1922

Source : numéro 2 du Bulletin communiste (troisième année), 12 janvier 1922.


Notre « tendance »

Amédée Dunois



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Il y a des camarades auxquels un optimisme robuste tient les yeux délibérément fermés. Tout va bien dans le Parti Communiste, et même tout y va pour le mieux. Le pouls est bon, l'estomac solide, le cerveau actif : ni le corps ni l'esprit ne laissent rien à désirer. A égale distance de la congestion et de l'anémie, il réalise un vrai miracle d'équilibre physique et de santé morale...

Tirons notre chapeau devant les optimistes. Ils ont la foi et l'espérance ; ils ont même, parfois, la charité. Craignons pourtant — mais sans le dire pour ne point trop les affliger -— que l'optimisme, qui chante dans leur âme, ne risque de les détourner de l'effort. Si tout est bien, restons sur place : à changer, on ne peut que perdre...

Et puis, il y a les pessimistes, les éternels docteurs Tant-Pis. Pour un nuage qui passe ils prédisent l'orage. Que dans un débat, le ton des interlocuteurs s'échauffe, ils pronostiquent, la rupture. J'en ai rencontré quelques-uns depuis Marseille : ils faisaient peine à voir avec leurs mines contrites, leurs soupirs désolés, leurs bras levés au ciel. « Qu'avez-vous fait ? mon Dieu, qu'avez-vous fait ! Comment n'avez-vous pas compris qu'en sortant du C.D.1 avec ce claquement de portes, vous avez fait un premier pas vers la scission ? »

Cessez donc, s'il vous plaît, de vous nourrir de cauchemars. La scission, dites-vous ? Elle n'existe que dans vos songes : personne n'y a jamais pensé que vous.

— Tout de même, votre article du dernier Bulletin.

— Il donnait de certains faits mal connus une explication objective et franche. Rien de plus.

— Il annonçait la constitution d'une tendance. Une tendance au sein du Parti ! Autant dire la guerre civile, autant dire la scission...

* * *

J'arrête ici cet effarant dialogue. Et puisqu'il en ressortait que mon dernier article n'a pas été compris, je veux, avec toute la sincérité dont je suis capable, revenir sur ce que j'ai dit.

Optimiste, pessimiste, je ne suis ni l'un ni l'autre. C'est avec ma raison que j'essaie de juger, tant les choses que les hommes. Elle me tient à même distance de ceux qui sont contents et de ceux qui ne le sont pas. Dire, au lendemain de Marseille, que tout est pour le mieux dans le meilleur des Partis Communistes est aussi faux et plus hypocrite que de dire : tout va mal, parce que quelques camarades, n'écoutant que leur foi communiste, ont dénoncé ce qu'ils croyaient être une menace pour la paix intérieure du Parti : à savoir l'exclusion du Comité Directeur d'un homme aussi représentatif des principes de l'Internationale que Souvarine, exclusion dont le caractère politique a encore été aggravé selon nous par l'entrée, dans les organismes centraux du Parti, de quelques éléments notoirement centristes.

Et parce que ces hommes, qui d'ailleurs ont différemment réagi devant l'exclusion de Souvarine — dont les uns sont restés au Comité Directeur, alors que les autres ont cru préférable d'en sortir — parce que ces hommes ont mis leur Parti en garde contre les dangers d'une politique de relâchement et de faiblesse, on crie à la scission possible, à la scission prochaine !... Et parce qu'ils ont parlé de tendances, on les accuse, comme aujourd'hui le camarade Cachin, de vouloir ressusciter les querelles périmées ! C'est à croire qu'il est plus difficile aux hommes de se comprendre que de s'aimer les uns les autres !

Disons-le très haut : les camarades au nom desquels j'ai parlé dans le dernier numéro du Bulletin Communiste sont fermement décidés à ne rien entreprendre contre l'unité d'un Parti dont ils sont les soldats disciplinés et fidèles. Ils l'ont fait, ce Parti, ou plutôt ils ont contribué à le faire ; ils l'aiment de toute la force de leur cœur ; ils continueront à l'aimer et à le servir autant qu'ils l'aiment : en lui disant, quand il le faut, la vérité ; en lui signalant les écueils qui, ça et là, le guettent au passage, nous agissons en bons et loyaux communistes. Pour les Partis comme pour les hommes, la vérité, même brutale, vaut mieux que le silence prudent ou la flagornerie complice.

Nous avons, il est vrai, parlé de tendances, et les tendances, quelles qu'elles soient, aboutissent toujours à rompre, non pas l'unité, mais l'unanimité ; ce n'est pas, tant s'en faut, la même chose.

L'unanimité ? Elle n'est pas nécessairement un bien dans un Parti démocratique comme le nôtre. L'unanimité prolongée pourrait bien équivaloir au marasme et à l'atonie. Il ne peut y avoir unanimité dans la vie : la seule unanimité réelle, c'est celle de la mort ou de l'ataraxie stupide. Soyons passionnément unitaires, mais unanimes, à quoi bon ?

Nous avons parlé de tendances. Pourquoi, dans le parti, n'existeraient-elles pas ? Elles se complètent les unes les autres, celle-ci suppléant aux défaillances, aux insuffisances de celle-là. Mais il y a, nous dit-on, tendances et tendances ; il y en a d'inoffensives et il y en a de dangereuses. Inoffensives, celles qui se greffent sur telle ou telle question particulière ; inoffensive la tendance Mayoux2 en matière de politique syndicale, ou la tendance Soutif en matière électorale. Mais dangereuses, éminemment, les tendances que met aux prises la question des rapports de l'Internationale et du Parti !... Pourquoi dangereuses ? Je me le demande en vain.

Cette question de nos rapports avec l'Internationale, c'est elle, et elle seule, qui, pour l'instant, nous différencie. Elle s'est posée dans la Ire Internationale, mettant aux prises le Conseil général de la célèbre Association et ses Fédérations latines (Jura, Italie, Espagne) : la lutte de Bakounine contre Marx et de Marx contre Bakounine s'est livrée uniquement autour d'elle : il s'agissait de savoir si le Conseil général gouvernerait l'Association dans l'intervalle de ses Congrès, ou ne serait qu'une insignifiante boîte aux lettres. L'Association est morte de n'avoir pu se mettre d'accord sur cette question d'organisation fondamentale.

La IIe Internationale n'a jamais été autre chose qu'une agrégation de partis autonomes. L'usage que ces partis ont fait de leur autonomie, le 4 août 1914, ne pouvait pas être oublié. Les fondateurs de la IIIe Internationale ont mis la leçon à profit lorsqu'ils ont décidé que la nouvelle organisation recevrait des pouvoirs étendus, que les partis qui voudraient y adhérer devraient souscrire à des conditions rigoureuses et qu'urne fois adhérents, il leur faudrait subir la discipline commune. Jaurès célébrait sans cesse la « grande force morale » qu'était l'Internationale de Bruxelles ; les forces morales, nous l'abons vu, ne tiennent pas une heure quand les impérialismes se déchaînent. L'Internationale de Moscou veut être une grande force matérielle ; elle ne peut l'être que par la discipline démocratique de tous les éléments qui la composent, depuis les partis nationaux, jusqu'aux moindres sections de village. Elle a voulu en finir avec les individualismes nationaux ; elle a voulu que le « Socialisme international », cette splendide fiction d'avant-guerre, devînt enfin une réalité physique.

Mais il ne suffit pas de vouloir ; il faut pouvoir. Ce que j'ai appelé notre tendance, travaillera de son mieux à vaincre les résistances qui pourraient s'opposer, chez nous, à la réalisation de l'internationalisme intégral. Telle est, en vérité, la grosse question de l'heure. Il y en a trop parmi nous qui ne voient pas plus loin que la frontière prochaine et qui mettent le communisme français au-dessus du communisme international. Nous mettons, nous, plus haut que tout — über alles ! — l'Internationale Communiste, à laquelle nous avons adhéré sans réserves et dont les décisions, les suggestions et les mots d'ordre sont pour nous la suprême loi. « Ce que je pense, disait Ferdinand Brunetière3, allez le demander à Rome !.. » Ce que pensent les communistes, allez le demander à Moscou.

Il n'existe pas de Partis communistes nationaux groupés en une Internationale. Ce qui existe, c'est une Internationale unique, fractionnée en Partis nationaux solidaires. James Guillaume m'a dit souvent avec quelle fierté les socialistes de sa génération faisaient suivre leur nom de la mention : « Membre de l'Internationale ». Comme nos anciens de 1866, notre Parti à nous, notre Patrie à nous, c'est l'Internationale.

Doctrine unique, organisation unique, discipline et tactique uniques, voilà ce que nous avons été chercher à Moscou ; voilà ce que Moscou nous a donné. Que tout cela demeure parfaitement intact. nous n'avons rien à demander de plus.

Boncour a cru voir en nous les derniers rejetons du blanquisme. Erreur totale et qui étonne, de la part d'un observateur aussi fin. Ce qui nous distingue n'est pas l'insurrectionnalisme à tout prix. Nous sommes, au contraire, d'incontestables marxistes, sachant faire partout et toujours la part du temps et de l'espace. Le marxisme, dont le mot d'ordre était déjà du temps de Marx d'aller aux masses, répudie aussi bien l'opportunisme de droite que l'insurrectionnalisme ou inopportunisme de gauche. Et puisque je viens d'écrire ce grand mot de marxisme, qu'il me soit permis de dire en terminant que la tendance dont j'ai parlé l'autre jour voudrait s'efforcer de maintenir le Parti dans la voie droite tracée en 1847 par le Manifeste communiste. Ce qui manque le plus à notre Parti français, ce qui l'isole intellectuellement un peu du reste de l'Internationale, c'est qu'il n'est marxiste que du bout des lèvres. On pourrait dire, parodiant un mot célèbre, qu'un peu de marxisme éloigne de l'Internationale, tandis que beaucoup de marxisme y ramène. Convertir au marxisme le plus grand nombre possible de communistes français, c'est encore le meilleur moyen de travailler pour l'Internationale. Notre « tendance » n'y manquera pas.

Notes

1 Comité Directeur. Dunois, en protestation contre l'exclusion de Boris Souvarine du Comité Directeur du Parti, en était sorti, avec d'autres membres. Voir Impressions de retour.

2 François Mayoux (1882-1967).

3 Ferdinand Brunetière (1849-1906), critique littéraire français. Il prononça ce mot lors de sa conversion au catholicisme en 1900.


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