1904

Source : La Revue Socialiste n°237, septembre 1904.



Deuxième discours au congrès socialiste international d'Amsterdam

21 Août 1904

Jean Jaurès


Je vais m'efforcer d'aller très vite et de ne pas dépasser les limites qui m'ont été assignées par le bureau. J'espère que les aiguilles de la montre présidentielle iront plus doucement. (Rires.)

C'est une tâche très malaisée pour moi d'intervenir après un rapporteur qui avait reçu mandat d'exposer les conditions diverses par lesquelles s'est déroulée la discussion, car après un rapport de ton calme on est toujours exposé, si modéré qu'on soit, à paraître sinon violent, au moins passionné, et il est très déplaisant, après les appels à l'union et à l'unité socialiste que vous avez entendus, d'apporter ici une thèse qui soulève dans l'ensemble du congrès beaucoup de résistance

et de protestations.

Mais l'unité dans le parti socialiste ne peut pas être une uniformité oppressive et le socialisme se nuirait à lui-même et oublierait son propre devoir s'il niait les droits de la minorité.

Pour moi, j'appartiens, et à deux degrés, si je puis m'exprimer ainsi, à la minorité. Je n'ai pas le droit de parler au nom de la minorité qui a adopté la motion Adler-Vandervelde, car parmi ceux qui ont

adopté cette motion, beaucoup n'approuvent pas, beaucoup blâment même la tactique politique suivie par la majorité du parti auquel j'appartiens. Je n'engage ici que moi-même et la majorité de mes mandants.

La motion de Dresde et les partis

La motion de Dresde, que mes amis et moi avons repoussée, et qui a été, en Allemagne, la conclusion de longs débats institués non seulement au congrès de Dresde, mais dans les congrès intérieurs de la démocratie socialiste allemande, cette résolution soulève un monde d'idées théoriques et pratiques. Je me garderai d'y toucher dans le court espace de temps qui m'est assigné, et je veux simplement marquer ici notre position dans le débat et notre point de vue dans le

socialisme international.

Si j'ai voté contre la motion de Dresde, ce n'est pas que je sois ému par l'application que se proposent de faire contre nous de ce vote ceux des socialistes français qui appartiennent à une autre organisation. Je ne me dissimule point que, lorsque, après avoir prétendu inexactement, faussement, que nous désertions le terrain de la lutte de classes, je ne me dissimule pas que lorsque, après avoir prétendu cela, après des mois et des années de polémiques, ils apportent devant vous la résolution de Dresde, ils espèrent pouvoir persuader à notre pays qu'elle a été la condamnation de notre tactique et de notre politique. J'ai la conviction absolue que le prolétariat français verra et continuera à voir dans notre politique, non pas la désertion de la lutte de classes, mais le moyen le plus efficace de conduire cette lutte prolétarienne dans une démocratie républicaine. Il ne désertera pas une politique dont j'ai exposé, à grands traits, les résultats d'ensemble, une politique qui a sauvegardé la liberté, qui a repris l'œuvre de législation ouvrière et de progrès social, qui a consolidé les garanties de la paix universelle en refoulant ces aspirations chauvines et césariennes qui étaient l'âme même du mouvement nationaliste que nous avons combattu et écrasé. Si nos camarades, ici nos contradicteurs, voulaient jeter en France, dans nos débats, le vote du congrès et la résolution de Dresde, eh bien ! nous accepterions la bataille, et c'est nous qui aurions à demander des comptes sur la théorie, à mon sens étrange, par laquelle notre politique a été combattue. C'est nous qui demanderions des comptes devant le prolétariat républicain, socialiste et révolutionnaire de France, à ceux qui ont ,dit que la République politique ne valait pas que le prolétariat perdît une heure ou une journée à la défendre, à ceux qui ont dit que l'effort pour laïciser l'école, pour émanciper les cerveaux, devait être ajourné jusqu'après la victoire automatique des forces aveugles sans le concours des intelligences et des consciences prolétariennes. C'est nous qui demanderions compte à ceux qui avaient continué parmi nous la tradition de Blanqui, au citoyen Vaillant et à ses amis, d'avoir laissé ainsi dénaturer, confisquer, abaisser les traditions de libre pensée, de révolution,

de République, qui furent l'honneur du communisme révolutionnaire français. (Vifs applaudissements.)

Le but, les moyens, l'organisation

Donc, ce n'est pas la répercussion des décisions de votre congrès, dans les luttes de fractions rivales en France, qui me préoccupe, et je suis d'ailleurs, à un point de vue plus général, tout disposé à reconnaître que, explicitement ou implicitement, la résolution de Dresde reconnaît ces deux nécessités de l'action socialiste et prolétarienne. Elle dit, elle a raison de dire, nous répétons sans cesse avec elle, avec vous, qu'il faut que le prolétariat soit un parti de classe, un parti autonome par le but, autonome par l'organisation, autonome par les moyens. Autonome par le but, parce que, au delà des réformes qui peuvent pallier les misères et les vices de la société capitaliste, il poursuit la transformation complète de la propriété individuelle capitaliste en propriété sociale. Il veut arracher, déraciner jusqu'à la dernière radicelle, toutes les formes du capitalisme, la rente, le fermage, le loyer, le profit, le bénéfice, et restituer tous les produits du travail à la collectivité, à la communauté sociale des travailleurs organisés. Il veut, pour atteindre cette transformation, faire de chaque réforme, non pas seulement un moyen d'alléger les souffrances, mais d'accroître l'énergie de la pensée et de l'action du prolétariat, en vue d'une réalisation totale. Et tout à l'heure, lorsque le citoyen Vandervelde, dans son rapport, paraissait indiquer que les réformistes considéraient les réformes comme un moyen de consolider la société bourgeoise, je ne sais pas à qui ces paroles s'adressaient, je ne sais pas qui elles pouvaient viser. Ce que je sais, ce que j'affirme, c'est qu'à aucun degré elles ne peuvent viser ni mes amis, ni moi. La République sauvée, les libertés publiques sauvegardées, laïcité complète de l'enseignement, séparation des Églises et de l'État, réforme de l'impôt, lois ouvrières, toutes ces réformes ne sont que des degrés pour s'élever à l'affranchissement total, pour atteindre le but révolutionnaire du travail opprimé. (Applaudissements.)

Et en même temps que nous sommes autonomes par notre but, nous voulons être autonomes par notre organisation, et nous demandons sans cesse au prolétariat de s'organiser politiquement et économiquement comme un parti de classe distinct des autres partis, non pas isolé, comme s'imaginent l'être les sectes du milieu qui les enveloppe, non pas isolé, rétréci, racorni, mais organisé d'une façon indépendante, pour pouvoir profiter de tous les moyens d'action que lui

fournit le milieu historique où il évolue.

Mais, si la motion de Dresde affirme cette nécessité d'une action politique et économique de classe, elle reconnaît en même temps que le prolétariat socialiste organisé doit faire appel pour l'extension des libertés politiques, de la législation sociale, à toute la démocratie. Et nous devons sans cesse, largement, recruter dans cette démocratie en travail, et nous devons sans cesse, lorsque par notre propagande nous avons fait pénétrer la notion, la conviction de la nécessité des réformes au delà même des limites de notre parti, nous devons sans cesse utiliser ces adhésions de la démocratie pour réaliser, pour accomplir, pour donner au prolétariat souffrant un commencement de satisfaction et de force. C'est là, à ces degrés divers et sous des formes diverses, la politique de tous les socialistes.

J'ai entendu souvent dire à Guesde, lorsque nous menions ensemble la propagande socialiste, qu'il n'y avait en France sur trente-sept millions d'habitants, que deux cent mille individus qui eussent vraiment des intérêts de classe directement et violemment opposés au socialisme collectiviste. J'ai lu que Liebknecht disait pour les quarante millions de citoyens d'Allemagne la même chose. Eh bien ! sans doute, il serait imprudent, il serait criminel de laisser cette démocratie amorphe, hétérogène, inconsistante, livrée à elle-même. Il faut la discipliner, l'entraîner par l'action d'un prolétariat socialiste organisé comme classe autonome et antagoniste du capital. Mais, en même

temps, il faut guetter tous les mouvements d'évolution qui amènent les couches encore obscures de la démocratie à reconnaître la nécessité de notre politique et à admettre la légitimité de notre idéal. C'est ainsi qu'en France il existe, à la droite du socialisme, dans la démocratie bourgeoise, un parti de radicaux avancés, de radicaux-socialistes, qui n'est pas, comme nous, un parti prolétarien, qui n'est pas non plus un parti exclusivement capitaliste, qui représente des éléments en voie d'évolution, des ouvriers de la petite et moyenne industrie, des artisans, des paysans démocrates, qui n'ont pas encore compris tout le collectivisme, tout le communisme, mais qui vont avec le travail, qui acceptent une partie des réformes que vous voulez. En France, cette démocratie bourgeoise de radicaux-socialistes, elle accepte avec la réforme de la laïcité, avec la séparation des Églises et

de l'État, l'impôt largement progressif sur les revenus, sur l'héritage, la série des prix ; elle accepte la nationalisation progressive des chemins de fer, banques, mines, sucreries, raffineries, assurances, en un mot de toutes les industries qui sont en voie de monopolisation. Eh bien ! nous ne nous confondons pas avec cette démocratie bourgeoise, parce qu'elle n'est pas communiste, collectiviste, prolétarienne comme nous. Mais lorsque, avec son concours, nous pouvons refouler la réaction, obtenir des réformes, développer la législation ouvrière, nous serions des fous, des criminels, de rejeter ce concours. (Vifs applaudissements.)

Notre méthode et les partis socialistes

Donc, ce n'est, encore une fois, ni l'application, qui sera peut-être perfidement tentée en France par nos contradicteurs, ni le sens général de la résolution de Dresde qui m'a déterminé avec mes amis à

voter contre elle.

C'est d'abord parce qu'il m'a paru qu'il était déplaisant de donner comme formule suprême aux décisions du congrès international une motion jetée dans ce congrès comme un moyen de guerre par une fraction socialiste contre une autre fraction socialiste, et il me sera permis de dire à Bebel, à Kautsky, à Ferri, qui nous invitent à former, à reconstituer l'unité avec nos camarades socialistes révolutionnaires de France, qu'il ne faut pas seulement l'unité dans les mots, qu'il la faut dans les intentions et dans les actes, et que c'est une singulière méthode pour préparer en France la réconciliation prochaine, l'unité organique prochaine des deux organisations en lutte, d'adopter la

formule proposée par l'une d'elles qui déclare vouloir s'en servir contre l'autre.

Mais au-dessus de cela, ce que je reproche à la résolution de Dresde, avec ses obscurités, avec ses équivoques, parce qu'elle insiste surtout sur les formules qui restreignent l'action démocratique du

prolétariat, ce que je lui reproche, c'est d'attester, qu'on le veuille ou non, qu'on le sache ou non, une sorte de défiance profonde envers le prolétariat. On a toujours peur, ce sont les mots qu'on répète, qu'il se corrompe, s'adultère, se perde, que dans la coopération, même momentanée avec le parti démocratique, il obscurcisse sa notion de classe. On parle toujours dans ce socialisme international qui veut donner le monde au prolétariat, qui le proclame capable d'organiser toute la société, de la refaire, de conduire la production, de diriger toute l'humanité vers des fins plus hautes et plus nobles, on en parle comme d'un prolétariat incohérent, mineur, débile, obscur, à demi inconscient, incapable de se mêler sans se perdre à la vie qui l'enveloppe, comme un aveugle dans une cité inconnue. (Vifs applaudissements.)

C'est d'abord pour protester contre cela que nous repoussons la motion de Dresde, et c'est aussi parce qu'elle prétend lier par des formules de tactique étroite, nécessairement diverses, l'action du prolétariat universel, à cette heure précisément où il apparaît à d'innombrables symptômes, que vont se poser dans bien des pays des problèmes nouveaux pour lesquels il sera besoin, à la classe ouvrière, d'avoir réservé toute sa liberté de tactique et d'action. En Italie, c'est la reconstitution commencée d'un parti radical qui disputera la démocratie au socialisme, si celui-ci ne sait pas se mêler à l'action ; en Angleterre, c'est le rapprochement qui commence entre l'idée socialiste et les organisations ouvrières. Bebel disait l'autre jour, devant la commission, que ce qui avait empêché en Angleterre la classe ouvrière anglaise d'aller au socialisme explicite et conscient c'est que la bourgeoisie avait eu l'habileté d'octroyer successivement des réformes au prolétariat.

Eh bien, je ne crois pas — et je demande à ceux de nos camarades anglais que ma parole pourrait indisposer, de n'y voir que le désir de chercher la vérité socialiste, — je ne crois pas que ce soit la politique de réformes qui ait empêché l'accession du prolétariat anglais au socialisme conscient. Je crois, au contraire, que c'est parce que, dès l'origine, le socialisme anglais n'a pas été suffisamment en contact avec la vie pratique, les besoins de réforme de cette classe ouvrière. Ce fut un grand malheur, qu'au temps de la Révolution française, en Angleterre, à la suite de l'ébranlement des esprits, le socialiste communiste Godwin fût en même temps un libertaire, jetant la défaveur sur l'organisation politique et l'œuvre immédiate, et plus tard que le groupe socialiste, dont Engels, quoique jeune, était déjà le chef, se soit mépris sur l'évolution politique et sociale de l'Angleterre. « Eh ! oui, disait Engels, dans la situation actuelle, la catastrophe est proche, la Révolution totale par catastrophes, par incendies, va éclater en Angleterre, et les réformes mêmes de la bourgeoisie vont en hâter l'explosion ».

Et Engels ajoutait : « La journée de dix heures, que la classe bourgeoise anglaise vient de donner à son prolétariat, va précipiter la ruine de l'Angleterre. Les capitalistes ne pourront pas en supporter

les suites ; la crise va s'aggraver et l'Angleterre se dressera tout entière dans la Révolution libératrice ». Et c'est pourquoi les socialistes ont nourri cette illusion ; ils ont cru qu'ils pourraient, en un jour de crise suprême, conquérir tout le pouvoir, sans avoir coopéré à l'œuvre de réforme. C'est pour cela que le lien s'est rompu entre le socialisme et le vaste mouvement ouvrier anglais. Certes, il est sur le point de se renouer. Ce ne sera pas par un isolement orgueilleux, mais par une

politique d'action dirigée dans le sens du socialisme. (Vifs applaudissements.)

En Belgique, vous savez bien qu'il est possible que, dans deux ans, le parti clérical soit renversé par l'action nécessairement convergente du parti libéral et du parti socialiste, et, ce jour-là, devant nos

camarades belges se poseront des problèmes dont nous avons, nous, mesuré d'avance les difficultés, et ils auront à souffrir les amertumes et les injustices, à subir les malentendus et les méprises, et je souhaite que notre expérience, à nous, contribue à les alléger pour eux. (Mouvement.)

La social-démocratie allemande

Oui, citoyens, oui, il est imprudent de lier, par des formules de tactique trop étroites, le prolétariat universel, à l'heure où vont se poser devant lui des questions nouvelles. Et lorsque les socialistes allemands apportent, devant le congrès international, leur motion de Dresde, lorsqu'ils veulent transformer les règles de tactique, peut-être provisoires, qu'ils ont adoptées pour leur propre pays, en une règle de tactique internationale, ils cèdent à une funeste illusion ; ils s'imaginent que la conception politique et socialiste de l'Allemagne, avec laquelle ils sont aux prises, peut servir de mesure uniforme, de règle inflexible, de niveau impérieux à l'action du socialisme de tous les pays. Eh bien ! puisque, en visant, par des motions de tactique, la politique intérieure des divers pays, on nous a obligés, nous parti socialiste français — et nous ne nous en plaignons pas — à expliquer la politique intérieure de notre pays, nos camarades de la démocratie socialiste allemande me reconnaîtront le droit, car nous sommes ici dans un domaine socialiste d'égalité, de parler librement de leur situation intérieure.

Je dis que, sans qu'ils s'en doutent, en universalisant, en internationalisant leur motion de Dresde, ils communiquent au socialisme international l'esprit d'incertitude, d'hésitation, dont ils sont imprégnés

à l'heure actuelle. En ce moment, ce qui pèse sur l'Europe et sur le monde, sur la garantie de la paix, sur la garantie des libertés publiques, sur le progrès du socialisme et du prolétariat, ce qui pèse sur tout le progrès politique et social de l'Europe et du monde, ce ne sont pas les compromissions prétendues, ce ne sont pas les expériences aventureuses des socialistes français unis à la démocratie pour sauver la liberté, le progrès, la paix du monde, ce qui pèse sur tous, c'est l'impuissance politique de la démocratie socialiste allemande. (Profonde sensation.)

Certes, vous êtes un grand et admirable parti, qui a donné au socialisme international, non pas tous ses penseurs, comme on paraît le dire quelquefois, mais quelques-uns des penseurs les plus puissants et les plus précis, qui a donné au socialisme international l'exemple d'une action suivie, méthodique, d'une organisation graduelle et puissante, qui ne se rebute devant aucun sacrifice et ne se laisse ébranler par aucun assaut. Vous êtes un grand parti, vous êtes l'avenir de l'Allemagne, une des parties les plus nobles et les plus glorieuses de l'humanité civilisée et pensante.

Mais, entre votre apparente puissance politique, telle qu'elle est mesurée d'année en année par le chiffre croissant de vos suffrages et de vos mandats, entre cette force apparente et la force réelle d'influence et d'action, il y a un contraste qui apparaît d'autant plus que grandit votre force électorale. Ah ! oui, au lendemain de ces élections de juin qui vous ont donné trois millions de suffrages, ceci a éclaté à tous les yeux : que vous aviez une force admirable de propagande, de recrutement, d'enrôlement, mais que ni les traditions de votre prolétariat, ni le mécanisme de votre constitution ne vous permettaient de jeter dans l'action d'utilité et de réalité, dans l'action politique, cette force en apparence colossale de trois millions de suffrages. Pourquoi ? Parce que les deux parties essentielles, les deux moyens d'action essentiels du prolétariat vous échappent encore : vous n'avez ni l'action révolutionnaire, ni l'action parlementaire...

Le citoyen Troelstra, président. — Je le regrette, mais la demi-heure est écoulée. La parole est au citoyen Bebel. (Vives protestations dans presque toute la salle. Cris : « Parlez ! Parlez ! » Le citoyen Jaurès quitte la tribune. Une grande partie du Congrès se lève et l'acclame.)

Le citoyen Sigg (Suisse). — Je présente une motion d'ordre: c'est que Jaurès et Bebel aient un quart d'heure de plus...

Le président Troelstra. — Je ne consulte pas l'assemblée parce qu'il n'y a pas d'opposition. La parole est au citoyen Jaurès. (Vifs applaudissements.)

Impuissance de la social-démocratie

Jaurès. — Je remercie tout le congrès sans exception de m'avoir accordé ce supplément de temps et je terminerai dans le délai qui vient de m'être assigné.

Je disais que le vice essentiel de la motion de Dresde, et qui avait échappé à nos camarades socialistes allemands, c'est qu'elle tendait à appliquer les règles d'action, ou plutôt les nécessités d'inaction qui s'imposent à l'heure actuelle à la démocratie socialiste allemande. Et je disais que les deux prises par lesquelles le prolétariat peut agir sur le milieu politique et social lui font défaut à l'heure présente. D'abord la tradition révolutionnaire du prolétariat. Il y a eu des dévouements admirables dans le prolétariat allemand. Il n'a pas, historiquement, une tradition révolutionnaire. Ce n'est pas lui qui a conquis sur les barricades le suffrage universel. Il l'a reçu d'en haut, et si on ne peut pas penser à l'arracher à ceux qui l'ont conquis eux-mêmes, puisqu'il leur serait aisé de le reconquérir, on peut, au contraire, penser à retirer d'en haut ce qu'on avait donné d'en haut. Et vous ne pouvez pas assurer, vous qui avez vu votre royaume rouge, votre « royaume socialiste » de Saxe subir sans résistance la suppression du suffrage universel... (Vifs applaudissements.)

Quand, au Reichstag, Bebel a prononcé contre l'empereur allemand, au sujet de l'incident Krupp, des paroles admirables d'éloquence et de courage, que nous avons traduites et répandues, vous avez été contraints, dans l'organe officiel de votre parti, dans les revues qui me dénoncent quotidiennement comme le grand corrupteur du prolétariat (den grossen verderber), vous avez été contraints, lorsque les patrons allemands, dans leurs usines, ont obligé les ouvriers allemands socialistes à signer de plates adresses de félicitations à votre empereur, c'est-à-dire à vous souffleter vous-mêmes, vous avez été contraints de leur conseiller de ne pas refuser leur signature ! Et vous continuez ainsi à émousser, à obscurcir, à affaiblir dans le prolétariat allemand cette force historiquement trop débile d'une tradition révolutionnaire insuffisante.

Eh bien ! parce que vous, vous n'avez pas cette tradition révolutionnaire, vous la regardez avec une sorte de déplaisir chez les peuples qui y recourent, et vous n'avez eu qu'outrages, vos théoriciens n'ont eu que dédains pour nos camarades belges qui étaient, au péril de leur vie, descendus dans la rue pour conquérir le suffrage universel. (Vifs applaudissements.)

Et pas plus que vous n'avez de moyen d'action révolutionnaire, pas plus que vous n'avez la force que vous donnerait la tradition révolutionnaire du prolétariat, vous le savez bien, vous n'avez non plus de force parlementaire. Et quand bien même vous seriez la majorité au Reichstag, vous êtes le seul pays où vous ne seriez pas, le socialisme ne serait pas le maître, s'il avait la majorité. Car votre Parlement n'est qu'un demi-Parlement. Un Parlement n'est pas un Parlement, quand il n'a pas en mains la force exécutive, la force gouvernementale, quand ses décisions ne sont que des vœux, arbitrairement cassés par les autorités d'Empire. Et alors, vous savez, vous sentez bien qu'il y a pour vous une situation difficile, Et vous cherchez une issue. Et je sais bien que vous la trouverez. On ne barre pas la route au destin. Vous, prolétariat de l'Allemagne, vous êtes le destin, vous êtes le salut de l'Allemagne ! On ne vous barrera pas la route. Mais vous ne savez pas encore, dans la pratique, quelle route vous prendrez, si vous serez révolutionnaires ou parlementaires, comment vous instituerez la démocratie dans votre pays.

On attendait de vous, l'humanité socialiste attendait de vous, de ce congrès de Dresde, qui a suivi la victoire de trois millions de suffrages, la définition d'une politique. Vous aviez crié dans vos journaux : « L'Empire est à nous ! Le monde est à nous ! Unser das Reich ! Unser die Welt. » Non ! l'Empire n'est pas encore à vous, puisque vous n'êtes même pas assurés de donner, dans votre capitale l'hospitalité au socialisme international. (Applaudissements.)

Donc, vous ne savez pas quelle route vous choisirez. On attendait de vous, au lendemain de cette grande victoire, un mot d'ordre, un programme d'action, une tactique. Vous avez exploré, vous avez tâté, guetté les événements ; les esprits n'étaient pas mûrs. Et alors, vous avez, devant votre propre prolétariat, vous avez devant le prolétariat international, masqué votre impuissance d'action en vous réfugiant dans l'intransigeance des formules théoriques, que notre éminent camarade Kautsky vous fournira jusqu'à épuisement vital. (Applaudissements et rires.)

Et alors, l'adoption dans ce congrès international de la résolution de Dresde signifie que le socialisme international, dans tous ses pays, dans tous ses éléments, dans toutes ses forces, s'associe à l'impuissance momentanée, mais formidable, à l'inaction provisoire mais forcée de la démocratie allemande.

Aussi, chez qui votre motion a-t-elle rencontré en sa forme contraignante, despotique, chez qui, dans quel pays a-t-elle rencontré le plus de résistance ? En France, ou au moins dans une partie de la

France, en Hollande, en Belgique, en Suisse, au Danemark, en Suède, je crois aussi en Angleterre — c'est-à-dire que, plus il y a dans un pays de démocratie, de liberté, plus le prolétariat exerce d'action politique et efficace dans son Parlement, plus il est blessé par votre motion qui sera une entrave au développement du socialisme international. (Applaudissements prolongés ; longues acclamations. — l'orateur, de retour à sa place, reçoit les félicitations de ses amis.)


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