1922

Source : numéro 6 du Bulletin communiste (troisième année), 7 février 1922.


Unité de classe et front unique

Amédée Dunois



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Renan dit, dans ses Souvenirs d'enfance et de jeunesse, qu'il faut laisser « ses opinions se former hors de soi, par une sorte de concrétion impersonnelle dont on n'est en quelque sorte que le spectateur ». Il dit aussi qu'il faut avoir l'esprit scientifique pour apprécier cette façon de faire.

En ce qui concerne cette brûlante question du front unique, à quoi tout nous ramène, que nous le désirions ou non, c'est à peu près selon le mode de concrétion objective recommandé par le magique évocateur des origines chrétiennes, que j'ai laissé mon opinion se former lentement dans mon esprit. Je me défie des opinions improvisées dans la chaleur de l'enthousiasme ou sous le coup d'une aversion sentimentale. Pas plus que la nature, l'esprit ne doit procéder par sauts. On me rendra cette justice que, sur la question du front unique, comme l'année dernière sur celle des rapports du communisme et des syndicats, je me suis gardé de toute opinion préconçue, préformée, arrêtée d'avance. La vérité est toujours difficile à saisir : c'est comme une ville bien fortifiée qui refuse de se rendre sans coup férir et dont il faut faire prudemment le siège.

Plus je réfléchis à la question du front unique, plus il me semble inconcevable qu'on puisse finalement la résoudre autrement que par l'affirmative. Une affirmative sagace et raisonnée, qui se rend clairement, compte des difficultés qui l'attendent, qui n'en veut déprécier, sous-estimer aucune, mais qui se sent de taille à les affronter toutes. Une affirmative pour laquelle, en politique comme en économie, ce qui importe, c'est le rendement final, la fécondité plus ou moins grande du résultat obtenu.

Peut-on, de bonne foi, mettre en doute la supériorité tactique du front unique sur le front divisé ? Les objections contre le front unique se fondent toutes, à ma connaissance, sur une soi-disant impossibilité morale, sentimentale, de le faire accepter des masses communistes : « Renouer avec les dissidents, avec les majoritaires ?... Quelle abomination de la désolation ! » Mais nul ne pose en principe que, s'il était moralement réalisable, le front unique n'accroîtrait pas grandement la capacité de combat et les chances de victoire du prolétariat organisé.

Je ne crois pas que des scrupules sentimentaux puissent tenir longtemps contre les nécessités matérielles de la lutte de classes. Je dis lutte de classes, et non lutte de partis : ce sont là deux notions différentes, comme le sont la classe et le parti. Pour qui met la classe au-dessus du parti, la question du front unique n'est pas difficile à résoudre ; je dirai même qu'elle se résout d'elle-même. Comment cela ?

La classe est une formation historique spontanée, indépendante de la volonté humaine ; le parti (comme le syndicat et plus encore que le syndicat) est une formation historique artificielle, une organisation de combat au service de la classe. C'est pourquoi Marx, parlant du Parti Communiste, a pu dire : 1° qu'il n'a pas d'intérêts distincts de ceux du prolétariat tout entier ; 2° qu'il n'établit pas de principes distincts sur lesquels il médite de modeler le mouvement ouvrier. C'est dire qu'il n'y a pas d'intérêts de parti, de principes de parti qui tiennent contre des intérêts, des principes de classe.

Or l'intérêt du prolétariat, dans sa lutte contre la société bourgeoise, c'est le front unique ; son principe, et depuis toujours, c'est également le front unique. Pour qui interprète les faits sans passion, à la seule lumière du marxisme, il n'y a pas d'autre conclusion possible au débat qui commence entre nous.

Le front unique est dans la tradition constante du prolétariat international. Lorsque Marx écrivit les statuts de la première Internationale — qui n'était, qui ne voulait être, dans la pensée de ses fondateurs, qu'un immense faisceau de sociétés ouvrières déjà existantes, un front unique avant la lettre — il se garda bien de lui donner un programme spécifiquement communiste. Le programme qu'il lui donna tenait en trois points tout au plus : émancipation des travailleurs par les travailleurs eux-mêmes ; subordination de l'action politique au grand but de l'émancipation économique ; solidarité internationale. C'était tout. C'était assez pour que toutes les tendances entre lesquelles se partageait alors le prolétariat européen pussent se rapprocher en des essais d'action non plus dispersée, mais commune ; assez pour que communistes marxistes (si peu nombreux en ce temps-là !), proudhoniens, lassalliens, trade-unionistes, coopérateurs, positivistes, etc., pussent concerter leurs efforts. L'Association internationale des Travailleurs reste le plus typique exemple de front prolétarien unique qu'ait à nous proposer l'histoire.

* * *

— Mais alors, disant les camarades, pour quoi avez-vous fait la scission ?

— Nous n'avons pas fait la scission. Ce sont les dissidents qui l'ont faite. Ils ont bien fait. N'acceptant pas les conditions de l'Internationale communiste, ils n'avaient rien de mieux à faire qu'à s'en aller. Je ne suis pas de ceux qui pleurent sur la scission. Elle était nécessaire, l'unité étant devenue un mensonge pour tous et un obstacle pour chacun. La séparation s'imposait : un parti déchiré de luttes intestines, un parti dont les membres n'étaient plus assortis, un parti dont pouvaient être à la fois Renaudel et Loriot, Grumbach et Souvarine, n'avait plus rien d'un parti, il avait tout d'une pétaudière. Le seul remède était dans une séparation loyale. Elle a eu lieu ; il n'y a pas à revenir sur le passé. J'y suis moins disposé que personne.

— Avec ça que le front unique n'est pas un commencement de revenez-y !...

— Pas le moins du monde ! Ce qui est séparé demeurera séparé. Je n'ai jamais compris l'engouement d'il y a vingt ans pour l'unité socialiste qui n'a été, qui ne pouvait être qu'une manufacture de nègres blancs. Les pays qui ne l'ont pas connue, comme la Russie et l'Angleterre, ne s'en sont pas plus mal trouvés. Quant à l'Allemagne, de quel prix n'a-t-elle pas payé cette unité factice, dont Marx, dès le premier jour, dans sa lettre sur le programme de Gotha, avait pressenti les écueils !

— Sous l'unité d'action mûrira l'unité d'organisation.

— Il ne s'agit pas d'unité permanente et totale, mais de coopération momentanée et partielle. Union libre et non pas mariage. On s'allie pour une manifestation d'ensemble (celle du 1er Mai par exemple), pour une grève générale contre la guerre, pour une opposition commune centre telle ou telle mesure gouvernementale ou patronale, pour le triomphe d'une revendication de valeur générale (journée de 8 heures, reprise des relations avec la Russie). Il y a des batailles qui n'exigent pas pour être gagnées de complète unité doctrinale entre les combattants ; elles exigent, par contre, que le prolétariat y jette toutes ses forces, et le mot d'ordre du front unique vient nous rappeler heureusement qu'en dépit de nos divergences théoriques et tactiques, le prolétariat forme un tout, et que si l'unité de parti n'est qu'une chimère, l'unité de classe, elle, est une réalité vivante, indestructible.

Au reste, le front unique suppose une pluralité de partis. Si la classe ouvrière ne formait qu'un immense parti, le mot d'ordre du front unique n'aurait pas besoin qu'on l'édicte. Sa raison d'être est dans la dispersion inévitable des forces prolétariennes sur le terrain politique.

Je me résume. Unité de classe n'implique nullement unité de parti ; elle n'y conduit pas, quoi qu'on dise ; elle conduit au front unique à l'unité dans l'action de tous les partis ouvriers, de toutes les organisations ouvrières, et pour tout dire de tout le prolétariat. Ainsi s'établissent tes principes. Quant aux difficultés dé l'application, elles sont grandes ; elles ne sont pas insurmontables. Nous sommes de taille à les surmonter.


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