1971

"Nous prions le lecteur de n’y point chercher ce qui ne saurait s’y trouver : ni une histoire politique de la dernière République espagnole, ni une histoire de la guerre civile. Nous avons seulement tenté de serrer au plus grès notre sujet, la révolution, c’est-à-dire la lutte des ouvriers et des paysans espagnols pour leurs droits et libertés d’abord, pour les usines et les terres, pour le pouvoir politique enfin."

P. Broué

La Révolution Espagnole - 1931-1939

Problèmes et querelles d'interprétation - V. Histoire événementielle

Restent les principaux problèmes de l’histoire de la révolution pendant la guerre civile, des étapes de la réaction démocratique et de la contre-révolution stalinienne. Les affirmations récentes de César Lorenzo sur la reconquête de Lérida en juillet 1936 par la colonne Durruti ont provoqué des protestations détaillées des responsables du P.O.U.M. qui avaient accueilli le dirigeant anarchiste dans une ville « libérée » par ses militants ouvriers [1]. Le même auteur a apporté sur les hésitations des anarchistes dans la question du pouvoir l’essentiel des documents accessibles, grâce notamment à Horacio Prieto, secrétaire de la C.N.T. Seule l’interprétation peut encore varier à ce propos et il n’est pas douteux que la discussion à ce sujet se poursuivra dans la presse anarchiste et anarcho-syndicaliste.

La question de l’aide russe en Espagne a été considérablement éclairée au moins en ce qui concerne les personnes par la publication d’un ouvrage à la gloire des volontaires soviétiques [2] et par les précisions données par Ilya Ehrenbourg. On sait désormais que le Miguel Martinez qui joue un rôle important dans nombre d’événements narrés par le journal de Koltsov n’est autre que Koltsov lui-même [3]. On connaît les identités véritables des principaux conseillers militaires russes ; on sait que le général Kléber était Manfred Stern, et Fritz Pablo le futur général Batov. On a confirmation officielle de la présence en Espagne des généraux Stern, Voronov, des futurs généraux Rodimtsev, Malinovski, du futur amiral Kouznetzov. On sait que « Goriev » n’était pas le pseudonyme de Jan Berzin, mais qu’il s’agissait de deux généraux différents, dont le sort sera d’ailleurs identique. On sait que, derrière le pseudonyme de Xanti, le conseiller russe de Durruti, se cachait un officier soviétique, le futur général Mamsurov. On continue cependant à n’avoir aucune information officielle d’U.R.S.S. sur les raisons précises et même les conditions du grand massacre des «  Espagnols », les conseillers civils et militaires, les Rosenberg, Antonov-Ovseenko, Koltsov, les généraux Berzin, Goriev, Smoutchkiévitch et d’autres que mentionnent en passant les mémoires d’Ehrenbourg.

Les biographies de Togliatti continuent à être remarquablement discrètes sur les dates exactes de ses séjours en Espagne où il semble bien avoir remplacé Codovilla à la tête de la délégation de l’I.C. : la collaboration de l’apôtre du « polycentrisme » avec la N.K.V.D. ne correspond guère à l’image que veut donner de lui son parti aux lendemains de la « destalinisation ». L’histoire des Brigades internationales, maintes fois remaniée du côté des P.C. au fur et à mesure des épurations et des condamnations, commence cependant à être mieux connue : peut-être Charles Tillon, dans ses mémoires à venir, apportera-t-il sur ce point quelque lumière supplémentaire en indiquant en particulier quel dirigeant communiste joua à Albacete le rôle généralement attribué à André Marty qui n’était, selon toute apparence, qu’un porte-drapeau peut-être un peu voyant.

L’intervention de l’ambassadeur russe Marcel Rosenberg lors de la constitution du gouvernement Largo Caballero continue de faire l’objet de démentis et personne ni aucun document, n’est venu cautionner la version de 1’événement donnée par nous sur la base du récit fait par Clara Campoamor [4]. Le problème de l’origine exacte des Journées de Mai, du rôle éventuellement joué par des provocations d’origine franquiste, soulevé par les documents de la Wilhelmstrasse [5], n’a pas reçu le moindre éclairage nouveau, malgré la parution de plusieurs ouvrages étudiant l’événement. Fernando Claudin, qui vécut ces années à la direction de la J.S.U., n’a rien apporté qui ne fût déjà connu. En cela, il n’a pas innové, car il est remarquable que la crise sans précédent qui a secoué le P.C. espagnol et sa direction, depuis la fin de la guerre civile, les expulsions successives d’hommes comme Jesús Hernández, Castro Delgado, Juan Comorera. Félix Montiel, avant celle de Claudin, n’aient pas finalement touché aux secrets de l’appareil, et que les dissidents, à la façon de Khrouchtchev, n’aient jamais « révélé » sur le P.C. que ce qu’affirmaient depuis longtemps ses adversaires. Il est pourtant incontestable qu’en Espagne comme ailleurs, bien souvent la politique dictée par Staline a dû être imposée aux militants du P.C., parfois confusément conscients de sa signification réelle et de ses conséquences pour leurs aspirations de militants. Faut-il, à la suite de Guy Hermet, tenir pour avérée « la résistance opposée à plusieurs reprises par les dirigeants communistes espagnols aux directives de la « maison » » [6] ? L’affirmation est discutable. La guerre civile espagnole, en tout cas, se situe entre le VIIe congrès de l’Internationale communiste - au cours duquel, comme l’a fort bien souligné Fernando Claudin, fut nettement affirmée l’institution du « centre soviétique » comme direction unique des P.C. [7] - et la dissolution finale de l’I.C. en 1943. La lutte contre les « incontrôlables », la « chasse à la sorcière » trotskyste, la campagne de meurtre contre le P.O.U.M. coïncident dans le temps avec les deux premiers procès de Moscou et la grande purge stalinienne appelée la Iejovtchina. L’exécution, à la veille de la guerre, des plus éminents, sinon de la quasi-totalité des « Espagnols » semble bien n’être pas sans rapports avec la préparation du renversement des alliances qu’allait constituer le pacte germano-soviétique : elle aurait alors signifié la liquidation préventive d’« antifascistes » trop convaincus par leur expérience espagnole pour demeurer des hommes sûrs aux yeux du maître du Kremlin.

L’histoire de la Révolution espagnole constitue à bien des égards non seulement un chapitre « national » de l’histoire de la révolution et de la contre-révolution européennes, mais encore un épisode qui se situe au cœur même de l’histoire mondiale du stalinisme. Si, ainsi que nous le pensons, ce dernier est entré au cours des dernières années dans sa crise finale, il serait parfaitement possible que la lutte qui vient d’éclater au grand jour dans l’appareil international et qui revêt la forme espagnole de la bataille entre Santiago Carrillo et Enrique Lister marque le début d’un « déballage » sur l’histoire interne des rapports dans le P.C.E. et entre ce dernier et l’Internationale communiste que laissent prévoir les dernières livraisons de >Nuestra Bandera de l’un et l’autre groupe, ainsi que la publication par Lister de ¡Basta!. Dans ce cas, l’historien trouverait, pour l’histoire de la révolution et de la contre-révolution en Espagne, un matériel précieux qui lui a jusqu’à ce jour terriblement manqué.

Notes

[1] La Batalla, n° 174, juillet-août 1970.

[2] Bajo la Bandera de la España Republicana, Moscou, n.d.

[3] I. Ehrenbourg, La nuit tombe, p. 185.

[4] P. Broué et E. Témime, on. cit., p. 180 : Clara Campoamor, La révolution espagnole vue par une républicaine, pp. 143-145.

[5] Les archives secrètes de la Wilhelmstrasse, III. L’Allemagne et la guerre civile espagnole, note Faupel du 11 mai 1937, p. 227.

[6] G. Hermet, Les communistes en Espagne, p. 44.

[7] F. Claudin, op.cit. p.93

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