1922

Source : Bulletin communiste n° 5 (troisième année), 2 février 1922.


Karl Liebknecht dans sa prison

Alix Guillain


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Le 1er mai 1916, de la gare de Potsdam descend un soldat, l'uniforme râpé, la tenue négligée. Personne ne fait attention à lui. C'est un simple soldat comme on en voit passer tous les jours, et qui, sûrement, n'appartient pas à, un régiment d'élite, celui-là. Arrivé au milieu de la Potsdamer Platz, au centre même de Berlin, il s'arrête. Puis, tout à coup, ça voix s'élève. « A bas la guerre ! A bas le gouvernement ! Vive la révolution ! » Des curieux s'amassent. Il distribue des pamphlets et des feuilles volantes contre la guerre et le gouvernement. Des policiers se jettent sur lui. Karl Liebknecht est arrêté.

Vouloir l'impossible pour atteindre ce qui est possible. C'est la maxime d'après laquelle il a toujours agi. Certes, il ne croyait pas en ce moment pouvoir arrêter la guerre, mais il s'agissait de vouloir la fin de la guerre, quel que fût le résultat auquel cette volonté pût aboutir.

Le 11 mai 1916, discussion, au Reichstag, pour savoir si on lèverait l'immunité de Karl Liebknecht, député. Le docteur Landsberg, qui plus tard, sous la révolution, devait être ministre, prend la parole au nom de son parti. Voici ce qu'il dit :

Messieurs, vous avez affaire à un homme qui en a appelé aux masses pour forcer le gouvernement à faire la paix. Or, il s'agit ici d'un gouvernement qui déjà, à maintes reprises, a déclaré, à la face du monde entier, qu'il était prêt à faire la paix... Notre attitude, en ce qui concerne la guerre, messieurs, vous la connaissez. Pour nous, la guerre c'est la lutte pour la patrie... Voila, messieurs, quel est l'esprit du peuple allemand. Et cet esprit ne peut pas être ébranlé par un chiffon de papier (en prononcent ces paroles, M. Landsberg brandit la feuille volante que Llebknecht avait distribué le soir du 1er mai). L'entreprise de Liebknecht est tout simplement grotesque... Comment peut-on s'imaginer que faire une manifestation sur la Potsdamer Platz et y distribuer des feuilles volantes, c'est faire de la haute politique et influencer les destinées du monde ? Opposons à la nervosité maladive dont toute cette entreprise témoigne, et dont chaque ligne de la feuille volante fait preuve, un calme pondéré et réfléchi, c'est ainsi que nous servirons le mieux la cause de l'Empire.

Décidément, ce n'est pas aux majorités socialistes qu'on pourra reprocher d'avoir voulu l'impossible. Témoignant d'un mépris profond pour les chiffons de papier de Liebknecht, ils sont à ce moment encore loin loin de se douter qu'un jour ce même Liebkneçht mènera les masse à une révolution, dont ils seront, hélas ! les profiteurs. L'intervention de Landsberg, le 11 mai 1916, est une des pages les moins glorieuses de l'histoire, déjà si peu glorieuse, des majoritaires socialistes.

Liebknecht, abandonné par ceux qui s'étaient dits ses camarades, fut condamné, comme on le sait, à deux ans et demi, puis à quatre ans de travaux forcés. C'était la réclusion totale, et le gouvernement pouvait croire que, pour des années, il avait condamné le grand agitateur à l'impuissance. Le régime du pénitentiaire où il expia sa peine était sévère. Quatre fois par an seulement il lui était permis d'écrire des lettres à sa famille. Tous les trois mois il pouvait, sous surveillance, bien entendu, recevoir des visites. La lecture des journaux lui était interdite, sauf les dimanches, où on lui passait un journal patriotique.

Pourtant, l'énergie révolutionnaire de Liebknecht ne se laissait pas entamer. Rien ne peut mieux en témoigner que l'édition récente, faite par Frantz Pfemfert, des notes que Liebknecht crayonnait au jour le jour dans sa prison pour exprimer ses idées sur les événements politiques (Karl Liebknecht, Politische Aufzeichnungen, Verlag : Aktion-Berlin-Wilmersdorf). Pour écrire, il se servait de n'importe quel bout de papier, il griffonnait en marge de feuilles de journaux, sur des pages vides de livres, sur du papier d'emballage, forcé par le manque de place et l'œil vigilant de ses geôliers, d'écourter sa pensée. Tantôt ce sont les cris passionnés d'un cœur qui souffre d'être condamné à l'inaction, tantôt ce sont des dispositions, des remarques jetées et la hâte pour un discours. De sa cellule, il s'imagine être devant la foule qu'il invite à la révolution. Documents angoissants, témoignages d'un esprit inquiet toujours à l'affût de l'action. Condamné au silence par le régime pénitentiaire, son cerveau travaillait infatigablement, hanté par la vision de la révolution qu'il sentait proche.

Alix GUILLAIN.

(Nous reproduisons ici quelques-unes de ces notes qui, souvent mieux que par de longs discours, témoignent de l'ardeur et de la passion de celui qui les écrivit) :

L'Internationale et la Guerre

(pages 7 et suiv.)

Notre attitude, en face de la guerre, est déterminée par l'esprit international, qu'il s'agisse indifféremment de nos jugements politiques, sociaux ou économiques, de l'action et de ses moyens ou du but.
Le problème de la défense nationale doit être envisagé par nous sous l'angle de la lutte de classes révolutionnaire dans chaque pays et de la collaboration de la classe ouvrière de tous les pays, obéissant aux mots d'ordre : lutte de classes prolétarienne contre la guerre impérialiste, lutte de classes internationale contre la guerre des Etats.
Le but de notre guerre contre la guerre a un caractère international ; la mesure d'après laquelle nous apprécions les résultats possibles de la guerre est internationale : ce qui nous intéresse, c'est l'effet total envisagé du point de vue international pour le prolétariat mondial, et notre effort doit tendre à rendre cet effet aussi favorable que possible...
Selon les chances et possibilités révolutionnaires de chaque pays, dans les différents moments, il s'agira de donner plus ou moins de l'avant, de travailler, de ralentir ou de hâter le travail ; ce qu'il faut, c'est qu'à chaque moment, on puisse atteindre le maximum de collaboration internationale, dons le sens socialiste et révolutionnaire, et qu'on pèse et calcule l'effet d'une politique non seulement par rapport à son propre pays, mais encore par rapport à tous les autres pays.

La fin de la guerre et le socialisme (1917)

(pages 20 et suiv.)

De la guerre franco-allemande, et de toutes les guerres qui ont eu lieu depuis, le socialisme est sorti pur et mieux trempé. La guerre mondiale, par contre, a fait de lui un monceau de ruines. Un monceau de ruines, son idéologie ; un monceau de ruines, son organisation. Et cela, avant tout, là où les partis socialistes, en se soumettant aux pouvoirs dirigeants, se sont en apparence le mieux conservés, c'est-à-dire là où, dans l'ensemble, ils ont fait le jeu des ennemis mortels du prolétariat.
Le mouvement ouvrier rejeté au point où il en était avant 1870 : voilà le fait.
Dans chaque pays, et dans l'Internationale, il faut reprendre le travail à ses débuts : dans la propagande, dans l'organisation, dans l'éducation pour la lutte des classes et pour la solidarité internationale.

La guerre et le capital

(page 42)

Il est un effet des emprunts de guerre qui, jusqu'ici, n'a pas été suffisamment pris en considération : c'est la dépendance de plus en plus étroite dans laquelle se trouve l'Etat vis-à-vis des grands capitalistes, dépendance formée par la proportion immense des emprunts se trouvant dans les mains des grandes entreprises (industries lourdes, banques, etc.). Ce fait se remarque surtout dans l'industrie des munitions, qui a dû signer pour une large part les emprunts, et qui, d'ailleurs, ne s'est guère fait tirer l'oreille non seulement en vue des grands profits que lui procuraient les commandes, et desquels témoignent les bilans de fin d'année, mais aussi parce que signer les emprunts était le meilleur moyen d'augmenter et de consolider son influence politique. Il saute aux yeux que de ce fait la politique de guerre de l'Etat, et avant tout la politique à l'égard des buts de guerre, est devenue de plus en plus dépendante des capitalistes de tous genres, et que, de plus en plus, le gouvernement en a été réduit à ne plus être que le commis et le délégué des grands capitalistes.

La Paix et la Révolution

(page 50)

Toute négociation de paix engagée, toute paix conclue en ce moment, n'est qu'une étape sur la voie qui mène à la révolution. La vraie signification de la paix dépend de l'évolution révolutionnaire ultérieure, qui mènerai à une révision et super-révision et aboutira à une refonte générale et à une formation nouvelle de la société.

Les chances d'une révolution après la paix (avril 1918)

(pages 79 et suiv.)

Le résultat de la guerre sera une défaite économique de tous les pays, même de ceux qui auront remporté la victoire militaire. Le poids de la misère économique mènera forcément à un déchaînement de toutes les forces du peuple sur le terrain économique. Il engendrera et augmentera les tendances révolutionnaires dans les domaines politique et scientifique.

La Politique extérieure du Socialisme (avril 1918)

(pages 85 et suiv.)

Le socialisme international, par suite de son caractère socialiste et international (c'est-à-dire en tant que socialisme et internationalisme), ne peut connaître ni supporter d'opposition entre sa politique intérieure et extérieure. Homogénéité et continuité de ses politiques intérieure et extérieure, voilà les points de vue dont, sous aucun prétexte, il ne peut se départir. Sa politique extérieure, de même que sa politique intérieure, doit être remplie du même esprit socialiste international et révolutionnaire.
Tel est le devoir de la politique socialiste, appuyée par le prolétariat conscient de ses droits de classe : accélérer l'évolution sociale dans la voie qui mènera à la création d'un ordre socialiste, au moyen de la lutte de classes, destinée à prendre au moment de la péripétie, le caractère de révolution sociale dans le sens le plus étroit...
La politique extérieure du socialisme n'est pas seulement une sorte de prolongement de sa politique intérieure au delà de frontières qui, du point de vue socialiste, ne peuvent être que fortuites. Plus que toute politique s'inspirant d'un principe social différent, elle s'identifie en théorie et en pratique à sa politique intérieure. La politique extérieure, de même que la politique intérieure du socialisme, découlent de la même source, c'est-à-dire des oppositions sociales d'ordre international, des intérêts de classe du prolétariat mondial, dont le prolétariat national ne saurait être qu'une branche détachée. Ces deux politiques font également partie de la lutte de classes internationale, la lutte des classes à l'intérieur de toute nation ne pouvant se concevoir qu'en fonction de la lutte totale. Aussi ne représentent-elles l'une et l'autre que des applications particulières des principes internationaux, par définition du socialisme, aux formes concrètes dans lesquelles apparaissent les oppositions de classes, tantôt dans des cas particuliers tantôt dans des cas généraux, soit sur une échelle nationale, soit sur une échelle mondiale. En d'autres termes, elles sont des applications particulières de la lutte de classes aux conditions concrètes, qui se présentent à l'intérieur de chaque Etat, ou apparaissent d'une façon générale, en dehors de toutes frontières.
Etablissant ainsi la primauté du point de vue international sur le point de vue national, nous posons en principe que la politique extérieure doit primer sur la politique intérieure. Ainsi, la politique intérieure du socialisme ne représente qu'un cas particulier de sa politique extérieure, et ce que l'impérialisme dit de lui-même dans un esprit opposé, est vrai pour le socialisme : victoire à l'intérieur, et victoire à l'extérieur, dépendent mutuellement l'une de l'autre... Ni dans la politique intérieure du socialisme, ni dans sa politique extérieure, il n'y a de moyen vraiment socialiste, en dehors de la lutte des classes.

Impérialisme et guerre ou socialisme et paix (avril 1918)

(page 90)

Qu'il y a-t-il au fond des antagonismes qui, jusqu'ici, ont engendré les guerres et en engendreront toujours de nouvelles, tant qu'ils dureront ? La concurrence capitaliste mondiale entre les différents groupements organisés dans les Etats, entre les différents impérialismes qui luttent pour s'emparer des richesses du monde : matières premières, forces ouvrières, débouchés, terrains de construction.
Que faut-il donc faire ? Abolissons la concurrence capitaliste. Faisons des richesses de la terre une affaire commune de l'humanité entière, mettons à la place de la société capitaliste qui divise l'humanité en classes et en hordes de brigands qui s'entre-déchirent, la société socialiste qui réconcilie l'humanité et en fera l'union.
Créer l'Internationale de l'avenir, l'Internationale triomphante, voilà le devoir de l'Internationale du présent, de l'Internationale militante.
Le moyen pour y parvenir, c'est la révolution sociale. C'est elle qui, seule, peut en ce moment non seulement préparer la paix, mais encore détruire les causes des guerres futures.
Qui veut le but doit vouloir les moyens.
Impérialisme et guerre, ou socialisme et paix, l'un ou l'autre : il n'y a pas d'autre alternative.

Le commencement de la grande révolution (septembre 1918)

(pages 134 et suiv.)

C'est maintenant, où la domination militaire de l'Allemagne s'est écroulée, que la guerre devient, dans un sens éminent, une guerre révolutionnaire.
Pourtant, nous n'en sommes qu'aux débuts. L'essentiel est encore à venir. L'heure décisive a sonné pour la révolution sociale. Jusqu'ici, ce n'a été qu'un petit chambardement. Le grand suivra.

(Traduction d'Alix GUILLAIN.)


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