patrilinéarité – la descendance par la ligne mâle, agrémentée d’un réseau complexe de relations parentales – en patriarcat, la domination du foyer par l’homme le plus âgé.

Mais le développement des classes et de l’Etat ne s’est pas fait du jour au lendemain. C’est un processus étalé sur des centaines, voire des milliers d’années. Ceux qui constituèrent les premières classes dirigeantes étaient ceux dont les ancêtres avaient acquis un statut élevé dans les sociétés sans classes antérieures en concentrant entre leurs mains les ressources, même si c’étaient des ressources à redistribuer au reste de la société. Et comme ces sociétés avaient déjà commencé leur transition vers la patrilinéarité, elles tendaient à être masculines.

Ce ne fut pas un moment unique de transition, mais un processus long, se développant de manière dialectique. Le passage à la patrilinéarité encourageait l’émergence des hommes comme les éléments essentiels du contrôle des ressources de la société. Cela, à son tour, encourageait l’émergence du patriarcat dans les unités domestiques. Et le patriarcat dans le foyer encourageait alors la domination des mâles dans la classe dirigeante et dans l’Etat. Ceux-ci commençaient à transformer l’ancien contrôle des lignages sur les arrangements matrimoniaux à leur propre avantage, de telle manière que les intermariages entre lignages qui avaient autrefois assuré la cohésion de sociétés entières par des liens de réciprocité furent transformés consciemment en un « échange de femmes » destiné à accroître le flux des ressources entre les mains de la lignée mâle dominante.

Les femmes, qui avaient eu un rôle central dans la production aussi bien que dans la reproduction, furent dès lors soumises aux hommes à tous les niveaux de la société. Dans les classes exploitées, elles continuaient à travailler. Mais même dans les cas fréquents où elles produisaient plus que les hommes de façon globale, elles ne produisaient ni ne contrôlaient les surplus qui déterminaient la relation du foyer avec le reste de la société, et restaient donc subordonnées aux hommes (ou, plus précisément, à l’homme qui régnait à la fois sur les femmes et les jeunes hommes dans le foyer patriarcal paysan ou artisan). Les seules exceptions étaient les cas dans lesquels l’absence de l’homme du foyer (comme dans les communautés de pêcheurs ou certains groupes d’artisans dans lesquels le mari était mort prématurément) ou la participation des femmes à certaines formes de commerce (comme dans certaines parties de l’Afrique de l’ouest) leur donnaient un contrôle sur le surplus. La femme, dans ces cas, devenait une espèce de patriarche femelle. Mais c’était nécessairement l’exception et non la règle. Et, bien sûr, dans les cas où la production était basée sur le travail collectif des esclaves, il n’y avait ni foyer ni domination masculine à la base de la société.

Dans les classes dominantes, les femmes connurent une forme différente d’oppression. Elles devinrent des pions dans les manœuvres entre différents dirigeants, utilisées pour accroître le statut de l’un aux dépens d’un autre. Et même si elles participaient à l’exploitation du reste de la société, elles étaient rarement les égales des hommes de la classe dirigeante, créant des évènements de leur propre chef. Dans des cas extrêmes, elles étaient confinées à un monde fermé, le purdah ou le harem, dans lequel la seule espèce de participation au monde qu’elles pouvaient espérer était de nature éloignée, par la manipulation de l’affection d’un mari ou d’un fils. Là encore, il y avait des exceptions occasionnelles, comme une reine ou une douairière qui prenait le pouvoir totalement entre ses mains. Mais, une fois de plus, l’exception ne devint jamais la règle.

Ainsi, Engels peut s’être trompé dans son explication de certains processus à l’œuvre dans l’apparition de la famille patriarcale, mais il avait raison d’insister sur sa nouveauté historique, et de la considérer comme « la grande défaite historique du sexe féminin » , non pas simplement une « révolution », mais « une des plus radicales qu’ait jamais connues l’humanité ». Il avait également raison d’ajouter qu’elle « n’eut pas besoin de toucher à un seul des membres vivants » de la société.

La transformation de la réalité du haut en bas de la société se refléta nécessairement dans la transformation de l’idéologie. On trouve parmi les vestiges des sociétés préhistoriques de la période du néolithique supérieur une abondance de statuettes féminines, suggérant le culte de déesses, alors que les sculptures phalliques sont inexistantes.202 Une fois que les sociétés de classe se développent, de plus en plus d’importance est accordée au rôle des dieux, les grandes religions qui ont dominé, depuis le 5ème siècle av. JC, la plus grande partie de l’Eurasie étant caractérisées par l’omnipotence d’un dieu mâle unique. Dirigeants et dirigés adoptèrent une idéologie de domination masculine, même si des figures féminines se voyaient parfois accorder un rôle secondaire.

Engels insistait aussi sur autre chose. Le développement plus avancé des moyens de production apporta des modifications subséquentes dans la forme de la famille et le caractère de l’oppression des femmes. Ceci, affirmait-il, était le résultat du remplacement de l’ancien mode de production servile par la féodalité, qui, selon lui, fut accompagnée par le remplacement du « foyer patriarcal » par la « famille monogamique ». « La nouvelle monogamie (...) revêtit la suprématie masculine de formes plus douces et laissa aux femmes une position beaucoup plus considérée et plus libre, du moins en apparence, que ne l’avait jamais connue l’antiquité classique ».203

Les détails du changement ne nous concernent pas ici. Ce qui est important dans l’investigation d’Engels, c’est qu’il y a eu des variations, même à l’intérieur de la société de classe, dans la nature de la famille et le caractère de l’oppression des femmes. Le processus dans son ensemble ne saurait être fondu dans la catégorie unique du « patriarcat », comme beaucoup de féministes modernes ont tenté de le faire. Il y a toujours eu d’énormes différences entre les familles de la classe exploiteuse et celles des classes exploitées : on ne peut simplement mettre le signe égale entre la famille du propriétaire d’esclaves romain et la famille de l’esclave romain, ni entre la famille du seigneur féodal et celle du paysan, serf ou vilain. Et il y a toujours des différences considérables dans la famille lorsqu’on passe d’une classe dirigeante à une autre. Une société dans laquelle les femmes de la classe dirigeante jouent un rôle public mais subordonné – comme dans l’Europe féodale vue par Chaucer ou Boccace – est différente à de nombreux égards de celle où elles vivent dans le purdah. Une société dans laquelle on trouve la dot apportée par l'époux est différente de celle dans laquelle c'est l'épouse qui l'apporte. Cela ne veut pas dire qu’on ignore l’oppression des femmes dans chaque cas, mais qu’on insiste sur les changements qu’elle subit – une condition essentielle pour reconnaître qu’elle n’est pas une expression particulière de la nature humaine, mais le produit de développements historiques concrets, qui peut être éliminé par d’autres développements.

L’un des passages les plus importants de L’origine de la famille s’emploie à souligner ces développements. Engels signale que même sous le capitalisme les femmes de la classe ouvrière intègrent la force de travail, et ainsi obtiennent des revenus personnels – à une échelle inconnue de toutes les précédentes sociétés de classe :

depuis que la grande industrie, arrachant la femme à la maison, l’a envoyée sur le marché du travail et dans la fabrique, et qu’elle en fait assez souvent le soutien de la famille, toute base a été enlevée, dans la maison du prolétaire, à l’ultime vestige de la suprématie masculine – sauf, peut-être encore, un reste de la brutalité envers les femmes qui est entrée dans les mœurs avec l’introduction de la monogamie. Ainsi, la famille du prolétaire n’est plus monogamique au sens strict du terme, même s’il y a, de part et d’autre, l’amour le plus passionné et la fidélité la plus absolue (...) la femme a effectivement reconquis le droit au divorce, et, si l’on ne peut pas se souffrir, on préfère se séparer.204

Mais si l’entrée de la femme dans la main d’œuvre salariée lui offre un potentiel de libération, l’organisation permanente de la reproduction au sein de la famille individuelle empêche la réalisation de ce potentiel :

la femme, si elle remplit ses devoirs au service privé de sa famille, reste exclue de la production sociale et ne peut rien gagner ; et que, par ailleurs, si elle veut participer à l’industrie publique et gagner pour son propre compte, elle est hors d’état d’accomplir ses devoirs familiaux.205

Ainsi, les femmes sont, dans la société existante, dans une situation contradictoire. Elles peuvent voir la possibilité d’une entière égalité et par conséquent remettre en cause la domination masculine avec une confiance sans précédent depuis la destruction de la production communautaire. Mais elles sont toujours empêchées de réaliser cette égalité, à moins qu’elles ne renoncent à avoir des enfants. Aucune législation ne peut surmonter cette contradiction douloureuse, bien que, et Engels insistait là dessus, toute législation était la bienvenue dans la mesure où elle mettrait en évidence le besoin d’un nouveau changement, révolutionnaire celui-là :

On verra alors que l’affranchissement de la femme a pour condition première la rentrée de tout le sexe féminin dans l’industrie publique et que cette condition exige à son tour la suppression de la famille conjugale en tant qu’unité économique de la société (...)
Les moyens de production passant à la propriété commune, la famille conjugale cesse d’être l’unité économique de la société. L’économie domestique privée se transforme en une industrie sociale. L’entretien et l’éducation des enfants deviennent une affaire publique.206

Cela transformera complètement les rapports entre les sexes. Une fois débarrassés de l’obsession de la reproduction et des droits de propriété, proclame Engels, les êtres seront libres de se relier entre eux dans des formes nouvelles, authentiquement libres. Nous ne pouvons que « conjecturer » sur ce à quoi ressembleront les nouvelles relations :

Cela se décidera quand aura grandi une génération nouvelle (...) Quand ces gens-là existeront, du diable s’ils se soucieront de ce qu’on pense aujourd’hui qu’ils devraient faire ; ils se forgeront à eux-mêmes leur propre pratique et créeront l’opinion publique adéquate selon laquelle ils jugeront le comportement de chacun – un point, c’est tout.207

Si d’autres sections de L’origine de la famille souffrent de l’utilisation d’un matériel périmé, et, à l’occasion, d’une argumentation circulaire, ces passages brillent par leur modernité. Engels était, en fait, très en avance sur son temps lorsqu’il les a écrits. Comme l’ont écrit Lindsey German et d’autres, après avoir virtuellement aboli la famille ouvrière dans les premiers stades de la révolution industrielle, le capitalisme a cherché à imposer une forme de la famille bourgeoise dans la seconde moitié du 19ème siècle comme le seul moyen d’assurer la socialisation de la prochaine génération de travailleurs.208 D’où les tentatives d’utiliser la loi et les sermons religieux pour limiter l’entrée des femmes dans la force de travail. Depuis la 2ème Guerre mondiale, cependant, la tendance effrénée à l’accumulation du capital a partout brisé ces restrictions, de telle sorte que même dans des pays dominés par la morale catholique ou les codes musulmans, la proportion des femmes dans la force de travail n’a cessé de croître, au point que dans certains endroits les femmes sont aujourd’hui la majorité de la classe ouvrière employée.

Pourtant, la reproduction demeure privée, même si l’Etat est obligé de jouer un rôle bien plus important qu’à l’époque d’Engels dans la mise en place de services sociaux et d’éducation. La plupart des femmes sont salariées et ont des attentes d’indépendance comme jamais auparavant, mais se trouvent contraintes de battre en retraite dans le cadre exigu de la famille nucléaire pour porter la charge du soin des enfants. C’est de cette situation qu’est issue une résistance, aussi bien chez les hommes que chez les femmes, à beaucoup de choses qu’on considérait comme normales dans le passé – un salaire inégal, le traitement du corps des femmes comme une marchandise, la violence domestique, les mariages décevants ou désespérants. C’est une résistance qui porte haut partout la vision d’une vie meilleure pour tous, mais dans une société qui empêche cette vision de devenir une réalité.

Conclusion

Peu d’écrits scientifiques centenaires continuent à inspirer une recherche contemporaine. Cela n’est pas surprenant, étant donné l’explosion d’axes de recherche, de connaissances et de théories qui ont accompagné l’accumulation frénétique du capital. Le rôle joué par le travail dans la transformation du singe en homme et L’origine de la famille, de la propriété et de l’Etat étaient des tentatives à la fois de développer et de populariser les investigations scientifiques de leur temps. C’est à mettre à l’immense crédit d’Engels et de la méthode que Marx et lui ont développée au milieu des années 1840 que nous puissions y puiser les éléments qui sont absents de tant d’écrits contemporains consacrés à l’évolution de notre espèce et de la société. Ils contiennent beaucoup de choses qui doivent être rejetées ou réévaluées sur la base des progrès accomplis par la science depuis la mort d’Engels. Mais ce qui demeure est d’une valeur inestimable. Cela forme un point de départ sans égal pour quelqu’un qui veut s’orienter dans la masse du matériel empirique produit quasi quotidiennement par les archéologues et les anthropologues. C’est ainsi qu’il nous aide aujourd’hui à réfuter l’absurdité des théories « sociobiologiques » ou du type « singe nu » lorsqu’elles proclament que le capitalisme est inévitable parce qu’il repose sur les fondations d’une « nature humaine » permanente.

Notes

1 L’histoire de la philosophie bourgeoise moderne est en grande partie l’histoire de la polémique entre les deux visions, même si elle se recoupe avec d’autres arguments sur la façon dont nous avons accès à la connaissance, entre l’empirisme et le rationalisme.

2 Il ne l’a jamais terminé, mais il fut plus tard publié dans sa forme incomplète peu de temps après sa mort dans une revue socialiste allemande, Die Neue Zeit.

3 Utilisant de nombreuses notes de Marx sur le livre de Morgan, publiées sous le titre Cahiers ethnologiques.

4 Gregor Mendel a, en fait, publié ses découvertes dans une obscure revue publiée à Bruen (Brno) en 1865, mais elles ne furent pas redécouvertes par d’autres biologistes avant le tournant du siècle.

5 B Trigger, «Comment » en réponse à Tobias, « Piltdown, the Case Against Keith », in Current Anthropology, Vol 33, N°3, juin 1992, p. 275.

6 Pour un récit de toutes ces confusions, voir A Kuper, The Chosen Primate (Londres, 1994), pp. 33-47.

7 Sur le petit nombre de tentatives d’expliquer l’évolution humaine depuis les années 1960, voir l’introduction à R Foley (ed), Hominid Evolution and Community Ecology (Londres, 1984), p. 3.

8 C Stringer, « Human evolution and biological adaptation in the Pleistocene », in ibid, p. 53.

9 N Roberts, « Pleistocene environment in time and space », in ibid, p. 33.

10 Un changement aussi rapide dans l’état de la connaissance signifie que des travaux par ailleurs très utiles peuvent être périmés sur de nombreux points. Cela s’applique, par exemple, à l’analyse marxiste par Charles Woolson d’une grande partie du matériel sur l’évolution humaine, The Labour Theory of Culture, même s’il n’a été publié qu’en 1982 et bien que ses arguments de base soient très proches de ceux que je présente ici. Alors que j’écrivais cet article, des reportages sont parus dans la presse, suggérant que le fameux fossile de « l’homme de Java » était un million d’années plus vieux qu’on ne le croyait auparavant (New Scientist, 7 mai 1994) et que le spécimen le plus ancien d’australopithèque avait été découvert en Ethiopie.

11 Et l’un de leurs partisans prétendument « radicaux », Chris Knight. Son livre Blood Relations (Yale, 1991) est une énorme « histoire comme ça » – avec une grande quantité de matériel factuel déformé dans une tentative de justifier ses prétentions. Voir ma critique, « Blood simple », International Socialism 54, p. 169.

12 Engels lui-même le fait parfois dans L’origine de la famille, mais voir plus bas.

13 Une espèce séparée, Pan paniscus, du chimpanzé commun (Pan troglodytes).

14 Bien que quelques zoologistes soient encore en désaccord en ce qui concerne l’orang-outang. Voir, par exemple, The Red Ape (Londres, 1987), recensé par R Ardrey in New Scientist, 14 mai 1987.

15 S I Washburn et R More, « Only Once », in P B Hammond, Physical Anthropology and Archaeology (New York, 1976), p. 18.

16 R Ardrey, African Genesis (London, 1969), pp9-10. Livre traduit en français sous le titre Les enfants de Caïn (Stock, 1977).

17 C J Lumsden and E O Wilson, Genes, Mind and Culture (Cambridge, Mass, 1981), p. 258.

18 R Ardrey, op. cit., p. 170.

19 C J Lumsden and E O Wilson, op. cit., p. 354.

20 Ces études n’ont pas été faciles à entreprendre d’une façon contrôlée scientifiquement. Elles ont nécessité le pistage de bandes dispersées comptant souvent quarante individus ou plus, à travers des forêts parfois denses et au niveau de cimes d’arbres auxquelles les humains n’ont pas facilement accès, tout en reconnaissant que la présence humaine elle-même peut influencer le comportement des singes (lorsque les chimpanzés, par exemple, se disputent un aliment lorsqu’il leur est présenté une fois par jour par une source humaine unique, d’une façon qui ne leur est pas nécessairement habituelle lorsqu’ils se nourrissent de plantes dispersées). De telle sorte que les éléments de preuve contenus dans les études sont ouverts à des interprétations différentes. De toutes façons, ils pointent dans une direction très différente de celle du vieux « modèle des babouins ». Pour une discussion prenant en compte les études en milieu sauvage, voir I S Bernstein et F O Smith (eds), Primate Ecology and Human Origins (New York, 1979) ; W C Mc Grew, « Chimpanzee Material Culture », in R A Foley, The Origins of Human Behaviour (Londres, 1991), pp. 16-20. Pour des récits d'enquêtes sur le terrain, voir J Goodall, The Chimpanzees of Gombe (Cambridge, Mass, 1986) ; M P Giglieri, The Chimpanzees of Kibale Forest (New York, 1984) ; A F Dixson, The Natural History of the Gorilla (Londres, 1981); B M F Galiliki et G Teleki, Current Anthropology, Juin 1981.

21 Ainsi l’agressivité entre mâles lors de disputes ayant trait à l’accouplement est plus fréquent en captivité qu’à l’état sauvage « à cause de la plus grande capacité du mâle de contrôler la femelle dans la cage », selon R H Nadler, « Aggression in Common Chimps, Gorillas and Orang-utangs » ; les bonobos femelles exercent un choix sur les mâles avec lesquelles elles s’accouplent dans la nature d’une manière qui leur est impossible lorsqu’elles sont en captivité, selon J F Dahl, « Sexual Aggression in Captive Pygmy Chimps ». Des résumés de ces deux articles ont été publiés dans International Journal of Primatology, 1987, p. 451.

22 Pour un résumé du matériel sur cette question, voir N M Tanner, On Becoming Human (Cambridge, 1981), pp. 87-89.

23 R Leakey and R Lewin, Origins (London, 1977), p. 64.

24 N M Tanner, On Becoming Human, op. cit., pp. 95-96. Voir aussi Dixson, op. cit., p. 148.

25 A F Dixson, op. cit., p. 128. D’une façon étonnante, Ardrey admet que le gorille n’est pas agressif ou mû par un « impératif territorial » – pour conclure qu’il a perdu ses « instincts vitaux », que les « compulsions universelles des primates » ont disparu parce que l’espèce est « condamnée » ! R Ardrey, comme ci-dessus, pp. 126-127.

26 C’est logique. Les aliments végétariens sont relativement compacts et se trouvent sur des arbres ou des buissons dispersés. Il n’y a aucun avantage pour l’individu ou la bande à manger tous au même endroit. Au contraire, la viande ne peut être obtenue que si plusieurs chimpanzés coopèrent pour tuer un animal unique – et cela ne peut se produire que si la proie est partagée entre eux.

27 Voir les dessins de Lokelema, une femelle de 25-35 ans, et de Bosondro, un mâle de 5,5 à 7,5 ans, dans N M Tanner, On Becoming Human, op. cit., pp. 124-125.

28 A L Zihlman, « Common Ancestors and Uncommon Apes », in J R Durrant, Human Origins (Oxford, 1989), p. 98.

29 Ibid, p. 98. Voir aussi J Kingdon, Self Made Man (London, 1993), p. 25. Cronin suggère que le matériel moléculaire indique que le pan paniscus est le « vestige » dont descendent les gorilles, le chimpanzé commun et les humains, cité dans N M Tanner, On Becoming Human, op. cit., p. 58.

30 Les australopithèques sont habituellement divisés en trois ou quatre espèces. L’une d’elles, l’Australopithecus afarensis (dont il existe un squelette complet, surnommé « Lucy »), est considéré comme un ancêtre direct des êtres humains modernes ; les autres sont d’ordinaire considérés comme des impasses de l’évolution, en tant que créatures qui se sont adaptées à certaines niches écologiques mais qui n’ont pu faire la transition vers d’autres niches lorsque le terrain a changé.

31 Dart, qui a découvert les premiers squelettes d’australopithèques, a considéré les os d’animaux trouvés avec eux comme une preuve que les australopithèques étaient chasseurs. Mais ceci a été remis en question depuis, et on pense que les os ont été rassemblés par des hyènes.

32 Il n’y a pas de version universellement acceptée du moment où la lignée des singes se termine et où commence celle des humains, ni comment la lignée humaine doit être divisée en différentes espèces. Cela dit, les études actuelles rangent l’australopithèque parmi les singes et acceptent le crâne 1470, vieux de 2 millions d’années, comme appartenant à la plus ancienne espèce humaine connue, homo habilis. Voir, par exemple, R Leakey and R Lewin, Origins Reconsidered (London, 1993), p. 117.

33 P V Tobias, « The brain of homo habilis », Journal of Human Evolution, 1987, p. 741 ; R Leakey, « Recent fossil finds in Africa », in J R Durant, ed, Human Origins (Oxford, 1989) ; N M Tanner, On Becoming Human, op. cit., p. 254.

34 On prétend que les squelettes trouvés à Omo en Ethiopia et à Klasies River et Border Cave en Afrique du Sud appartiennent à des êtres humains modernes qui vivaient il y a 130 000 ans et 80 000 à 100 000 ans. Mais ceci est contesté par des gens comme Milford Wolpoff et Alan Thorne, voir par exemple leur article, « The case against Eve  », New Scientist, 22 June 1991, et le bref sommaire de commentaire critiques de la conférence de Cambridge de 1987 sur les origines humaines dans S McBrearty, « The origins of modern humans », Man 25, 1989, p. 131. On prétend aussi que les restes d’humains anatomiquement modernes découverts à Qafzeh en Palestine sont vieux de 80 000 à 100 000 ans, voir, par exemple, McBrearty, p. 131, qui note, « ceci corrobore une origine soit africaine soit du sud-ouest asiatique pour les humains modernes ».

35 Il y a une grande controverse sur l’âge de divers restes humains dans les Amériques. Pour un sommaire, des arguments, voir Gordon R Willey, « The Earliest Americans », in P B Hammond (ed), Physical Anthropology and Archaeology, op. cit..

36 Un point réglé par Graves, « New Models and Metaphors for the Neanderthal Debate », Current Anthropology, Vol 32, No 5, décembre 1991, p. 513. Pour un compte rendu de la discussion qui date d’il y a plus d’un demi-siècle, voir V G Childe, What happened In History (Harmondsworth, 1954), p. 30.

37 Cette vision alternative est parfois appelée l' « hypothèse multirégionale » et sa théoricienne la plus connue est Milford Wohlpoff.

38 Des gens comme Richard Leakey émettent des doutes sur la thèse de l'« origine africaine » aussi bien que sur l' « hypothèse multirégionale ». Voir, par exemple, Leakey, « Recent fossil finds in Africa », in J R Durant, op. cit., p. 55 : « Je pense que le monde d’il y a 100 000 ans était peuplé par des groupes régionaux distincts de la même espèce ; je n’aime pas l’idée que notre espèce a une seule origine géographique. (...) Les éléments de preuve fossiles en provenance de régions du monde lointaines les unes des autres me semblent indiquer que l’homo sapiens dans sa forme moderne est issu d’une population de forme plus archaïque partout où il était établi ». Son ton est plus mesuré dans son livre de 1993, Origins Reconsidered, mais ce livre a été écrit en collaboration avec Roger Lewin, qui est favorable à l’opinion des origines uniques. La double signature explique probablement pourquoi le livre donne un excellent tour d’horizon du débat, voir R Leakey and R Lewin, Origins Reconsidered, 1993, pp. 211-235. Pour d’autres versions de la controverse, voir : Roger Lewin, « DNA evidence strengthens Eve hypothesis », New Scientist, 19 octobre 1991 ; J Poulton, « All about Eve », New Scientist, 14 mai 1987 ; C Stringer, « The Asian Connection », New Scientist, 17 novembre 1990 ; « Scientists Fight It Out and It's All about Eve », Observer, 16 février 1992 ; M Wohlpoff and A Thome, « The Case Against Eve », New Scientist, 22 juillet 1991 ; S McBrearty, « The Origin of Modern Humans », Man 25, pp. 129-143 ; R Leakey, « Recent Fossil Finds in Africa », et C Stringers, « Homo Sapiens : Single or Multiple Origin », dans J R Davent (ed), Human Origins (Oxford, 1989) ; P Mellors and C Stringer (eds), The Human Revolution (Edinburgh, 1989) ; P Graves, « New Models and Metaphors for the Neanderthal Debate », Current Anthropology, Vol 32, No 5, décembre 1991 ; R A Foley, The Origin of Human Behaviour (London, 1991), p. 83.

39 L'« hypothèse multirégionale » est parfois considérée comme fournissant en quelque sorte des justifications au racisme, dans la mesure où elle prétend que des gens de différentes parties du monde ont commencé à développer certains traits différenciés il y a des centaines plutôt que des dizaines de milliers d’années. Mais ceci constitue une erreur logique élémentaire. Dans la mesure où elle suppose un rythme d’évolution, et donc une évolution de différences humaines plus lents que dans la vision des origines uniques, elle ne peut être utilisée pour prouver que la différenciation finale était plus importante.
Tout aussi erronée est l’opinion selon laquelle l’origine des humains modernes en Afrique réfute le racisme blanc ou même qu’elle prouve que les Africains sont une « race » supérieure aux « blancs ». Un raciste peut accepter facilement une origine africaine des humains modernes, pour dire que cela montre que les Africains sont plus « primitifs » car ils ont « moins évolué » que les « blancs », se basant sur l’argument qui consiste à dire que si l’homme moderne a pu évoluer très rapidement en une espèce distincte et supérieure aux Néandertaliens il y a environ 100 000 ans, pourquoi les blancs n’auraient-ils pu se développer en une espèce séparée et supérieure aux noirs ils y a 20 000 ans ? C’était, en fait, l’argument au cours des nombreuses décennies durant lesquels les hommes de Néandertal étaient considérés comme des « hommes-singes primitifs ».
Les arguments racistes sont faux, non pas à cause d’une hypothèse ou d’une autre sur les origines humaines, mais parce qu’il n’y a rien pour les étayer dans ce que nous savons des caractéristiques génétiques et biologiques des êtres humains existants. L’espèce humaine ne peut être divisée en sous-groupes distincts, dont chacun est constitué d’individus qui se distinguent de ceux des autres sous-groupes par un assortiment complet de gènes et de caractéristiques physiques. Tout au plus peut-elle être divisée en groupes selon les variations dans des caractéristiques individuelles particulières comme le taux de mélanine dans la peau, la tendance de la chevelure à friser, la couleur des yeux, le groupe sanguin, la taille, la longueur du nez, etc. Mais ces groupes de caractéristiques particulières ne sont pas cohérents entre eux. Le groupe des gens ayant peu de mélanine (« blancs ») comporte beaucoup d’individus aux yeux bruns. Le groupe des gens pourvus d’un grand nez comporte des individus porteurs de toutes sortes de niveaux de mélanine. Le caractère entrecroisé de ce groupements s’applique même lorsque des caractéristiques particulières sont concentrées dans certaines parties du monde : ainsi, la distribution géographique des groupes sanguins ne coïncide pas du tout avec celle de la mélanine (ou « couleur » de la peau) ni avec la distribution du gène drépanocytaire (que l’on trouve chez les Grecs, les Turcs, les Italiens, les Arabes et les Africains). La notion de race issue du bon sens – un produit du commerce des esclaves et de la conquête impérialiste – ne peut être utilisée comme une catégorie scientifique pertinente. Pour plus de détails sur ces questions, voir F B Livingstone, « On the non-existence of human races », in Current Anthropology, 3 (1962), p. 279 ; voir aussi le commentaire sur l’argument de Livingstone par T Dobzhansky, au même endroit.
Ce serait une erreur fondamentale de faire dépendre l’argumentation contre le racisme de théories concernant le passé qui peuvent être mises en doute par une nouvelle découverte d’ossements archaïques ou de nouvelles techniques pour déchiffrer le passé génétique de l’humanité.

40 R Ardrey, African Genesis (Londres, 1967), p. 20.

41 R A Dart, « The Predatory Transition from Ape to Man », International Anthropological and Linguistic Review, Vol 1, No 4, 1953.

42 C’est la présentation de cette thèse par deux de ses opposants, M Wolpoff and A Thome (« The Case Against Eve », New Scientist, 22 juin 1991) mais elle a le même aspect quand elle est exprimée par ses partisans.

43 Je simplifie ici l’argumentation pour la rendre aussi facile à suivre que possible. En fait, la plupart des caractéristiques sont le produit de nombreuses paires de gènes différentes, mais cela n’affecte pas la validité de mon propos. Pour plus de détails, voir S Jones, The Language of Genes (Londres, 1993), Ch 2.

44 Les généticiens distinguent entre la transformation continue d’une espèce tout entière en une espèce nouvelle qui succède à l’ancienne à travers la sélection des gènes (« anagénèse ») et la séparation d’une sous-population qui se développe comme espèce nouvelle à côté de l’ancienne (« cladogénèse »). Voir l’introduction à R Foley (ed), Hominid Evolution and Community Ecology, p. 15. Alexeev appelle ceux qui voient la totalité de l’espèce humaine se développer en une nouvelle espèce les « globalistes » et ceux qui voient un petit groupe se séparer pour former un nouveau groupe les « séparatistes ». O Alexeev, The Origin of the Human Race (Moscou, nd), p. 101.

45 Ceci les porte à mettre en évidence le fait que les hypothèses de l’ « Eve africaine » et du « multirégionalisme » ne s’excluent pas nécessairement l’une l’autre. « Si les gènes contrôlant la forme du crâne sont dans l’ADN nucléaire, ce qui semble probable, ils peuvent changer localement de fréquence du fait de la dérive ou de pressions sélectives environnementales locales. De telle sorte que nous ne voyons pas d’incompatibilité entre l’origine africaine de tout le tissu mitochondrial humain et la continuité locale d’une structure osseuse distincte. L’existence des deux renforce certainement la vision de la race humaine comme une seule population interféconde », T Rowell and M C King, lettre in New Scientist, 14 septembre 1991.

46 C Stringer, « Homo sapiens, single or multiple origin », in J R Durant, op. cit., p. 77.

47 S McBrearty, op. cit., p. 134.

48 Voir, par exemple, P Graves, op. cit., p. 521, et E Zubrow, cité in R Leakey and R Lewin, Origins Reconsidered, p. 234-5.

49 N M Tanner, op. cit., p. 155.

50 Pour un résumé des vues d’Isaacs, et les critiques émises contre elles par Binford et d’autres, voir R J Blumenschine, « Breakfast at Olorgesalie », Journal of Human Evolution, Vol 21, N° 4, octobre 1991, et J M Sept, « Was there no place like home? », Current Anthropology, Vol 33, N° 2, avril 1992.

51 J A Gowlett, « The Mental Abilities of Early Man », in R Foley (ed), op. cit..

52 Cité in N M Tanner, op. cit., p. 206 Voir aussi P V Tobias, « The brain of homo habilis », Journal of Human Evolution, 1987, p. 741.

53 C Woolfson, The Labour Theory of Culture, op. cit., p. 3.

54 J M Sept, « Was there no place like home? », op. cit., and Binford, cité in R J Blumenshine, « Breakfast at Olorgesailie », p. 307.

55 Argument cité par P Graves, op. cit., p. 519.

56 Opinion de Robert Cargett, évoquée in R Leakey and R Lewin, Origins Reconsidered, p. 270; voir aussi M C Stimer, T D White et N Toth, « The Cultural Significance of Grotta Guaterii Reconsidered », Current Anthropology, Vol 32, No 2, avril 1991.

57 Chose assez étrange, cet argument est exprimé très fortement par Chris Knight, qui se prétend marxiste, op. cit..

58 Les arguments de Lieberman se trouvent dans son livre Uniquely Human (Cambridge Mass, 1991).

59 Voir Gould and Eldridge, Paleobiology 3, 1977; pour une critique de leurs idées, voir Cronin et al., Nature 292; pour un résumé du débat, voir C Stringer, « Human Evolution and Biological Adaptation in the Pleistocene », in R A Foley (ed), Hominid Ecology, p. 57.

60 A Kuper, op. cit., p. 53.

61 Ibid, p. 79.

62 L’importance des lianes ou de cordes est signalée par Jonathan Kingdon, dont la connaissance de l’écologie des mammifères africains est susceptible de jeter une lumière abondante sur les conditions dans lesquelles se trouvaient les premiers humains, voir son livre Self Made Man, op. cit., p. 51.

63 W C McGrew, « Chimpanzee Material Culture », in R A Foley (ed), The Origins of Human Behaviour (Londres, 1991, p. 19-20.

64 S T Parker and K R Gibson, « The Importance of Theory for Reconstructing the Evolution of Language and Intelligence », in A B Chiarelli et R S Corrucinia (eds), Advanced Primate Biology (Berlin, 1982), p. 49.

65 T Wynn, « Archaeological Evidence for modern Intelligence », in R A Foley (ed), The Origins, op. cit., pp. 56-63.

66 A Kuper, op. cit., p. 89.

67 P Graves, op. cit., pp. 519-521; R A Foley, The Origins, op. cit., p. 83.

68 N David, « On upper palaeolithic society, ecology and technological change: the Noaillan case », in Colin Renfrew (ed), Explaining Cultural Change (Londres, 1973),p. 276.

69 B Arensburg et B Vandermeersch affirment que l’os hyoïde d’un Néandertalien de 60 000 ans trouvé dans la caverne Kebara sur le Mont Carmel en Israël indique que « la base morphologique des possibilités du langage humain semble s’être totalement développée », cité in R Leakey and R Lewin, Origins Reconsidered, op. cit., p. 272. Lieberman remet en cause l’importance de cette découverte. Pour sa propre version de la controverse, voir Uniquely Human, op. cit., p. 67.

70 Lieberman, ibid, p. 65.

71 C Stringer, « Human Evolution and Biological Adaptation in the Pleistocene », in R A Foley (ed), op. cit., p. 64.

72 Même Lieberman, qui affirme que l’usage complet du langage a été un développement tardif, souligne le rôle du travail : « le mécanisme cérébral qui contrôle la parole dérive probablement d’un autre qui facilitait les tâches précises effectuées d’une seule main ».

73 Ce point est très important car l’un de ceux qui a le mieux réfuté la sociobiologie, Stephen Jay Gould, fait montre dans ses travaux les plus récents d’une tendance vers un glissement « post-moderniste ». Dans La Foire aux dinosaures il semble se diriger vers l’acceptation de la théorie selon laquelle le langage est apparu soudainement il y a 35 000 ans, et dans La vie est belle (Paris, 1991) il déploie toute une philosophie de l’histoire qui souligne sa propension aux accidents et à l’arbitraire plutôt qu’à son intelligibilité, comme lorsqu’il écrit : « Une explication historique ne repose pas sur des déductions directes des lois de la nature, mais sur une séquence imprévisible d’états antécédents, où tout changement majeur dans n’importe quelle étape de la séquence aurait altéré le résultat final. Le résultat final est donc dépendant, ou contingent, de tout ce qui s’est passé auparavant – la signature ineffaçable et déterminante de l’histoire » (p. 283 de l'édition anglaise, Wonderful life, Londres, 1989). En fait, tout n’est pas « contingent ». Dans certaines conditions, à la fois dans le monde biologique et dans l’histoire, certaines choses sont susceptibles de se produire – confrontées à des extinctions massives des espèces, certaines créatures porteuses d’un certain message génétique sont plus à même de survivre que d’autres, confrontées à un certain changement dans l’environnement, certaines formes de travail et d’organisation sociale humains peuvent se trouver plus adaptées que d’autres, face à certains changements dans la société les classes porteuses d’un certain intérêt sont susceptibles de réagir d’une certaine façon. C’est pourquoi nous ne pouvons pas nous limiter à écrire l’histoire, mais l’utiliser, dans certaines limites, pour éclairer le présent. Je ne peux m’empêcher de penser que Gould lui-même aurait accepté ceci dans les années 60, années de radicalité, et sa démarche actuelle est en grande partie le reflet des modes intellectuelles changeantes plus que de sa conviction personnelle. Il faut aussi ajouter que l’excellente simplicité du langage avec lequel il exprime ses idées scientifiques peut dissimuler le fait que parfois les idées qu'il exprime sont reçues avec beaucoup de résistance par d’autres chercheurs (comme son interprétation particulières des découvertes de Burgess Shale dans Wonderful Life).

74 N M Tanner, op. cit., p. 56.

75 R J Rayner et al, Journal of Human Evolution, Vol 24, p. 219, cité in S Bunney, « Early Humans were Forest Dwellers », New Scientist, 10 avril 1993.

76 Voir, par exemple, la contribution de W S Laughlin, « Hunting, its Evolutionary Importance », in P B Hammond, op. cit., p. 42.

77 Par exemple, L Binford, Bones, Ancient Man and Modern Myths (New York, 1981).

78 Voir, par exemple, B J King, commentaire sur J M Sept, « Was there no place like home? », Current Anthropology, Vol 33, No 2, avril 1992, p. 197.

79 N M Tanner, op. cit., p. 139.

80 Ibid, p. 149.

81 B Trigger, commentaire sur Tobias, « Piltdown, the Case Against Keith », in Current Anthropology, Vol 33, No 3, juin 1992.

82 E Leacock, « Women in Egalitarian society », in Myths of Male Dominance (New York, 1981), p. 31.

83 Voir B Trigger, Gordon Childe.

84 E Gellner, Plough, Sword and Book (London, 1991), p. 16.

85 C Ward Gailey, From Kinship to Kingship (Austin), p. 16.

86 Ceci était vrai de certaines interprétations staliniennes, mais aussi de personnes issues de la gauche authentique. Ainsi le livre d’ Evelyn Reed Féminisme et anthropologie, même s’il est souvent très bon dans sa critique de la vieille orthodoxie anti-évolutionniste, dérape en donnant une mauvaise interprétation du matériel anthropologique pour le faire coïncider avec des choses que dit parfois Engels dans Les origines. C’est le cas, par exemple, de ses assertions sur l’âpre « compétition » entre les mâles humains primitifs, sur le rôle qu’aurait tenu le cannibalisme dans les sociétés « primitives » et sur la prétendue connexion entre l’héritage par la ligne masculine et la reconnaissance de paternité. Pour une critique exhaustive du travail de Reed, voir la recension par Eleanor Leacock in Myths of Male Dominance (New York, 1981), pp. 183-194.

87 F Engels, L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat, Editions sociales, 1974, pp. 17-18.

88 Bien que dans le cas de Morgan cette investigation matérialiste était mêlée d’une vision idéaliste, prétendant que « les institutions sociales et civiles, du fait de leur rapport avec les besoins permanents de l'homme, se sont développées à partir de quelques germes de pensée originels », L H Morgan, La société archaïque . Morgan n’était pas, il faut le dire, un révolutionnaire. Il considérait la démocratie bourgeoise comme la forme supérieure de société vers laquelle toutes les autres essayaient de se diriger.

89 Morgan, Ancient society, p. 24.

90 Ibid, p. 18.

91 Engels, L’origine de la famille, op. cit. , p. 36.

92 En fait, les archéologues modernes tirent un peu sur la définition pour y inclure certaines sociétés dans lesquelles les villes ne jouent pas un rôle majeur, comme les débuts de l’Egypte ancienne et la culture des Mayas d’Amérique Centrale, parce qu’elles contenaient la plupart des autres traits habituellement associés avec les sociétés urbaines – des groupes séparés d’artisans et d’administrateurs, l’usage répandu des métaux, l’écriture, etc. De la même façon ils intègrent des sociétés comme celles des Incas ou de l’Afrique de l’Ouest pré-islamique, dans lesquelles il y avait des cités et des Etats mais pas d’alphabet.

93 Bien que l’un des gourous du thatchérisme, Hayek, soit en désaccord, proclamant que des millénaires de communisme primitif ont produit ce qu’il considère comme de très dangereux « instincts innés », portant la masse du peuple à désirer « une juste distribution, dans laquelle le pouvoir organisé est utilisé pour allouer à chacun ce qu’il mérite », à « poursuivre des objets communs perçus comme désirables » et de « faire du bien aux personnes connues ».

94 Engels, L’origine de la famille, op. cit., pp 104-105.

95 E Friedl, Women and Men, the Anthropologist's View (New York, 1975).

96 E Leacock, « Women's Status in Egalitarian Societies », Myths of Male Dominance, op. cit., pp. 139-140.

97 R Lee, The !Kung San (Cambridge, 1979), p. 118.

98 Le « ! » au début de !Kung indique un son « cliqueté » inconnu des langues indo-européennes.

99 R Lee, op. cit., p. 244.

100 Guago, cité in Richard Lee, op. cit., p. 244.

101 Le Père P Lejeune (1650), cité in M Sahlins, Stone Age Economics (London, 1974), p. 14.

102 Colin Turnbull, The Forest People (New York, 1962), pp. 107, 110 and 124-5.

103 R Lee, op. cit., pp. 343-345.

104 E Friedl, Women and Men, op. cit., p. 15.

105 R Lee, op. cit., p. 336-338.

106 Toutes les phrases citées sont de R Ardrey, op. cit., pp. 300, 30 and 399.

107 W Lloyd Warner, A Black Civilisation (New York, 1964), cité in Sahlin, Stone Age Economics, op. cit., p. 12.

108 E Friedl, Women and Men, op. cit., p. 14.

109 Voir R Lee, op. cit., p. 55, voir aussi C Turnbull, The Forest People, op. cit., p. 127; M Sahlins, Stone Age Economics, op. cit., p. 123.

110 Comme M Sahlins l’a noté, « Les collecteurs de nourriture survivants sont des personnes déplacées (...) occupant des zones marginales (...) atypiques du mode de production (...) exclues des meilleures terres, d’abord par des économies agricoles, puis par l’industrie ». Il existe la « possibilité que l’ethnographie des chasseurs-cueilleurs soit en grande partie la somme de cultures incomplètes. Des cycles fragiles de rituels et d’échanges auraient pu disparaître sans laisser de traces, perdus dans les premiers stades du colonialisme, lorsque les relations inter-groupes qu’ils médiaient furent attaquées et dissoutes », Stone Age Economics, op. cit., p. 8 and p. 38. Pour des preuves que certains principes différents d’organisation sociale auraient pu s’appliquer chez les !Kung il y a un siècle, voir R Lee, op. cit., p. 340. Pour des spéculations sur la manière dont les sociétés de chasseurs-cueilleurs paléolithiques auraient pu être différentes de celles qui ont survécu, voir R Foley, « Hominids, humans and hunter-gatherers », in T Ingold, D Riches and J Woodburn, Hunters and Gatherers, Vol I (Londres, 1988, p. 207-221.

111 R Lee, « Reflections on primitive communism », in T Ingold, D Riches and J Woodburn, Hunters and Gatherers, Vol I (New York, 1991), p. 262.

112 Ibid, p. 268.

113 F Engels, L’origine de la famille, op. cit., p. 33.

114 Ibid, p. 35-36.

115 Ibid, p. 62-63.

116 Voir J V S Megaw (ed), Hunter Gatherers and the First Farmer Beyond Europe, et les essais de M Dolukhanov, G W W Baker, C M Nelson, D R Harris et M Tosi in C Renfrew (ed), Explaining Cultural Change, op. cit..

117 C’est là l’un des arguments clé du livre de Marshall Sahlins Âge de pierre, âge d'abondance.

118 C Ward Gailey, Kinship to Kingship (Austin 1987), pp. 67.

119 R Lee, « Reflections on primitive communism », comme ci-dessus, p. 262.

120 C Levi Strauss, cité in M Sahlins, Stone Age Economics, op. cit., p. 132.

121 H I Hogbin, cité in M Sahlins, ibid, p. 135.

122 J F Lafitau, cité in R Lee, « Reflections on primitive communism », op. cit., p. 252.

123 E Evans-Pritchard, cité in R Lee, « Reflections on primitive communism », op. cit., p. 252.

124 A Richards, cité in M Sahlins, Stone Age Economics, op. cit., p. 125.

125 R Firth, cité in M Sahlins, Stone Age Economics, op. cit., p. 125.

126 R Firth, cité in M Sahlins, ibid, p. 129.

127 Ainsi M Sahlins se réfère au « mode domestique de production », Stone Age Economics, op. cit.. A l’inverse, K Sacks se réfère au « mode de production corporatif », voir Sisters and Wives, op. cit., p. 109.

128 K Sacks, ibid, op. cit., p. 116-117.

129 M Sahlins, op. cit., p. 140.

130 E Friedl, Women and Men, an Anthropologist's View (New York, 1975), p. 51.

131 Voir M Sahlins, Âge de pierre, âge d'abondance. Economie des sociétés primitives, chapitre premier, R Lee, !Kung San, op. cit., et C Turnbull, Le peuple de la forêt, Stock, 1961.

132 Mise au point faite par A Testart, Les chasseurs-cueilleurs ou l'origine des inégalités, Paris 1982.

133 D O Henry, From Foraging to Agriculture (Philadelphia, 1989), p. 227.

134 D O Henry affirme que l’effondrement des conditions écologiques dans lesquelles vivaient les sociétés de chasseurs-cueilleurs « complexes » a été causé par un changement climatique. Mais la cause aurait très bien pu être l’impact cumulatif sur l’environnement d’un nombre croissant de chasseurs-cueilleurs. La population humaine grandissante aurait pu avoir un effet dramatique sur la taille des hordes de mammifères sauvages dont ils se nourrissaient, produisant une pénurie aiguë et soudaine. Cela pourrait expliquer pourquoi on trouve de façon répétitive des exemples historiques, dans différentes parties du monde, de sociétés basées sur la chasse-cueillette complexe (avec parfois comme dans certaines régions de l’Amérique latine, des recours limités à l’horticulture) qui se tournent soudain soit complètement vers l’agriculture, soit reviennent à la chasse-cueillette nomade.

135 Pour des comptes rendus de la transition vers l’agriculture dans les Amériques, voir, par exemple, R McCormick Adams, The Evolution of Urban Society (London, 1966), pp. 39-40; F Katz, Ancient American Civilisations (London, 1989), ppl9-22; W Bray, « From Foraging to Farming in Mexico », in J V S Megaw (ed), Hunters, Gatherers and the First Farmers outside Europe, p. 225-234.

136 Selon P M Dolukhonov, « The Neolithisation of Europe : a chronological and ecological approach », in C Renfrew (ed), Explaining Cultural Change, op. cit., p. 331-336. Les dates sont ici, de même qu’en d’autres endroits, approximatives, et mériteraient d’être révisées à la lumière des découvertes les plus récentes.

137 Pour une estimation des dates, voir C K Maisels, The Emergence of Civilisation (London, 1990); M Rice, Egypt's Making (London, 1990); Moses I. Finley, Les premiers temps de la Grèce : l'âge du bronze et l'époque archaïque (Flammarion, 1980) ; F Katz, Ancient American Civilisations, op. cit. ; et G Connah, African Civilisalions (Cambridge 1987).

138 V Gordon Childe, What Happened in History, op. cit., pp. 59-62.

139 Ibid, p. 80-81.

140 C K Maisels, The Emergence of Civilisation: from hunting and gathering to agriculture, cities and the state in the Near East (London, 1993), p. 297.

141 C K Maisels, ibid, p. 297.

142 V Gordon Childe, Social Evolution (London, 1963), pp. 155-6.

143 V Gordon Childe, What Happened in History, op. cit., p. 88.

144 Cf. C K Maisels, op. cit., p. 146.

145 T B Jones, cité in C K Maisels, op. cit., p. 184.

146 T B Jones et J W Snyder, cités in C K Maisels, op. cit., p. 186.

147 Sur ces constructions de pierre pré-urbaines, voir C Renfrew, Before Civilisation (Harmondsworth, 1976).

148 Ainsi, il est certain que les développements en Mer Egée ont été encouragés par ce qui s’était passé au sud-est du continent asiatique et au sud de l’Afrique, il est probable que certains des développements en Egypte (les sortes de grains qui étaient semés, par exemple) étaient influencés, à un degré limité, par des contacts avec la civilisation mésopotamienne au début de son développement; et il est possible que les civilisations d’Amérique latine aient été en contact avec celles de l’Asie de l’Est et du Sud-Est.

149 V Gordon Childe, Social Evolution, op. cit., pp. 160-161.

150 Ibid, pp. 160-161. Gordon Childe écrit : « Il ne fait aucun doute que dans le vieux monde la culture à la charrue avait partout remplacé la culture à la houe avant l’émergence de la civilisation. Mais la charrue était inconnue des Mayas civilisés, qui en fait n’avaient pas du tout d’animaux domestiques (...) En Crète et en Europe tempérée, aussi bien qu’en Asie mineure, des véhicules à roues étaient utilisés avant que la civilisation ne soit réalisée, mais sur le Nil ils étaient encore inconnus 1 500 ans après les débuts de la civilisation (...) En Egypte et en Crète, ainsi que chez les Celtes, la civilisation a été précédée par l’accession de chefs au rang de rois de droit divin qui concentraient le surplus social. En Mésopotamie, au contraire, c’était le temple d’une divinité surhumaine qui remplissait cette tâche (...) alors que les « tombes royales » sont postérieures ».

151 Les investigations de Marx sur la possibilité d’une société dans laquelle une classe dirigeante bureaucratique possédait la propriété et exploitait collectivement le reste de la société étaient probablement erronées dans ses écrits sur l’Inde du début du 19ème siècle, où il y avait eu une propriété privée de la terre très répandue pendant plus de mille ans. Voir R Tharpar, Ancient Indian Social History (Hyderabad, 1984).

152 Une mise au point de C Gailey, op. cit., p. 22.

153 Voir, par exemple, C K Maisels, op. cit., p. 269.

154 R Tharpar, Ancient Indian Social History, op. cit., p. 19.

155 Voir la discussion sur cette question in F Katz, Ancient American Civilisations, op. cit., p. 70.

156 Estimations données in A B Lloyd, « The late period », in B Trigger, Kemp, O'Connor and Lloyd, Ancient Egypt, A Social History, op. cit., p. 310.

157 C Gailey, op. cit..

158 Et, pour être honnête, l’explication de Gailey n’est pas non plus très convaincante.

159 E R Service, « Classical and modern theories of the origins of government », in R Cohen and E R Service (ed), Origin of the State.

160 M H Fried, « The state, the chicken and the egg, or what came first? », in R Cohen and E R Service, ibid, p. 35.

161 En particulier dans la fameuse préface à la Critique de l’économie politique.

162 C Renfrew, « The emergence of civilisation », in C Renfrew (ed), Explaining Cultural Change, op. cit., p. 421 and p. 424. De plus, la culture elle-même pouvait déstabiliser l’environnement – en abaissant le niveau de la nappe phréatique ou en épuisant les sols – avec pour résultat une « instabilité accrue » dans la société et des « pressions locales sur la population, provoquant le changement ». C Renfrew, op. cit., p. 427.

163 D R Harris, « The prehistory of tropical agriculture », in C Renfrew (ed), Explaining Cultural Change, op. cit., p. 398-399.

164 Ibid, p. 399.

165 F Engels, L’origine de la famille, op. cit., p. 105-106.

166 Ibid , p. 181-182.

167 Ibid, p. 74. NB: ce passage ne doit pas être lu, comme c’est parfois le cas, comme s’il disait que la première oppression de classe est celle du sexe féminin par le sexe masculin. L’expression clé est « coïncide ».

168 Voir E Leacock, Myths of Male Dominance, op. cit..

169 C’est la thèse d'E Friedl, Women and Men, an Anthropologist's View, op. cit., p. 22.

170 Ibid, p. 29.

171 Ibid, p. 25.

172 M Etienne and E Leacock, « Introduction », in M Etienne and E Leacock, Women and Colonialism: Anthropological Perspectives, (New York, 1980). « La plupart des descriptions de la culture australienne souffrent d’une déformation masculine (...) Les travaux récents (...) ont redécouvert les preuves d’une autonomie féminine : la participation des femmes dans les décisions d’organiser des cérémonies, le mariage de femmes âgées à des jeunes hommes, la construction de la solidarité féminine dans la belle-famille, la section féminine du camp qui est interdite aux hommes et où les femmes peuvent avoir des rapports avec les hommes qui leur plaisent sans obligation de mariage formel ». Voir aussi D Bell, « Descent politics », dans le même ouvrage.

173 Comme le montre E Leacock, Levi Strauss n’a consacré qu’une page et demie de son énorme Les structures élémentaires de la parenté aux sociétés matrilocales-matrilinéaires – et il y fait deux déclarations erronées par dessus le marché. Voir E Leacock, Myths of Male Dominance, op. cit., p. 235.

174 P S Nsugbe, Ohaffia: a Matrilineal Ibo People (Oxford, 1974), p. 68. Les femmes adultes ont un corps législatif, l’Ikpirikpe, qui « est la seule juridiction qui peut connaître des infractions commises par des femmes ». Si les hommes veulent prendre une décision que les femmes désapprouvent, il pouvait prendre des contre-mesures – par exemple, il pouvait décider que « les épouses du village quittent leurs foyers et leurs maris en masse, abandonnant les enfants temporairement, et ne retournaient que lorsque leur point de vue était écouté ».

175 P S Nsugbe, ibid, pp. 82, 83, 85.

176 K Sacks, Sisters and Wives, op. cit., p. 117 and 121.

177 Pour plus de détails sur cette question, voir E Leacock, Myths of Male Dominance, op. cit. p. 120.

178 Gailey, Kinship to Kingship, op. cit., p. 12.

179 E Leacock, Myths of Male Dominance, op. cit., p. 217.

180 E Friedl, Women and Men, op. cit., p. 46.

181 F Engels, L'origine de la famille, chapitre II.

182 Pour connaître les idées de Morgan, voir Systems of Consanguinity and Knowledge of the Human Family (New York, 1871), p. 487, et Ancient Society, op. cit., p. 31.

183 F Engels, L'origine de la famille, chapitre II-3.

184 Voir, par exemple, E Terray, Marxism and ”primitive societies” (New York, 1973), p. 139-40.

185 F Engels, L'origine de la famille, chapitre II-3.

186 F Engels, L'origine de la famille, p. 44.

187 F Engels, L'origine de la famille, p. 45.

188 C Fluer Lobban note que Marx était « plutôt sarcastique sur la notion de « promiscuité primitive » dans ses cahiers ethnologiques », voir C Fluer Lobban, « Marxist reappraisal of matriarchy », Current Anthropology, Juin 1979, p. 347.

189 F Engels, L’origine de la famille, op. cit., p. 50.

190 Ibid.

191 K Sacks dit exactement la même chose, voir Sisters and Wives, op. cit., p. 104.

192 Il s’agit là d’un résumé de l’argumentation de Gailey. Il est possible qu’en la résumant, j’ai pu arranger à ma façon une argumentation que j’ai trouvée parfois obscure. Voir C Gailey, Kinship to Kingship, op. cit., px.

193 V Gordon Childe, What Happened in History, op. cit., p. 52-3.

194 Ibid, p. 59. Childe semble être devenu, plus tard, plus sceptique sur un stade « matriarcal ». Voir son livre Social Evolution, op. cit., pp. 66-67.

195 V Gordon Childe, What Happened in History, op. cit., p. 72.

196 E Friedl, Women and Men, op. cit., p. 54.

197 Ibid, p. 9.

198 Ibid, p. 17.

199 Ibid, p. 59.

200 Du fait de la plus grande densité de population.

201 Mise au point faite par Gordon Childe in Social Evolution, op. cit., p. 159.

202 On a prétendu, comme par exemple Gordon Childe (Social Evolution, ibid, p. 67), que cela ne signifiait pas nécessairement une société dans laquelle les femmes étaient les égales des hommes – après tout, l’hindouisme moderne comporte une déesse importante et l’église catholique a le culte de la vierge Marie. Mais il y a là toute la différence du monde entre une idéologie dans laquelle les dieux féminins peuvent être suprêmes et une autre dans laquelle les figures féminines jouent un rôle de médiation entre les fidèles et la figure masculine dominante.

203 F Engels, L’origine de la famille, op. cit.., p. 203.

204 Ibid, p. 80.

205 Ibid, p. 82.

206 Ibid, p. 84.

207 Ibid, p. 90.

208 Voir L German, Sex, Class and Socialism, (seconde édition, Bookmarks, 1994). Notes du chapitre quatre.

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