1845

 

Source : numéro 2 (troisième année) du Bulletin communiste, 12 janvier 1922, avec d'autres lettres, précédées de l'introduction suivante de la traductrice Alix Guillain :
« Pendant longtemps on avait cru les papiers et manuscrits de Lassalle perdus. Le Dr Gustav Mayer vient de les retrouver dans le château des comtes de Hatzfeld. et en a commencé la publication. Un premier volume contenant les lettres de jeunesse a déjà paru (Dr Gustav Mayer. Friedrich Lassalle, Nachgelassene Briefe und Schriften Erster Band. Fd. Springer Berlin. 1921). Nous en extrayons quelques passages. Nos lecteurs croiront en les lisant entendre la voix du grand tribun, plein de fougue et d'ardeur révolutionnaire. Philosophe, disciple de Hegel, historien, le communisme lui apparaît comme l'aboutissement logique de toute révolution historique. La philosophie chez Lassalle devient action, les idées abstraites aussitôt se traduisent en visions concrètes, la passion entraîne le penseur qui, dans un langage de feu, lance son « j'accuse » à l'ordre social. C'est un prophète qui parle et dont la passion pour la cause du communisme n'a d'égale que la lucidité avec laquelle il prévoit l'avenir. — A. G. ».


Ferdinand Lassalle

Lettre au baron Hubert Von Stucker

probablement en juillet 1845

Pour commencer tout de suite par le plus essentiel, savez-vous baron, ce qui est le plus terrible, le reproche le plus amer que nous puissions adresser à l'état actuel des choses ? C'est que dans la répartition de la propriété, telle qu'elle est conçue aujourd'hui, il n'y a qu'un petit groupe de privilégiés qui puisse mener une existence digne de l'homme, c'est-à-dire qui soit à même de s'adonner aux valeurs intellectuelles, de faire de l'esprit l'objet de leur activité. Ce qui fait la seule et essentielle différence entre l'homme et l'animal, c'est que l'homme n'a pas seulement l'existence physique mais qu'il en connaît une plus élevée ; la vie intellectuelle. La vraie et la plus haute destinée de l'homme est donc que ce soit l'esprit qui fasse l'objet de ses efforts. Que par la conception de la propriété ou de la répartition des biens actuellement en vigueur, des millions d'hommes se voient aujourd'hui forcés de consacrer toute leur vie à leur entretien, qu'il leur soit impossible de parvenir à une vie spirituelle d'exister, de faire des valeurs de l'esprit l'objet de leur activité, parce qu'ils se voient dans la nécessité d'user toutes leurs forces et tout leur temps à assurer leur existence matérielle pour ne pas crever la faim, et qu'ainsi des millions d'hommes soient condamnés à mener une existence de parias, et rabaissés au degré de l'animalité. Voilà la malédiction terrible qui pèse sur notre temps et sur nos institutions, sur l'Etat et sur la propriété, malédiction qui entraîne fatalement avec elle l'exécution du jugement. Les Euménides, ces sombres figures de la nuit qui exécuteront le jugement, les Euménides ce sont les prolétaires. C'est ce que je viens de décrire et rien d'autre — non la simple privation de la propriété — qui constitue l'idée du prolétariat. Moi, par exemple, je ne serais pas un prolétaire, même si je n'avais pas de chemise à me mettre sur le dos ; il n'en est pas autrement d'un moine mendiant ou d'un ermite qui se nourrissant de racines se plonge dans la méditation : on ne saurait l'appeler un prolétaire. Ce qui définit le prolétaire, c'est, à cause des soucis matériels qui l'obsèdent et parce qu'il ne peut jouir de ce qui est pour lui une réalité immédiate, c'est-à-dire la propriété, de ne pouvoir exister par l'intelligence.