1953

Discours de James P. Cannon, publié dans Fourth International (printemps 1954)puis dans le recueil Speeches to the Party

James P. Cannon

Discours au Parti à propos de la tendance Cochran

11 mai 1953

Cela fait plusieurs mois que nous discutons des propositions contradictoires des deux bords dans notre conflit interne au parti. ll est temps maintenant, je pense, de faire un pas supplémentaire; de pousser la discussion jusqu’à un examen des causes fondamentales de la bataille. Vous vous souvenez que Trotsky a fait cela dans la bataille contre Burnham et Shachtman en 1939-1940. A une certaine étape de cette lutte, après avoir clairement caractérisé les positions des deux bords - pas seulement ce qu’ils avaient à dire, mais aussi ce qu’ils ne disaient pas, comment ils agissaient, l'atmosphère de la bataille, et tout le reste - quand ce qui était réellement en jeu est devenu bien clair, Trotsky a écrit son article « Une opposition petite-bourgeoise dans le Socialist Workers Party ».

Cet article résumait le jugement qu’il portait sur la fraction Burnham-Shachtman, telle qu’elle s’était révélée dans le feu de la lutte - quand il était devenu clair que nous n’avions pas affaire, comme cela arrive parfois, à une simple divergence d’opinion entre camarades d’idées sur un ou deux points donnés, ce qui aurait pu se régler dans une discussion et un débat fraternels. Burnham et ses partisans - et ceux qu’il a dupés - étaient animés d’une profonde pulsion intérieure qui les incitait à rompre avec la doctrine et la tradition du parti. Ils ont poussé leur révolte contre le parti jusqu’à la frénésie, comme les fractionnistes petits-bourgeois le font toujours. Ils sont devenus imperméables à tout argument et Trotsky a entrepris d’expliquer la base sociale de leur fraction et leur frénésie fractionnelle. Nous devons faire la même chose une nouvelle fois.

Les groupements sociaux de l'actuelle opposition ne sont pas exactement les mêmes qu’en 1940. Dans cette dernière bataille, il s’agissait de quelques intellectuels démoralisés, basés sur une couche du parti d’une composition sociale vraiment petite-bourgeoise, particulièrement à New York, mais aussi à Chicago et dans d’autres endroits du pays – une concentration petite-bourgeoise en révolte contre la ligne prolétarienne du parti.

La composition sociale du parti est aujourd’hui bien meilleure et laisse une base bien plus étroite à une fraction opportuniste. Du fait de la scission avec les partisans de Burnham et de notre concentration délibérée dans les syndicats, le parti a aujourd’hui une composition beaucoup plus prolétarienne, particulièrement en dehors de New York. Malgré tout cela. la composition sociale réelle du parti n’est pas du tout uniforme ; elle reflète certains des changements qui se sont produits dans la classe ouvrière américaine. Ceci a été démontré de façon frappante par les positions prises par les syndicalistes du parti dans notre lutte fractionnelle. Parmi eux, les révolutionnaires d’un côté - la grande majorité -. et de l’autre les éléments devenus conservateurs - une petite minorité -, ont instinctivement et presque automatiquement choisi des côtés différents.

Depuis la consolidation des syndicats du CIO et les treize ans de boom économique de la guerre et de l'après-guerre, une nouvelle stratification a eu lieu au sein de la classe ouvrière américaine. en particulier et de façon manifeste dans les syndicats du ClO. Notre parti, qui est enraciné dans les syndicats. reflète aussi cette stratification. L'ouvrier qui s’est imprégné de l'atmosphère générale de la longue prospérité, et qui a commencé à vivre et à penser comme un petit-bourgeois, est une figure familière dans la population américaine. Il a même fait son apparition dans le Socialist Workers Party, comme recrue toute prête pour une fraction opportuniste.

Dans notre résolution de la conférence de 1952, nous expliquions la situation de la classe ouvrière américaine dans son ensemble dans les deux passages intitulés « Les causes du conservatisme syndical et les prémisses d’une nouvelle radicalisation » et « Perspectives d’une nouvelle radicalisation ». Dans mon rapport à la conférence nationale, j’ai dit que ces deux passages constituaient «le cœur de la résolution » et je les ai mis au centre de mon rapport.

Il m’apparaît maintenant, à la lumière du conflit dans le parti et de ses causes réelles, qui sont maintenant manifestes, que ces passages de la résolution de la conférence qui traitent de la classe dans son ensemble ont besoin d’être retravaillés et développés. Nous devons examiner plus précisément la stratification au sein de la classe ouvrière, qui y est à peine abordée, et la façon dont ces stratifications se reflètent dans la composition des syndicats, dans les différentes tendances à l'intérieur des syndicats, et même dans notre propre parti. Cela, je crois, est la clé de l'énigme autrement inexplicable de pourquoi une couche prolétarienne du parti. même si c’est une petite minorité, soutient une fraction opportuniste et capitularde contre la ligne prolétarienne révolutionnaire et la direction du parti.

Les exemples de l’histoire

Cette contradiction apparente, cette division des forces ouvrières, dans la lutte fractionnelle au sein du parti, n’est pas nouvelle. Dans les luttes fractionnelles classiques de notre mouvement international depuis l'époque de Marx et d’Engels, il y a toujours eu une division, dans le parti lui-même, entre les différentes couches d’ouvriers. L'aile gauche prolétarienne est loin d’avoir toujours compté tous les ouvriers dans ses rangs. et l’aile opportuniste petite-bourgeoise n’a jamais manqué de bénéficier de certains soutiens ouvriers, ou plus précisément ouvriers dans le sens technique de travailleurs salariés. Les intellectuels révisionnistes et les opportunistes syndicaux se sont toujours nichés ensemble dans l’aile droite du parti. Actuellement, nous voyons se reproduire dans le SWP les lignes de fracture politiques classiques qui caractérisaient la lutte entre la gauche et la droite dans la Deuxième Internationale avant la Première Guerre mondiale.

Trotsky nous disait lors de l’une de nos visites - je pense qu’il l’a aussi écrit quelque part - qu’il y avait une réelle division sociale entre les deux fractions du Parti social-démocrate de Russie d’origine, fractions qui devinrent plus tard des partis séparés. Les menchéviks, disait-il, avaient presque tous les intellectuels. A quelques exceptions près, les seuls intellectuels que Lénine avait étaient ceux que le parti avait formés, ça ressemblait pas mal à la plupart de nos propres intellectuels ouvriers. L'intellectuel - je veux dire l'intellectuel professionnel à la manière de Burnham, l’homme qui avait une chaire de professeur d’université - était une rareté dans l'entourage de Lénine, alors que les menchéviks en avaient à revendre.

En outre, les menchéviks avaient la plupart des ouvriers qualifiés, qui sont toujours les ouvriers privilégiés. Le syndicat de l’imprimerie était menchévique, même pendant toute la durée de la révolution. La bureaucratie des cheminots essaya de paralyser la révolution ; c’est seulement par la force militaire et avec l’aide d’une minorité que les bolchéviks ont pu empêcher les responsables cheminots menchéviques d’utiliser leur position stratégique contre la révolution.

Trotsky disait que les menchéviks avaient aussi la plupart des ouvriers âgés. L’âge. comme vous le savez, est lié au conservatisme. (Du moins en général, mais pas toujours ; il y a des exceptions à la règle. Il y a deux manières différentes de mesurer l'âge. Dans la vie ordinaire, on le mesure avec un calendrier ; mais dans la politique révolutionnaire, on le mesure par la pensée, la volonté et l’esprit - et on n’obtient pas toujours le même résultat.)

D’un autre côté, alors que les ouvriers les plus âgés, les ouvriers qualifiés et privilégiés, étaient avec les menchéviks, les ouvriers non qualifiés et la jeunesse étaient avec les bolchéviks ; du moins ceux qui étaient politisés. C’était la ligne de partage entre les fractions. Ce n’était pas simplement une question d’arguments et de programmes ; c’étaient les impulsions sociales, petites-bourgeoises d’un côté, prolétariennes de l’autre, qui déterminaient leur allégeance.

La même ligne de fracture était apparue en Allemagne. La social-démocratie allemande d’avant-guerre, du temps de sa splendeur, avait un puissant bloc de parlementaires opportunistes, de marxologues qui utilisaient leur formation scolastique et leur capacité à citer Marx à profusion pour justifier une politique opportuniste. Ils n’étaient pas seulement soutenus par les petits commerçants, qui étaient nombreux, et par les bureaucrates syndicaux. Ils avaient aussi une solide base de soutien dans la couche privilégiée de l'aristocratie ouvrière allemande. Les opportunistes syndicaux dans le Parti social-démocrate allemand soutenaient le révisionnisme de Bernstein sans se donner la peine de lire ses articles. Ils n’avaient pas besoin de les lire; ils ressentaient les choses de la même manière. Les faits les plus intéressants sur ce point sont cités par Peter Gay dans son livre sur Bernstein et son mouvement révisionniste, qui a pour titre The Dilemna of Democratic Socialism [Le dilemme du socialisme démocratique].

Pendant toute la bataille d’avant-guerre contre le révisionnisme, et ensuite pendant la guerre et Paprès-guerre, en 1923 et jusqu’en 1933, les syndicalistes qualifiés, privilégiés, furent une base solide de soutien pour les dirigeants sociaux-démocrates opportunistes - tandis que les communistes révolutionnaires, de l’époque de Liebknecht et Luxemburg jusqu’à la catastrophe fasciste en 1933, c’étaient les jeunes, les chômeurs et les ouvriers non qualifiés, moins privilégiés.

Si vous retournez lire Lénine, vous verrez, au cas où vous l’auriez oublié, comment Lénine expliquait la dégénérescence de la Deuxième Internationale, et sa trahison finale pendant la Première Guerre mondiale, précisément par son opportunisme basé sur l’adaptation du parti aux impulsions et aux revendications conservatrices de l’aristocratie ouvrière.

Nous avions la même chose aux Etats-Unis, bien que nous n’ayons jamais eu de social-démocratie au sens européen, et que la classe ouvrière n’ait jamais été organisée politiquement ici comme elle l’était là-bas. Le mouvement ouvrier organisé, jusqu’aux années trente, se limitait grosso modo à une aristocratie ouvrière privilégiée – pour reprendre le qualificatif utilisé par Debs et De Leon - d’ouvriers qualifiés, qui avaient de meilleurs salaires et des situations privilégiées, des « emplois réservés » et ainsi de suite. Gompers était le principal représentant de cette strate privilégiée et conservatrice de syndicats corporatistes.

D’un autre côté, il y avait la grande masse du prolétariat de base, les non-qualifiés et les semi-qualifiés, les ouvriers de la production de masse, les immigrés et les jeunes au chômage. Ils étaient inorganisés, sans privilèges, les parias de la société. Ce n’est pas sans raison qu’ils étaient plus radicalisés que les autres. Personne ne s'intéressait à eux, sauf les révolutionnaires et les militants de gauche. En ce temps-là, seuls l’IWW de Haywood et St. John, Debs et les socialistes de gauche exprimaient les revendications et la colère des ouvriers de la production de masse, faisaient le travail d’organisation et dirigeaient leurs grèves. Si la bureaucratie syndicale officielle intervenait dans les grèves spontanées des inorganisés, c’était habituellement pour les casser et pour les brader.

Les responsables des syndicats d’ouvriers qualifiés n’ont pas accueilli favorablement la grande vague de luttes des ouvriers inorganisés dans les années trente. Mais ils ne pouvaient pas l'empêcher. Quand il lui devint impossible d’ignorer plus longtemps les grèves spontanées et les campagnes de syndicalisation, l’AFL commença à affecter des « organisateurs » aux différentes industries - acier, caoutchouc, automobile, etc. Cependant, ceux-ci étaient envoyés non pas pour diriger les ouvriers dans la lutte, mais pour les contrôler, pour empêcher la consolidation de syndicats industriels agissant de leur propre chef. En fait, ils n’ont même pas laissé les ouvriers de l’automobile, dans leur congrès, élire leurs propres responsables, et insistaient pour que l’AFL les nomme « à titre provisoire ». Même chose avec les ouvriers du caoutchouc et d’autres nouveaux syndicats industriels.

Ces nouveaux syndicats durent scissionner avec les charlatans syndicaux conservateurs de l’AFL avant de pouvoir consolider leurs propres syndicats. Ce qui a poussé à la vague de luttes de 1934-1937, ce sont les griefs amers et inconciliables des ouvriers ; leur refus des brimades, de l'augmentation des cadences, du manque de sécurité : la révolte des parias contre leur statut de parias.

Cette révolte, qu’aucune bureaucratie n’a pu contenir, a eu comme fer de lance des gens nouveaux - les jeunes ouvriers de la production de masse, les nouveaux militants jeunes dont personne n’avait jamais entendu parler. Ils furent les vrais créateurs du CIO. Cette révolte des « hommes sortis de nulle part » atteignit son apogée pendant les grèves avec occupation de 1937. La victoire des ouvriers dans ces batailles conforta définitivement le CIO et assura la stabilité des nouveaux syndicats grâce à la clause d’ancienneté [clause qui stipule que les ouvriers les plus anciennement embauchés devront être les derniers licenciés].

Influences conservatrices

Cela fait maintenant seize ans que les grèves avec occupation ont assuré la pérennité du nouveau CIO grâce à la clause d’ancienneté. Ces seize années de pérennité du syndicat, et les treize années de prospérité ininterrompue de la guerre et de l'après-guerre ont opéré une transformation profonde parmi les ouvriers non privilégiés qui avaient fait le CIO.

La clause d’ancienneté, comme toutes les autres choses dans la vie, a révélé son caractère contradictoire. En régulant le droit à l’emploi par le temps pendant lequel on a occupé un emploi, elle protège le militant syndical contre la discrimination et les licenciements arbitraires. C’est une nécessité absolue pour la sécurité des syndicats. Ca, C’est le côté positif de la clause d’ancienneté. Mais, en même temps, elle crée aussi progressivement une sorte d’intérêt particulier sous la forme d’un emploi plus stable pour ceux des syndicalistes qui sont depuis plus longtemps dans l’usine. Ca, c’est son côté négatif.

Avec le temps, avec l'allongement de leur ancienneté, qui leur permet d’accéder à de meilleurs emplois, un processus de transformation du statut des premiers syndicalistes s’est produit. En seize ans, ils ont obtenu un emploi plus ou moins stable, même quand le travail se fait rare. Ils sont, statutairement, les derniers licenciés et les premiers réembauchés. Et dans la plupart des cas, ils ont de meilleurs emplois que les derniers arrivés dans l’usine. Tout ceci, combiné avec la prospérité de la guerre et de l'après-guerre, a changé leur situation matérielle, et dans une certaine mesure leur statut social.

Les pionniers combatifs des syndicats du CIO ont seize ans de plus qu’en 1937. Ils vivent mieux que les grévistes loqueteux et affamés qui occupaient les usines en 1937 ; et beaucoup d’entre eux sont seize fois plus mous et plus conservateurs. Cette couche privilégiée des syndicats, qui jadis était le pilier de leur aile gauche, est aujourd’hui la principale base sociale de la bureaucratie conservatrice de Reuther. Ce n’est pas tant par l’habile démagogie de Reuther qu’ils sont convaincus, que par le fait que celui-ci exprime réellement leur propre attitude et leurs propres schémas de pensée, devenus conservateurs.

Mais ces ex-militants devenus conservateurs ne représentent qu’une partie des membres du CIO, et je ne pense pas que la résolution de notre congrès traite ce fait spécifiquement et de manière adéquate. Dans ces industries de production de masse, qui sont de vrais ateliers d’esclaves et de vrais enfers, il y en a beaucoup d’autres. Il y a une masse de jeunes ouvriers, qui n’ont aucun de ces avantages et de ces privilèges, ni aucun intérêt direct à l'accumulation de l’ancienneté. Ils sont le matériel humain pour une, nouvelle radicalisation. Le parti révolutionnaire, qui regarde vers l’avenir, doit en premier lieu tourner son attention vers eux.

Si nous, qui escomptons une nouvelle vague de luttes dans le mouvement syndical, nous nous tournons vers ceux qui avaient dirigé celle d’il y a seize ans, nous pouvons effectivement brosser un tableau inquiétant. Non seulement ils n’ont pas aujourd’hui un état d’esprit combatif, mais ce ne sont pas eux qui peuvent devenir le fer de lance d’une nouvelle radicalisation. Il faudra pour cela la jeunesse, la faim, le dénuement et un mécontentement amer face à l’ensemble des conditions de vie.

Nous devons nous tourner vers des gens nouveaux si, comme je le crois, nous sommes en train de penser en termes de la révolution américaine qui vient, et si nous ne limitons pas notre vision à la perspective d’une redistribution des cartes dans la bureaucratie et à des manœuvres et des combinaisons avec d’habiles charlatans « progressistes » pour des objectifs minables.

Cette nouvelle stratification dans les nouveaux syndicats est une caractéristique que le parti ne peut pas ignorer plus longtemps. D’autant plus que nous la voyons maintenant directement reflétée dans notre parti. Un certain nombre de militants du parti dans le syndicat de l'automobile appartiennent à cette couche supérieure privilégiée. C’est la première chose qu’il faut reconnaître. Certains des meilleurs militants, qui étaient autrefois les meilleurs piliers du parti, ont été affectés par le changement de leurs propres conditions de vie et par leur nouvel environnement.

Ils voient les vieux militants dans les syndicats, qui collaboraient avec eux autrefois, devenir plus lents, plus satisfaits de leur sort, plus conservateurs. Ils gardent toujours des liens d’amitié avec ces ex-militants, et sont infectés par eux.

Un état d’esprit pessimiste se développe chez eux du fait des réactions qu’ils reçoivent de tous côtés de la part de ces vétérans, et, sans s’en rendre compte, acquièrent une part de ce même conservatisme.

C’est à mon avis la raison de leur soutien à une tendance ouvertement conservatrice, pessimiste, capitularde dans notre bataille fractionnelle interne. Ceci, j’en ai peur, n’est pas une méprise de leur part. J'aimerais que ce soit le cas, car dans ce cas notre tâche serait facile. Les misérables arguments des cochraniens ne peuvent pas résister à la critique marxiste - mais à condition d’accepter les critères du marxisme révolutionnaire.

Mais c’est là que le bât blesse. Nos militants syndicaux devenus conservateurs n’acceptent plus ces critères. Comme beaucoup d’autres, qui «étaient eux-mêmes autrefois des radicaux », ils commencent à parler de nos « Thèses sur la révolution américaine » comme d’une idée « cinglée ». Ils ne « ressentent» pas les choses comme ça, et personne ne peut les amener par des discussions à changer la manière dont ils ressentent les choses.

Cela - et peut-être un sentiment de culpabilité - c"est la vraie explication de leur subjectivité, de leur grossièreté et de leur frénésie fractionnelle quand on essaie d’argumenter avec eux en partant du point de vue principiel du « vieux trotskysme ». Ils ne suivent pas Cochran parce qu’ils ont pour lui une estime personnelle exceptionnelle, parce qu’ils connaissent Cochran. Ils reconnaissent simplement en Cochran, avec son défaitisme capitulard et son programme qui consiste à se retirer de l’arène de la lutte pour devenir un cercle de propagande, l'authentique porte-parole de leur propre état d’esprit de recul et de repli.

Tout comme leurs aînés les syndicalistes allemands, plus qualifiés et plus privilégiés, soutenaient la droite contre la gauche, et comme leurs homologues russes soutenaient les menchéviks contre les bolcheviks, les « syndicalistes professionnels » dans notre parti soutiennent la tendance de Cochran dans notre bataille. Et pour les mêmes raisons fondamentales.

Pour ma part, je dois franchement reconnaître que je n’avais pas cette vision générale au début de la bataille. Je m’attendais à ce que certaines personnes fatiguées et pessimistes, qui cherchaient une sorte de rationalisation pour lever le pied ou abandonner la lutte, soutiennent n’importe quelle fraction d’opposition qui pourrait surgir. Ca arrive dans toutes les batailles fractionnelles. Mais je ne m’attendais pas à l’émergence d’une couche d’ouvriers devenus conservateurs, servant de groupe organisé et de base sociale à une fraction opportuniste dans le parti.

Je m’attendais encore moins à voir un groupe comme ça parader dans le parti et exiger des égards particuliers parce qu’ils sont des « syndicalistes ». Qu’y a-t-il d’exceptionnel là-dedans ? Il y a quinze millions de syndicalistes dans ce pays, mais pas tout à fait autant de révolutionnaires. Mais les révolutionnaires sont ceux qui comptent pour nous.

Quand on ne croit plus au parti

Le mouvement révolutionnaire, dans le meilleur des cas, est un dur combat, et il use beaucoup de matériel humain. Ce n’est pas pour rien qu’on a dit mille fois dans le passé que « la révolution est une dévoreuse d’hommes ». Le mouvement dans ce pays, le plus riche et le plus conservateur du monde, est peut-être le plus vorace de tous.

Ce n’est pas facile de persévérer dans la lutte, de tenir, de rester ferme et de se battre à longueur d’année sans victoire; et même, à des époques comme aujourd’hui, sans progrès tangible. Il faut pour cela une conviction théorique et une perspective historique, ainsi que du caractère. Et en plus de cela, il faut s’associer avec d’autres dans un parti commun.

La façon la plus sûre de perdre sa conviction, c’est de succomber devant son environnement immédiat; de ne voir les choses que comme elles sont, et non comme elles sont en train de changer et doivent changer; de voir seulement ce qu’on a sous les yeux et dïmaginer que c’est immuable. C’est le triste sort du syndicaliste qui se sépare du parti révolutionnaire. En temps normal, le syndicat, par nature, est un bouillon de culture pour l'opportunisme. Aucun syndicaliste, accablé par les préoccupations mesquines et les objectifs limités du quotidien, ne peut, sans le parti, garder une vision des questions plus larges et la volonté de se battre pour elles.

Le parti révolutionnaire peut faire des erreurs, et il en a fait, mais il n’a jamais tort dans la lutte contre les grincheux qui essaient de faire porter au parti la responsabilité de leurs propres faiblesses, de leur propre lassitude, de leur courte vue, de leur impulsion à démissionner et à capituler. Le parti n’a pas tort lorsqu’il appelle cette tendance par son nom.

En tant qu’individus, les gens agissent souvent différemment et donnent des explications de leurs actes différentes de quand ils agissent et parlent en tant que groupes. Quand un individu se fatigue et veut démissionner, habituellement il dit qu’il est fatigué et il démissionne; ou il laisse juste tomber sans rien dire du tout, et ça s’arrête là. C’est ce qui se passe dans notre mouvement international depuis cent ans.

Mais quand le même type de gens décident, en tant que groupe, de se retirer de la ligne de tir en quittant le parti, ils ont besoin de la couverture d’une fraction et d’une rationalisation « politique ». N’importe quelle explication « politique » fait l’affaire, et en tout cas il est pratiquement certain que c’est une explication bidon. C’est aussi ce qui se produit depuis environ cent ans.

Le cas actuel des syndicalistes de la tendance de Cochran ne fait pas exception à cette règle. Comme si ça tombait du ciel, nous entendons dire que certains « syndicalistes professionnels » sont soudain contre nous parce que nous sommes « stalinophobes », et qu’ils sont farouchement partisans d’une orientation vers le stalinisme. Alors ça, c’est l’absurdité la plus énorme de tous les temps ! Ils n’avaient jamais eu cette idée en tête avant le début de cette bataille. Et comment auraient-ils pu l’avoir ? Les staliniens se sont isolés eux-mêmes dans le mouvement syndical, et les toucher est un poison. Aller chercher du côté des staliniens, c’est se couper du mouvement syndical, et ce n’est pas ce que ces « syndicalistes » du parti veulent faire.

Les gens du Michigan qui crient à tue-tête que nous devrions avoir une orientation vers les staliniens n’ont pas d’orientation comme ça sur leur propre terrain local. Et ils ont parfaitement raison sur ce point. Je ne nie pas que des gens comme Clarke, Bartell et Frankel ont entendu des voix et eu des visions d’une mine d’or cachée dans les collines staliniennes - et je traiterai de cette hallucination à un autre moment -, mais les syndicalistes partisans de Cochran n’ont pas la moindre intention d’aller prospecter là-bas. Ils ne regardent même pas dans cette direction. Ce qui est stupéfiant, c’est la mauvaise foi de leur soutien à l'orientation vers les staliniens. C’est complètement artificiel, pour des raisons fractionnelles. Non, il faut dire que l'orientation vers le stalinisme, en ce qui concerne les syndicalistes du Michigan, est bidon.

Et qu’est-ce qu’on entend dire ? Qu’ils ont plein de « griefs » contre le « régime » du parti. Je deviens toujours soupçonneux quand j’entends parler de griefs, particulièrement de la part de gens qui n’en parlaient pas avant. Quand je vois des gens se révolter contre le parti sur la base qu’ils ont souffert de l’horrible régime dans notre parti - qui est en réalité le plus équitable, le plus démocratique et le plus accommodant dans l’histoire de la race humaine -, je repense toujours à la formule de J. Pierpont Morgan. ll disait : « Tout le monde a au moins deux raisons de faire ce qu’il fait, une bonne raison, et la vraie raison.» Ils ont donné une bonne raison de leur opposition. Maintenant je veux savoir ce qu’est la foutue vraie raison.

Ca ne peut pas être l’hostilité du parti envers le stalinisme, comme ils le disent - parce que les syndicalistes de la tendance Cochran ne toucheraient pas les staliniens avec des pincettes, même si on était derrière eux avec des baionnettes et si on mettait des pétards allumés sous leurs basques.

Ca ne peut être le «troisième congrès mondial », dont ils font soudain tout un plat. Ces camarades du Michigan ont beaucoup d’admirables qualités, comme on a pu le voir dans le passé, mais ils sont loin d’être la couche la plus internationaliste du parti ; tant s’en faut. Ils ne sont pas la couche du parti la plus intéressée par les questions théoriques. Le comité local de Detroit, c’est triste à dire, a fait jusqu’ici preuve de la plus grande négligence dans l'enseignement et l’étude de la théorie marxiste, et il le paie maintenant horriblement cher. Ce comité local n’a pas du tout fait de formation ; pas de cours sur le marxisme, pas de cours sur l’histoire du parti, pas de cours sur le troisième congrès mondial ou sur quoi que ce soit d’autre.

Alors quand ils brandissent soudain la revendication que le troisième congrès mondial soit cloué au fronton du parti, je dis que c’est une « bonne » raison de plus, mais aussi une raison bidon.

La vraie raison est qu’ils sont en révolte contre le parti sans savoir tout à fait pourquoi. Pour un jeune militant, le parti est une nécessité qu’il place plus haut que tout le reste. Le parti était toute la vie de ces militants quand ils étaient jeunes et vraiment combatifs. Ils se fichaient de leur boulot ; aucun danger ne leur faisait peur. Comme tous les autres révolutionnaires de premier ordre, ils auraient quitté un emploi sans la moindre hésitation si le parti voulait qu’ils aillent dans une autre ville, voulait qu’ils fassent ceci ou cela. C’était toujours le parti d’abord.

Le parti est le bien le plus cher pour le jeune militant syndical qui devient un révolutionnaire, la prunelle de ses yeux. Mais pour le révolutionnaire qui se transforme en syndicaliste - nous avons vu tout cela arriver plus d’une fois -, le parti n'a aucune valeur. Celui qui est simplement syndicaliste, qui pense en termes de «politique syndicale», de « blocs de pouvoir» et de petits comités avec des petits charlatans qui sont candidats à de petits postes, en poussant ses intérêts personnels ici et là - pourquoi devrait-il appartenir à un parti révolutionnaire ? Pour une telle personne, le parti est un boulet à traîner, qui interfere avec sa réussite en tant que politicien syndical « pratique ». Et dans la situation politique actuelle dans le pays, c’est un danger - dans le syndicat, dans l’usine, et dans la vie en général.

La grande majorité des syndicalistes du parti comprennent tout ceci aussi bien que nous. L'appel « syndicaliste » vulgaire des partisans de Cochran ne fait que les rebuter, car ils se considèrent d’abord comme des révolutionnaires et ensuite comme des syndicalistes. En d’autres termes, ils sont des hommes de parti, comme le sont tous les révolutionnaires.

Je crois que ça témoigne de la force de notre tradition, pour nos cadres, pour la direction de notre parti, que d’avoir réussi à cantonner la tendance de Cochran à une mince couche des membres du parti. C’est une grande satisfaction, dans ces temps troublés et menaçants, que de voir la grande majorité du parti rester ferme contre les pressions. Dans la discussion qui va continuer, nous donnerons des coups encore plus puissants et nous arracherons quelques militants ici et là. Nous ne voulons pas que quelqu’un quitte le parti si nous pouvons l’éviter.

Mais sauver des âmes n’est pas notre occupation principale. Nous sommes déterminés à protéger le parti de la démoralisation et c’est ce que nous ferons. C’est dans ce cadre seulement que nous nous préoccupons des individus. Le sauvetage des éclopés politiques peut être laissé à l’Armée du Salut. Pour nous, le parti passe en premier, et personne ne sera autorisé à le désorganiser.

Cette bataille est de l'importance la plus décisive, car la perspective à laquelle est confronté notre parti est la perspective de la guerre, et tout ce qui va avec. Nous voyons les dangers et les difficultés - ainsi que les immenses opportunités qui sont devant nous -, et c’est justement pour ça que nous voulons que le parti soit en bonne forme avant que les pires coups ne s’abattent sur nous.

La ligne et les perspectives du parti, ainsi que la direction du parti, seront établies dans cette bataille pour une longue période à venir. Quand des temps plus durs arriveront, et quand de nouvelles opportunités se présenteront, nous ne voudrons pas laisser subsister le moindre doute, dans l’esprit d’aucun camarade, sur quelle est la ligne du parti et qui sont les dirigeants du parti. C’est dans cette bataille que ces questions devront être réglées.

Le Socialist Workers Party a le droit, par son programme et son histoire, d’aspirer à un grand avenir. C’est mon opinion. C’était l’opinion de Trotsky. Il y a un passage du document de la tendance Cochran qui ironise sur la conférence du SWP de 1946 et sur les « Thèses sur la révolution américaine » adoptées à cette conférence. Le document déclare: « Nous sommes les enfants du destin, au moins dans nos esprits. » Cette façon de toumer en dérision l’aspiration du parti exprime l'entièreté de l’idéologie capitularde et pessimiste de la tendance Cochran.

En 1929, quand Trotsky a été expulsé vers Constantinople, la victoire du stalinisme était totale, et il était isolé et presque seul. A l’extérieur de l’Union soviétique, il n’y avait que deux cents personnes environ dans le monde entier qui le soutenaient, et la moitié d’entre elles étaient les forces que nous avions organisées aux Etats-Unis. Trotsky nous a écrit une lettre à cette époque‘, où il saluait notre mouvement aux Etats-Unis. Il disait que notre travail avait une signification historique mondiale parce que, en dernière analyse, tous les problèmes de notre époque seraient résolus sur le sol américain. Il disait qu’il ne savait pas si une révolution se produirait ici plus tôt qu’en d’autres lieux ; mais dans tous les cas, disait-il, il fallait se préparer en organisant le noyau du parti de la future révolution.

C’est sur cette ligne que nous avons travaillé. Nos cadres ont été éduqués dans cette doctrine. Quand j’ai lu le document des cochraniens, ce cynique rejet de nos aspirations révolutionnaires, je me souviens d’un discours que j’ai prononcé devant nos jeunes camarades il y a treize ans à Chicago. C’était à l’occasion de notre Active Workers Conference [Conférence des travailleurs actifs], qui s’est tenue un mois environ après la mort du vieux, quand tout le monde se sentait orphelin ; quand la question dans l’esprit de tous, ici et dans le monde entier, était de savoir si le mouvement pouvait survivre sans Trotsky.

A la fin de la conférence, j’ai fait un discours et j’ai dit aux jeunes activistes qui étaient rassemblés là : « Vous êtes les vrais hommes du destin, car vous seuls représentez l’avenir. » Dans les thèses de la conférence de 1946, nous avons exprimé la même conception.

C’est la position de tous nos militants qui sont restés solidaires dans cette longue et dure bataille. Un jeune camarade de Californie, un des principaux activistes du parti, a attiré mon attention sur la remarque ironique des partisans de Cochran et m’a dit: « Qu’est-ce que ça veut dire ? Si je ne pensais pas que notre parti a un grand avenir, pourquoi voudrais-je consacrer ma vie et tout ce que j’ai au parti ! » Quiconque dénigre le parti et fait une croix sur son avenir devrait se demander ce qu’il fait dans le parti. Est-il en visite ?

Le parti exige beaucoup, et vous ne pouvez pas donner beaucoup et tout risquer si vous ne pensez pas que le parti en vaut la peine. Le parti en vaut la peine, car c’est le parti de l’avenir. Et ce parti de l’avenir a une fois encore sa part de chance historique. Une fois encore, comme en 1939-1940, il a l’occasion de régler un conflit fondamental dans une discussion ouverte avant une guerre, à la veille d’une guerre.

Avant la Deuxième Guerre mondiale, le parti a été confronté à une fraction qui menaçait son programme, et par conséquent son droit à l'existence. Nous n’avons pas été obligés de nous précipiter dans la guerre avant que la question ne soit réglée. Nous pouvions travailler ouvertement alors que le reste de nos camarades en Europe étaient dans la clandestinité ou dans des camps de concentration. Nous, ici en Amérique, nous avons eu le privilège de conduire un débat pour l'Internationale tout entiere pendant une période de sept mois.

La même chose se reproduit maintenant. Nous devons reconnaître cette chance historique et en profiter. La meilleure manière de le faire est d’étendre et d’amplifier la discussion. Je vais répéter ce que le camarade Dobbs disait, que notre but n’est pas de scissionner le parti mais de stopper la scission et de sauver le parti. Nous essaierons d’éviter une scission par une bataille politique qui frappera l’opposition tellement fort qu’elle ne pourra avoir aucune perspective dans une scission. Si nous ne pouvons pas éviter la scission, nous la réduirons à la plus petite taille possible.

Pendant ce temps, nous développerons le travail du parti sur tous les fronts. Aucun travail du parti ne sera saboté. Si cette tentative est faite, nous mobiliserons nos forces partout et nous prendrons le dessus. Nous ne permettrons pas que le parti soit perturbé par le sabotage ou détoumé de son chemin par une scission, pas plus que nous ne l’avons fait en 1940. Nous avons pris un bon départ, et nous ne nous arrêterons pas avant d’avoir remporté une nouvelle fois une victoire complète dans la lutte pour un parti révolutionnaire.